Le « défouloir » d’une ville de garnison. La prostitution à Besançon (1848-1900)
p. 69-100
Texte intégral
1Au XIXe siècle, Besançon de par sa taille et ses fonctions militaires et industrielles accueille un flot de prostituées. Afin de contrôler cette « horde » de femmes répandant sur son passage le mal vénérien, la ville se lance dans le réglementarisme, mettant en place une prostitution tolérée et légale. Ce régime de tolérance, mis en place par Napoléon III, s’appelle aussi « système français ». La prostitution est un fait social et dans ce monde du XIXe siècle qui engendre tant de délaissés de l’amour, le recours aux prostituées apparaît comme l’unique solution et aboutit à l’idée qu’elles sont utiles et inévitables. À Besançon, la présence militaire aide à ancrer cette idée. La réglementation, conservée aux archives municipales, nous renseigne sur cette prostitution qui exalte l’enfermement des filles dans les maisons closes sous la surveillance des autorités de police et de santé. Le débat prostitutionnel appartient au champ des croisades morales du XIXe siècle. À travers l’histoire de la prostitution, cet article tente d’évaluer au niveau local l’impact de la réglementation sur les conduites prostitutionnelles. Il permet de voir comment et avec quelle intensité se manifestent la surveillance et l’enfermement de la sexualité vénale dans une ville de garnison.
Les femmes de mauvaise vie
L’encadrement administratif
2À Besançon, plusieurs tentatives ont été faites durant la première moitié du siècle pour contrôler l’activité des prostituées. Mais si l’on en juge par les plaintes incessantes que l’administration de la guerre adresse à la commune au sujet du grand nombre de militaires atteints de syphilis, on constate qu’elles n’ont pas abouti. Les autorités concernées (la municipalité, l’armée et le corps médical) vont alors se concerter pour apporter des solutions aux problèmes émanant de la prostitution. On retrouve dans un rapport de la commission sanitaire de Bellevaux de 18471 (hôpital où sont envoyées les filles publiques) le contenu du débat politique local concernant la prostitution. La situation est alarmante à Besançon ; le nombre de filles publiques syphilitiques envoyées à Bellevaux pour y être soignées par rapport à celui des soldats contaminés par le même mal est dérisoire : du 1er janvier 1846 au 1er mai 1847, 532 soldats sont hospitalisés et seulement 38 filles publiques. Le thème du péril vénérien et du risque qu’il fait courir a la population, ainsi que le thème de la dégénérescence de la race qui culmine à la fin du siècle, sont déjà bien présents. La commission sanitaire constate : « que si un tel état de chose existait dans toutes les villes de garnison, il entraînerait des conséquences très graves amenant la dégénération de la partie la plus saine et la plus vigoureuse de la population dont l’armée est principalement composée, sans oublier les ravages que cette cruelle maladie peut exercer sur la santé des classes ouvrières et des indigents ». Les représentants des autorités médicales et militaires sont d’accord pour admettre que l’insuffisance des moyens de surveillance et des mesures administratives sont responsables de la progression du nombre de prostituées clandestines. Or pour les partisans du réglementarisme, ce sont elles qui sont responsables de la multiplication des foyers d’infection en dehors des sphères d’action de la police.
3La municipalité ne va plus se limiter à prononcer des arrêtés ; elle va en 1848, élaborer un « règlement2, pour la police des filles publiques et des maisons de prostitution » destiné avant tout à contrôler leur activité, dans le but de sauvegarder la santé des militaires. Sont ainsi réputées filles publiques, toutes celles qui se livrent de façon notoire à la prostitution. En plus du facteur vénal, c’est bien la publicité et la récidive qui sont prises en considération par la police pour l’inscription des filles sur un registre spécial au commissariat. Celle qui exerce librement devient une « insoumise » et l’administration entend la pourchasser afin de lui faire rejoindre le rang des officielles. Lors de son inscription, volontaire ou non, chaque fille reçoit une carte qu’elle devra garder en permanence avec elle afin de la présenter à tout contrôle de la police. Cette carte « sanitaire » n’est jamais accordée à des filles de moins de 21 ans « bien qu’elles ne soient pas exemptes des mesures sanitaires le cas échéant »3. Dans l’intérêt de la décence et de la tranquillité publique et afin d’améliorer l’efficacité de leur surveillance, les filles sont obligées de loger dans des demeures communes de tolérance. On retrouve ici un des axes du réglementarisme qui est la constitution d’un milieu clos, invisible aux enfants, aux filles et femmes honnêtes. Celles qui ne sont pas en maison de tolérance sont obligées de loger dans des hôtels garnis qui leur sont réservés et connus des services de police afin qu’ils puissent y effectuer des rondes de surveillance. Très vite, l’échec de la réglementation est visible dans les correspondances des autorités civiles et militaires. L’armée est toujours inquiète de l’augmentation du nombre de soldats malades et ne cesse de réclamer une surveillance policière et sanitaire plus stricte.
4Le non-respect du premier règlement et le chaos provoqué par la guerre de 1870 poussent la municipalité à repenser la réglementation. En 1875, le contrôle de la prostitution s’oriente vers l’hyper-réglementarisme4. La première nouveauté de ce règlement est qu’il admet l’existence des filles publiques isolées. Puisque l’administration de l’Empire n’a pas pu empêcher les filles de travailler isolément, celle de la Troisième République va les officialiser tout en limitant l’exercice de leur activité. La procédure de radiation fait aussi son apparition, mais les cas sont rarissimes. On dispose de cinq demandes de radiation de 1875 à 18805 ; après les enquêtes réalisées par la police, toutes sont refusées. Une note du commissaire précise à propos d’une demande que « si la fille veut être radiée, il lui est facile de se fixer ailleurs qu’à Besançon, où si elle se conduit bien, elle ne se verra point inscrite sur les listes de la prostitution ». Comme partout ailleurs, c’est sa « disparition » qui fait qu’une fille est rayée du registre. Autre marque de l’entrée dans l’hyper-réglementarisme, le règlement édicte les conditions pour qu’il y ait flagrant délit ou présomption suffisante de prostitution clandestine6 : par exemple quand une fille se livre au raccrochage (racolage) ou à des actes de débauche dans les lieux publics. Mais les autorités désirent aller plus loin dans le contrôle des conduites sexuelles au sein de la société puisque certaines de ces conduites ne font pas intervenir l’aspect vénal. Voilà pourquoi une fille, que les agents rencontrent dans les rues ou dans les lieux publics avec des hommes différents, peut relever de la mise en carte même si chacun d’eux déclare être son amant ou son protecteur.
5Cette représentation de la prostituée clandestine montre l’anxiété de la bourgeoisie et des élites locales devant un changement des comportements sexuels. En assimilant une sexualité libérée à la prostitution clandestine, le but du réglementarisme est bien « d’exercer un contrôle sur toutes les activités sexuelles extra-conjugales »7.
Les filles et femmes prostituées à Besançon
6Sans les registres d’inscription de la prostitution officielle, il est impossible de dresser un effectif et une description des filles publiques. Seuls quelques chiffres fournis par des rapports de police et de médecins, ainsi que les recensements de la population bisontine permettent de faire l’histoire du monde des prostituées.
7Le tableau no 1 donne les effectifs des filles en maison dans le canton Nord8 :
8Sachant que le nombre de filles en maison est fixé par l’administration, on suppose que les résultats sont au moins valables pour l’année donnée. De 1850 à 1876, leur nombre est relativement stable. La rigueur veut, suite à la mise en place du règlement de 1875, que leur effectif subisse une forte croissance. La police donne comme raison l’augmentation de la prostitution en général et elle avance aussi celle d’une meilleure surveillance qui a abouti à de nombreuses mises en carte9. À partir de 1886, on perçoit le déclin du nombre de filles en maison comme partout en France. Pour connaître l’effectif des autres filles publiques, la tâche est plus difficile. En 186010, on relève 82 filles arrêtées dont 29 étaient en maison au moment de leur arrestation. Il y aurait donc au minimum 53 filles en garnis ; sont absentes celles qui ne contreviennent pas au règlement et celles qui sont soignées à Bellevaux. En 1869, un rapport de police11 mentionne 110 filles inscrites toutes catégories confondues. Quatre ans après l’autorisation de la prostitution isolée, les filles en carte sont 79 et en septembre 1880 elles sont 129. Les raisons de cette augmentation sont les mêmes que pour celles des filles en maison. Par contre on ne sait rien sur le nombre de filles venues durant l’année, ni la fréquence de leur arrivée et de leur départ. Les effectifs de la prostitution clandestine sont inconnus, le seul chiffre officiel est donné par la police en 186912 : elles seraient environ une centaine.
9La répartition par âge des filles qui composent les « tolérances » de la rue Sachot est réalisée grâce aux indications données par les recensements de la population. Les pourcentages fournis par le tableau no 2 ne sont pas des moyennes annuelles : les résultats peuvent donc varier au cours d’une même année. La rue Sachot, devenue rue du Séchai en 1946, est le lieu par excellence de la prostitution close.
10Excepté les années 1856 et 1891, les filles âgées de moins de 26 ans sont aussi nombreuses que celles âgées de 26 à 34 ans. Par contre la proportion de femmes de plus de 35 ans ne cesse de s’accroître : de 7 % en 1856 à 11 % en 1876. Pour les années 1886, 1891 et 1896 leurs pourcentages varient entre 13,5 et 15,5 %.
11Durant la moitié du siècle, il semble que la moyenne d’âge des filles en maison s’élève (tableau no 3). Ce qui n’apparaît pas dans ces statistiques, c’est l’absence de filles de moins de 21 ans. On en dénombre deux pour l’année 1876. On peut donc penser qu’est respectée l’interdiction de prendre des filles mineures comme pensionnaires.
12Il arrive que certains recensements et rapports de police donnent le lieu d’origine des filles publiques. À partir de ces échantillons, on constate que les filles nées en Franche-Comté sont majoritaires : l’importance de la ville leur permet d’y exercer tout en restant dans l’anonymat. Sinon ce sont les régions limitrophes qui alimentent le plus le marché prostitutionnel : c'est-à-dire l’Alsace et la Lorraine (même après la cession des deux régions à la Prusse en 1871), la Bourgogne et la région Rhône-Alpes.
13Il y a aussi des filles de nationalité étrangère. En 1856, elles représentent 15 % de la prostitution close, 37 % en 1886 ; ce sont les changements de nationalité dans les provinces perdues qui expliquent ce taux élevé. En 1891, elles sont 27,5 %. Pour ces femmes, c’est la proximité des frontières qui prime puisqu’elles sont suisses, allemandes et belges. Dernière indication fournie par les recensements : elles sont célibataires et sans enfant.
La vie des filles
14La différence capitale entre le premier et le second règlement est le concept d’enfermement de la prostituée dans les maisons. Celui de 1848 oblige la clôture du lieu14 mais les pensionnaires ont le droit de sortir à des heures réglementaires15. En 1875 la clôture de la maison est toujours en vigueur, mais celle des filles aussi16. Qu’en est-il en réalité ?
15De 1848 à 1875, les filles en maison au même titre que celles en garnis ne peuvent sortir de 19 heures à 5 heures du matin, mais elles passent outre et elles envahissent la rue au environ de 20 heures entamant un incessant va-et-vient le long du trottoir aux abords de leurs maisons de tolérance. C’est toute la rue Sachot qui se farde de ces femmes ; après minuit, elles se font plus rares comme l’atteste le peu d’arrestations passé cette heure.
16Si peu de filles traversent le pont Battant pour se rendre au centre ville, elles préfèrent roder autour des établissements militaires tels que le fort Griffon ou au pied de la citadelle. Elles vont aussi dans les quartiers en périphérie de la ville (Mouillère, Tarragnoz, Saint-Claude...). À l’examen de ces lieux, on se rend compte que les filles en maison ne se destinent pas à une clientèle bourgeoise. Quand elles se font arrêter en compagnie d’un ou plusieurs hommes, il s’agit de militaires. Les autres endroits qu’elles fréquentent sont les cabarets, les cafés et les bals du canton Nord. La fille en maison jouit d’une certaine liberté de mouvement. Mais après 1875, avec les feuilles d’audience du tribunal de simple police17, on constate que peu d’entre elles sont traduites devant celui-ci. Certes, des feuilles manquent, mais sur 460 condamnations de 1876 à 1880, quatre condamnations seulement sont prononcées à l’encontre des filles de la rue Sachot. Cette faible proportion se retrouve dans les rapports de police de la fin du siècle confirmant la persistance de l’enfermement. Par exemple en 189518, sur 186 arrestations relevées, cinq concernent les filles en maison. L’interdiction « de circuler dans la rue à quelques heures que ce soit sans être accompagnée du maître, de la maîtresse ou de la domestique de l’établissement et sans permis du commissaire »19 a donc été respectée.
17Les contraventions dressées par les agents nous renseignent sur l’intérieur des maisons de tolérance. Dans la soirée, les agents effectuent une ronde dans les maisons, ils verbalisent les femmes ivres, celles qui font du « tapage » le plus souvent avec des soldats. Ils font aussi le décompte des filles pour punir celles qui « découchent ». Parfois l’agent arrive au moment où des filles se bagarrent entre elles ou avec le ou la tenancière. M. L., tenant une maison rue Sachot, est verbalisé pour « coup et blessures sur des filles publiques dans son domicile ». C’est avec les militaires que les relations sont les plus conflictuelles, ils battent les filles, les blessent avec leur sabre... Quand Μ. B.20 refuse d’ouvrir sa porte à des soldats, ils ramassent des pierres et enfoncent le guichet. L’époux de la tenancière de la maison voisine les prient de partir « mais ils l’ont insulté, attrapé et traîné d’une rue à l’autre ». Ils peuvent aussi effectuer ce qu’on appelle des « descentes ». Un soir de novembre 188921, vers 21 heures, 25 à 30 artilleurs du 10e bataillon de forteresse se sont introduits dans les maisons no 15, 17 et 21 de la rue Sachot où ils ont brisé tous les carreaux, éteint tous les becs de gaz et enlevé la porte grillagée au no 21, « ils ont également menacé de tout casser et de les faire sauter avec de la poudre ». À l’arrivée des agents ils avaient déjà tous pris la fuite.
18Les filles isolées sont censées partir à la recherche du client à travers la ville. Parmi leurs itinéraires, le canton Nord est toujours le lieu le plus fréquenté, mais elles vont aussi au centre ville et dans les promenades publiques. Comme les filles en maison, leur clientèle est composée majoritairement de militaires et elles fréquentent les mêmes endroits qu’eux, à savoir les lieux de divertissement : les bals publics, les fêtes de quartier, les foires... malgré les interdictions. Pendant le travail, l’ivresse est une fidèle compagne. Bagarres, disputes et tapages injurieux font partie de leur vie quotidienne entre elles, avec les militaires ou avec les représentants de la police. Contrairement aux filles en maison, les isolées ne connaissent pas de cloisonnement à l’intérieur du canton Nord. Peu à peu, elles investissent le centre ville, répondant probablement à la demande d’une clientèle qui s’entasse dans les cafés et cabarets en pleine expansion au cœur de la ville à la fin du Second Empire.
19Enfin, dernière catégorie de filles, celle des clandestines. N’étant pas inscrites sur les registres, elles effraient les autorités civiles et militaires car elles échappent au contrôle sanitaire. En 1869, la police avance le chiffre de 100 clandestines pour 110 filles inscrites ; même si ce chiffre est exagéré, il ne peut cacher un phénomène réel revenant sans cesse dans la correspondance des autorités. En 1847, le rapport de la commission sanitaire de Bellevaux22 décrit une partie de l’activité de ces femmes, qui le soir venu encombrent les abords des casernes et qu’on ne sait souvent où retrouver le lendemain. D’autres, pour agrémenter leurs finances, s’offrent à leur sortie de travail aux militaires dans des bosquets avoisinants. Leur clientèle est aussi militaire, sans doute plus docile à cause de leur clandestinité et de la peur d’être dénoncé ; c’est avec elles que les soldats commettent le plus d’abus. Ainsi, un agent de police note dans un rapport23 avoir découvert deux prostituées clandestines de dix-neuf et vingt ans dans les écuries du 13e régiment d’artillerie avec environ 50 militaires24.
La clientèle
20Besançon a toujours eu une fonction militaire et celle-ci ne cesse de s’accroître au XIXe siècle. Il en résulte une certaine animation dans les rues où les hommes de la garnison se comptent par milliers (tableau no 4). Les Bisontins ont un faible pour les soldats25, les revues du 14 juillet et les revues militaires ; mais il y a de pénibles affaires comme celle du 1er novembre 1895 lorsqu’un brigadier tombe, victime d’une bagarre entre artilleurs et souteneurs de filles publiques. L’immigration fait également augmenter la demande prostitutionnelle. En 1867, certains ouvriers horlogers suisses (Suisse Romande) créent une association26 déplorant que leurs compatriotes aient longtemps négligé « leurs mœurs honnêtes et pures et qu’ils soient devenus semblables à des enfants perdus au milieu d’une grande cité ».
21D’une manière générale, les chiffres d’ensemble accusent une proportion plus élevée de célibataires du sexe masculin. Cette prédominance, en moyenne représentée par un excédent de 2 %, est accentuée en raison de la garnison et de l’immigration tant intérieure qu’extérieure. Ainsi en 1886, on a 34,5 % d’hommes célibataires pour 27 % de filles célibataires. La prostitution qui existe à Besançon répond à la demande de ces hommes.
Les lieux de débauche
La réglementation des lieux de prostitution de 1848 à 1900
22Les partisans du réglementarisme ne se limitent pas à la surveillance des femmes qui se prostituent, ils entendent aussi contrôler « leurs lieux de travail ». Pour eux, l’idéal serait la généralisation de la maison de tolérance. L’enfermement de la sexualité vénale se justifie par la nécessité de préserver la décence et la tranquillité publique. Les règlements de 1848 et 1875 obligent les tenanciers à fermer la porte principale de leur maison après l’entrée ou la sortie d’un client tandis que celles de derrière sont interdites. À l’intérieur des maisons, la vente d’alcool et de boissons est prohibée de même qu’une consommation gratuite. La personne désireuse d’obtenir l’autorisation d’ouvrir une maison de tolérance doit en faire la demande par écrit à la mairie. Cette dernière transmet les dossiers à la police afin qu’elle effectue une enquête sur la moralité et la solvabilité des individus. Sous la Troisième République, la procédure s’alourdit. Les enquêtes démontrent que l’administration veille à ce que les établissements de prostitution soient le mieux tenus possible afin de les rendre respectables aux yeux du public. Que l’homme ou la femme aient été condamnés antérieurement par la justice importe peu, à condition qu’il n’y ait pas eu récidive. Ce que l’administration exige des tenanciers, c’est de la vigueur, de la force physique pour diriger convenablement ce genre d’établissement. Jusqu’en 1870, la municipalité accorde les demandes au chef de famille ; sur huit demandes connues, trois sont accordées à des femmes. Après cette date, les autorisations ne sont délivrées qu’à des femmes dont les maris se portent garants et responsables. Dans une lettre31, le commissaire fait savoir « qu’il n’est pas convenable qu’un homme soit autorisé à faire pareil commerce ».
23Lors de leur entrée en fonction, ces hommes et ces femmes sont en général d’âge mûr entre 30 et 50 ans. Avant de tenir une maison de tolérance les hommes étaient employés de chemin de fer, ouvriers, cordonniers, peintres en bâtiment ou bien cafetiers, musiciens. Quant aux femmes, elles étaient lingères, journalières, couturières, épicières ; d’autres étaient filles publiques ou déjà tenancières de maison. Parmi toutes ces personnes, les Bisontins d’origine ne sont pas les plus représentatifs. Elles viennent du Haut-Rhin, de la Moselle, du Nord, de la Haute-Saône, des Vosges ou de Suisse.
Les maisons de tolérance
24Pour le passant, seuls les volets clos indiquent la nature de l’établissement, lanternes et gros numéros sont interdits32. En théorie, il n’existe pas de quartier réservé, mais le règlement de 1875 édicte une liste33 de lieux où les maisons ne peuvent pas s’installer : aux alentours des lieux publics, des écoles, des édifices religieux... En réalité on assiste à une concentration des maisons dans le canton Nord plus particulièrement dans la rue Sachot. Autre permanence, la maison du 3 rue petit Charmont. Certaines, présentes au milieu du siècle, n’apparaissent plus sous la Troisième République : c’est le cas des maisons rue d’Arènes no 54 et rue Sainte-Anne. La maison de la rue du Porteau no 2 disparaît à la fin du XIXe ; le recensement de 189634 n’indique qu’une seule fille. De 1876 à 1880 on constate une augmentation du nombre de maisons dans le canton Nord, notamment dans la rue Sachot (voir tableau no 5). Sans doute faut-il y voir la volonté de l’administration de lutter contre la débauche publique. Mais durant la seconde moitié du siècle cette augmentation s’accompagne d’une diminution des effectifs des pensionnaires. En 1851 il y avait en moyenne 10 filles par maison, 8 filles en 1876 et 7 en 1896.
25Quel genre de maisons y a-t-il à Besançon ? Il existe deux catégories de maison : celles qui sont bien tenues et celles qui ne le sont pas. Que signifie l’expression « bien tenue » ? D’abord, il faut que les filles soient bien logées et bien nourries, qu’elles soient propres et qu’elles possèdent des vêtements. Ensuite, que les mesures sanitaires et d’hygiène soient respectées, et enfin, que la tenancière fasse régner l’ordre et appliquer le règlement à l’intérieur de sa maison. Regardons la description35 d’une maison de seconde catégorie : « elle est mal tenue sous tous rapports, les filles sont mal nourries... Quant à la femme R. elle est incapable de diriger sa maison car toutes les femmes sont libres chez elles, son mari la bat et elle se laisse gouverner par ses femmes ». La clientèle permet également de distinguer la catégorie d’une maison, comme celle de la rue Sainte-Anne, au centre ville, avec sa clientèle bourgeoise et où, parmi les militaires, seuls les officiers sont autorisés. On ne sait pas grand chose sur ces maisons. Discrètes, préservant l’intégrité et l’intimité de leurs clients, entretenant de bons rapports avec l’administration, elles font peu parler d’elles.
26Ces maisons ne sont pas seulement des lieux pour satisfaire la sexualité masculine, elles sont aussi des lieux de détente ; les hommes s’y rendent en bande et l’alcool n’est pas absent des soirées. Les exemples abondent dans les rapports de police : on relève trois manœuvres, un chauffeur et un horloger qui finissent la nuit au poste pour tapage dans une maison, tandis qu’un agent de police termine sa soirée rue Sachot après avoir été danser à La Butte. Dans les dernières décennies du siècle, on commence à percevoir une modification de la demande sexuelle qui se traduit par une augmentation des filles isolées et des clandestines. Les militaires et les civils vont peu à peu s’adresser à elles. Le recours à cette forme de prostitution est facilité après 1890 par la libéralisation des débits de boissons.
27Examinons à présent les lieux où exercent les filles isolées et les clandestines.
Localisation de la prostitution isolée et clandestine
28Au milieu du siècle, les filles habitent principalement dans le canton Nord. Après 1870, cette localisation n’a pas évolué, elles restent concentrées dans ces garnis et ceux de la banlieue de Besançon (Bregille, Saint-Ferjeux, La Butte). À la fin du siècle (1897-1900), elles sont plus nombreuses qu’avant à loger au centre ville, la diversité des adresses portées sur les rapports de police36 le prouve. Les garnis sont de véritables habitations communes pour les personnes qui n’ont pas de demeure particulière. Leur intérieur est partiellement décrit en 185637 par des agents enquêtant sur un vol, ils perquisitionnent chez deux filles publiques et n’ont rien trouvé si ce n’est l’apparence de la plus extrême indigence. Un arrêté du Maire de 189338 relatif à ces logements précise que « la plupart des garnis exploités à Besançon se trouvent dans un état de repoussante et de dangereuse malpropreté ». On ne connaît pas le montant des loyers perçus ni les personnes qui tiennent les garnis. Certains particuliers préfèrent investir dans l’aménagement de chambre ou de logement et les louer à des filles en carte avec une autorisation de l’administration.
29Dans la quête du client, la fille isolée fréquente les mêmes endroits que les clandestines malgré l’interdiction faite aux débitants de boissons ou de comestibles, aux logeurs en garnis en général et à toute autre personne de recevoir sciemment des filles publiques. Mais sous le Second Empire, le niveau de vie de la population bisontine s’est amélioré, en ville on s’amuse dans les cafés et les cabarets, de même qu’en banlieue, bals et guinguettes prennent un essor considérable. Les filles publiques et les clandestines se sont adaptées à ces changements. À l’inverse des maisons de tolérance où les pensionnaires attendent les clients en peignoir dans le salon, dans ces lieux, les filles publiques et clandestines vont au-devant du client qui recherche la séduction. Le règlement de 1875 confirme cette multiplication de lieux : hôteliers, cafetiers, débitants de boisson ou entrepreneurs de bals publics ne peuvent les recevoir, ni les faire travailler comme domestiques ou demoiselles de comptoirs. Ces interdictions prouvent que la pratique d’une prostitution déguisée est courante.
30Au même titre que celles qui sont en carte, la clandestine loge en garni ou chez des particuliers qui ont aménagé une chambre ou un petit appartement afin de gagner de l’argent facilement. Un cordonnier39 de la rue du Vignier est verbalisé en tant que logeur clandestin et il cumule les infractions en donnant à boire et à manger aux filles et à leurs clients. On a ici la description de la maison de passe dans laquelle les prostituées trouvent refuge et entrent en contact avec les clients. Le développement de ces conduites prostitutionnelles s’accompagne d’un « proxénétisme de cabaret »40. Les patrons peuvent tenir dans la dépendance les filles clandestines, en les menaçant de les dénoncer à la police, la location d’une chambre étant une forme de proxénétisme. Pour les filles publiques la dépendance est moins forte, les souteneurs veillent sur elles. Si cet homme vit au dépend de sa « marmite », il la protège des clients violents, mais surtout la prévient quand la police arrive afin qu’elle puisse prendre la fuite avant d’être verbalisée et conduite au poste de police.
La surveillance policière et sanitaire de la prostitution
31Au nom de la morale publique, la volonté de tous ceux qui sont favorables à une réglementation est de contrôler cette activité et les lieux qu’elle abrite en la limitant par toute une série d’interdictions. Les règlements de police des filles publiques de 1848 et 1875 détaillent pour Besançon toutes ces interdictions, tandis que les rapports et courriers des différentes administrations concernées41 indiquent les moyens mis en œuvre pour les faire respecter. L’autre finalité de la réglementation est la surveillance sanitaire. Dans une ville comme Besançon où les hommes célibataires sont nombreux en raison de la présence de la garnison et d’une industrie faisant appel à des immigrés, le contrôle médical des femmes publiques ne va cesser de s’amplifier et de se perfectionner. Alors que dans toutes les grandes agglomérations l’objectif sanitaire durant la seconde moitié du siècle prend le pas sur les préoccupations morales, qu’en est-il à Besançon ?
La surveillance policière
32La prostitution ne constitue pas un délit quand elle n’entraîne pas l’outrage et l’attentat aux bonnes mœurs, interdits par l’article 334 du code pénal. Pourtant les réglementaristes y voient « une affaire de voirie qui se rattache au maintien de l’ordre et de la décence dans la rue et les lieux publics »42. Vu la loi des 19 et 21 juillet 179143 qui autorise les maires à ordonner les précautions et les mesures nécessaires à la santé, à la tranquillité et à la sûreté des habitants, l’administration municipale est de ce fait amenée à exercer une surveillance des filles publiques. La réglementation permet à la police de dresser des procès verbaux à toutes celles qui contreviennent aux interdictions. Examinons d’abord celles qui pèsent sur les filles en 1848 et en 1875.
33En théorie aucune fille n’a le droit de se prostituer sans être inscrite sur le registre de police. Une fois entrées dans le monde de la prostitution légale, elles doivent respecter un grand nombre d’interdictions limitant leur liberté de mouvement. Pour se loger, elles sont obligées d’aller dans des demeures communes, soit en maison de tolérance, soit en garnis qui leur sont destinés. C’est au client de venir chez elles, elles n’ont pas le droit de parler avec les passants ni de les attirer chez elles. Leur tenue vestimentaire doit être décente afin de ne pas offenser le regard des passants. Leur déplacement à l’intérieur de la ville est également réglementé, on a vu qu’elles ont des horaires pour y circuler. Défense leur est faite de « rôder » autour des sites militaires et de s’y introduire. Leur présence dans les cabarets, cafés, restaurants, hôtels et garnis en général est également interdite. Il faut ajouter à cette liste les champs de foire, les promenades publiques. Quand elles sont dans la rue, elles ne peuvent y stationner soit seules soit en groupe soit avec des hommes. Le manquement à une visite médicale constitue un délit et les femmes fautives encourent des peines progressives ; elles s’exposent à des amendes puis à des peines de prison. Le but de la réglementation est de limiter les désordres qu’engendre la prostitution en tentant de discipliner les filles publiques.
34La domestication de leur conduite se renforce dans le règlement de 1875. Les filles en maison au même titre que leur tenancier sont verbalisées en cas de non-respect du règlement : lorsqu’elles paraissent aux fenêtres, stationnent à l’entrée de la maison ou circulent devant celle-ci. Leur déplacement en ville est interdit à quelque heure que ce soit. Quand elles changent de maison, elles doivent faire une déclaration préalable au bureau de police central, et si elles veulent passer dans la catégorie des isolées, l’accord n’est donné qu’après constatation de leur état sanitaire. Pour obliger les filles à rester sous la dépendance de l’autorité policière, les responsables municipaux les placent sous la responsabilité de leur maître de maison. L’emprise de ces derniers sur elles se trouve renforcée : d’une manière générale, on peut dire que cette catégorie de filles est contrainte au respect du règlement. Les filles isolées sont aussi soumises à de nombreuses interdictions. La police doit connaître en permanence leur adresse, et tout changement de domicile doit être déclaré à la police. La hantise des autorités est de perdre la trace d’une fille qui retournerait ainsi gonfler la catégorie des insoumises. De même, une fille inscrite, munie de sa carte, mais qui n’a pas de domicile fixe, est considérée comme en état de vagabondage et mise à la disposition de l’autorité judiciaire. Dans certains cas, le commissaire central peut défendre aux filles publiques de demeurer dans certains quartiers ou certaines maisons. Cette mesure vise à satisfaire les plaintes d’habitants gênés par la présence de ces femmes. Comme en 1848 toutes les interdictions limitant ou voulant limiter les manifestations de l’activité prostitutionnelle sur la voie publique sont reprises : il s’agit de l’interdiction de stationner, d’arrêter les passants, de se faire remarquer par les vêtements et de circuler simplement en cheveux. Elles ne peuvent s’arrêter dans les allées, passages et lieux obscurs. Comme leurs collègues qui sont en maison, elles n’occupent au théâtre que les secondes places ou loges grillagées. Les lieux publics et militaires leurs sont toujours interdits. Pour celles qui veulent changer de catégorie, c'est-à-dire entrer en maison, il leur suffit de faire la déclaration le jour même au bureau de police. Par ces mesures, l’autorité municipale entend assurer le maintien de la sûreté et du bon ordre dans les lieux publics.
35Si les services de police sont chargés de la surveillance et de la répression de la prostitution, l’armée propose volontiers son aide44. Elle accepte ponctuellement de mettre des soldats à la disposition des agents de police pour leur prêter main forte. La police ne voit pas toujours d’un bon œil ces propositions et préfère demander à la municipalité45 d’exclure des promenades et voies publiques les militaires quand ils sont avec une prostituée, car les patrouilles se voient de loin et les militaires répugnent à arrêter leurs confrères. À partir de la Troisième République, le commissaire central est favorable à ce que la police des mœurs effectue des patrouilles devant les casernes, le long des remparts, dans le hameau de Bregille et les sentiers qui y aboutissent. L’aide militaire est envisagée uniquement « pour organiser un planton de sous-officiers ou caporaux dépourvus d’insignes extérieurs en collaboration avec les agents des mœurs »46. Dans les faits, cette surveillance se traduit par la répression, les agents de police sont chargés de verbaliser et d’amener au violon les filles qui contreviennent au règlement. Vu l’étendue des interdictions, elles peuvent à tout moment se faire arrêter dans la rue. La ville de Besançon a dû faire face aux filles nées en dehors de la cité et attirées par les conditions que leur offre un tel centre urbain. En 1851, le Conseil municipal47 s’alarme de voir leur nombre augmenter considérablement malgré toutes les précautions et toutes les mesures que le maire a fait prendre pour éloigner de la ville et de ses abords les filles publiques qui viennent des autres villes. Le Conseil48 refait le même constat durant la guerre de 1870. En examinant les rapports de commissaires de police49 sur plusieurs années, on constate qu’en dépit des arrêtés municipaux d’expulsion pris à leur égard, elles restent quand même en ville, ou reviennent après s’être fait raccompagner par la gendarmerie dans leur commune d’origine. On retrouve dans ces rapports Mlle Augustine M., fille publique, étrangère à la ville, expulsée en septembre 185650 ; elle l’est de nouveau en octobre et en décembre de la même année pour son inconduite et le trouble qu’elle cause dans plusieurs ménages. Quand l’administration décide d’expulser une fille, c’est le plus souvent en raison de sa mauvaise conduite ou parce qu’elle n’a pas de domicile. Ces mêmes rapports des commissaires donnent le motif des contraventions mises aux filles. On y trouve mentionnés le racolage sur la voie publique, le stationnement aux portes des maisons ou dans la rue, la circulation tardive ou dans les promenades publiques. Le manquement à la visite sanitaire, fréquent au milieu du siècle, n’apparaît que ponctuellement dans les années 1890. En 1856, il représente 5,5 % du nombre total d’arrestations et en 1896, il tombe à 0,45 %. Si pour les filles en maison, il semble que la répression ait porté ses fruits, en ce qui concerne les isolées, la surveillance n’a en aucun cas modifié leur comportement. Durant la période étudiée, on les retrouve à toute heure du jour et de la nuit dans les rues, les cafés, les cabarets, à la recherche du client.
36La présence de ces femmes dans la rue et les lieux publics prouve que le projet réglementariste est un échec à Besançon, comme partout ailleurs. Il a donné à la police des moyens de réprimer, de punir les filles, mais cette répression n’a pas abouti. Au contraire, elles n’ont pas cessé d’investir la ville et sa banlieue. Le service de police est parfois soumis aux critiques de tous ceux qui sont exaspérés par la présence envahissante de ces femmes. Les habitants et propriétaires des rues Richebourg et Grand-Charmont écrivent au maire51 pour se plaindre de voir « ces femmes qui ne sont pas surveillées, et faisant publiquement le métier de raccrocheuse » ; autre critique relevée, la police laisserait plusieurs filles loger dans la même maison. Pour le maire, « si les faits énoncés dans cette pétition sont vrais, il faut reconnaître que la police des mœurs se fait d’une manière détestable, ce que je suis très porté à admettre, depuis le mois de janvier, ce service a reçu une fâcheuse direction »52. Selon l’autorité municipale, l’échec du réglementarisme ne serait pas dû à sa non-adaptation à la réalité prostitutionnelle, mais à l’inefficacité des services de police. Ces derniers ne manquent pas de se défendre. D’après le commissaire, le nombre de condamnations du tribunal de simple police de janvier à juillet 1878 s’élève à 140 contre les filles soumises isolées ; donc la police des mœurs exerce une répression active sur elles. Suite à cela, la lutte contre la prostitution va être réactivée : en 1879, la police dresse 252 contraventions contre les filles isolées, en septembre 1880, on est déjà à 255. Intéressons nous maintenant aux clandestines53.
37La clandestine ou l’insoumise est la véritable plaie des autorités civiles et militaires. Elle exerce son funeste métier sans être connue des services de police, elle s’affranchit du règlement et échappe au contrôle médical. Tous s’accordent pour lui attribuer la plus grande part de l’extension de la maladie. Elle est au cœur des discussions du débat prostitutionnel. Le rapport de la commission sanitaire de Bellevaux54 préconise que la police ramène systématiquement au dépôt de police toutes les filles suspectes. En 1866, suite à la plainte du chef de corps55 suite à l’augmentation du mal vénérien dans les différents régiments, la police décide de soumettre à la visite les suspectes de la rue Saint-Paul, c'est-à-dire les filles qui ne sont pas aidées par leurs parents ou dont la conduite n’a pas été jugée bonne par des personnes dignes de foi. À partir de la Troisième République, la police56 s’indigne de voir les filles de la rue Sachot accusées à tort par les militaires de transmettre les maladies vénériennes, car les soldats fréquentent les clandestines autant que les filles inscrites. La population participe aussi à la surveillance ; les plaintes et dénonciations envoyées à la mairie ou au bureau de police démontrent que la population approuve la réglementation de la prostitution, et aucun document ne vient attester le contraire. Mais la dénonciation d’une fille ne suffit pas à la faire inscrire sur les registres de prostitution, et on ne trouve pas de tels exemples dans les archives. En fait, la police effectue des enquêtes pour savoir si oui ou non il faut faire surveiller une fille et les lieux qu’elle fréquente.
38La surveillance des prostituées, publiques ou non, passe par une connaissance des lieux où elles sont susceptibles de se trouver. La nature de ceux-ci varie en fonction de la catégorie des filles. La présence des filles dans les garnis et leur activité qu’elles prolongent jusqu’au pas de leur porte sont souvent sujettes à des plaintes de la part des habitants de ces mêmes quartiers. Souvent pour la police ces plaintes ne sont pas recevables. Même si elle effectue des rondes de surveillance, elle ne peut pas empêcher des propriétaires de recevoir des filles comme locataires du moment que l’administration a donné son autorisation. De plus, ce n’est que dans les rues du canton Nord qu’elles peuvent trouver à se loger. Parallèlement à ce discours de la police, les plaintes continuent d’affluer sur le bureau du maire. La pétition des habitants des rues Charmont et Richebourg est examinée à la séance du conseil municipal du 30 mai 188157. Ces rues sont, pendant la soirée, le lieu de rassemblement des filles publiques et de leurs souteneurs et rendent l’accès du quartier dangereux pour la sécurité des habitants. Le maire appelle la police à une vigilance particulière sur deux catégories d’individus, les proxénètes et les prostituées : « c’est parmi eux que se recrutent trop souvent les malfaiteurs et leurs complices ». Il propose dans un premier temps de les faire contrôler par la police, si la situation irrégulière de ces individus est reconnue par défaut de papier. Dans ce cas, ils sont considérés comme vagabonds, ce qui est un délit. La municipalité veut débarrasser les rues et les places publiques58. La création en 1882 de nouveaux postes d’agents permet d’établir un cinquième poste de police aux environs des rues Sachot et Richebourg. Quatre ans plus tard, une partie des habitants de ces mêmes quartiers renouvelle sa plainte59. Pour la population, il faut accroître la répression à l’égard des filles soumises et les assigner dans des demeures spéciales situées à l’extrémité de la rue près du rempart. Le Maire fait ensuite savoir qu’il prendra un arrêté donnant satisfaction aux pétitionnaires.
39Excepté celles de la rue Sainte-Anne et du Porteau, le regroupement des autres maisons dans la rue Sachot facilite la surveillance. Jusqu’en 1882, ce sont les agents du poste de la Madeleine qui effectuent les rondes dans la rue Sachot. Ils veillent à ce que la réglementation concernant les maisons soit appliquée. Les sanctions prises à l’encontre du tenancier diffèrent selon le degré de la faute, vont de la simple réprimande pour une porte laissée ouverte sur les quais, à une amende avec ou sans emprisonnement pour avoir laissé sortir des filles pendant la nuit avec des clients60. Quand les agents entrent dans les maisons, l’accueil est loin d’être toujours courtois. Même s’ils sont au service de l’administration, les tenanciers n’apprécient pas forcément la venue de la police. À l’intérieur des établissements, la police punit autant les filles que les maîtres de maison. La pire sanction pour une maison de tolérance est sa fermeture provisoire ou définitive. On retrouve dans les archives, le cas de Mme Anne C., tenancière de la maison de tolérance au no 3 rue du Petit Charmont. Elle a caché une fille atteinte de maladie vénérienne et s’est vue dénoncée par un sous-officier de la garnison. Une fois arrêtée la fille n’a pas nié avoir travaillé alors que son état s’était aggravé. Le Maire prononce l’arrêté de fermeture et détermine le montant de l’amende. La femme Anne C. se voit infliger une amende de 100 F et son établissement une fermeture de cent jours de son établissement. Plus qu’une sanction, la fermeture est préconisée comme moyen extrême pour remédier à une situation sanitaire désastreuse. Le maire en certaines occasions peut exiger la fermeture des maisons au moment d’une fête importante ; c’est le cas à partir de 1892 le jour de la Sainte-Barbe qui tombe en décembre. La rue Sachot est consignée à la troupe dès 19 heures ; cette mesure a été prise à la suite de faits graves survenus dans cette rue. En 1895, la police constate que, depuis cet arrêté, elle n’a rien eu à signaler ce jour-là61.
40Les pensionnaires n’étant plus dans la rue, la surveillance des maisons de tolérance dès les premières années de la Troisième République se limite à des rondes afin d’assurer que le bon ordre y règne. La police s’efforce de rechercher celles qui accueillent des filles publiques ou clandestines sans autorisation. Avec la réglementation de 1848, aucune fille publique n’a le droit de loger ailleurs que dans des maisons autorisées à les recevoir. En parallèle, défense est faite aux locataires et propriétaires de loger des femmes et filles se livrant à la prostitution. Dans ce cas, ils sont considérés comme des logeurs clandestins. Cette interdiction est rarement respectée, surtout dans le canton Nord. Pour la police il faut avant tout faire cesser la crainte de nuire aux intérêts des propriétaires et loueurs de chambres en garni devant l’intérêt général des mœurs publiques62. I1 arrive que l’administration reste impuissante. Ainsi, des habitants de la rue du Chateur, dans un courrier anonyme envoyé à la police63, se plaignent que la maison louée par Madame C. soit une véritable maison de prostitution : au premier étage, elle comporte trois chambres garnies dont une est habitée par deux jeunes filles qui interpellent les passants par la fenêtre et amènent des jeunes gens chez elles. Or, cette femme après enquête de police semble être protégée. Le commissaire se borne à l’envoi d’une lettre au sénateur-maire64, dans le but « de dégager la responsabilité de la police et du service des mœurs ».
41La surveillance des prostituées clandestines ne se limite pas à la connaissance de leur domicile. Pour éviter la propagation du mal vénérien, la mairie demande à la police d’effectuer une surveillance active à la sortie des ateliers des cartouchières, considérés comme des véritables foyers d’infection65. Pour la police, les rondes effectuées ne sont pas suffisantes, il faut demander à l’armée de faire interdire aux militaires de se porter à la rencontre des filles qui sortent des ateliers. Des patrouilles sont aussi effectuées devant les casernes, le long des remparts, à Bregille et ses alentours. Cette répression a des résultats : l’armée reconnaît que « la décroissance marquée dans le nombre des maladies contagieuses en 1876 est due à la vigilance de l’administration municipale »66. Elle demande aussi que cette vigilance ne soit pas relâchée dans les quartiers d’Arènes, Battant et autres lieux où s’exerce la prostitution clandestine, c’est-à-dire les terrains extérieurs à la fortification. Une surveillance s’effectue aussi dans les cabarets, cafés et débits de boisson en général. On y trouve les prostituées clandestines et les filles soumises, toutes catégories confondues, jusqu’à la fin du second Empire. L’administration municipale se plaint auprès des services de police de plusieurs cabaretiers de Besançon et de la banlieue chez qui des actes d’immoralité se commettent, engendrant « de scandaleux désordres »67. Les militaires de la garnison les fréquentent et s’y livrent à des excès fâcheux. Il importe dans l’intérêt de la morale et de la santé de ces militaires de faire cesser un tel état de choses. Après l’enquête, la police établit une liste des principaux cafetiers et restaurateurs qui sont : M. L., cafetier aux Chaprais route de Baume ; M. C., cabaretier à la Mouillère ; M. L., à la Viotte ; M. G., cabaretier à Châteaufarine et Μ. M., cabaretier à la Croix d’Arènes. Ces lieux ne font pas qu’accueillir les prostituées. Certains sont dotés de cabinets noirs et il n’est pas rare que les agents y surprennent une fille « avec un militaire ou un bourgeois ».
42De 1848 à 1900, les moyens mis en œuvre pour faire appliquer les règlements se traduisent par la surveillance policière des filles prostituées et des lieux qu’elles fréquentent. L’enfermement des filles voulu par les autorités n’a abouti à Besançon que pour les filles en maison, bien que le déclin de leurs fréquentations commence avec notamment la diminution du nombre de pensionnaires. La prostitution populaire a dû s’adapter aux changements urbains et à l’amélioration des conditions de vie dans la ville. La sexualité vénale s’accompagne des conduites de séduction, les filles publiques ou clandestines se retrouvant dans les cafés, cabarets, bals et promenades publiques. La réglementation n’aboutit pas à l’enfermement des filles, mais elle donne à la police les moyens de faire peser sur elles une vive répression en raison des interdictions édictées.
La surveillance sanitaire de 1848 à 1900
43Pour faire face à la propagation de la syphilis, l’administration met en place un service sanitaire qui oblige les filles inscrites à se soumettre régulièrement à la visite médicale d’un médecin, d’où l’appellation de fille soumise. La lecture des documents antérieurs à 184868 montre que des tentatives avaient déjà été faites : en 1815 le docteur M. fut désigné par le Maire pour effectuer les visites tous les quinze jours. La pratique fut à plusieurs reprises abandonnée pour être légitimée et organisée dans le règlement de 1848.
44À la veille de 1848, la situation sanitaire est catastrophique. Le rapport de la commission sanitaire de Bellevaux69 donne les raisons de la fréquence de la maladie à Besançon. Un grand nombre de malades est soigné par quelques pharmaciens qui chaque jour violent la loi qui leur défend de délivrer des médicaments sans ordonnance du médecin. Or, dans la majorité des cas, ils laissent durer trop longtemps les symptômes contagieux qu’un traitement approprié aurait fait disparaître, ce qui multiplie le temps de latence pendant lequel la maladie est transmissible. Pour les autorités, ces pratiques favorisent bien sûr l’activité des prostituées clandestines qui peuvent se faire soigner à l’abri du regard de l’administration. Autre cause favorisant la maladie, le traitement des filles publiques à domicile, car, le plus souvent, les femmes continuent de recevoir des hommes et la maladie peut se propager plusieurs fois avant qu’arrive le moment où elle n’est plus virulente. Devant de telles constatations auxquelles s’ajoutent les plaintes de l’armée, la municipalité réorganise les visites sanitaires.
45Désormais, c’est l’administration qui prend en charge le dépistage de la maladie. Le règlement prévoit d’assujettir les filles à une visite par quinzaine. C’est au dispensaire de Bellevaux que s’effectuent les visites, ou dans les maisons de tolérance. Les frais qu’occasionnent celles-ci sont à la charge des filles : ils ne peuvent excéder cinquante centimes au dispensaire et sont fixés à un franc dans les maisons. L’argent est versé au commissaire de police qui s’occupe du budget du service. À chaque fois que la situation l’exigera, des visites inopinées auront lieu gratuitement. Une visite est obligatoire au moment de l’arrivée ou du départ d’une fille d’une maison de tolérance. Celle qui désire quitter la ville ne peut recevoir son passeport qu’après avoir été reconnue saine le jour même ou la veille de son départ. Une fois les visites effectuées, le médecin remet les résultats au commissaire, tandis que la carte sanitaire de chaque fille est complétée. Si l’une d’elles est reconnue malade, elle est immédiatement séquestrée puis envoyée à l’Hôpital de Bellevaux pour y recevoir le traitement qu’exigera sa maladie. 11 n’est plus possible qu’elle soit soignée à domicile. Dans la pensée réglementariste, l’enfermement est requis afin que les filles suivent le traitement et qu’elles ne communiquent pas la maladie. Celle qui ne se présente pas à la visite est considérée comme provisoirement « viciée », elle est recherchée par la police pour être ensuite examinée et est poursuivie par voie de simple police comme étant en contravention au règlement. La visite sanitaire imposée aux prostituées est alors considérée comme le meilleur moyen pour limiter l’effet néfaste de la prostitution sur la santé publique, en décelant celles qui sont atteintes par la maladie. Devant le nombre de soldats malades, l’armée accuse de négligence le médecin du service des mœurs, si bien qu’en 1874 un service de contre-visite obligatoire70, effectué par un chirurgien du régiment, est mis en place. Elle a lieu lorsqu’un soldat dénonce une fille. Pour le commissaire, cette mesure tournera à l’avantage du Dr F., car toutes les filles dénoncées sont en général reconnues saines par les médecins militaires. En effet, il ne faut pas croire que les militaires ne fréquentent que les filles en maison ou en carte, ils vont chercher celles qui sont dans les rues et se livrent à eux pour une rétribution bien plus modique.
46Dans la réglementation de 1875, la question médicale tient une place importante, elle comporte vingt articles alors qu’elle n’en comptait que neuf en 1848. En plus des filles inscrites sur les registres de l’administration, les maîtresses de maisons, connues pour se livrer à la prostitution, sont soumises à la visite ainsi que les domestiques âgées de moins de cinquante ans. La fréquence des visites s’accélère et a lieu une fois par semaine. En cas de besoin, des visites supplémentaires peuvent être exigées et elles seront gratuites. Pour les filles en maison, la visite a lieu à domicile et chaque établissement doit posséder le matériel nécessaire. Le médecin effectue son service les lundi et jeudi après-midi. Il perçoit une rétribution de deux francs par fille visitée. Les maîtres et maîtresses de maison sont responsables du bon déroulement de la visite de leurs pensionnaires, ils ne doivent ni recevoir ni garder chez eux des filles reconnues malades. Si, entre deux visites, l’état de santé de l’une d’elles devient suspect ou contagieux ou doit le déclarer au bureau des mœurs.
47À défaut de cette déclaration, les tenancières de maison pourront être passibles d’une amende de 50 à 100 francs ; les sanctions prévues et appliquées en cas de non-respect du règlement poussent ces responsables de maisons à accepter le contrôle sanitaire. Pour les filles en carte, les visites sont faites exceptionnellement à domicile. Elles sont la plupart du temps effectuées au dispensaire de Bellevaux les lundi et jeudi matin de 9 à 11 heures. Le même médecin se rend les après-midi dans les maisons. En raison de l’indigence de certaines filles, les visites du lundi sont gratuites, celles du jeudi sont tarifées à 1 F 50. Les prostituées qui sont visitées à domicile acquitteront la somme de 2 F 50, payable mensuellement et d’avance, aisance financière permise à des prostituées de haut rang. Celles qui refusent d’aller à la visite, sont arrêtées, mises au dépôt et ensuite envoyées gratuitement à Bellevaux et punies pour l’infraction. Si l’état d’une fille est douteux, elle est envoyée à l’hospice jusqu’à ce que son état de santé ou de maladie soit constaté. Les prostituées clandestines sont examinées au dispensaire central gratuitement, en cas de maladie elles vont rejoindre les filles publiques en traitement.
48Ce renforcement du contrôle médical et sa mise en application légitiment la surveillance policière à la fin du siècle. La maladie est une catastrophe pour la fille qui, séquestrée afin d’être soignée, perd toute possibilité de gagner de l’argent. Dissimuler la maladie est donc une pratique courante qui est dénoncée par la réglementation de 1875. Celle qui emploie la fraude pour tromper le médecin sur son état de santé est en infraction. Devant « l’indiscipline de ces femmes éhontées », l’administration veut sévir en réprimant les filles « malpropres » et celles en état d’ivresse : elles sont retenues au dépôt de sûreté jusqu’au lendemain, idem pour celles qui profèrent des insultes, des propos grossiers ou inconvenants. Les plaintes des médecins attestent que de tels faits se produisent. On note en 1876 la mise au dépôt d’Elise O., « femme âgée adonnée à la boisson, se tramant dans les ordures, elle se présente recouverte de vermines au moment de passer la visite »71. Bien que les visites sanitaires rythment la vie quotidienne des filles, elles ne peuvent assurer une protection utile contre les maladies vénériennes. Essentiellement, la visite sanitaire est assimilée à une punition qui fait régner un régime d’exception pesant uniquement sur la prostituée. La possibilité de contamination par le client, tout aussi porteur de la maladie, n’est pas prise en compte. Si les uns ne sont pas inquiétés, la visite imposée aux prostituées peut les conduire directement à l’hôpital et en prison.
49C’est la municipalité qui prend en charge le coût du service sanitaire des filles publiques. Les dépenses régulières sont : le traitement du médecin, celui de l’agent spécial et du secrétaire chargé des visites, le loyer du dispensaire et l’entretien du mobilier. La municipalité utilise en partie pour le financement les taxes imposées à chaque visite. Il apparaît légitime à l’administration que la prostitution paie les frais que sa surveillance occasionne et que les maisons versent leur rétribution de manière fixe et hebdomadaire. Mais au début de la Troisième République, les recettes sont loin de couvrir la totalité des frais destinés au traitement de la maladie et le Conseil doit puiser dans des fonds spéciaux pour payer les sommes dues à l’hospice de Bellevaux. Le coût du traitement de la maladie est un sujet de querelles entre les différentes administrations. En 1848, le Conseil sollicite des subventions du Conseil Général et du Ministère de la guerre pour les dépenses de ce service72. Il considère que la présence de la garnison contribue pour beaucoup à propager la prostitution, il n’est donc pas juste que les frais occasionnés demeurent exclusivement à la charge de la commune. Considérant qu’un grand nombre de prostituées n’appartiennent pas à la ville mais viennent de diverses communes du département attirées par les conditions favorables qu’offre un grand centre de population, le Conseil demande la participation financière du département. En 185173, le Conseil Général accorde une aide de 1 000 F, mais l’administration de la guerre n’entend pas participer, même de façon ponctuelle, aux dépenses. Le Ministère de la guerre74 attribue les causes principales du développement de la maladie à l’inobservation de mesures prophylactiques rigoureuses qui peuvent seules enrayer les progrès du mal. La réponse est explicite ; c’est à l’administration municipale de prendre les mesures nécessaires que commande l’intérêt général.
L’hôpital et la prison de Bellevaux
50À présent rendons-nous au no 29 quai de Strasbourg où se trouve le centre départemental de Bellevaux, autre lieu synonyme d’enfermement pour les filles puisqu’il s’agit de l’hôpital et de la prison. D’après les extraits du règlement du 3 mars 184575, le bâtiment est divisé en quatre sections. L’hôpital qui reçoit les malades, celui de Saint-Jacques n’admettant pas les vénériens, l’hospice, le quartier d’aliénés et la section correctionnelle où l’on retrouve les filles publiques condamnées administrativement à la réclusion. En 1847, la commission sanitaire de Bellevaux nous renseigne sur les conditions d’accueil de l’hôpital, notamment sur celles du quartier des vénériens : « Si les filles publiques cherchent à se soustraire à l’hôpital, si les artisans et les pauvres demandent des soins en ville, c’est en vertu de la répugnance qu’inspire Bellevaux »76. En effet cette maison garde avant tout la physionomie d’une prison, non pas d’un asile, et le quartier réservé aux vénériens n’offre pas de bonnes conditions, surtout la salle des femmes où manque une ventilation transversale, où les plafonds sont bas, les lits trop nombreux. Ce faisceau de circonstances fâcheuses fait que les salles sont envahies d’une odeur infecte, très malsaine, compromettant les effets du traitement. Les lits sont mauvais, malpropres et sans rideaux, et sont réunies pêle-mêle dans une même salle la femme mariée « qui ne doit son mal qu’à l’inconduite de son mari », la jeune fille « séduite » et la prostituée « au cœur dépravé et aux allures grossières ». Devant l’urgence des réformes, la commission sanitaire autorise des dépenses destinées à l’amélioration de la salle des vénériennes dite salle Sainte-Thaïs77.
51En 1880, les conditions d’accueil sont encore précaires. Le directeur de l’hospice78 fait savoir que l’encombrement est nuisible au traitement de la maladie, mais selon lui l’hôpital est dans l’impossibilité de recevoir les filles dans un local plus vaste que celui qui leur est destiné, tandis que le séjour de celles qui sont placées dans la salle de maternité ne saurait se prolonger plus longtemps. Il demande au Maire de ne plus envoyer de filles syphilitiques à Bellevaux. Malgré ces conditions catastrophiques, la municipalité79 ne peut laisser les filles contaminées sans traitement : « l’intérêt de la santé publique s’y oppose ». C’est seulement en 1907 que l’aile gauche du quartier des femmes vers le Doubs sera restaurée à la demande du préfet80.
Le traitement de la maladie
52Au milieu du siècle le traitement employé est celui des frictions mercurielles dont on connaît les conséquences : salivation, ébranlement des dents..., il répugne par sa malpropreté, altère et souille le linge. La commission sanitaire81 voit dans le maintien de ce traitement, abandonné dans beaucoup de centres hospitaliers au profit d’autres préparations mercurielles ou à l’iode, « des habitudes qu’il est difficile de changer, les personnes de la maison sont accoutumées à des pratiques spéciales et on guérit les malades par ces procédés. Toutes ces raisons entretiennent la routine et ne permettent pas ou peu aux idées et moyens nouveaux de franchir le seuil, les médecins laissent faire et restent avec plus ou moins de regrets dans l’ornière tracée ». Le traitement de la maladie est aussi un motif de discorde entre l’administration municipale et l’hôpital. Le médecin chargé des visites se plaint du défaut de soins pour combattre la maladie.
53Il cite trois exemples82 : « Mlle P. Judith entrée à l’hospice il y a trois semaines, sortie non guérie pour la visite du 29 octobre et renvoyée à l’hôpital de Bellevaux le jour même atteinte de syphilis ». Lorsque les autorités militaires rejettent la faute de l’augmentation du nombre de leurs soldats malades sur l’incapacité du médecin à effectuer ses visites, le maire accuse le service médical de Bellevaux de ne pas employer les traitements adéquats. M. L. chirurgien et directeur de l’asile ne tarde pas à riposter83. Selon lui, huit jours suffisent pour qu’une fille qui fait « métier de la prostitution » soit infectée. Ces cas sont fréquents dans les maisons où « les habitués s’empressent de jouir de filles nouvellement sorties de nos salles parce qu’ils croient être moins exposés près de ces malheureuses ». Pour M. L. ce sont les visites qui sont mal effectuées : « Comment se fait-il que beaucoup de filles entrent avec des affections remontant à plusieurs semaines et quelquefois plusieurs mois84 ?». Quoiqu’il en soit, le diagnostic de maladie est parfois difficile à établir et engendre des désaccords fréquents. La cause la plus vraisemblable de l’augmentation de la maladie est la prostitution clandestine, puisque trois hommes syphilitiques sur dix sont infectés par des filles non surveillées. L’opinion générale veut que les clandestines soient plus fréquemment atteintes que les officielles, et les isolées plus que les filles en maison. Pour Besançon, il est difficile de connaître réellement l’ampleur du phénomène chez les filles publiques et il est impossible de le quantifier pour les clandestines. Jusqu’en 1856, elles sont en permanence de 15 à 20 en traitement85. En 1869 sur 110 filles inscrites86, il y a une proportion d’une sur dix de malades.
54Parallèlement à l’organisation du contrôle sanitaire, les autorités médicales prennent conscience qu’il faut humaniser le traitement, le rendre plus supportable pour les filles et surtout plus efficace. Pourtant à la fin du siècle, l’absence d’un confort le plus élémentaire est encore de rigueur. Les administrateurs de l’hôpital voudraient s’écarter du primat des préoccupations morales au profit des objectifs sanitaires – « certes ces femmes n’inspirent pas l’intérêt » – et c’est au nom de la santé publique qu’ils demandent des réformes.
55Le bâtiment de Bellevaux abrite également la prison départementale. Examinons brièvement le système pénitentiaire destiné aux filles publiques. Les filles arrêtées pour effraction au règlement sont d’abord envoyées au violon de manière à ce que la police enregistre leur procès-verbal. Ensuite, elles seront condamnées par le tribunal de simple police qui peut leur infliger une amende avec ou sans emprisonnement. Les feuilles d’audience87 donnent les motifs des condamnations. On ne dispose que des feuilles des années 1876, 1878, 1879 et 1880 (et elles sont très incomplètes). En 1876, le montant d’une amende pour infraction au règlement s’échelonne de 1 à 5 F, auquel peut s’ajouter 3 jours de prison en cas de récidive. Pour un même motif, la condamnation peut varier : ainsi, à la même audience, Mme F. est condamnée à 3 F et 3 jours de prison pour avoir dansé au bal Maillot alors que Mlle R. n’a qu’l F d’amende. Les peines pour avoir manqué la visite sont aussi lourdes, de 3 à 5 F avec 1 ou 3 jours de détention. Les tapages injurieux et l’ivresse sont le plus sévèrement punis : de 5 à 15 F avec 3 jours de prison. Le tribunal peut aussi infliger des journées de travail, le cas s’est produit pour une fille qui s’est battue. On retrouve cette même sévérité à l’égard des clients qui ont occasionné des troubles ; M. J. doit verser 11 F pour bruit et tapage dans une maison de tolérance. C’est donc à la prison départementale de Bellevaux que les filles publiques sont renfermées par jugement de police correctionnelle ou autre tribunal. En 1848, l’inspecteur général des prisons dénonce « l’état déplorable constaté à Bellevaux où la plus grande confusion règne entre les catégories »88. L’établissement assure alors, répétons-le, les fonctions de prison, d’asile et d’hôpital. En 1855, le gouvernement prend en charge les dépenses des prisons et, en 1856, commencent de nouvelles constructions qui aboutissent à une séparation complète entre la prison et l’hôpital. Une évolution s’effectue dans les conditions de détention, suivant l’évolution générale, le quartier carcéral s’oriente vers le système de la prison cellulaire89. En 1858, sur 560 écroués, les femmes représentent 20 à 25 % et parmi elles les filles publiques.
56Quand l’une d’elles arrive à la prison, elle reçoit des vêtements et un bonnet de couleur jaune, d’où leur surnom de « canari », elle est ensuite envoyée dans la section des femmes, gardée par des surveillantes. Tous les détenus sont levés à quatre heures et demi et couchés à vingt heures en été, le lever est reporté à six heures en hiver. Le régime alimentaire se compose de 750 grammes de pain par jour et de la viande le dimanche. Pendant les repas, les surveillantes imposent le silence et la lecture d’ouvrage religieux, ainsi que la prière avant et après le repas. Le coucher est fait d’un lit à ressorts et matelas ou sur une paillasse de 20 kilos de paille, renouvelée tous les 6 mois. Le silence est exigé partout, sauf en récréation. Pour l’appel du soir, chaque femme doit se tenir debout devant son lit et attendre l’ordre de se déshabiller et de se coucher. Les salles sont chauffées du 1er novembre au 1er mai, ateliers et réfectoires le sont quand la température descend au-dessous de 12 degrés. Les femmes travaillent dans les ateliers de broderie et de couture. Des visites sont autorisées 3 fois par semaine de 10 à 12 heures pendant une demi-heure. Le dimanche, la messe est obligatoire, suivie des vêpres et d’une instruction. Dans l’église, une place particulière est assignée à chaque catégorie de détenus.
57La loi du 5 juin 1875 impose la transformation des prisons départementales90 « les inculpés, prévenus et accusés, seront à l’avenir séparés pendant le jour et la nuit ». Délibérant à ce sujet en 1876, le Conseil Général prévoit 240 cellules. Pour une fois, Besançon est cité en exemple dans les revues nationales comme étant à l’avant-garde du nouveau régime cellulaire91. C’est en 1885 que la maison de correction de Bellevaux est transférée à la nouvelle maison de détention de la Butte, rue Pergaud. Dans la doctrine réglementariste, une des finalités est d’aboutir à la création de pavillons spéciaux resserrant les liens entre le service sanitaire et le système pénitentiaire comme à Paris où cette fusion existe : l’infirmerie où sont soignées les prostituées vénériennes n’est qu’un élément de l’établissement pénitentiaire de Saint-Lazare92. À Besançon se produit l’effet inverse et l’administration ne semble pas s’être préoccupée de cette séparation puisqu’aucune séance du conseil municipal n’a délibéré sur ce sujet.
***
58Capitale régionale, ville de garnison, centre industriel, Besançon au XIXe siècle connaît surtout une prostitution de basse catégorie où les filles sont d’abord le « défouloir » des hommes seuls.
59La ville s’est rapidement lancée dans le débat prostitutionnel symbolisé en 1848 par la mise en place d’un règlement. L’évolution réglementaire est relativement identique à celle constatée au niveau national, exaltant la maison de tolérance dont l’apogée se situe à Besançon vers 1880. N’ayant pu recenser et enfermer toutes les filles publiques en maison ou en garnis de tolérance, la municipalité a dû s’adapter à la réalité prostitutionnelle caractérisée par l’augmentation des filles isolées et des clandestines. Ainsi en 1875, les autorités choisissent la voie de l’hyper-réglementarisme. La maison close est toujours considérée comme le meilleur moyen de discipliner les filles. Alors que le nombre de maisons s’accroît, celui de leurs pensionnaires ne cesse de diminuer de 1880 à 1900. La politique prostitutionnelle réfléchie et planifiée durant la seconde moitié du XIXe n’a pas pu empêcher la prostitution de s’adapter à la demande engendrée par les nouvelles conduites sexuelles masculines. Une partie de la population approuve la réglementation, et les campagnes abolitionnistes n’ont guère eu de retentissement. Cependant, la gente masculine (militaires, ouvriers, bourgeois) qui constitue la demande prostitutionnelle va délaisser « l’égout séminal »93 qu’est la maison close et ses filles qui étalent leur chair dans les salons, pour la spontanéité, la discrétion ou la séduction qu’offrent les filles dans la rue et les lieux de rencontre tels que les cabarets, les bals ou les maisons de passe.
60La réglementation est aussi vue comme le meilleur moyen de limiter l’extension de la syphilis avec la mise en place de visites sanitaires obligatoires. La préservation de la morale et de la santé publique justifie la répression qu’engendre la surveillance policière. La place consacrée à la question médicale dans le second règlement confirme la crainte grandissante du péril vénérien, d’autant mieux perçue que la prostitution clandestine se développe. Le système réglementariste est un échec, il n’a pas pu enrayer le développement de la prostitution isolée et clandestine, répondant elle-même à la demande masculine. Si l’enfermement des filles publiques n’a pas abouti, le service sanitaire s’est inscrit dans les faits.
Notes de bas de page
1 Arch. mun. de Besançon (AMB), « Rapport du 10 juin 1847, 15 14 Hygiène publique et salubrité ».
2 AMB, « I1 51 Mesures sanitaires et femmes de mauvaises vies »
3 AMB, « Règlement de 1848, titre 1, article 5, I1 51 »
4 AMB, « Extrait du règlement du 10 janvier 1875, I1 51 ».
5 AMB, I1 51.
6 AMB, « Règlement de 1875, titre 2, article 9, D2 15, Administration générale de la commune 1872-76 ».
7 A. Corbin, Les Filles de noce, misère sexuelle et prostitution aux XIXe et XXe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1978, 517 pages.
8 AMB, « Recensement de la population bisontine. F1 (11-13-16-22-30-38-45) ».
9 AMB, « Lettre du commissaire au maire du 15 septembre 1880, I1 51 ».
10 AMB, « Rapport des commissaires de police, I1 17 ».
11 AMB, Juin 1869, I1 51.
12 AMB, I1 17.
13 AMB, « Recensement de la population bisontine, F1 (11-13-16-22-30-38-45) ».
14 AMB, « Règlement de 1848, Articles 15 à 17, I1 51 ».
15 AMB, « Règlement de 1848, Article 10, I1 51 ».
16 AMB, « Règlement de 1875, Article 48, no 4, Il 51 »
17 AMB, I3 26.
18 AMB, « Rapport des commissaires de police, année 1895, I1 51 ».
19 AMB, « Règlement de 1875, Article 48, no 4, I1 51 ».
20 AMB, « Rapport de police, 11 novembre 1889, I1 51 ».
21 AMB, Il 51.
22 AMB, « Rapport du 10 juin 1848,15 14 ».
23 AMB, « Rapport de police, I1 15 ».
24 AMB, Il 51.
25 C. Fohlen, Histoire de Besançon, Besançon, édition Cètre, 1964.
26 C. Fohlen, op cit., p. 254.
27 AMB, I5 14.
28 AMB, Fl 11.
29 L. Baudin, Dix années d'études démographiques et sanitaires 1888-1898, Besançon, Imprimerie Dodivers, 1899, p. 127.
30 AMB, I5 14.
31 AMB, « Lettre envoyée au maire le 2 mai 1871, I1 51 ».
32 AMB, « Règlement de 1848, article 18 et règlement de 1875, article 34, I1 51 ».
33 AMB, « Règlement de 1875, article 32, I1 51 ».
34 AMB, F1 53.
35 AMB, « Rapport de police du 8 juillet 1875 I1 51 ».
36 AMB, I1 24, 26, 29.
37 AMB, I1 14.
38 AMB, I1 76
39 AMB, I1 12.
40 A. Corbin, op. cit., p. 216.
41 ΑΜΒ, Ι1 51, I1 77.
42 A. Corbin, op. cit., p. 154.
43 AMB, « Règlement de 1848, préambule, I1 51 ».
44 AMB, « Lettre du colonel commandant la place au maire, février 1873, I1 51 ».
45 AMB, « Rapport du commissaire de police du 3 décembre 1874, I1 51 ».
46 AMB, « Rapport de police du 13 septembre 1879, I1 51 ».
47 AMB, « Délibérations du conseil municipal, séance du 4 août 1851, D1 18 ».
48 AMB, D1 22.
49 AMB, I1, police locale.
50 AMB, I.1.14.
51 AMB, « Pétition envoyée au maire le 5 juin 1878, I1.51 ».
52 AMB, « Note du maire, jointe à la pétition du 5 juin 1978, I1.51 ».
53 AMB, « Rapport du commissaire de police envoyé au maire le 11 juillet 1878, I1.51 ».
54 AMB, I5 14.
55 AMB, I1 14.
56 AMB, « Lettre du commissaire au maire du 1er avril 1876, I1 51 ».
57 AMB, « Périodique 2000, année 1881 ».
58 AMB, « Périodique 2000, année 1882 ».
59 AMB, « Périodique 2000, année 1886 ».
60 ΛΜΒ, « Lettre du commissaire au maire du 26 avril 1871, I1 51 ».
61 AMB, « Rapport du commissaire de police du 24 novembre 1895, I1 51 ».
62 AMB, « Lettre du commissaire au maire du 27 novembre 1871, I1 51 ».
63 AMB, « Lettre envoyée le 10 août 1879, I1 51 ».
64 AMB, « Lettre du commissaire au maire sénateur du 25 août 1879, I1 51 ».
65 AMB, « Rapport de police le 3 décembre 1874, I 1 51 ».
66 AMB, « Lettre du général commandant la place au maire du 4 mai 1876, I1 51 ».
67 AMB, « Rapport de police 1852, I1 35 ».
68 AMB, I1 51.
69 AMB, I5 14.
70 AMB, « Rapport de police le 3 décembre 1874, I1 51 ».
71 AMB, « Rapport de police du 21 mai 1876, I 1 51 ».
72 AMB, « Délibération du conseil municipal, séance du 15 novembre 1848, D1 17 ».
73 AMB, « Délibération du conseil municipal, séance du 21 mai 1851, D1 18 ».
74 AMB, « Délibération du conseil municipal, séance du 8 janvier 1849, D1 17 ».
75 J. Thiebaud, Le Centre départemental de Bellevaux à Besançon. Huit siècles d'histoire, Besançon, Imprimerie Jacques et Demontrond, 1980, 215 pages.
76 AMB, 15.14.
77 Courtisane du IVe siècle, à qui un moine avait parlé de la damnation éternelle si elle ne se repentait pas. Elle vendit tous ses biens mal acquis et se fit enfermer pour sa pénitence. Trois ans plus tard le moine revint la voir pour lui apporter le pardon de Dieu. Elle mourut quinze jours après.
78 AMB, « Procès-verbal de la réunion envoyé au maire le 30 sept 1880, I1 51 ».
79 AMB, « Lettre du maire au préfet du 11 novembre 1880, I1 51 ».
80 J. Thiebaud, op. cit., p. 158.
81 AMB, I5 14.
82 AMB, « Lettre du maire au directeur de Bellevaux, du 9 novembre 1874, I1 51 ».
83 AMB, « Lettre du directeur de Bellevaux du 14 novembre 1874, I1 51 ».
84 AMB, I1 17.
85 J. Thiebaud op. cit., p. 102.
86 AMB, « Lettre du préfet au maire, année 1869, I1 51 ».
87 AMB, I3 26.
88 J. Thiebaud, op. cit., p. 133.
89 J. Thiebaud, op. Cit., p. 155.
90 J. Thiebaud, op. cit., p. 138.
91 J. Thiebaud, op. cit., p. 133.
92 A. Corbin, op. cit., p. 142.
93 A. Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l'hygiène publique, de la morale, et de l’administration, ouvrage appuyé de documents statistiques puisés dans les archives de la Préfecture de police, précédé d’une notice historique sur la vie et les ouvrages de l'auteur, par F. Leuret, 1837 ; A. Parent-Duchâtelet, La Prostitution à Paris au XIXe siècle, texte présenté et annoté par A. Corbin, 1981.
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