Les alchimies de la concision. Gaspard de la nuit, d’Aloysius Bertrand
p. 223-235
Texte intégral
« Et que si on demande à l’auteur pourquoi il ne parangonne point en tête de son livre quelque belle théorie littéraire, il sera forcé de répondre que monsieur Séraphin ne lui a pas expliqué le mécanisme de ses ombres chinoises, et que Polichinelle cache à la foule curieuse le fil conducteur de son bras. »
1Ainsi s’achève la préface de Gaspard de la nuit, Fantaisies à la manière de Rembrandt et Callot. Ce recueil posthume de Louis Bertrand (1807-1841) parut en 1842 et se divise en six « livres ». Quant aux théories littéraires, comme tous ceux qu’on a plus tard qualifiés de petits romantiques, Bertrand en fait apparemment très peu de cas, puisque sa poésie est… en prose. Lui-même ne revendique nulle part la création de ce nouveau genre qu’a célébré plus tard Baudelaire1 ; le sous-titre Fantaisies2 détourne la question du genre par une affectation de modestie. Présentés au pluriel, les textes apparaissent dans leur diversité comme autant d’esquisses et se placent d’emblée sur le mode de la concision : une fantaisie se doit d’être brève. Mais on verra que dans ces esquisses, tentatives d’art au sens le plus ambitieux, le plus radical du terme, c’est justement la brièveté qui permet la maîtrise d’un espace textuel où parvient à se manifester la magie d’une présence. Réorganisant le temps et l’espace, l’écriture de la concision triomphe, en capturant l’instant, de l’étrangeté de l’art tel que les romantiques le conçoivent.
2Malgré ce qu’affirme la préface, un préambule intitulé Gaspard de la Nuit renseigne sur le « projet » de l’œuvre. Traité sur le mode du récit, et non de façon théorique, il annonce et légitime les fantaisies à suivre bien mieux que son apparente légèreté ne le laisse d’abord supposer. Ce préambule recourt au procédé consistant à présenter son œuvre comme l’ouvrage d’un autre. Bertrand y évoque sa rencontre, dans le Jardin de l’Arquebuse à Dijon, d’un « pauvre diable » qui dit avoir « cherché l’art ». Devant la curiosité du narrateur, l’inconnu lui fait part des étapes de sa quête, qu’il a menée selon les règles de l’alchimie : en le décomposant en plusieurs éléments. Le premier de ces éléments, « ce qui dans l’art est sentiment3 » lui apparaît sous la forme d’un livre, portant le titre de : « Gott und Liebe4 » (Dieu et Amour). Tout s’enchaîne avec une ironique facilité : le livre est la propriété d’une jeune beauté qui meurt d’un « mal de langueur », ne laissant à l’amoureux poète que l’espérance de la retrouver « sous les regards de Dieu5 ».
3C’est la quête du second élément, « ce qui dans l’art est idée6 », qui fait l’objet des développements les plus longs. Elle commence par l’étude de la nature et l’inconnu évoque les paysages qu’il a longuement contemplés. « Et l'art ? l’interrompt Bertrand avec impatience7. » Mais l’inconnu, qui prétend avoir étudié ensuite « les monuments des hommes8 », détourne la question par de longues descriptions imaginaires de scènes du Dijon d’autrefois. « Et l’art ? intervient à nouveau Bertrand9. » Son interlocuteur avoue alors qu’une vision lui a suggéré que « Satan pourrait bien être (…) ce qui dans l’art est idée10. » Alors qu’il contemplait la façade de l’église Notre-Dame à Dijon, il a vu et entendu rire « une de ces monstrueuses figures que les sculpteurs du Moyen-Age ont attachées par les épaules aux gouttières des cathédrales11 ». Gaspard de la Nuit s’est alors lancé à la poursuite du diable, qui est demeuré introuvable. Il en conclut que ce dernier n’existe pas, que l’art n’existe qu’au « sein de Dieu », et que la quête de l’artiste n’est qu’illusion.
4C’est alors qu’il confie à Bertrand un manuscrit contenant « divers procédés d’harmonie et de couleur12 » découverts durant sa quête. Lorsque, le lendemain, Bertrand veut lui rendre son bien, il a disparu. Un vigneron lui révèle que « Monsieur Gaspard de la Nuit » n’est autre que Satan lui-même. « J’imprime son livre » conclut alors Bertrand13.
5Le texte du préambule est construit sur un paradoxe : lorsque Gaspard de la Nuit prétend raconter sa quête de l’art, il « fait de l’art » et évoque des scènes très proches de celles qui figurent dans les poèmes. C’est que l’art existe sur le même mode que le personnage, Gaspard de la Nuit, auquel il est doublement attribué – en tant qu’auteur factice, et parce qu’il est « ce qui dans l’art est idée » : le diable en personne. L’art est, comme Satan, insaisissable, et disparaît lorsqu’on cherche à le nommer. Le définir renvoie à l’absurde complication des livres de Raymond-Lulle compulsés par l’alchimiste14, qui sont, d’après le texte en exergue du poème, « moult obscurs et embrouillés ». L’art n’existe que dans ses manifestations ; magique, il est radicalement étranger aux « théories ». Et l’alchimiste, penché « pendant trois jours et trois nuits, aux blafardes lueurs de la lampe, {sur} les livres hermétiques de Raymond-Lulle », ne s’aperçoit pas que la puissance qu’il cherche à invoquer est déjà présente sous la forme du « salamandre » qui souffle la cendre du fourneau sur les pages de son livre.
6Comme le salamandre « se fait un jeu de troubler les méditations » de l’alchimiste, l’art trouble la quête du poète par l’intermédiaire de la figure de pierre riant au-dessus de la façade qu’il s’applique à contempler ; et il est dans les évocations de l’inconnu au moment même où Bertrand lui coupe la parole. Cet art de la présence, du détail, ne peut être saisi que par instants, pour apparaître à nouveau dans une image, sous une forme différente. Seules des formes brèves sont susceptibles de le faire naître, de le rendre présent sans trahir sa magie. Seule une écriture de la concision est à même de susciter et contenir cette étincelle du divin15.
7Comme le diable, l’art n’est jamais un et distinct : il ne cesse de se métamorphoser. Le manuscrit que Gaspard de la Nuit confie à Bertrand, le tentant sous le déguisement d’un poète comme il tente le prêtre sous celui d’une grande brune, ne contient pas un mais « divers procédés ». « L’art a toujours deux faces antithétiques », expose la préface d’une manière trop lapidaire pour être sérieuse. Ces deux faces seraient à l’image des deux peintres que mentionne le titre, Rembrandt et son opposé Callot. Mais ce qui pourrait être une théorie rebondit aussitôt : « l’auteur de ce livre a envisagé l’art sous cette double personnification, mais il n’a point été exclusif, et voici, outre des fantaisies à la manière de Rembrandt et Callot, des études sur Van-Eyck, Lucas de Leyde, (…) Murillo, Fusely et plusieurs autres maîtres de différentes écoles16. »
8Ce qui compte ne sont pas tant les noms des peintres que leur nombre et leur diversité ; car quel point commun trouver entre des artistes aussi différents que Van Eyck et Fusely sinon peut-être le goût du détail et un certain réalisme cher à Bertrand ? Les peintres sont évoqués comme des « personnifications », autrement dit comme autant de façons de rendre présent l’art. Leurs regards, leurs « manières » sont considérés comme différents procédés de transformation du réel en art, opération alchimique revenant à montrer la magie qui est présente en lui, le rire de la statue de pierre, ou le diable qui est « tapi dans la grand’manche de Padre Pugnaccio17 ». Mais les peintres disposent de l’étendue bien délimitée d’une toile, d’une surface forcément exiguë, et d’une représentation immédiate. Le poète en revanche doit inscrire son texte dans la temporalité ; la brièveté même des poèmes de Gaspard de la Nuit ne leur permet pas d’y échapper. Aussi leur structure doit-elle rassembler, resserrer les éléments décrits afin qu’ils fassent naître le même « effet de présence » que les images des peintres.
9Le Maçon18 est le deuxième poème du premier livre, École flamande, qui plus que les autres s’inspire directement des peintres nommés dans la préface. Le spectacle qu’il évoque pourrait être celui d’un tableau de Van Eyck : le regard du maçon embrasse une opulente cité en guerre ; le costume d’un cavalier et les arquebuses des « soudards » situent la scène à la fin du Moyen-Age. La première des six strophes présente le maçon Abraham Knupfer chantant et travaillant « dans les airs échafaudé » sur le clocher d’une église. Puis c’est le regard même de ce personnage qui permet d’accéder aux différentes images qui l’entourent – de la même façon que dans un tableau de Van Eyck plusieurs plans différents coexistent en-dehors des lois de la perspective. Dans la deuxième strophe, le regard survole les toits de ce qui doit être Bruges ; la troisième donne une vue d’ensemble de la ville ; la quatrième, par un effet de grossissement, isole le personnage d’un cavalier qui « tambourine », la cinquième la figure de soldats qui « criblent de coups d’arquebuse un oiseau de bois ».
10La dernière strophe s’ouvre par un saut dans le futur (« Et le soir »), pourtant elle est au passé simple, alors que les autres étaient au présent. L’emploi ici de ce « temps du récit » provoque une sorte de distanciation vis-à-vis du texte qui donne au lecteur la vue d’ensemble qu’aurait un spectateur s’éloignant d’une toile qu’il vient de contempler longuement en détails. Paradoxalement, les indications qui témoignent que le temps a passé ont le même effet. Le spectacle qui était présenté comme immédiat s’inscrit à présent dans la durée, mais d’une façon si abrupte qu’il gagne une dimension intemporelle dont témoigne la métaphore finale : « un village incendié (…) qui flamboyait comme une comète dans l’azur. » L’image de l’incendie, repère lumineux, vers lequel convergeraient, dans un « vrai » tableau, les différents éléments qui le composent, clôt le poème. Il donne l’impression que le texte a su rassembler tout ce qu’il y avait à voir, mais c’est lui également qui, parce qu’une comète est un signe divin, le fait rejoindre l’éternité, la magie qui fait l’essence de l’art.
11Ainsi la structure des poèmes présente-t-elle, sur le mode textuel, des caractéristiques picturales. Non qu’ils se bornent à évoquer des spectacles immédiats ; mais comme une toile délimite un espace afin d’organiser son contenu, les poèmes bornent, isolent un spectacle, un événement, pour révéler la magie qui est en lui. Dans Les cinq doigts de la main, chacune des strophes développe une partie de la métaphore qui structure le texte : à chaque doigt correspond un membre d’une famille flamande. Ainsi ce groupe, avec ses contrastes, est-il organisé par le poème comme un ensemble singulier et, comme tel, remarquable, « mirobolante giroflée à cinq feuilles ». Tout se passe dans le recueil comme si les textes ne pouvaient dépasser une certaine longueur (les plus longs d’entre eux n’excèdent jamais quatre pages) : la concision est ici garante de la maîtrise d’un espace textuel19.
12Car l’art absolu, l’art magique des « Rose-Croix » évoqué dans le préambule20, qui seul intéresse le romantisme, n’est possible qu’à la manière du péché des alchimistes : il mène à l’échec comme à la damnation. L’échec, c’est que plus on s’efforce de le saisir, plus il s’éloigne : ce qui, dans les représentations immédiates de la peinture, apparaît comme « présence » n’est perceptible dans la représentation textuelle tributaire du temps que comme instant, instant qui s’évanouit aussitôt effleuré, comme les sorciers et les sorcières se sont déjà envolés alors qu’on attend encore le moment de leur départ pour le sabbat21, comme les muletiers andalous disparaissent au grand galop à peine le danger qui les menace devient-il réel22, comme le boucher Isaac Van Heck se jette dans le Rhin alors que tout était prêt pour son arrestation23, comme le jeune espagnol qu’on croit condamné aux tristesses de la réclusion a déjà préparé sa fuite24. Et la damnation, c’est d’être condamné, une fois l’instant passé, à une nouvelle tentative, une nouvelle esquisse, un nouveau poème.
13Aussi les textes du recueil peuvent-ils apparaître, ainsi que les désigne dans le préambule leur auteur fictif, comme autant de « procédés », de stratégies pour faire naître l’illusion de la présence. Nombre d’entre eux s’articulent autour d’un instant de grâce, moment unique autour duquel s’organisent un avant et un après. C’est notamment le cas des poèmes d'École flamande, le premier livre, et de ceux d'Espagne et Italie, le cinquième. Les évocations que sont les poèmes naissent et meurent comme les spectacles qui apparaissent au son de La Viole de Gamba25. Ils s’imposent rapidement, avec la sûreté de la viole qui répondit à son musicien « comme si elle eût eu au ventre une indigestion de comédie italienne » ; ils s’interrompent tout aussi brutalement, avant même qu’on puisse en avoir conscience. « Au diable Job Hans le luthier qui m’a vendu cette corde ! » s’écrie le musicien, sans que l’auteur du texte ait marqué autrement que par un espace supplémentaire entre les strophes que la comédie a cessé. C’est pourtant par sa dernière phrase que le poème prend tout son sens : « La corde s’était cassée. » ; on ne prend conscience de la magie de la musique que lorsqu’elle a cessé. Et c’est cet instant de la rupture qui est au centre de La Viole de Gamba, non celui où le musicien commence à jouer ; toute la magie de la musique y repose sur l’instant de sa propre rupture.
14Comme beaucoup des poèmes qui le composent, Gaspard de la Nuit est divisé en six sections. École flamande et Espagne et Italie, la première et la cinquième, se correspondent comme Le Vieux Paris et Les Chroniques, la deuxième et la quatrième ; la troisième, La Nuit et ses Prestiges, tient lieu de centre, et la sixième, Silves, se détache, et comme souvent la sixième strophe des poèmes, résume, explique et donne un nouveau sens au cinq autres. Les deux premières citées évoquent le plus souvent des scènes dont la durée dans le temps est brève ; les textes des Chroniques, comme ceux du Vieux Paris, évoquent des périodes plus longues, des épisodes de l’Histoire ou d’histoires individuelles, où leur équilibre est mis en danger.
15C’est autour de l’instant d’une trahison que s’articulent Les Grandes Compagnies, 6ème poème des Chroniques26. Il raconte comment, en 1364, Duguesclin persuade de le suivre en Espagne une « franche compagnie » qui met à sac la région de la Saône sous le commandement du capitaine Jacques d’Arquiel. Ce poème, un des plus longs du recueil, se divise en trois sections. La première rapporte une conversation des « maraudeurs » commentant l’arrivée de Duguesclin ; la deuxième, les pourparlers entre Duguesclin lui-même et les hommes de la Compagnie ; et la troisième, le marchandage d’un archer qui vend à un usurier juif le pourpoint de Jacques d’Arquiel qu’il vient d’assassiner.
16Les Grandes Compagnies sont une version remaniée de Jacques-les-Andelys27, chronique parue dans Le Provincial en 1828. Divisée elle aussi en trois sections, elle s’apparente par son style davantage à un récit bref qu’à un poème en prose. Les personnages des maraudeurs n’y apparaissent que dans la deuxième section, après une explication du contexte historique. Ils sont nommés et présentés plus longuement que dans Les Grandes Compagnies : Georges, l’archer qui tue Jacques d’Arquiel, le fait pour venger un ami. Dans la troisième section, l’arrivée de Duguesclin et le revirement des maraudeurs se confondent avec la décision de tuer leur capitaine, de sorte que l’apparition de l’archer se vantant du meurtre perd de son impact.
17Dans la version définitive en revanche, toute la dernière partie est consacrée à la révélation progressive de ce meurtre. Le rythme y est extrêmement ralenti : le plupart des paragraphes correspondent à une phrase, les répétitions sont nombreuses. Lorsque les derniers mots du texte révèlent le meurtre, non littéralement, mais par des indices (un cor de chasse brodé sur le pourpoint « troué et sanglant »), il a eu lieu depuis longtemps. Comme dans La Viole de Gamba, le moment le plus important du texte, son centre, est éludé. Il se situe durant une intermittence, dans le « temps » matérialisé par le blanc qui sépare les deux dernières sections. Cette ellipse du centre, de l’instant décisif, est un procédé que l’on retrouve souvent dans les poèmes de Gaspard de la Nuit : Les Flamands28, où le massacre imminent des bourgeois de Bruges est évoqué dans un récit au passé simple et le « rachat » auquel ils doivent leur salut n’est mentionné qu’au plus-que-parfait à la fin du texte ; Départ pour le sabbat, où le spectacle d’une araignée escaladant un livre détourne le regard du narrateur et l’attention du lecteur de l’envol des sorciers, également évoqué ensuite au plus-que-parfait ; Les deux Juifs29, où le passage de la narration au dialogue empêche d’assister au meurtre…
18Le « centre » des Grandes Compagnies est une trahison. C’est ce que souligne la référence biblique au reniement de Saint Pierre, annoncé dans la première strophe par la situation des maraudeurs se chauffant à un « feu de veille », reprise à la fin de la première section (« Le coq a chanté et Saint-Pierre a renié notre Seigneur »), et complété dans la dernière section par la scène de marchandage du pourpoint. Pourtant Jacques d’Arquiel n’a rien d’une figure christique ; aussi la trahison est-elle importante pour le basculement qu’elle représente, et pour la réalité cachée qu’elle dévoile. Elle est au centre d’autres poèmes, comme La Chasse30, où la violence du meurtre, qui cette fois n’est pas éludé, contraste avec la forme légère de la ballade.
19Cette rencontre entre deux pans différents de la réalité, l’un apparent, l’autre jusqu’ici occulte, concourt à faire naître dans les textes ces moments de basculement de la réalité où apparaît ce qu’elle a d’inouï, de fragile, d’insaisissable. Lorsque, durant l’incendie nocturne qui trouble la foule des Parisiens (La Tour de Nesles31), les visages du roi et de la reine voyant tout sans être vus se dessinent à contre-jour, c’est encore la figure de pierre qui rit dissimulée sur la façade. Lorsqu’après avoir dérobé la bague d’une lavandière, l’ondin Jean des Tilles32 cesse de se manifester et laisse la réalité reprendre sa place, la faille qu’il a créée dans cette réalité en provoquant les cris des lavandières se referme et le lecteur doit se contenter d’imaginer ce monde fantastique sans en avoir aucune preuve tangible.
20L’illusion de la présence naît souvent dans les poèmes par un jeu sur le temps ; celui du narrateur, par ce procédé consistant à évoquer le moment central après qu’il a eu lieu ; celui du lecteur, en lui dévoilant ou en lui masquant subitement un second pan de la réalité. Aussi les poèmes de Gaspard de la Nuit correspondent-ils très souvent à des moments de basculement, d’intermittence, soit qu’ils aient pour centre un de ces instants de grâce, soit qu’ils en évoquent un eux-mêmes. L’écriture de la concision permet ce truchement du rapport au temps : d’une part parce que l’évocation d’un moment, fugace, doit s’inscrire dans un espace textuel lui-même très dense et très bref ; et d’autre part parce que seule une structure elliptique est à même d’éluder l’instant central ou d’opérer une rencontre entre deux plans différents de la réalité.
21Dans Le Vieux Paris, l’Histoire est traitée sur un mode plus léger que dans Les Chroniques. Les poèmes s’achèvent souvent par des effets de chute, comme lorsque le soupirant de Madame Laure reçoit un crachat sur la perruque33, ou comme lorsqu’on apprend que Le Raffiné34 achète un bouquet de violettes à la place de son dîner35. Et en quoi consiste une « chute », sinon en la révélation d’un autre pan de la réalité qui transforme celui qui apparaissait auparavant ? Ainsi le « din-don, din-don » des cloches de Saint-Eustache qui ponctue Les deux Juifs éclaire-t-il d’un autre jour la scène sinistre qui se déroule dans la rue, même si ces cloches sont fêlées. La juxtaposition des strophes par les seuls larges blancs que Bertrand recommandait au Metteur en page permet de rapprocher deux réalités, deux motifs différents ; le simple fait de les placer côte à côte suggère mieux qu’aucune explication l’incongruité de la scène, en même temps que son évidence, sa « réalité ». Le mystérieux dialogue des Juifs et l’explosion de violente gaieté des turlupins se trouvent, par leur juxtaposition au son des cloches, ramenés dans l’univers quotidien du Parisien derrière sa fenêtre, ce qui, paradoxalement, renforce son étrangeté. L’écriture de la concision concourt ici, en faisant l’économie de la coordination, à donner aux scènes évoquées un degré supérieur de présence.
22C’est aussi le cas de l’emploi dans certains poèmes de la première personne qui fait intervenir directement des personnages que seul le titre permet d’identifier (L’Alchimiste, Le Raffiné). Très souvent de plus les personnages interviennent dans les textes sans autre introduction que des guillemets ; ces « mises en présence » contrastent avec les interventions au passé simple du narrateur, qui ferment le texte en reléguant au passé l’épisode même duquel elles sont en train de dévoiler le sens.
23Ce jeu ambigu de rapprochement et d’éloignement concourt également à affirmer le caractère intermittent des textes, à en faire des figures de la fugacité. Les poèmes de clôture des Chroniques, À un bibliophile36, et d'Espagne et Italie, La Chanson du masque37, affirment plus littéralement ce caractère. Le premier renvoie au passé et à la nostalgie la chevalerie et ses merveilleuses légendes tout en les évoquant une fois encore. Le second, par l’intermédiaire d’un acteur vénitien de Commedia dell’arte, célèbre le chant et la danse ; car la vie est un pèlerinage à la mort ; il semble, d’une manière non dépourvue d’ironie, associer les poèmes qui le précèdent à cet éphémère spectacle.
24Les poèmes du dernier livre, Silves, comme souvent la dernière strophe des poèmes, laissent davantage de place au narrateur ; même s’ils font allusion à un univers fantastique, comme Jean des Tilles, ils prennent place dans un monde plus proche du sien. Deux poèmes y célèbrent le passage des saisons, Octobre38 et Encore un printemps39. Tous deux ont une construction cyclique, où la dernière strophe est symétrique à la première ; mais, si le cycle du premier, qui évoque le passage des saisons est porteur d’espoir, celui du second se réfère au passage des années, à la fuite irrémédiable du temps et évoque la fugacité du bonheur. Quant au Deuxième Homme40, le dernier poème du livre, c’est la Création même qu’il rend éphémère, en mettant en scène cet instant d’après l’Apocalypse où l’Homme refuse d’exister à nouveau, faisant crouler dans l’abîme l’univers qui ne peut se former sans cette pierre angulaire.
25La Nuit et ses Prestiges est le véritable centre du recueil. Mais ses poèmes, qui évoquent des cauchemars ou des visions fantastiques, ne sont pas construits comme on pourrait le croire autour de l’instant du basculement dans le monde fantastique, du moment de l’endormissement ou du réveil. Ces moments y sont souvent présents, qu’ils rassurent, comme lorsque la brise jette des fleurs de jasmin sur l’oreiller du dormeur41, ou inquiètent, comme lorsque, dans le premier poème du livre, La Chambre gothique, la croix du calvaire se dessine sur la fenêtre qu’on referme42. Mais ces points de repère ont davantage pour fonction de dérouter, de faire porter le doute sur les éléments fantastiques qui les précèdent ou les suivent. Les poèmes de La Nuit et ses prestiges n’ont pas de centre, car les hallucinations qu’ils évoquent entraînent leur victime dans un monde sans repères, sans explications et sans issue. Comme la plupart des textes du recueil, ils s’ouvrent à l’imparfait ou au présent de narration ; mais contrairement aux autres, clos pour la plupart au passé simple ou au plus-que-parfait, les poèmes de La Nuit et ses prestiges s’achèvent comme ils ont commencé, au présent ou à l’imparfait. L’univers du cauchemar, cyclique, est marqué par les motifs de la fièvre et de l’égarement, et les textes qui l’évoquent sont à l’image de ce limaçon cherchant sa route sur une vitre43. Égaré par la nuit, le poète subit l’incohérence des images qui l’assaillent.
26Aussi l’écriture de la concision ne concourt-elle plus ici à tisser une structure assurant la maîtrise de la temporalité, mais au contraire à déconstruire cette temporalité, à faire naître une vision fragmentée, incohérente. Dans La Chambre gothique, comme dans Le Fou, les visions qui suivent l’endormissement naissent après la seule transition de l’étoile que Bertrand recommandait au Metteur en pages de faire suivre d’un double blanc44 Dans le premier de ces poèmes, elles apparaissent de façon d’autant plus brutale et troublante qu’elles sont invoquées par des phrases négatives : « Encore, – si ce n’était à minuit, – l’heure blasonnée de dragons et de diables ! – que le gnome qui se soûle de l’huile de ma lampe ! » Le rythme heurté, les tournures exclamatives accentuent l’effet de cette absence de transition ; et l’emploi systématique de la négation, qui fait obstacle à la compréhension en compliquant la structure des phrases, contribue à suggérer le désordre et la dislocation. Alors que les strophes des poèmes des autres livres viennent se compléter les unes les autres comme les pièces d’un puzzle, celles des textes de La Nuit et ses prestiges se heurtent, se brouillent les unes les autres45.
27Mais si l’extrême cohésion des textes n’est plus assurée par leur organisation autour d’un centre, elle est maintenue dans le monde du cauchemar par des réseaux d’images qui se correspondent. Dans Le Fou, le personnage du fou, « un œil à la lune et l’autre – crevé », correspond au motif du limaçon égaré sur la vitre ; tous deux, comme le poète-narrateur, sont aveuglés par la lumière de la lune, dont les pièces d’or que lance le gnome Scarbo sont un reflet. De même, les personnages mi-réels mi-fantastiques du Clair de lune se ressemblent et s’accordent par leur caractère bruyant – puis brusquement silencieux. La brièveté des poèmes permet ainsi d’y tisser des réseaux d’images, qui, comme celles de l’univers aquatique d’Ondine correspondent à l’eau de pluie sur les vitres, sont des clefs vers une compréhension « rationnelle ».
28Dans l’espace limité, serré, des poèmes, les ellipses, les absences de transitions et d’explications ne font pas obstacle au sens ; au contraire, elles instaurent une densité remarquable qui apporte un surcroît de sens.
29Comme on le voit, l’écriture de la concision n’a rien d’un parti pris minimaliste. Elle laisse de la place aux descriptions détaillées, aux variations rythmiques, aux répétitions, aux dialogues, aux détails… C’est en fait une méthode de reconstruction du réel : tout se passe comme si la brièveté même des textes de Gaspard de la Nuit permettait à leur auteur d’y tisser une structure extrêmement serrée, d’y réorganiser un monde aussi complet, aussi immédiat que celui qu’un peintre inscrit sur sa toile. Le recours presque systématique à l’ellipse et à la juxtaposition donne aux textes une densité, une plénitude qui ne saurait se maintenir dans une durée moins circonscrite. Ce système de « compression » de l’espace textuel que forment les procédés de la concision est comparable aux savantes opérations de l’alchimiste. Ils sont des tricheries, des tentatives ingénieuses pour truquer la réalité et le temps et leur faire atteindre à une dimension qu’ils ne peuvent faire leur : celle du divin, de l’absolu.
Notes de bas de page
1 On n’étudiera pas ici en quoi les textes de Gaspard de la Nuit appartiennent bien à ce genre, cette question ayant déjà été traitée, notamment par Suzanne Bernard (Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1959) et Monique Parent (Saint-John Perse et quelques devanciers. Étude sur le poème en prose, Paris, Klincksieck, 1960).
2 Allusion aux récits brefs d’Hoffmann et traduction erronée de l’allemand Fantasie, c’est-à-dire imagination.
3 P. 63 – On se réfère ici à l’édition de la collection Poésie/Gallimard, établie par Max Milner et parue en 1980.
4 P. 61.
5 P. 62.
6 P. 63.
7 P. 65.
8 Id.
9 P. 71.
10 P. 72.
11 Id.
12 P. 76.
13 P. 78.
14 8ème poème du premier livre, p. 101-102.
15 Suzanne Bernard voit dans les poèmes de Gaspard de ta Nuit une « esthétique de la suggestion », visant à « faire tenir le maximum de pouvoir évocateur dans le minimum de mots ». Bertrand apparaît ainsi comme le précurseur de Mallarmé et l’annonciateur de la poésie moderne.
16 Id.
17 Padre Pugnaccio, 6ème poème d'Espagne et Italie, p. 194-195.
18 P. 89.
19 « La poésie de Bertrand est, pour une part, une poésie spatiale, où le lecteur parcourt un espace, prend possession d’une multiplicité dont il articule les éléments selon une combinatoire suggérée par l’auteur… » Max Milner, Préface, p. 28.
20 « J’avais résolu de chercher l’art comme au Moyen-Age les Rose-Croix cherchèrent la pierre philosophale ; – l’art, cette pierre philosophale du XIXème siècle ! » – Préambule, p. 61.
21 Départ pour le Sabbat, 9ème poème du premier livre, p. 103-104.
22 Les Muletiers, 2ème poème du 5ème livre, p. 185-187.
23 La Barbe pointue, 4ème poème du premier livre, p. 93-94.
24 La Cellule, premier poème du 5ème livre, p. 183-184.
25 7ème poème d'École flamande, p. 99-100.
26 P. 170-173.
27 D’après le surnom de Jacques d’Arquiel.
28 3ème poème du 4ème livre, p. 164-165.
29 Premier poème du 2ème livre, p. 109-110.
30 4ème poème du 4ème livre, p. 166-167.
31 4ème poème du 2ème livre, p. 115-116.
32 Jean des Tilles, 2ème poème du dernier livre, p. 205-206.
33 La Sérénade, 7ème poème du 2ème livre, p. 121-122.
34 Le Raffiné, 5ème poème du 2ème livre, p. 117-118.
35 L’effet de chute est double dans Le Bibliophile, poème qui clôt le livre. La brillante explication historique d’un érudit y est ridiculisée d’une plaisanterie ; ce qui a pour conséquence de faire porter le doute sur tous les poèmes du livre, dont l’auteur se prétend historien. Ce poème trouve d’ailleurs une réponse dans le poème de clôture des Chroniques, A un Bibliophile.
36 P. 127-128.
37 P. 196-197.
38 P. 207-208.
39 P. 211-212.
40 P. 213-214.
41 La Ronde sous la cloche, p. 143-144.
42 P. 133-134. « Cette luminosité de la fenêtre, à la fois clôture d’une intimité assiégée de visions et ouverture sur un monde aux dimensions infinies… », évoque Milner p. 34.
43 « Tandis que, les deux cornes en avant, un limaçon qu’avait égaré la nuit, cherchait sa route sur mes vitraux lumineux. » Le Fou, p. 137-138.
44 « Je le prie de ne pas oublier de placer dans la mise en page les étoiles que j’ai figurées dans le manuscrit entre les couplets de quelques pièces, et qui indiquent qu’il faut en outre un double blanc. » Instructions à M. le Metteur en pages, Appendices, p. 301-302.
45 « Procédant par succession d’images ou de scènes isolées par des blancs, les poèmes de Bertrand permettent de suggérer l’incohérence ou la déconcertante gratuité des visions du sommeil. » - Préface de M. Milner, p. 41.
Auteur
Université Paris VII
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