Récidive et récidivistes à Pontarlier 1885-1900
p. 145-165
Texte intégral
Une croisade contre le crime : 1885-1900
1Le spectre de la criminalité hante la société française à la fin du XIXe siècle. Il suscite rumeurs, débats et amène les autorités à déclencher dès 1885 une véritable guerre contre le crime dont l'agent principal est identifié comme étant le récidiviste, soldat de l'armée du mal1 « Errare humanum est, perseverare diabolicum ». La répétition de la faute est constituée de deux termes, d'où deux attitudes constamment en concurrence : le récidiviste est une figure du mal, mais aussi une figure du malheur. D’après nos sources portant sur l'arrondissement de Pontarlier, il est possible d'analyser le discours sur le fléau de la récidive sans pour autant disqualifier les faits. Dans cette perspective, ces sources sont essentiellement judiciaires, administratives, pénitentiaires, parlementaires, ou encore journalistiques. Le choix du tribunal correctionnel de l'arrondissement de Pontarlier procède quant à lui de la disponibilité du fonds de 1880 à 1900 et de la relative richesse de la presse régionale. La période 1885-1900 englobe les trois principales lois de la réforme pénitentiaire, et le choix de la juridiction correspond à la prépondérance des récidives délictueuses et au mouvement de correctionnalisation des peines2. Ce mouvement de lois interroge : pourquoi cette nouvelle politique et comment est-elle appliquée à l'échelle pontissalienne ? Notre article tentera, par une approche statistique, d'évaluer cette forme de criminalité qu'est la récidive en comparant les aspects locaux et nationaux.
La récidive en France et à Pontarlier
Discours et représentations
2Si la récidive fut une préoccupation dès 1810 avec l'élaboration du Code pénal napoléonien, l'inquiétude s'amplifie après 1870 avec le développement de la statistique3 et de la presse. L'acception du terme semble d'ailleurs se modifier dans la seconde moitié du siècle, et l'article « récidive » du Grand Larousse4 précise : « Quand ce n'est pas de la perversité que naît la récidive, c’est du désespoir ». Dans cette mesure, le récidiviste est effrayant car il est doublement marginal : C'est un être foncièrement mauvais, inamendable, tout comme un miséreux inutile. Les repris de justice créent ce « monde spécifique organisé en marge de la société régulière, vivant de l'exploitation de celle-ci comme un dangereux et malfaisant parasite, ayant sa langue, ses mœurs ses maladies spécifiques »5. Un tel propos cristallise toutes les peurs, représentations, générées autour de ce qu'il est possible d'appeler la figure du récidiviste. Pour reprendre les propos du juriste P. Cannat, le récidiviste est : « une fissure par où s'est évadée toute la rigueur du Code pénal »6. La prison est assimilée à « l'école du crime ». Le régime carcéral des prisons départementales est caractérisé par la promiscuité et l'inadaptation qui annihilent toute chance d'amendement et constituent un fertile terreau pour de « jeunes pousses du crime ». Quoi qu'il en soit, la définition de la récidive et l'identification de ses principaux facteurs d'apparition par les autorités intellectuelles, les spécialistes, et les politiques, ne peuvent s'affranchir que difficilement de l'imaginaire et de l'opinion publique. L'oscillation entre deux représentations des récidivistes est donc manifeste : d'une part, elle diabolise et d'autre part, elle porte en son flanc un discours misérabiliste, humaniste.
3Le contexte particulier de Pontarlier mérite d'être éclairé par ses traditions et son originalité. La sous-préfecture du département du Doubs est une petite ville quasiment frontalière à la tête d'un arrondissement essentiellement rural. Cette cité provinciale connaît un développement certes assez lent, mais elle étend assez largement sa sphère d'influence administrative et économique7. En ce sens l'hypothèse d'un récidiviste pontissalien comme figure originale est totalement artificielle : Pontarlier s'inscrit bien dans l'ensemble des petites villes françaises industrielles et commerciales, ainsi que dans celui des villes de moyenne montagne. En revanche, le repris de justice peut être vu, considéré et traité judiciairement et par l'opinion d'une manière différente. À travers la lecture des quotidiens locaux, il est possible de saisir un état d'esprit face à la criminalité. Le 13 février 1887, l'article « Mort en prison » relate le décès d'un prévenu incarcéré pour ivresse : le journaliste s'interroge sur l'origine inexpliquée de l'incendie mortel et souligne que « le public s'est ému de cette triste mort et s'est indigné avec raison du peu de cas que la police fait à Pontarlier de la vie d’un homme », avant d'ajouter que « Lassale est la troisième ou quatrième personne qui y trouve la mort »8.
4Concernant la récidive, la presse locale n'aborde le sujet qu'à l'occasion des débats parlementaires qui précèdent le vote des lois de 1885 et 1891. De même, dans Les Comptes rendus de l'administration de la justice criminelle du tribunal de première instance de Pontarlier, le Procureur de la République ne consacrera un paragraphe aux récidivistes qu'après la mise en application de la loi de relégation du 27 mai 1885. L'impérieuse nécessité de la lutte est donc peu sensible dans la cité pontissalienne. Le particularisme du contexte local crée cependant des risques tendanciels de récidive : la situation transfrontalière et les mouvements migratoires conduisent au brassage d'une population flottante, potentiellement plus criminelle, de contrebandiers et d'immigrés clandestins sans ressources par exemple. En outre, le particularisme de la consommation régulière d'absinthe, breuvage local très alcoolisé, inquiète des députés et des conseillers municipaux, et pousse le procureur E. Couleru à réaliser une enquête intitulée Au pays de l'absinthe, y est-on plus criminel qu'ailleurs ou moins sain de corps et d'esprit ? Un peu de statistiques s'il vous plaît !9.
5Au début des années 1880, la question de la récidive et de la criminalité met en jeu à Pontarlier, comme partout en France, autant de réalités que de peurs irrationnelles.
Approche statistique
6À ce niveau de l'analyse, le recours aux statistiques est précieux puisqu'il permet d'aborder la question des récidivistes grâce à l'outil utilisé par les contemporains de la période. Certes, l'administration judiciaire instaure un double filtre, car elle ignore toutes les infractions qui ne sont pas portées à la connaissance de la police puis des tribunaux, et ensuite elle-même abandonne certains dossiers. Mais ces tris quantitatifs et qualitatifs n'empêchent de distinguer ni les facteurs récurrents ni les évolutions exceptionnelles. Le Rapport d'Haussonville10 indique que, devant les tribunaux correctionnels, la part moyenne des récidivistes s'élève à 36 %. En 1880, ce nombre s'élève à 48 % et atteindra 56 % en 1886, comme le calcule fort justement P. Cannat11. De plus le rapport précise que le nombre de récidivistes condamnés plusieurs fois dans l'année croît exponentiellement et que la place des courtes peines comme premier terme de la récidive est prédominante : les prisons attestent là encore de leur inefficacité dans le redressement.
7Cette remarquable montée en puissance de « l'armée du crime » commence à être prise en compte par les autorités et les spécialistes, si bien que l'ampleur de la récidive pour l'arrondissement de Pontarlier est évaluable. La confrontation des Cahiers des récidives correctionnelles du tribunal de première instance12, annuels de 1890 à 1900, avec les Comptes rendus de l'administration de la justice criminelle13, disponibles de 1884 à 1900, est éclairante. En 1890, 186 hommes et 12 femmes sont en état de récidive légale et 21 personnes sont récidivistes dans l'année. Or, le tribunal a traité 459 affaires pour 509 prévenus, et 271 condamnés ont été emprisonnés, ce qui constitue une légère hausse. Le taux de récidive s'élève alors à 38,9 %. Si cette même étude chiffrée est effectuée à la fin de la période envisagée, en 1899, les résultats sont les suivants : 204 hommes et 12 femmes ont récidivé, dont 12 dans l'année ; 158 condamnations à l'emprisonnement ont été exécutées pour 429 affaires jugées et 493 prévenus. Le taux de récidive atteint donc 43,8 %. La faible croissance du nombre des repris de justice n'empêche pas le léger fléchissement de la criminalité générale, ce qui est peu significatif du fait de sa faible intensité et de son caractère peut être artificiel. En effet, la chute du nombre des condamnés peut tout aussi bien dépendre de la clémence des magistrats que des lois nouvelles. Quoiqu'il en soit, Pontarlier connaît une hausse semblable à celle du reste du pays, mais plus irrégulièrement et dans des proportions moindres, puisqu'en 1899, pour la totalité du territoire, il y a 57 % de récidivistes14.
8Il faut cependant prendre garde à la construction par croisement de sources locales concernant tantôt les prévenus, tantôt les condamnés, tantôt les récidivistes légaux, de tels outils statistiques. Ceux-ci autorisent la comparaison avec la situation nationale, mais ne donnent pas une mesure des comportements ni une reproduction de la réalité, et demeurent une mesure des délits et de ceux qui les commettent. J.-G. Petit apporte ainsi cette nuance : les statistiques « du XIXe siècle, en nous donnant à voir une part de la réalité criminelle, ne reflètent pas pour autant les modalités et les variations du contrôle social »15. Par conséquent, la connaissance des comportements des intervenants, des mécanismes de la récidive, ne peut être envisagée que dans l'espace-temps pontissalien qui donne les indices inaugurant les particularismes du local constatés statistiquement.
9En premier lieu, la contrebande est florissante dans cette région où la couverture forestière et la topographie favorisent ce qui est pour certains Pontissaliens et Mortuaciens un véritable métier d'appoint : la récidive dans ce délit est alors une résultante logique. Dans une correspondance du directeur de l'administration pénitentiaire du département adressée au préfet le 11 mai 1886, il est écrit : « Seul un nommé Folkamann est toujours détenu à Pontarlier où il est mal placé au milieu des contrebandiers dont cette maison regorge continuellement »16. À propos de cette prison départementale située dans un vieux faubourg de la ville, la facilité de s'en évader et de « correspondre de l'intérieur à l'extérieur sans passer par les gardiens » est évoquée dans Le Journal de Pontarlier17. A l'inverse des effectifs de police et des douanes stables, qui ont une activité suffisante et régulière18, la maison d'arrêt n'assure en rien sa fonction de coercition. L'ensemble des éléments conduit à admettre que Pontarlier participe dans une mesure restreinte à une montée des plus préoccupante de la récidive en France.
La nécessité du traitement de la récidive
10Pour la région de Pontarlier, cette prise de conscience du fléau de la récidive est variable. En 1885, Le Journal de Pontarlier écrit : « Dans la campagne, le récidiviste, ce vagabond couvert de condamnations à la figure cynique, est un véritable fléau (...) À la ville, assassin, voleur ou souteneur, souvent les trois ensembles »19. Les récidivistes sont considérés comme polymorphes, ce qui se traduit par la multiplicité des cas de récidivisme et prouve que le Code « connaissait la récidive légère, et non le récidivisme léger »20. Au début de la période législative, 93 % des condamnations correctionnelles sont inférieures à un an de prison, alors que, pour la récidive légale de délit à délit, une condamnation plus sévère est indispensable. L'exemple du nommé Tissot21 le montre ; âgé de 57ans, il a déjà subi 77 condamnations avant 1890 ; cette même année, il commet trois autres délits distincts, et la plus lourde peine infligée ne sera que de quinze jours d'emprisonnement. Dans l'arrondissement, les cas de grande récidive légale sont minoritaires face à la multiplication des cas de petite récidive légale ou générale et des cas de multirécidive dans l'année. Ce phénomène protéiforme et complexe inaugure ainsi une certaine localisation du crime contre lequel les premières réactions légales semblent inefficientes : la mise en place du casier judiciaire en 1850-1851 donne seulement les moyens de déceler la récidive, et la révision en 1869 de la surveillance de haute police, autorisant la demande de rapports spéciaux sur les récidivistes, est insuffisante.
11Le temps d'une action légale décisive est donc venu, car cette forme croissante de criminalité symbolise l'échec de la République à assurer l'ordre social. Cette obligation d'une action légale, comme le conceptualise Bernard Schnapper22, s'impose de 1870 à 1914 et se singularise par l'hésitation entre « pédagogie et élimination ». Concrètement, le système combinant répression, élimination, prévention et patronage, déjà en gestation dans les milieux autorisés, est sur le point d'être adopté. Or, aucun pouvoir de décision n'appartient au tribunal pontissalien, et les acteurs nationaux des réformes judiciaires ne se recrutent pas parmi l'intelligent-sia de la ville. La nécessité de réaction émane donc d'un climat national qui n'est qu'implicitement attesté et palpable à l'échelle locale. Mais le débat est engagé et les répercussions des choix législatifs seront inévitables au niveau de l'arrondissement dont les spécificités de la criminalité donnent une idée des problèmes qu'une politique nouvelle de lutte contre la récidive devra affronter.
La réaction légale : entre application volontaire et réticences
Débats, orientations et réalisations
12Les enjeux apparaissent très clairs, puisque la marche ascendante de la récidive constitue la principale source d'alimentation de la hausse de la criminalité. Mais au-delà des causes réelles et profondes, à savoir les difficultés économiques et les déséquilibres sociaux, qui ne sont pas envisagées, ces facteurs sont éludés au profit de la croyance en un « défaut de sociabilité »23 de certains individus dont l'amélioration paraît impossible. C'est bien ce discours qu’il faut historiciser.
13La phase répressive est rapidement acceptée par les républicains qui s'érigent en restaurateurs de l'ordre : ils décident en 1885 d'utiliser à la fois le rapport d'Haussonville, les propositions de Waldeck-Rousseau, ministre de l'Intérieur de 1881 à 1882, ainsi qu'une pétition maçonnique de 1880 pour proposer une loi sans précédent. « Il faut transporter les récidivistes. Ce oui général de la conscience publique est merveilleusement conforme aux conclusions les plus autorisées de la science pénale et de la science colonisatrice »24, conclut un proche de Gambetta. Ce constat idyllique mérite cependant d'être nuancé, en ce sens qu'une opposition au projet de loi est vite sensible. D'ailleurs, la presse régionale, quotidiennement diffusée à Pontarlier, relate précisément le cheminement de cette loi de relégation des récidivistes. Deux journaux sont à privilégier : Le Petit Comtois, quotidien républicain, et Le Courrier franc-comtois, quotidien conservateur. Ainsi Le Courrier franc-comtois du 7 mai 188525 publie un article critiquant le principe de l'élimination, et ajoute à propos de la récidive que « l'indigence, la paresse, le mépris de l'autorité, la cupidité sont les causes les plus fréquentes (...). Ce sont des vices qui se développent plus facilement sous le régime républicain ». L'engagement politique participe naturellement du débat sur la transportation, et l'article conclut sur la proximité d'échéances électorales et le coût effarant des mesures prévues. « Elles entraîneront en tous cas des frais considérables (...). De sorte que cette mesure restera probablement encore longtemps à l'état platonique ». Les autres pierres d'achoppement sont plus techniquement liées au texte de la loi ; les cléricaux et les intransigeants voient leurs amendements repoussés. Les deux principaux écueils sont l'article 4, qui prévoit la relégation obligatoire du récidiviste, alors que le terme facultatif serait préféré, et qui inclut les délits de mendicité et de vagabondage parmi les motifs de transportation.
14Le problème de l'article 18, quant à lui, est qu'il laisse à un règlement de l'administration pénitentiaire le soin de fixer le lieu, les conditions de la relégation, le régime, le travail et la discipline des relégués. Mais au-delà des polémiques journalistiques, deux représentations antagoniques du récidiviste s'affrontent sur le contenu réel et symbolique de la loi du 27 mai 1885. Les partisans de l'élimination s'appuient sur des théories criminalistes positivistes, telles celles du criminologue italien R. Garofalo26, pour remporter une victoire, qui transparaît dans la sévérité de l'article premier : « La relégation consistera dans l'internement perpétuel (...) des condamnés que la présente loi aura pour objet d'éloigner de France »27.
15Cette réforme judiciaire est donc bien destinée à se débarrasser des récidivistes et à effrayer les éventuels candidats au crime répété. Ce constat est présent dans la presse pontissalienne, et Le Courrier de la Montagne28 expose clairement ses réticences : « La peine, appelée par euphémisme relégation, est en réalité l'expatriation perpétuelle ». Les âpres discussions parlementaires ont ici un écho, alors que Le Journal de Pontarlier29 prend le parti d'accepter la loi en l'état : « Ce sont des êtres tombés dans le dernier degré d'abjection (...). Voilà les clients pour lesquels s'est déversée ces jours tant d'éloquence ». En somme, la réforme légale de la politique anticriminelle, à savoir la loi de relégation des récidivistes, est accueillie comme seule solution, immédiate et nécessaire, en ce sens que ni sa radicalité ni la coalition de ses opposants n'ont empêché sa promulgation.
16De nombreuses voix pourtant se sont élevées contre cette loi, dont celle du sénateur Bérenger, grâce à la Revue Pénitentiaire qui prévoit une contrepartie plus préventive que celle de la répression. Le projet de libération conditionnelle est adopté le 14 août 1885 en première lecture, et les repris de justice sont évidemment inclus parmi les bénéficiaires de cette loi qui s'inscrira au cœur même du système pénitentiaire. Mais cette faible avancée en direction d'une pédagogie anticriminelle apparaît insuffisante : d'une part le congrès international de Saint-Petersbourg30 démontre qu'il n'y a aucun moyen, fut-il scientifique, de déceler l'incorrigibilité, et qu'il n'existe que des incorrigés. D'autre part, l'aggravation exponentielle des taux de récidive perdure et l'armée du crime se régénère sans cesse : 89 000 récidives en 1885, 94 000 en 1888 en France31. Sous l'impulsion de Bérenger, parlementaires et spécialistes acceptent l'idée de traiter la récidive avant toute incarcération, ce qui est pour Pontarlier par exemple, pertinent, au vu de la vétusté de la prison, de sa promiscuité et de la malsaine émulation qui rendent les courtes peines quasiment inefficaces.
17Le texte promulgué le 26 mars 1891 choisit la prévention à la responsabilisation du délinquant primaire qui bénéficie du sursis s'il adopte une conduite honnête durant les cinq années suivantes et voit sa condamnation effacée. Or, la signification de la loi Bérenger dépasse la dialectique judiciaire et morale, menace-encouragement. Dans un premier moment, elle est une véritable adaptation du système judiciaire aux évolutions de la criminalité : « l'individualisation de la peine »32 permet ici de sanctionner moralement et symboliquement le délinquant primaire, et le récidiviste « sans pitié ni remords à une sanction pénale réelle »33. Dans un second temps, elle constitue l'aveu réitéré de l'incapacité à corriger grâce à la prison ou toute autre mesure corollaire. Dans l'arrondissement du tribunal correctionnel de Pontarlier, les autorités préfectorales et judiciaires ont la volonté d'appliquer ces dispositions. Par ailleurs, Le Petit Comtois34 publie un éditorial intitulé « Une bonne loi », qualifiée de réforme d'importance capitale ; la prison y est une fois encore décrite comme une « école mutuelle du vice et du crime », « l'encouragement à se relever » est salué, et c'est avec lucidité qu'est acceptée la « contrepartie : pour la récidive, une sévérité rigoureuse ». En conclusion, le quotidien républicain témoigne de son évolution vers une reconnaissance de la sévérité anti-humaniste de la relégation : « Je trouve la loi trop dure pour les récidivistes du vagabondage et de la mendicité (...). Misère n'est pas crime ». Pour ces figures “monstrueuses” qui hantent le monde rural et montagnard des alentours pontissaliens, il est désormais admis qu'elles sont parfois le produit de circonstances malheureuses et accidentelles.
Intervenants dans l'espace local
18Mais après tout, c'est dans le champ pratique de l'espace et de la période concernée que ces lois deviennent significatives. Les acteurs réels entrent en scène et tissent de nouvelles relations au gré de la mise en place de nouvelles procédures. L’adoption des trois lois donne parallèlement naissance à de nouvelles sources pour l'historien, puisque de nouveaux dossiers et de nouvelles correspondances sont nécessaires entre les différents services administratifs. La multiplication des intervenants est notable dans le cas d'un demande de libération conditionnelle qui procède de cinq étapes35 : le condamné effectue une demande auprès du directeur de l'établissement pénitentiaire qui la transmet au Préfet du Doubs après y avoir apposé un avis. Puis le maire du lieu de résidence annoncé par le délinquant est consulté, avant que l'ensemble du dossier ne soit soumis avec l'avis du parquet à l'appréciation souveraine de la Commission de surveillance nationale. Quant aux autres acteurs de ces épisodes pénaux dramatiques, les récidivistes, il est plus aisé de par les implications des trois réformes, d'en réaliser une typologie.
19À l'échelle locale, le tribunal de première instance tient régulièrement et soigneusement les Cahiers des récidives correctionnelles36, disponibles de 1890 à 1900, et ces manuscrits constituent une source fondamentale. Ils donnent en effet pour chaque repris de justice de précieuses informations : les noms et prénoms, âge, lieu de naissance, activité professionnelle et lieu d’exercice, nombre de condamnations antérieures, nouveau délit et nouvelle condamnation, appels ou dispositions légales exceptionnelles. Par conséquent, il est possible d'établir au moins l'esquisse d’un portrait-type du récidiviste, traité par les magistrats pontissaliens à l'aide des lois de 1885 et 1891. Tout d’abord, la part des femmes tout au long de la période est très réduite : en 1890, elles sont 6,1 % et en 1899, le pourcentage se maintient à 5,8 %. La proportion maximum est atteinte avec 10,8 % en 1897, seule année de hausse notoire. L'âge moyen est de quarante ans pour les hommes et de 38 ans pour les femmes en 1890 ; par contre en 1899, les deux moyennes augmentent et atteignent respectivement 43 et 47 ans, ce qui est symptomatique d'un vieillissement de la population délinquante. Par ailleurs, la répartition par profession connaît elle aussi un mouvement perceptible : en 1890, 130 individus ont un travail contre 46 sans emploi, alors qu'en 1899, 122 ont un emploi contre 76 autres qualifiés de « SPND », à savoir, sans profession ni domicile ; dans l'absolu comme en proportion la croissance du nombre de chômeurs est indubitable. Remarque qui rejoint d'ailleurs l'observation du nombre d'étrangers consignés, 25 en 1890 et 51 en 1899, ce qui semble indiquer une mobilité accrue d'une population désœuvrée.
20Enfin un parcours judiciaire type permet de préciser les principaux termes de la récidive locale. D'abord, la moyenne du nombre de condamnations antérieurement subies, 5,3 pour 1890, s'élève à 6,5 en 1899. Du fait de l'application du sursis aux délinquants primaires et de l'augmentation de l'âge moyen des repris de justice, le vieillissement de la population récidiviste est l'hypothèse la plus plausible. Puis le second terme de la récidive légale, qui entraîne l'inscription aux Cahiers, renseigne quant aux comportements criminels les plus fréquents. De 1890 à 1894, la contrebande est le délit le plus répertorié, mais elle amorce une décrue significative dès 1895. Au contraire, les délits d'atteinte à l'intégrité physique des personnes se multiplient pour devenir majoritaires en 1895-1897. Continuellement assimilés à la récidive, la mendicité et le vagabondage tendent à se stabiliser entre 1890 et 1897, mais à l'approche de la fin de siècle, ils s'illustrent par une résurgence significative quoique visiblement irrégulière. Quant aux nombreux délits récidivés de chasse et de pêche, leur caractéristique réside dans leur persistance et leur constance. Pour terminer, l'irruption et l'augmentation des délits d'ivresse et d'attentats à la pudeur apparaissent préoccupantes. De par ce corpus d'observations, le comportement des repris de justice de l'arrondissement est repérable : ces récidivistes sont soit des délinquants d'habitude qui persistent dans la contrebande, le braconnage, et la violence, délits classiques de la région, soit ils sont condamnés par leur statut à errer et à voler pour assurer leur subsistance. La fameuse dialectique est consacrée et elle est incontestablement fonctionnelle à l'échelle de Pontarlier.
21Les différences par rapport à la situation nationale proviennent des spécificités inhérentes à la région, sa géographie, son histoire. Cependant, il vaut mieux éviter de tomber dans les lieux communs : il n'y a pas à Pontarlier que de rudes bûcherons, agriculteurs ou distillateurs, et l'horlogerie est un secteur qui demande une main-d'œuvre qualifiée. Bien sûr, la présence des forêts, des lacs et de certaines activités oriente la plupart des récidivistes vers les mêmes délits tout comme la consommation d'absinthe. En 1900, l'arrondissement compte un nombre impressionnant de 510 débits de boisson pour une consommation annuelle du breuvage de 1370 hectolitres. Cet état de fait mérite d'être nuancé avec les conclusions du procureur Couleru en 1908 : « La consommation d'absinthe n'a pas eu de répercussion sur la marche de la criminalité, des suicides, de la folie et du recrutement de l'armée »37. En outre, une part non négligeable des récidivistes continuellement arrêtés pour des délits mineurs, ne sont toujours condamnés à de fortes peines. Quant aux ressortissants helvétiques, la relégation, rarement prononcée à leur encontre, ne leur est jamais effectivement appliquée. C'est pourquoi les nouveautés légales élaborées entre 1885 et 1891 sont plus ou moins adaptées à Pontarlier. 11 s'agit d'une même entreprise évolutive de réforme de la justice, et au-delà, de la société, qui se focalise sur la récidive.
Mise en œuvre
22Pourtant, la mise en œuvre effective des lois est rapidement en proie à des difficultés, qui sont autant de contretemps. La question financière du coût de la relégation devient d'actualité : « Pas d'argent, pas de chiourme » déclare le ministre de l'Intérieur en 188838. Dans le département du Doubs s'ajoutent d'autres difficultés matérielles et pratiques. D'une part, l'indemnisation des trois docteurs formant la commission médicale chargée de faire passer une visite aux candidats à la relégation est lente, voire parfois refusée, alors que l'avis du médecin influe de façon décisive sur les décisions de relégation individuelle et les propositions d’activité pour le relégué. D'autre part, les condamnés à la transportation perpétuelle dans les colonies sont dispersés dans les différentes maisons départementales, donc ils ne bénéficient pas du régime spécial d'isolement qui devrait normalement être le leur ; l'organisation des examens médicaux n'est d'ailleurs pas facilitée par les multiples déplacements requis. Aussi en 1886, la direction de l'administration pénitentiaire départementale demande au préfet, puis au ministre de l'Intérieur de centraliser les reléguables à Besançon dans une aile cellulaire de la prison, aile dont la construction est adoptée par le Conseil général : « La quatrième aile (...) servira à débarrasser les prisons des autres détenus auxquels l'isolement est particulièrement nécessaire »39.
23Ainsi, des sources non judiciaires, non directement liées à l'application pénale des lois, révèlent les obstacles à une rapide mise en œuvre de la relégation. En revanche, la correspondance suscitée par la libération conditionnelle est très abondante, puisque chaque changement de résidence doit être signalé, chaque déplacement décrit et annoncé aux maires et au préfet. Les échanges sont concis, codifiés, et permettent au chercheur de retrouver quelques-uns de ces récidivistes pontissaliens parmi les lettres de libérés40. Le préfet s'adresse par exemple au sous-préfet de Pontarlier à propos d'une nommée Prince Marie Alice, libérée conditionnellement en 1894 après une condamnation pour infanticide : « Il ne doit être exercé sur la nommée Prince Marie Alice qu'une surveillance occulte, et le présent avis n'est donné qu'à titre confidentiel »41. Ce cas permet d'aborder une nouvelle sphère de difficultés, liées cette fois aux mentalités. Ce sont, comme pour cette délinquante, les réticences des magistrats.
24De tels freins n’excluent pas malgré tout la compassion. Dans le Compte rendu général de l'administration de la justice criminelle de 1885, le procureur consigne : « Les lois nouvelles n'ont donné lieu à aucune difficulté d'adaptation »42. En apparence, aucune question particulière n'est soulevée ; le juge prononce quelques relégations, le dénombrement des libérations conditionnelles est plus délicat mais existe, et la comptabilité mieux tenue des sursis montre la promotion connue par cette loi, dont l'application se stabilise autour de 4 à 5 % des condamnés correctionnels. En fait, des disparités dans les applications sont mises à jour : de 1890 à 1900, la moyenne de trois relégués par an représente 0,8 % du total des récidivistes. Les Cahiers, s'ils sont parfois lacunaires, prouvent par ailleurs que le sursis est appliqué à Pontarlier. En 1899 par exemple, huit sursis sont accordés à des repris de justice faiblement condamnés, mais tous proches de la relégation ; leur âge moyen est intéressant, car il n'est que de 29 ans alors qu'il atteint 43 ans pour les autres récidivistes masculins de la même année. Par conséquent, le tribunal innove en procédant avec un remarquable discernement à une application des lois contre la récidive.
La persistance de la récidive : insuffisance des résultats et perspectives d'évolution
Quels effets ?
25Il se peut dès lors, que les lois aient plutôt tendance à entrer en concurrence : les indices que sont l'accueil et l'application de chacune des nouveautés pénales autorisent cette hypothèse. Les effets des trois lois ne sont pas négligeables, et les statistiques témoignent d'un bilan contrasté. La relégation du 27 mai 1885 entre en vigueur rapidement, car elle répond à une urgence : dans le ressort du tribunal de Pontarlier, elle est prononcée pour la première fois en 1886. Les Cahiers43, la Liste des relégués du Doubs44 et les Dossiers individuels du tribunal correctionnel45, fournissent le chiffre de 25 délinquants condamnés à la transportation perpétuelle entre 1885 et 1900. Sur ces derniers, seuls 15 de ces reléguables seront effectivement expulsés vers la Guyane ou la Nouvelle-Calédonie. En proportion, ces 25 individus représentent 1,4 % de la population totale des récidivistes, qui s'élève à environ 3 500 unités durant cette période dans cet arrondissement. Ce pourcentage est faible, surtout s'il est rapproché du nombre élevé des délinquants multirécidivistes dans l'année ou de celui des habituels repris de justice qui ne seront jamais inquiétés par cette peine complémentaire qui leur est pourtant largement applicable. À l'opposé, la libération conditionnelle selon la loi du 14 août 1885 connaît un succès plus grand dès l'instant où, assimilée par les administration pénitentiaires et locales, elle est favorisée par plusieurs directives ministérielles. Dans le Compte rendu...46 de 1887, le procureur met en exergue l'efficacité des lois de 1885 : « Une diminution se fait même sentir en ce qui concerne les délits communs et la récidive ». Si concrètement l'ampleur de la réussite, ressentie à l'époque, est difficilement quantifiable, cette loi participe toutefois à une baisse de la criminalité. Les documents sont certes lacunaires pour certains trimestres, mais de juillet 1887 à septembre 1899, 10 cas sont recensables dont un seulement donne lieu à révocation. En définitive, le succès de ce versant pédagogique des lois de 1885 n'a pas interféré avec la relégation : le nombre des libérations n'est pas extraordinairement élevé, mais dans les esprits, il participe du recul global des crimes.
26Enfin, la loi de sursis du 26 mars 1891 connaît une fortune bien différente, avec un total de 660 sursis à l'exécution d'une peine accordée par le tribunal entre 1891 et 1900. De plus, les repris de justice qui profitent de cette disposition, sont 11 en 1896, soit 12 % de la totalité des récidivistes de cette année, et 13 en 1897, 40 en 1898, 87 en 1899. En outre les révocations sont peu importantes, de l'ordre de 6 % ; la réussite de cette réforme revêt donc plusieurs aspects47. La succession des nouveautés légales permet d'entrevoir une évolution positive : la relégation est peu prononcée, mais avec la libération conditionnelle moins limitée, elle joue un rôle dans une stabilisation de la criminalité ; enfin, le sursis élargi aux repris de justice constitue un aboutissement et une réussite de ces trois lois judiciaires. Les informations statistiques locales s'intègrent relativement bien à celles obtenues pour toute la métropole : même baisse du nombre des relégations, même application de l'organisation administrative pénitentiaire pour la libération conditionnelle. Cependant, l'hétérogénéité des effets est manifeste, et seule la réussite de la loi Bérenger est significative aux deux échelles.
27L'attitude des autorités, puis de l'opinion publique dans une moindre mesure, fournit un début d'explication à propos du bilan réalisé. Les magistrats font preuve d'une certaine mansuétude, et en 1901, dans son compte rendu, le procureur déclare : « Le tribunal fait une large application de cette faveur ; il fait presque toujours bénéficier les récidivistes de l'article 463 du Code pénal (...) afin d'éviter l'aggravation édictée par l'article 58 »48. À Pontarlier, les juges, comme le parquet, se montreront de plus en plus cléments pour les cas de récidive du vagabondage et de la mendicité qui se multiplient avec la fin du siècle : les peines sont moins sévères et le choix de privilégier la loi Bérenger et celle d'août 1885 est désormais établi. Le bilan statistique nuancé n'est pas totalement explicable, car il fluctue à Pontarlier comme en France, et met en jeu un système d'équilibre et de déséquilibres entre les diverses réformes.
La relégation : une peine maudite
28La relégation est, faut-il le rappeler, une sanction pénale sans précèdent : « Extraordinaire, elle l'était en effet. Par sa rigueur d'abord (...). Par son automatisme ensuite (...). Par son inégalité de traitement (...). Par son inhumanité enfin (...) »49. Dans l'arrondissement, elle est appliquée à 25 reprises entre 1886 et 1900, et ce chiffre provient de recoupements entre plusieurs sources : une Liste nominative des relégables50 du Doubs de 1885 à 1896, les Cahiers des récidives correctionnelles51 à Pontarlier de 1885 à 1900, permettent d'établir une liste vérifiable dans les Dossiers individuels des condamnés correctionnels52 pour la même période. Ainsi, l'esquisse d'un portrait général de ces 25 relégables se dessine : il n'y a que 4 femmes pour 21 hommes, les âges moyens respectifs s'élevant à 38 et 40 ans. La plupart sont originaires de Franche-Comté, la moitié d'entre eux ont une occupation professionnelle, souvent peu qualifiée. En outre, pour 16 de ces individus, un extrait du casier judiciaire figure dans leur dossier correctionnel ce qui explique qu’il faudra donc nuancer les propos suivants, au demeurant fort intéressants. Le plus petit nombre de condamnations antérieures est 3, seuil minimal pour une relégation immédiate et sans circonstances atténuantes. Le nombre le plus important s'élève à 31, et la moyenne se situe à 14, ce qui est considérable puisque la loi exige, selon les cas, de 2 à 7 condamnations pour entraîner la relégation.
29Quant à la nature des infractions qui provoquent le prononcé de la peine complémentaire, la fréquence des délits de vol d'une part, des délits de mendicité et de vagabondage d'autre part, est mise en relief. Il s'avère que la majorité de ces infractions est commise par des récidivistes sans emploi et non domiciliés, par des hommes dont la moyenne d'âge dépasse 43 ans. Ou bien ces individus refusent toute intégration sociale par le travail, « se complaisant dans le vice ». Ou bien la situation économique et sociale de la région de Pontarlier ne permet pas d'assurer la survie de toute une population flottante sans ressources pour laquelle la petite délinquance quotidienne est la seule issue. Ces deux termes d'un débat, qui depuis les années 1880 commence à être éculé, interviennent en fait comme facteurs du récidivisme à l'échelle pontissalienne, c'est-à-dire devant le tribunal de l'arrondissement avec des lois nationales.
30La taxinomie établie depuis le Second Empire distingue les criminels endurcis haïssant la société des malheureux qui se sont laissés entraîner et des repentis prêts à se racheter. Ces distinctions réapparaissent à propos des relégables lors de la rédaction des dossiers de transportation décidant d'une relégation individuelle ou collective à l'île des Pins ou à la Guyane. Pour les candidats pontissaliens, ces dossiers53 donnent lieu à une correspondance entre le procureur, la direction départementale de l'administration pénitentiaire, le préfet et le ministère de l'Intérieur. De 1885 à 1896, 11 dossiers de ces relégables sont disponibles : pour 6 d'entre eux, les commentaires et avis sont neutres et débouchent sur des propositions de relégation collective avec travaux de manœuvres ; il s'agit là de multirécidivistes classiques. En revanche, trois relégables sont traités différemment : l'un pour son « ivrognerie », l'autre parce qu'il est un « vagabond de profession », et une dernière enfin, « divorcée (...) et personne ne s'intéressant à elle ». Mais des difficultés plus graves interviennent dans 3 dossiers dont 2 donnent d'ailleurs lieu à une grâce en 1887 : les relégables ne peuvent manifestement pas supporter l'exécution de la peine prononcée. « Le nommé Grandvoynnet est complètement idiot. Il ne peut être relégué et devrait être placé à l'asile départemental » et « la nommée Lechemolle Céline a été placée à l'hôpital St-Jacques (...). La dispense de relégation a été demandée par le procureur de la République de Pontarlier ». La figure malfaisante, sur-individualisée, du relégué est volontiers plurielle et révèle une inadaptation de la loi.
31Dans l'arrondissement, la courbe irrégulière, mais ascendante, des taux de récidive de 1895 à 1900 l'illustre : 5 % d'augmentation, alors que parallèlement, le nombre de récidivistes s'accroît de 9 %. Au vu de la hausse paroxystique connue de 1892 à 1896, la fin de siècle est synonyme d'une légère chute ; elle correspond par ailleurs à un temps d'abandon progressif de la transportation. Sur 25 condamnations, 60 % seulement, à savoir une quinzaine, ont été effectives : du prononcé à l'exécution de la peine, obstacles, contretemps et réticences neutralisent la puissance théorique de la relégation.
32Revenons encore au particularisme de Pontarlier. Les dysfonctionnements proviennent du sort à réserver aux ressortissants de la Confédération helvétique candidats à la relégation. En 1888, le dénommé Jacquot Louis, horloger sans domicile, est condamné à six mois de prison par défaut et à la relégation ; comme il demeure introuvable, le jugement fait l'objet d'une réduction de peine qui entraîne l'annulation de la transportation. En 1892, la nommée Durand Marie, 49 ans, est condamnée à quatre mois d'incarcération assortis de la relégation ; précédemment condamnée à trois reprises en France et cinquante-deux fois dans le canton de Vaud, elle convient néanmoins avec le juge que si le tribunal ne la relègue pas, elle ne reviendra plus sur le territoire français : effectivement, elle ne sera pas transportée, sans qu'aucun document n'en donne la raison54. À l'échelle nationale, aucune directive précise n'est fournie, et seule la notion de dispense définitive de relégation est explicitée55 : « Ce n'est pas un droit de grâce (...), pas davantage le sursis (...). La loi et le règlement sont muets sur le régime spécial auquel seront soumis ces individus ». Le problème local des citoyens suisses est concomitant de celui des dispensés de relégation dont la justice ne sait que faire. Il apparaît sous la plume du préfet s'adressant au directeur de la prison de Besançon à propos de l'affaire Grandvoynnet : « il faudrait l'envoyer dans un dépôt spécial de condamnés à la relégation non relégables »56. Ainsi, c'est à l’examen du nombre et du parcours criminel des délinquants pris en charge par la loi du 27 mai 1885 et à la lecture des irrégularités et des difficultés d'application que l'échec est pressenti puis constaté. Pierre Cannat, le législateur a entrepris une action inadéquate à la masse croissante et multiforme des crimes : « L'erreur capitale de la loi de 1885, c'est d'avoir voulu englober dans une même mesure la foule disparate des récidivistes »57.
Des insuccès créateurs
33À Pontarlier, autour de 1900, le bilan général est encourageant puisque le stade critique de la hausse constante du nombre des récidivistes a disparu à la fois des statistiques et des esprits. La succession des lois semble donc porter ses fruits. Mais des nuances sont indispensables : d'abord, ce résultat positif englobe des disparités géographiques comme statistiques, et il reste frappé d'instabilité. En outre, l'aspect quantitatif ne donne à contempler qu'une partie du réel ; la lutte contre les repris de justice a en quelque sorte banalisé, uniformisé dans les mentalités, le concept de récidive qui perd son caractère préoccupant. Enfin, l'évolution lente et chaotique donne à penser qu'à l'aube de 1900, les lois ne donnent pas encore leur pleine mesure. Ces constatations sont, quoi qu'il en soit, fondées sur un mouvement réel de la criminalité, et plus particulièrement de la récidive, tendanciellement en baisse entre 1885 et 190058.
34En somme, la récidive analysée durant cette quinzaine d'année forme un concept fluctuant tout comme une réalité non figée. La signification des ruptures est primordiale, les insuccès créateurs inaugurent l'entrée en scène d'idées réformatrices et pédagogiques auparavant minoritaires. Paradoxalement, la représentation du criminel dangereux assimilée à la vision du repris de justice, est quasi inerte. En 1885 à Pontarlier, les termes récurrents pour désigner le criminel sont du type « délinquants mendiants et vagabonds », « les habitués du crime »59 et les récidivistes restent le « véritable fléau »60. Par contre vers 1891, les expressions sont empreintes de compassion, telles « encourager le criminel à se relever » ou « loi trop dure pour les récidivistes du vagabondage et de la mendicité »61. En réalité, le statut social du récidiviste le confine encore dans la marginalité la plus dramatique. Mais progressivement, la distinction entre le délinquant d'habitude et celui motivé par la misère s'équilibre, elle commence à participer de l'analyse des facteurs de récidive. Dans l'arrondissement pontissalien, 8 délinquants sont présents à la fois dans les Cahiers des récidives correctionnelles de 1890 et ceux de 189962 : pour 6 d'entre eux la volonté de perpétrer les crimes transparaît dans le type de délits, leur répétition, et 5 sont largement relégables. Pour les 2 restants, les mêmes facteurs délictuels ajoutés à la clémence du tribunal semblent indiquer que leur situation de misère et de détresse a été prise en compte63. En ce sens l'évolution de la politique anti-récidive accompagne l'entrée dans le XXe siècle : progrès, individualisation, nouvelles inégalités, peurs, insuccès créateurs, provoquent l'avènement de résolutions plus humaines et plus mûrement réfléchies. C’est ce que B. Schnapper appelle le décisif « ferment créateur, surtout quand la pédagogie pénale apparaît comme une solution d'avenir »64.
35La lutte contre la récidive a donc polarisé toutes les décisions de politique anti-criminelle, comme le montre la gestation des trois lois Bérenger. L'accueil pontissalien réservé aux réformes pénales est relativement conforme aux clivages politiques et religieux qui orientent le reste du pays. Cependant, les intervenants du tribunal d'arrondissement savent marquer nettement leur originalité, essentiellement en faisant bénéficier les récidivistes des dispositions novatrices de la loi Bérenger. Par contre, la stabilisation de l'inquiétante progression de la récidive est acquise à Pontarlier comme en France, et les écarts ou nuances témoignent des disparités du traitement de la récidive. D'ailleurs le phénomène ne fut qu'épisodiquement une préoccupation de l'opinion publique, la représentation du fléau étant quant à elle très floue. Seul un mouvement plus profond est visible : la mise en balance de deux catégories de délinquants a permis de concilier avancées humanistes et souci d'efficacité.
36Toutes ces perspectives émergent grâce aux sources locales. Les archives judiciaires pontissaliennes aident en effet à mettre en lumière, au-delà des résultats, les soubassements politico-sociaux des lois. D'autant plus qu'il est difficile d'attribuer la baisse conjoncturelle de la récidive à telle ou telle réforme. En effet, le phénomène est d’autant plus difficile à interpréter que le récidiviste est toujours le lépreux, le Caïn, figure emblématique du crime. La croisade, comme le montrent les indicateurs statistiques contre la récidive, réflexe protecteur, est tout sauf un épiphénomène.
Notes de bas de page
1 M. Perrot [dir], L'Impossible Prison : recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle. Seuil, 1980 ; R. Badinter, La Prison républicaine. Fayard, 1992.
2 Il s'agit des lois de relégation du 27 mai 1885, de libération conditionnelle du 14 août 1885 et de sursis du 26 mars 1891.
3 Taux de récidive en augmentation constante dès 1826 ; chiffres détaillés cités in Nos Frères les Récidivistes, P. Cannat, thèse de droit, 1942.
4 Grand Dictionnaire Universel du XIXe siecle, Larousse, 1884, t. XIII, 2, p. 778.
5 J. Reinach, Les Récidivistes, Paris, 1882.
6 P. Cannat, op. cit.
7 D'après L’Histoire de Pontarlier, ouvrage collectif sous la direction de M. Malfroy, Édition Cêtre, 1989.
8 Le Journal de Pontarlier, 35e année, no 7 et les archives municipales de Pontarlier.
9 Bibliothèque municipale de Pontarlier.
10 Rapport de la commission d'enquête parlementaire sur le régime des établissements pénitentiaires, présenté par M le vicomte d'Haussonville, Assemblée Nationale, séance du 18 mars 1873, annexe no 1670.
11 P. Cannat, Op. cit.
12 Archives départementales du Doubs, U 6639.
13 A.D.D., U 6638.
14 Chiffres cités par Donnedieu de Vabres, La Justice pénale aujourd'hui, Paris, 1930. On peut penser qu'il s'agit bien de récidive légale ; dans le cas contraire, il faudrait pratiquement doubler ce chiffre, ce qui est impossible.
15 J.-G. Petit, Ces peines obscures, Fayard, 1990.
16 A.D.D., M 1160.
17 Archives municipales de Pontarlier, 43e année, no 29, 21 juillet 1895.
18 En réalité les effectifs croissent quantitativement et hiérarchiquement, simultanément avec la hausse de la criminalité ; dans l'absolu ils ne sont pas beaucoup plus importants, donc n'ont pas contribué à la hausse de la récidive.
19 Archives municipales de Pontarlier, 33e année, no 21, 22 avril 1885.
20 B. Schnapper, « La Récidive, une obsession créatrice au XIXe siècle », in Voies nouvelles en histoire du droit : la justice, la famille, la répression pénale, XVIe-XXe siècle, Paris, PUF, 1991.
21 A.D.D., U 6639.
22 B. Schnapper, op. cit.
23 P. Cannat, introduction à Nos Frères les Récidivistes, 1942.
24 J. Reinach, Les Récidivistes, Paris, 1882, p. 145.
25 Archives départementales du Doubs, 3JL 1885 ; XXe année, no 64.
26 R. Garofalo, La Criminologie, Paris, 1888.
27 A.D.D., Journal Officiel, XVIIe année, no 114, jeudi 28 mai 1885.
28 Archives municipales de Pontarlier, 46e année, no 20, 17 mai 1885.
29 Archives municipales de Pontarlier, 32e année, no 21,22 mai 1885.
30 Congrès pénitentiaire international de Saint-Petersbourg, Paris, 1890 ; actes III, p. 590.
31 Compte général 1888, A.D.D., in Journal officiel, Chambre des députés, séance du 3 mars 1891, p. 491.
32 A. Stora-Lamarre, « Citoyenneté et déviance en République : la loi de sursis du 26 août 1891 », in B. Garnot [dir], Ordre moral et délinquance de l’Antiquité au XXe siècle, Actes du colloque de Dijon, Ed. universitaire de Dijon, 1994.
33 Ibid.
34 A.D.D., 2 Mi 25/27, 9e année, no 2785, 25 mars 1891.
35 A.D.D., de 19 Y 1 à 19 Y 4.
36 A.D.D., U 6639.
37 E. Couleru, Au pays de l'absinthe : y est-on plus criminel qu'ailleurs, ou moins sain de corps et d'esprit ? un peu de Statistique, S. V.P., Imprimerie montbéliardaise, 1908.
38 La Franche-Comté ; 2e année. no 30, 31 janvier 1888, A.D.D., 2 JL 1888.
39 Revue pénitentiaire, année 1886, no 8, p. 519.
40 A.D.D., M 1160.
41 A.D.D., 19 Y 4.
42 A.D.D., U 6639.
43 A.D.D., U 6639.
44 A.D.D., M 1164.
45 A.D.D., de U 6244 à U 6284.
46 A.D.D., U 6638.
47 Tous les calculs ont été effectués à partir des liasses U 6638 et U 6639.
48 A.D.D., U 6638, 1900.
49 R. Badinter, La Prison républicaine, Paris, Fayard, 1992, pp. 181-182.
50 A.D.D., Μ 1164.
51 A.D.D., U 6639.
52 A.D.D., de U 6244 à U 6284.
53 A.D.D., M 1164, II.
54 Les deux exemples : A.D.D., U 6250 et U 6262.
55 Revue pénitentiaire, no 4, 1887. Archives municipales de Besançon.
56 A.D.D., M 1164.
57 P. Cannat, Nos Frêres les Récidivistes, 1942, p. 162.
58 Relativement aux maxima calculés précédement pour Pontarlier par exemple.
59 Le Courrier de la montagne, 55e année, no 12, 25 mars 1894 et 46e année, no 20, 17 mai 1885. Archives municipales de Pontarlier.
60 Le Journal de Pontarlier, 33e année, no 21, 22 mai 1885. Archives municipales de Pontarlier.
61 Le Petit Comtois, 2 Mi 25/27, 9e année, no 2785, 25 mars 1891. A.D.D..
62 A.D.D., U 6639.
63 A.D.D., de U 6256 à U 6258 et de U 6280 à U 6282.
64 B. Schnapper, op. cit.
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