L’infanticide dans le Doubs au xixe siècle
p. 39-67
Texte intégral
1Dans cette étude, nous avons utilisé la source judiciaire des archives départementales du Doubs, dossiers individuels et arrêts de la cour d’assises du Doubs de 1800 à 1900. La chronique judiciaire du Courrier franc-comtois1 nous a donné un accès aux comptes-rendus de procès pour le Jura, la Haute-Saône et le Doubs de 1866 à 1880. Nous avons ainsi obtenu deux cent vingt-quatre cas d’infanticides sur toute la période, et nous avons comptabilisé 181 jugements. Le crime d’infanticide reflète tous les problèmes cruciaux de la société du XIXe siècle. Ce crime permet d’aborder des thèmes comme le droit des femmes, le mariage, la sexualité, la maternité, la justice, l’opinion ou les rapports sociaux. Les infanticides expriment le refus de devenir mère, soit qu’elles ne puissent assumer l’enfant financièrement, soit que leur isolement ne leur permette pas d’y faire face. Leur grossesse, leur délivrance et leur crime, vont tous trois être marqués par le silence et la solitude. L’implacabilité de l’opinion, l’absence ou l’incompréhension de leur entourage et la démission de leur amant les acculent au crime. Une fois commis, le meurtre, s'il est découvert, génère une parole oscillant entre compréhension et indignation. Comment la justice seule à même de trancher va-t-elle se comporter face à ces mères pitoyables, correspondant si peu à l’image que l’on se fait d’une criminelle ?
Le cri d’une révolte
Le refus de l’enfant
Une question d’argent ?
2Les femmes infanticides étudiées travaillent dans 95 % des cas, dix seulement se déclarent sans profession. Elles exercent toutes une profession les plaçant au plus bas de l’échelle sociale. En effet, les catégories socioprofessionnelles les plus touchées par l’infanticide sont les milieux agricoles, domestiques et ouvriers. Milieux qui ont parfois en commun l’isolement et la faiblesse des revenus. La situation la plus précaire est certainement celle de journalière : 14 % se disent « journalière agricole », 22 % « journalière » sans autre précision. Ainsi, ces femmes pouvaient travailler un mois dans les champs, puis une semaine dans un atelier de tissage. Quant aux ouvrières, elles regroupent 25 % de cette population de femmes, mais plus des trois quart travaillent dans le textile et dans la confection2. Ceci nous montre bien l’hétérogénéité de cette classe, et la vulnérabilité des « grisettes ». De plus, 86 % de ces femmes sont célibataires, et l’on sait que le travail salarié ne peut suffire à faire vivre une femme seule au XIXe siècle, et encore moins une femme avec enfants. Si elles deviennent mères, c’est dans les pires conditions. Parfois, leur célibat, loin d’être un choix délibéré, est une des conséquences obligées de leur entrée dans le salariat. C’est le cas des domestiques, qui représentent 25 % des infanticides répertoriées3. Tout conspire à ce qu’elles n’aient pas d’enfants : une grossesse les mettrait dans une situation impossible autant psychologiquement que matériellement, et entraînerait probablement leur renvoi. Une mère isolée doit payer le logement, le chauffage, les vêtements et la nourriture. Assurer le gîte est si difficile pour une femme seule que beaucoup se replient chez leurs parents4 : « ... Devenue veuve en 1869, après six ans de mariage, Marie P. revint à Mercey chez ses parents avec ses trois enfants »5. Certaines vivent avec leur mère, et la venue d’un enfant ne serait pas acceptée, comme pour Augustine B., 24 ans, ouvrière à Colombier (Haute-Saône),. dont la mère aurait dit : « Comment allons-nous vivre cet hiver quand il faudra te nourrir toi et ton enfant ? »6. La faiblesse des revenus interdit toute charge nouvelle. Parfois, la pauvreté est vue comme une circonstance atténuante aux yeux des observateurs sociaux de l’époque. Ainsi, l'Église a constamment lutté contre l’infanticide, mais établit une différence si la femme a agi pour sauver son honneur, ou si elle est poussée par la nécessité ; dans ce cas, la femme pauvre doit être moins durement condamnée. Cesare Lombroso, le père de l’école d’anthropologie criminelle italienne à la fin du siècle écrit : « Le plus souvent, la misère, le manque de nourriture font que l’infanticide est élevé par la femme à la hauteur d’un devoir »7.
3Les difficultés matérielles auraient donc plus effrayé les ouvrières et les journalières, les domestiques craignant quant à elles plus un renvoi. L’infanticide serait donc à juste titre « l’avortement des pauvres ». Cependant, il semble que le manque d’argent ne constitue pas la principale cause évoquée par ces femmes quant à leur refus de l’enfant. Les mobiles sont en réalité plus complexes. Une femme peut refuser sa grossesse en invoquant son manque d’argent, mais une femme ne tue pas son nouveau-né pour ce simple mobile. Il faut donc tenter d’entrer dans leur vie de femme au siècle dernier pour comprendre.
Une vie marquée par la solitude
4En effet, être seule ne signifie pas vivre seule. La mère infanticide est une personne placée dans un isolement moral éprouvant. Tantôt, cet isolement moral résulte d’un isolement matériel : filles vivant loin de chez elles, placées comme domestiques ou ouvrières agricoles, logées chez des patrons qui ne les comprennent pas et ne les entendent pas. Cet isolement existe aussi dans le milieu familial, c’est le fossé qui sépare les générations8. Pour les domestiques, le célibat est, comme on l’a vu, imposé par la profession. Ce sont des solitaires. Un exemple révélateur de cet isolement se situe dans l’interrogatoire de Marie D., domestique à Fourg (Doubs), âgée de 21 ans, qui répond au juge : « Je suis une pauvre fille, je me suis creusé la tête pour savoir ce que je ferai, j’ai regardé autour de moi, mais j’ai perdu ma mère il y a onze ans et mon père est décédé en 1860 ; j’ai deux frères, ma sœur est morte... »9. L’isolement résulte ici aussi de la solitude physique. L’absence de mariage abandonne parfois la domestique à une grossesse malheureuse. Marie D. ajoute : « Personne ne voulait rien faire pour moi, si j’eusse prévenu mon beau-frère il m’aurait mise à la porte. J’ai songé à aller proposer mes services ailleurs, je comptais pour cela sur l’appui de ma sœur qui est religieuse, mais j’aurais été obligée de lui taire mon état pour ne pas la faire mourir de chagrin ». Ces réponses montrent bien que la domestique n’a personne à qui se confier, et lorsqu’une grossesse survient, la panique s’installe, un cauchemar qui va durer neuf mois.
5La ruralité est un facteur qui accroît encore l’isolement, 80 % de nos femmes infanticides vivent à la campagne, car il est plus facile de cacher sa « faute » en ville. Déracinement, isolement, naïveté rendent ces filles très vulnérables. Leur jeunesse augmente encore leur fragilité. On constate que l’âge moyen des inculpées est de 27 ans, 30 % ont moins de 21 ans. Lorsqu’elles se retrouvent enceintes, le plus difficile pour elles est d’admettre leur état. En effet, ce qui est remarquable à la lecture de ces dossiers est la naïveté des jeunes filles. Certaines sont incapables de reconnaître les signes d’une grossesse, comme cette bergère de 20 ans qui « aurait senti quelque chose bouger dans son ventre »10. Cette cultivatrice de 18 ans qui « demanda à une voisine comment on se trouvait quand on était enceinte »11. Anne C. de Blussans (Doubs), une cultivatrice de 28 ans, dit : « qu’elle avait eu une maladie qui l’avait rendue grosse, elle s’était plaint à plusieurs instituts de santé pour la suppression de ses règles. (...) Tout le monde lui répond qu’elle est enceinte, mais elle nie ces affirmations. Pourtant, elle avoua que quelque chose remuait dans son ventre »12. Certaines, malgré l’évidence et parfois après avis médical, refusent toujours de se rendre à l’évidence. Nous pouvons citer l’exemple de Catherine C., cultivatrice à Voillans (Doubs), âgée de 17 ans, le juge lui demande pourquoi elle n’a pas voulu convenir qu’elle était enceinte, même après avis du médecin, elle répond : « Cet aveu m’était trop pénible (...), je ne pouvais me résoudre à la conviction que j’étais réellement enceinte »13. Mais alors, comment gèrent-elles leur période de grossesse ?
6Leur premier souci est de cacher, cacher à tout prix ce ventre qui dénonce leur faute, elles ne sont grosses que d’un embarras. Leur ventre est le symbole de leur immoralité aux yeux de tous et suscite commentaires indignés et moqueries :
« ...Elle marchait avec peine poussant devant elle un ventre énorme de femme enceinte (...) le concierge la montre du doigt à Octave (...) :
– "Vous ne voyez pas ce ventre ! ce ventre" ! C’était ce ventre qui exaspérait M. Gourd. Un ventre de fille pas mariée (...) et son ventre avait grossi sans mesure, hors de toute proportion (...) :
– "J’espérais qu’elle y mettrait de la discrétion (qu’elle le cacherait), elle ne tente rien pour le contenir, elle le lâche". Le ventre lui semblait jeter son ombre sur la propreté de la cour (...) :
– "Une maison comme la nôtre affichée par un ventre pareil" »14.
7Ainsi les « gens honnêtes » s’attendent à ce que ces filles cachent leur ventre pour ne pas le soumettre à leur regard vertueux. Catherine S., la journalière de Mandeure vue précédemment, « essayait par tous les moyens de cacher son gros ventre » ; elle disait avoir plusieurs couches de jupons, marchait les mains croisées sur le ventre, et quand elle s’asseyait, elle relevait les jambes15. On est surpris par la quantité de stratagèmes inventés. L’hydropisie (nom ancien de l’œdème) par exemple, revient assez souvent comme excuse, cette cultivatrice de 24 ans de Montrond (Jura) « dissimulait sa grossesse en parlant de son état maladif, de son hydropisie »16. Il faudrait maintenant voir les raisons de ce silence et de cette dissimulation, la véritable cause de la plupart de ces crimes : « C’est la loi impérieuse de l’opinion qui la pousse au secret et on lui fait un crime de son secret ! »17.
Une question d’honneur
8Il faut surtout parler ici de la majorité des cas d'infanticide, les célibataires et les veuves. L’amour-propre occupe une place essentielle dans ce crime. La venue d’un enfant pour ces femmes signe dans la plupart des cas leur mort sociale. L’infanticide est l’ultime recours qu’elles ont trouvé pour échapper à la situation de fille mère. À la fin du XVIIIe siècle, Jérôme Petion, membre de la Convention nationale, nous dit : « Elle [la fille mère] redoute plus la loi de l’opinion que les lois criminelles, la loi de l’opinion parle, la loi judiciaire se tait. La loi de l’opinion fait partie de notre éducation, elle paraît naturelle, tous les individus en sont esclaves. Elle ne peut échapper aux regards de ses amis, parents, concitoyens qui ont sans cesse les yeux fixés sur elle »18.
La loi de l’opinion
9L’infanticide est une réponse essentiellement rurale au drame provoqué par l’ostracisme social qui pèse sur les filles mères. La tutelle qu’exercent les autorités et le voisinage sur les filles est lourde. Un autre extrait de l’interrogatoire de Marie D., la domestique de Fourg, en dit long sur le poids de la curiosité dans les petits villages de Franche-Comté au XIXe siècle. Le juge demande à Marie D. pourquoi elle a refusé de conduire le juge de paix sur les lieux où se trouvait le cadavre de l’enfant, elle lui répond : « J’avais honte de traverser le village où toute la population était réunie sur le chemin »19. Dans l’étude des dossiers judiciaires ou de la presse, les termes de « réputation », les expressions telles que « le bruit courait », « la rumeur publique accusait », sont récurrentes. Ces formules renvoient à une société qui classe les individus autant sur les apparences et les comportements que sur la matérialité des faits. Toujours dans l’interrogatoire de Marie D., le juge tient ces propos : « Vous êtes devenue enceinte, l’opinion publique a même constaté le fait, vous ne pouviez donc nourrir l’espérance de cacher votre honte ». On parle de « l’opinion publique » comme d’une personne, et on sent bien aux paroles du juge que l’on ne peut espérer échapper à ses filets, car l’opinion apparaît inflexible face aux écarts à la moralité publique. La fille mère n’a plus aucun lieu pour exister, comme Léon Frapié le rappelle : « La fille grosse ne devait ni mendier, ni vagabonder, ni voler, ni avorter, ni se suicider et il ne fallait pas non plus qu’on lui donnât du travail, ni du pain, ni l’asile... »20. Quant à certains catholiques, ils ne sont pas plus miséricordieux : le catholique Riancey tient ces propos en 1850 dans les Annales de la charité : « Sans doute, c’est un spectacle touchant que celui d’une fille mère élevant son enfant, mais le scandale moral, l’inconvénient social qui en résulte sont bien plus déplorables à mes yeux. C’est pourquoi je m’élève contre le secours aux filles mères »21.
10Au XIXe siècle, la fille mère a donc le choix entre deux solutions, abandonner son enfant ou tenter de l’élever seule dans la honte et la pauvreté. En pays latin et catholique, on a longtemps favorisé l’abandon, les tours22 sont rétablis en 1811 et permettent l’anonymat. Mais il faut se rendre en ville, en connaître l’existence, et de plus, ils sont supprimés en 1862 du fait de l’accroissement des abandons. Des charivaris s’organisent contre des jeunes filles « légères », ainsi, à Villers-le-Lac (Doubs), on en organise un contre une jeune domestique séduite par son patron en 188523. Toutefois, dès la fin du siècle, ces antiques coutumes tendent à disparaître, l’opinion devient moins sévère que les autorités. La jeune fille qui naguère reste chez elle en se cachant, élevant son enfant dans l’ombre, hésite beaucoup moins à se montrer. Mais dans un monde où l’enfant illégitime restait malgré tout le signe d’une mort sociale pour la mère, des femmes ne reculent devant rien pour y échapper. Le cas de cette jeune cultivatrice de 24 ans, demeurant à Villette (Jura), nous le montre : lorsque l’on découvre le cadavre de son nouveau-né, elle « avoue sa couche et s’excuse sur le soin de sauvegarder sa réputation »24. Cette justification des jeunes filles abandonnées par leur prétendant est récurrente, les jeunes filles détruisent le fruit d’une conception qui ne peut être reconnue. Elles sont prêtes à tout pour sauver leur honneur qui est peut-être leur seul bien. Mais si l’opinion est implacable, leur entourage proche n’est pas non plus à leur écoute.
Un entourage peu compréhensif
11Voyons tout d’abord le rôle des parents chez lesquels vivent 25 % de nos femmes : certaines y retournent même après une séparation, comme cette Belfortaine de 33 ans, qui « abandonnée par son mari vivait chez ses parents »25. Il est ainsi remarquable que la plupart des parents tombent des nues quand on leur annonce que leur fille a commis un infanticide, refusant parfois même d’envisager l’éventualité d’une grossesse. Les parents de Catherine C., cultivateurs à Voillans (Doubs), qui à la deuxième grossesse de leur fille la conduisent chez le médecin « déclarant qu’elle est enceinte, mais ses parents s’élèvent encore fortement contre ce bruit »26 ; malgré un avis médical, ils ne peuvent concevoir que leur fille ait « fauté ». Les parents peuvent aussi se montrer menaçants, et la jeune fille peut craindre des violences ou tout simplement des reproches, et cela l’empêche de confier sa grossesse. Toujours dans le dossier Catherine C., on nous dit : « une voisine a entendu Catherine C. pleurer, car son père la frappait pour qu’elle avoue qu’elle était enceinte »27. Les jeunes filles devaient cacher leur grossesse surtout à leur père dont elles craignaient une réaction plus brutale que celle de leur mère. Cette sévérité apparaît comme une cause importante dans nos cas d’infanticide. Cette fille de 22 ans, vit chez ses parents et appartient à une « honnête » famille ; or on dit que « c’est la crainte qui l’aurait conduite au crime »28.
12Une autre mère infanticide qui « à l’audience, apercevant son père s’écrit : « Pardonne-moi mon père ! Pardonne-moi ! » ; elle voulait juste dissimuler son accouchement à sa famille et confier son enfant à une sagefemme »29. On pourrait citer beaucoup d’autres exemples similaires ; nous n’en donnerons qu’un, celui d'Augustine B. de Pleure dans le Jura, qui « craignait que ses parents ne lui pardonnent pas la naissance d’un second enfant »30. De nombreux parents disent ne pas avoir vu la grossesse de leur fille, ce qui peut nous paraître étonnant surtout de la part des mères. Les excuses sont souvent les mêmes que celles des filles : « ... Sa mère accusée de complicité affirme ne pas avoir vu la grossesse de sa fille croyant qu’elle était hydropique »31. Il faut bien sûr se garder de prendre pour argent comptant ces protestations d’ignorance. Quant aux pères, ils considèrent bien souvent que les troubles du sexe féminin ne relèvent pas de leur compétence. D’autres se moquent totalement de la vie de leur fille, comme ce cultivateur de Blussans (Doubs) qui « aurait reçu un champ et une somme d’argent à titre d’indemnité de la part de l’auteur de la grossesse pour placer l’enfant, et le père aurait répondu qu’il s’embarrassait bien peu de ce qui pourrait arriver à sa fille »32. Les cas d’inceste (du père sur la fille) ne sont bien sûr pas négligeables dans ces affaires, comme ce journalier de 51 ans, père de trois enfants, accusé de viol, attentat à la pudeur sur sa fille légitime mineure, et d’infanticide sur l’enfant nouveau-né de celle-ci33. Sur les 224 affaires répertoriées, nous n’avons que deux seuls hommes comme accusés « principal » d’infanticide, et dans les deux cas, il s’agit d’inceste. Mais, de nombreuses célibataires quittant précocement leurs parents pour aller travailler, leur surveillance est alors déléguée au nouvel entourage et les domestiques surtout, assimilées à des enfants, font l’objet de la surveillance la plus étroite.
13Les patrons surveillent de près leurs bonnes, et quand un changement de physionomie apparaît, les patronnes ne manquent pas d’interroger leur employée. Elles obtiennent d’ailleurs souvent en guise de réponse des protestations indignées ou des explications farfelues : « La dame L. s’était aperçue depuis quelque temps que la taille de sa domestique âgée de 21 ans s’arrondissait, elle lui fit quelques observations qui furent repoussées d’un air d’indignation vertueuse : la jeune fille répondit ingénument que toutes les filles de son pays étaient conformées de la sorte parce qu’elles avaient l’habitude de manger beaucoup de pommes de terre et de choux »34. Les domestiques nient malgré l’évidence, de peur d’être renvoyés, car les causes de renvoi avancées, s'il s'agit d’une bonne au XIXe siècle, sont l’âge, la maladie, ou tout simplement une grossesse, même d’une femme mariée. Les maîtres ne s’en sont pas privé, sans scrupules apparents ; c’est l’usage qui commande et personne ne s’étonne quand on renvoie une bonne enceinte. Nous en avons de nombreux exemples, comme cette domestique de 35 ans qui « est congédiée pour cause de grossesse malgré ses dénégations »35. « Catherine S. était depuis 6 ans domestique à Montbéliard et le bruit courut qu’elle était enceinte, ce bruit parvint aux oreilles de ses maîtres qui la renvoyèrent »36. Comment s’étonner alors qu’elles persistent à nier leur grossesse lorsqu’on les interroge, surtout lorsqu'elles sont renvoyées souvent sur de simples rumeurs. L’entourage, qu’il soit constitué des parents ou des patrons, est par son attitude responsable d’un bon nombre d’infanticides. Mais celui qui a encore la plus grande responsabilité est le père de l’enfant.
La place des hommes
14Dans les dossiers, le père présumé de l’enfant est étrangement absent, il ne nous est connu que dans une dizaine de cas comme complice ou simple témoin. Car, légalement, la jeune fille engrossée n’a aucun recours contre son séducteur. La recherche de paternité autorisée en 1556, est supprimée en 1803 par le code civil dans l’article 340 : « La recherche de paternité est interdite ». Cependant à la fin du siècle, un courant en faveur d’une modification de cet article se développe ; on y voit une prévention contre l’infanticide, mais les projets de lois échouent successivement devant le Sénat en 1878, 1883 et 1891. Les domestiques sont les plus vulnérables, l’exploitation étant un lieu particulièrement favorable aux séductions de tous ordres. On peut pourtant dire que « l’immoralité » venait assez souvent des maîtres eux-mêmes, par le forçage des filles venues de la campagne, qui se pliaient parfois naïvement aux désirs de leur patron. À titre d’exemple, nous pouvons citer un extrait de l’interrogatoire de Marie D., la domestique de Fourg, embauchée par son beau-frère, un veuf de 49 ans, elle en a alors dix-neuf. Le juge voit bien le danger d’une telle situation et n’est pas dupe quant à l’identité du père de l’enfant. Il lui demande : « La situation que vous acceptiez chez votre beau-frère était quelque peu délicate, quel âge votre beau-frère avait-il ? (...) Vous n’aviez que 19 ans à l’époque, vous n’avez pas senti le danger ? », elle lui répond : « Mes parents ont toujours pensé que je me conduisais bien », et lui : « Cependant vous êtes devenue enceinte... »37. Il semblerait que les promesses de mariage soient la principale cause de leur abandon (sexuel), et la plupart des jeunes filles ont mal choisi leur partenaire, souvent plus âgé, déjà marié, ou trop jeune (non libéré des obligations militaires). Cependant, les infanticides ne se limitent pas aux jeunes filles séduites et abandonnées ; nous avons, dans notre base de données, 7 % de femmes mariées. Il s’agit de femmes désirant cacher à leur mari une conception adultérine ou prénuptiale38. Ainsi, sauf pour les femmes mariées, il apparaît que l’abandon par son amant ou le risque d’abandon, pousse la femme à envisager la suppression de son enfant. Comme cette couturière de 24 ans de Rigny (Haute-Saône), qui explique « qu’abandonnée par son amant, elle avait pris depuis longtemps la résolution de détruire son enfant »39.
15L’enfant peut alors incarner la haine que la femme ressent pour le père : « Quand il naquit, avoue Mme Grandpré, je pensais que toujours il serait un bâtard, qu’il était son fils et qu’il serait lâche comme lui ; alors mes doigts se serrèrent autour de son cou »40. Parfois, les célibataires abandonnées harcèlent leur amant, les interpellent publiquement pour qu’ils assument leur paternité et régularisent la situation : « Devenue veuve en 1869 après six ans de mariage, Marie P. revint à Mercey chez ses parents avec ses trois enfants. Dès l’année suivante, elle entretint des relations intimes avec Abel S. son voisin, une grossesse en fut le résultat. Dès lors, elle voulut décider S. à l’épouser, ce qui entraîna de fréquentes disputes entre les deux amants. Sentant les premières douleurs, elle alla faire une dernière démarche vers son amant qui la repoussa, elle se dirigea alors vers la Saône... », où elle accouche sur le bac et jette son nouveau-né à l’eau41. Le père présumé figure rarement dans les dossiers ; s'il est cité, c’est parfois par l’accusée qui dénonce son rôle de conseiller. Catherine C., la cultivatrice de Voillans citée ci-dessus, répond au juge : « J’ai écouté les conseils de l’auteur de ma grossesse, qui m’avait défendu d’en parler et m’avait conseillé de détruire mon enfant »42. Après de telles accusations, et après avis de témoins, l’homme est alors souvent convoqué et interrogé, et bien sûr il nie cette paternité embarrassante. Le séducteur accusé par Catherine C. plus haut, François T., menuisier de la même commune, se défend en disant : « n’avoir jamais eu aucune relation intime avec la fille C. ». On peut citer un cas similaire, dans le dossier de Jeanne M., journalière de 25 ans, demeurant à Uzelles (Doubs) ; le père présumé François G., cabaretier de 37 ans, marié, père d’un enfant de dix ans, est recherché et inculpé pour avoir provoqué l’infanticide ; sa garde à vue est ordonnée. Pendant l’interrogatoire, il déclare n’avoir jamais eu aucune relation avec cette fille, bien que celle-ci affirme qu’il l’a séduite à 17 ans et qu’il lui aurait dit de donner la mort à son enfant après sa naissance, « que beaucoup de personnes agissaient ainsi et que personne n’en saurait rien ». François G. bénéficie d’un non-lieu et est libéré43. Il est certain que l’on ne peut prêter totalement foi à ces accusations, les femmes pouvant être guidées par la vengeance. Sur les 185 jugements de notre base de données, quatre seulement voient accuser l’amant comme complice du crime, la peine est alors la même que celle prononcée pour la mère44. Mais, en règle générale, l’opinion n’approuve pas l’attitude des séducteurs, dans la presse on désapprouve de telles conduites. Au procès d’une domestique de 17 ans, le journaliste déclare : « Le dernier témoin fait moins forte figure que le docteur, il s’agit du séducteur de la jeune fille, et ne pouvant faire mieux, le sort lui décerne les agréments d’une exhibition en cour d’assises, il dénie cette paternité embarrassante »45.
16Il apparaît donc que, dans les raisons qui conduisent à l’infanticide, la honte soit le moteur le plus puissant, bien que souvent les différents motifs envisagés se conjuguent. Une jeune tisseuse de Benfeld (Bas-Rhin) les résume en déclarant : « C’est la honte qui m’a poussée, j’ai pensé aussi aux frais de toutes sortes que j’allais avoir. J’ai pensé que l’enfant n’aurait jamais de père »46.
Accoucher seule
17Si la peur de la désapprobation sociale accule la mère au crime, elle a toujours l’espoir d’un miracle qui empêcherait l’enfant de venir au monde. La peur a détruit l’équilibre des valeurs et la mort du nouveau-né lui apparaît moins grave que le scandale de sa survie possible47. La grossesse a été cachée par tous les moyens, mais arrive l’accouchement contre lequel elle ne peut rien ; elle ne peut non plus appeler au secours. Faire disparaître l’enfant est une manière de continuer à dissimuler le fruit de la faute commise.
Une délivrance silencieuse
18Les infanticides sont généralement seules au moment de l’accouchement, nous n’avons que vingt-neuf cas sur 185 jugements où la femme est assistée d’un ou plusieurs complices. Dans 45 % des cas, il s’agit de sa mère, et dans 10 % des cas, c’est le père de l’enfant qui intervient. La solitude au moment de la délivrance est effective dans 80 % des cas. Et, si elle est mariée, c’est le même scénario : « Un cultivateur de 48 ans avait épousé une fille du village voisin de 28 ans, trois mois après, la malheureuse quittait pendant la nuit la couche de son mari, accouchait sur le seuil de la porte clandestinement, puis dans un accès de terreur et de désespoir étrangla l’enfant et lui porta deux coups de couteau »48. La solitude physique pendant la délivrance montre la grande part de désarroi. Presque toutes vaquent à leurs occupations jusqu'à l’heure d’accoucher, 13 % accouchent en pleine campagne : « La fille F., se sentant prise, pendant qu’elle travaillait aux champs, des douleurs de l’enfantement, se retira derrière un buisson, et là, donna le jour à un enfant que son premier soin fut d’abandonner sur les lieux où il était né »49. Une bonne va se réfugier à l’écurie (8 %), comme cette domestique de 23 ans, travaillant chez un meunier : « Le 5 mars, elle dit que sa chambre était trop froide et qu’elle préférait aller coucher à l’écurie »50. Toutefois, il faut relativiser la dureté de ces lieux, car à l’époque en milieu rural, beaucoup de femmes accouchaient sur le lieu de leur travail. Tout se passe en général très vite et avec une assez grande facilité ; c’est d’ailleurs ce qui permet l’infanticide. La grossesse a été marquée par le silence, l’accouchement se fait aussi sans bruit : « Je n’ai poussé aucun cri » nous dit Catherine C., la cultivatrice de Voillans51.
19Même à l’instant de la délivrance, face aux douleurs, ces femmes craignent encore le regard des autres et leur réprobation, comme cette ouvrière de fabrique de 20 ans, qui se rendant à l’atelier ressent les premières douleurs ; une camarade l’accompagne alors chez sa mère : « Elle voulait encore dissimuler son état, elle refusa d’entrer dans une auberge pour ne pas subir de commentaires malveillants, mais elle dut s’arrêter au pied d’un arbre »52. Ceci nous montre encore une fois le poids que pouvait avoir l’opinion au siècle dernier. L’acte est commis dans un état d’égarement qui suit l’accouchement et qui est le résultat d’une interaction de facteurs individuels et sociaux. Elles ont accouché en silence, et souvent elles disent avoir tué l’enfant pour l’empêcher de crier. Ainsi il est dit à propos d’une infanticide de 22 ans : « Elle avait dissimulé sa grossesse et après avoir étouffé les cris de l’enfant afin de ne pas réveiller ses parents couchés dans la même chambre, elle est allée le jeter dans le puits »53. Ou encore cette femme qui accouche dans la chambre où elle dormait avec sa sœur, qui « pour empêcher l’enfant de crier, (...) l’a étouffé, elle voulait seulement dissimuler son accouchement à sa famille »54.
Les procédés d’homicide
20Le crime se produit immédiatement après la naissance. Les procédés pour tuer l’enfant peuvent être passifs, on parle alors d’infanticide par omission, c’est-à-dire l'absence des premiers soins nécessaires à l’enfant. On parle dans les arrêts de cour d’assises de « défaut de soins », il peut s’agir alors d’un accident dû à la naïveté ou à l’affaiblissement de la femme, mais cela peut être aussi un acte délibéré. Cette façon de provoquer la mort du nouveau-né ne représente que 10 % des procédés utilisés par ces délinquantes, mais 32 % de ceux utilisés par les domestiques. Ces infanticides peuvent aussi être dus au fait que certaines jeunes filles étaient déconcertées par leur accouchement, telle cette tailleuse de Prénovel dans le Jura « qui répondit qu’elle avait donné le jour sans le savoir à l’enfant en question »55. Ces filles négligent de faire les gestes essentiels pour préserver la vie de l’enfant, peut-être parce qu’elles n’en ont pas connaissance ; cependant on peut douter de certaines protestations d’ignorance, comme cette domestique de 21 ans de Grand-Combe-Châteleu (Doubs) qui dit « qu’elle avait mis des graviers et de la mousse dans la bouche de son enfant par bêtise et inconscience »56. La plupart des infanticides disent d’ailleurs pour leur défense qu’elles croyaient l’enfant mort-né. Marie D., la domestique de Fourg, répond au juge qui lui demande ce qu’elle a fait lorsque l’enfant est venu au monde : « Je me suis trouvé mal pendant longtemps et je n’ai pas vu l’enfant vivre, je l’ai cru mort (...), j’affirme que je ne lui ai porté aucun coup »57. Dans les jugements, elles sont bien sûr démenties la plupart du temps par l’autopsie.
21Les procédés pour tuer l’enfant peuvent être violents, on parle alors d’infanticide par commission. Dans notre base de données, 34 % des morts sont dues à l’asphyxie, surtout à l’aide des mains ou parfois à l’aide de corps étrangers tels que des oreillers ou des couvertures. Les nouveau-nés sont morts pour 27 % à la suite de strangulation, les 20 % de causes de mort restantes correspondent à des violences diverses : noyades, fractures du crâne... Raymond de Ryckère parle en matière de procédés d’homicide de « mode du jour », on ne constate pas un tel mouvement pour le Doubs ; on observe simplement que les procédés d’homicide varient plutôt selon la catégorie professionnelle. En effet, 40 % des morts violentes (hormis la strangulation et l’asphyxie), qui représentent 20 % des procédés d’homicide en général, sont le fait d’agricultrices ; 32 % des morts dues à un défaut de soins (10 % en moyenne) sont le fait de domestiques, et 45 % des morts par suffocation sont dues à des ouvrières (contre 34 % en moyenne). Avec beaucoup de prudence, on peut expliquer ces différences, par le fait que les domestiques sont les plus jeunes et les moins expérimentées, et que les agricultrices, du fait de l’abattage des animaux, sont plus accoutumées à la vue du sang.
Coupable aux yeux de tous ?
Un discours convenu
Des journalistes peu enthousiastes
22Paradoxalement, le regard porté sur les mères infanticides, apparemment « les pires mères qui soient », est finalement assez indulgent.
23Nous allons analyser le discours journalistique en étudiant le quotidien Le Courrier franc-comtois de 1866 à 1880, à la rubrique faits divers, la chronique judiciaire des cours d’assises du Doubs, du Jura et de la Haute-Saône. Les journalistes attachent une grande importance au passé de l’accusée, à sa réputation, en somme à sa moralité. Ce thème se retrouve presque systématiquement pour chaque affaire : « Elle n’a que 24 ans, mais sa réputation d’immoralité est déjà vieille, mère d’un enfant à 17 ans... »58. Le fait que ces femmes non mariées soient déjà mères semble aggraver leur cas : « ... fille de mauvaises mœurs qui était déjà devenue mère d’un enfant illégitime... »59. On pourrait multiplier les exemples du genre ; et même si la femme est mariée, le fait qu’elle ait des enfants ne plaide pas pour elle, car elle ne peut alléguer son inexpérience.
24L’apparence physique semble être d'un grand intérêt pour la presse. Faut-il y voir l'influence de Lombroso ? Le Courrier franc-comtois du 19 novembre 1866 dit à propos d’Anne B. une domestique de 27 ans : « Est-ce une mauvaise mère ? on peut répondre oui, même sans avoir lu l’acte d’accusation. Tout est dur chez cette femme : le regard, les traits de son visage et la voix ». Ainsi, le physique, comme la réputation, semblent pouvoir influencer le jugement plus que l’acte d’accusation lui-même. Pour une jeune ouvrière, on écrit : « Assez bonne réputation, mais physionomie peu sympathique »60. Mais finalement, c’est la banalité du crime qui désespère les journalistes : « ... Rien de nouveau dans les détails, chaque infanticide roule sur les mêmes motifs, les mêmes explications, les mêmes excuses. Les prétendues hontes des coupables, leurs syncopes, et leurs folies au milieu des douleurs de l’enfantement ne sont-elles pas inhérentes à leur position ?... »61. L’écriture peut aller jusqu'au lyrisme, comme dans cet extrait qui n’est cependant pas dénué de cynisme : « C’était le 25 mai, au milieu de la campagne embaumée des senteurs du printemps (la fille accouche pendant qu’elle travaille aux champs derrière un buisson) (...) à bien considérer, cette arrivée au monde sous un rayon de soleil passant à travers les buissons d’aubépine était idéale, la fille A.. n’a pas la fibre poétique (...) les cris accusateurs de l’innocente victime devaient sortir six heures après, comme l’appel d’un spectre à la justice des hommes »62.
25L’infanticide ne serait donc pas si grave s'il n’entraînait pas avec lui un péril social qui le rende inexcusable. « C’est toujours avec un sentiment de profonde antipathie que nous assistons aux débats d’une affaire d’infanticide (...), le crime nous apparaît monstrueux au point de vue du cœur, mais surtout au point de vue social : si le relâchement des mœurs rend de plus en plus rare les unions légitimes, et si la débauche se substitue au mariage, du moins ne faut-il pas que la population ne décroisse indéfiniment et que la France ne devienne un désert »63. Ces longs épilogues sur la « dénatalité » apparaissent après le traumatisme de la défaite de 1870 et la véritable prise de conscience de l’importance numérique de la population pour la puissance du pays. Ainsi, l’indulgence des jurys, toute relative comme on le verra, est fortement critiquée : « ... Que le lecteur nous pardonne ce long exorde qui sera d’actualité longtemps encore jusqu'à ce que quelques exécutions capitales frappent les filles légères (...) ces crimes horribles dont, au dire des gens compétents, 9/10 échappent à la justice »64.
26Mais finalement, l’éclairage reste assez conciliant la plupart du temps en dépit des couplets convenus sur l’indulgence des jurys ou le viol des lois naturelles. La femme abandonnée, même si elle devient criminelle, respecte les rôles et les normes d’un ordre social auquel elle est intégrée, en se conformant au poids de la tradition et au respect des bonnes mœurs, « sauvant son honneur ».
Des scientifiques plutôt compréhensifs
27Au XIXe siècle, les médecins ne sont plus là seulement pour soigner et guérir, mais ils méditent aussi sur la vie, la mort, la souffrance, la morale et la société. La morale se laïcise. Les médecins écrivent sur l’infanticide, surtout sur les moyens de le constater, et ils livrent un regard plutôt bienveillant sur ces femmes. Pour le docteur Hunter William : « une malhonnête femme ne sera jamais réduite à l’infanticide, celle qui a un vif sentiment de honte doit être considérée »65. La majorité semble plus encline à la compréhension ; le Dictionnaire des sciences médicales dit : « On veut qu’une fille oubliant ce qu’elle se doit à elle même, vienne révéler sa honte pour jouir des bienfaits des lois ; on veut éteindre en elle le sentiment de l’honneur par un sentiment plus vif de la vie, on ne fait pas attention à ce que la loi force les filles à sacrifier l’honneur à la vie qui n’est faite que pour celles ayant perdu toute pudeur »66. On cherche aussi peut-être à dire que la mort d’un bâtard est moins importante que l’honneur de la mère...
28Chez les criminologues, le crime féminin occupe une place marginale. Avec Cesare Lombroso (1836-1909), l’un des fondateurs de l’école italienne d’anthropologie criminelle, le crime est assimilé à la prostitution. En ce qui concerne les cas d'infanticides qu’il a observés, il constate que 45 % ont un poids inférieur à la normale, et que 50 % ont une stature inférieure à la normale, c’est, dit-il, parce que : « elles appartiennent aux classes inférieures et mal partagées ». Pour lui, les femmes infanticides sont celles qui, par la nature du délit, s’éloignent le moins de la normalité. On observe chez elles que les graves signes de dégénérescence, comme le strabisme sont de moindre importance. Chez certaines, Lombroso a même rencontré une forme de beauté, mais il la qualifie de « beauté du diable », car elle ferait excuser leur geste. Les infanticides représentent donc le mieux chez la femme le crime passionnel, et la femme infanticide fait figure inoffensive face au spectre du criminel-né. Elles sont presque les seules criminelles qui, selon Cère « mariées dans les colonies donnèrent de bons résultats en fondant des familles excellentes ». Pour Lombroso, c’est la crainte du déshonneur qui conduit au crime, un amour imprudent, la fatale tendance à s’éprendre de l’homme mauvais, en somme : « Un excès d’amour dans une société où la grande force est l’égoïsme ». D’autres observateurs de la société ont rendu compte de leurs impressions face à l’infanticide, non d’une manière scientifique, mais en faisant plutôt appel à leur imagination.
La pensée déterministe chez les hommes de lettres
29Le stéréotype consacré de la femme infanticide au XIXe siècle dans la littérature est la figure de la bonne, de la servante innocente, séduite par un maître méchant et dépravé. Ce cliché est aussi bien celui utilisé par Zola, que Maupassant, Eugène Sue ou les frères Concourt. Cette image est suspecte, car même si les domestiques forment une bonne part du bataillon des infanticides, la femme qui tue son enfant au siècle dernier ne se résume pas à cette figure. Dans L’Assommoir67, au lavoir lors d’une dispute, une des voisines de Gervaise l’insulte en l’accusant d’être une mauvaise mère, ce qui déclenche une bagarre : « De jolis mômes qui ont des croûtes plein la figure : il y en aurait un d’un gendarme, n’est-cepas ? et tu en aurais fait crever trois autres parce que tu ne voulais pas d’un surcroît de bagages pour venir ! »68. Dans Les Mystères de Paris, Eugène Sue nous conte l’histoire d’une jeune fille enceinte qui fait une fausse couche après avoir été frappée par son maître. La jeune fille enterre l’enfant et quitte la maison, mais on vient l’arrêter, son maître l’accusant d’infanticide. Ceci révèle la peur de l’injustice face à un crime difficilement repérable. Zola surtout a dénoncé l’hypocrisie de la bourgeoisie face aux filles-mères. Celle-là dénonce la débauche du peuple, alors que la sienne est plus abominable pour Zola et que sa conception de la morale est la véritable responsable de ces crimes. On peut citer un passage remarquable de Pot-Bouille où Zola souligne la mauvaise foi de la bourgeoisie qui entend condamner le plus sévèrement possible des jeunes femmes poussées au crime par un désespoir né de l’exclusion :
« Ils écoutaient Duveyrier donner les détails sur l’affaire dans laquelle on avait beaucoup remarqué son attitude. On allait même le nommer président de la chambre et officier de la légion d’honneur. Il s’agissait d’un infanticide remontant déjà à plus d’un an. La mère dénaturée, une véritable sauvagesse comme il le disait, se trouvait être précisément la piqueuse de bottines son ancienne locataire. Et stupide avec ça ! car sans même s’aviser que ce ventre la dénoncerait, elle s’était mise à couper son enfant en deux, pour le garder ensuite au fond d’une caisse à chapeau. Naturellement, elle avait raconté aux jurés tout un roman ridicule, l’abandon d’un séducteur, la misère, la faim, une crise folle de désespoir devant le petit qu’elle ne pouvait nourrir, en un mot ce qu’elles disaient toutes. Mais, il fallait un exemple. Duveyrier se félicitait d’avoir résumé les débats avec cette clarté saisissante qui parfois déterminait le verdict du jury.
– Et vous l’avez condamnée ? demanda le docteur.
– À cinq ans. Il est temps d’opposer une digue à la débauche qui menace de submerger Paris. (...) Oui messieurs, continuait le conseiller, les tables de statistiques sont là, les infanticides augmentent dans des proportions effrayantes. Vous donnez trop de place aujourd’hui aux raisons de sentiments, vous abusez surtout beaucoup trop de la science, de votre prétendue physiologie avec laquelle il n’y aurait bientôt plus de bien, ni de mal. On ne guérit pas la débauche, on la coupe à sa racine »69.
Émile Zola Pot-Bouille
30On retrouve dans cet extrait, les thèmes abordés dans la presse : la banalité des excuses, l’augmentation du crime, la nécessité d’une plus grande sévérité dans les condamnations...
Les « moralisateurs »
31Dès la fin du XVIIIe siècle, les hommes politiques sont conscients de l’importance de l’infanticide et certains prônent la prévention, comme le futur maire de Paris, Jérôme Petion : « Les lois jusqu’ici impuissantes pour arrêter ces meurtres qui outragent l’humanité car elles sont toutes bizarres, injustes, cruelles, et plus attentives à punir qu’à prévenir »70. Cependant, il justifie déjà ses propos par cette observation : « ... On y gagnera une multitude de citoyens utiles, ce seront devenus des enfants de la patrie ».
32L'Église catholique a continuellement lutté contre l’infanticide. En 1556, l'édit d’Henri II71 considère toutes les matrones comme suspectes de complicité d’infanticide, les évêques veillent à mettre en place dans chaque communauté une sage-femme jurée capable d’administrer un bon baptême, et de décider une femme à conserver son fruit. De nombreux sermons s’en sont pris à l’infanticide : « les latrines retentissent des cris des enfants qu’on y a plongés... »72. Ainsi, si l’on croit à la Providence, on ne craindra pas d’avoir plus d’enfants que l’on ne peut en nourrir...
33Si l’infanticide n’est pas coupable aux yeux de tous les observateurs sociaux, il revient cependant à la justice de trancher.
L’intervention judiciaire : une répression appropriée ?
34Il faut rappeler qu’aux yeux de la loi, l’infanticide est le meurtre ou l’assassinat d’un enfant nouveau-né, il faut que l’enfant ait vécu et que l’enfant ne soit pas encore inscrit sur les registres d’état civil, le crime pouvant alors effacer jusqu’aux traces de sa naissance. Les premières mesures prises à l’encontre de l’infanticide sont contenues dans l’édit très menaçant d’Henri II en 1556. D’après cet édit, toute fille-mère qui n’avait pas déclaré sa grossesse et dont l’enfant venait à mourir était soupçonnée d’infanticide. Cet édit devait être publié tous les trois mois et lu au prône. Ces mesures redoutables avaient été prises à la suite d’une recrudescence de l’infanticide, mais ses effets furent difficiles à mesurer. Au début du XVIIIe siècle, de nombreux arrêts du Parlement de Besançon ordonnent aux juges de veiller à ce que les curés en fassent la lecture au prône. En 1810, le code pénal condamne l’infanticide à mort lui aussi, mais réclame des preuves reposant sur l’autopsie du cadavre. Les jurés ont pour la mère une alternative en 1824 avec l’institution des circonstances atténuantes qui avait pour objectif une baisse des acquittements.
L’enquête : us et procédure
35Dans notre base de données, nous n’avons que quatre-vingt-trois cas où l’origine de la mise en éveil de la justice est précisée. Dans 58 % des cas, c’est la découverte du cadavre qui déclenche le début d’une enquête : celui-ci est découvert dans des « sources d’eau » (étangs, fontaines...) à 30 %, dans la maison de l’accusée (25 %), dans une écurie (15 %) ou en pleine campagne (12 %) pour ne citer que les lieux les plus courants. Dans 30 % des cas, c’est la rumeur publique qui motive l’intervention de la justice, la dénonciation ou un examen médical (5 %). Une simple lettre anonyme déclenche une information : « une lettre anonyme avait informé la gendarmerie qu’elle aurait détruit son enfant »73. L’accusation par la rumeur publique reste à l’origine de bien des enquêtes, et l’importance qu’on y accorde est bien dans la teneur de nos constatations précédentes sur « la loi de l’opinion » au XIXe siècle : « La clameur publique accusait M. d’avoir tué son enfant (...) les perquisitions dans les lieux voisins de son domicile ont fait découvrir un enfant de sexe masculin enseveli... »74.
36Au XIXe siècle, c’est le plus souvent le maire qui assure le relais entre la rumeur et les autorités, bien qu'aucun texte ne lui attribue ce rôle. On constate que les maires répugnent à accuser d’infanticide une jeune fille de leur commune : à Saint-Juan (Doubs) en 1818, les gens vont prévenir le maire, mais : « Celui-ci ne dit rien. Il voulut persuader le juge d’instruction que l’enfant était celui d’une grande autrichienne qui passait par là (...) indignation dans la commune qu’un pareil crime puisse rester impuni »75. Les risques encourus par les maires sont pourtant importants : « Par arrêté du 17 mai, M. Thierry maire de Lavoncourt a été suspendu de ses fonctions, pour avoir négligé d’avertir la justice d’un crime d’infanticide commis dans sa commune quoique averti par la rumeur publique »76. En règle générale, c’est tout de même le maire qui avertit les pouvoirs publics, la procédure courante est qu’il prévienne le procureur du roi ou de la République qu’un infanticide a été commis dans sa commune. Le procureur demande alors au juge d’instruction de procéder à une vérification et à une information.
37Le discours juridique, par contre, se révèle peu indulgent envers les infanticides, comme on peut s’y attendre de la part de ceux qui sont là pour bâtir l’accusation et faire respecter la loi. Nous donnons ici deux extraits de réquisitoires particulièrement révélateurs de cet état d’esprit. Un juge d’instruction dit en 1827 : « ... Elle n’a pas craint de profaner ce que la Religion a de plus auguste et de plus sacré en s’approchant des sacrements sans avoir fait la déclaration de ses faiblesses... »77 ; un procureur général dit en 1830 : « Pendant sa grossesse, elle cessa d’aller à l’église comme auparavant... »78. Ces deux hommes de loi qualifient encore dans leur réquisitoire l’infanticide de « monstre », ils insistent sur les mœurs « dépravées » de ces accusées déjà mères de plusieurs enfants, « fruits de leurs erreurs et de leur débauche ». L’insensibilité de ces femmes est aussi mise en avant : « foulant aux pieds tous les sentiments de la nature, elle posa froidement le cadavre derrière un coffre, et pour détourner les soupçons, elle a travaillé toute l’après-midi accroupie dans les vignes... »79, « la troisième victime d’une naissance illégitime ne méritait pas la mort... »80. Comme nous l’avons vu dans l’extrait de Pot-Bouille, les juristes n'acceptent pas l’atteinte à la moralité, aux sentiments maternels, et surtout ils s’inquiètent de la recrudescence de ces crimes.
38L’intervention médicale constitue une étape décisive dans le déroulement de la procédure, puisque les médecins sont les seuls à même de prouver le crime, à la fois par examen sur la suspecte et par l’autopsie du nouveau-né. Ils insistent tous sur la prudence nécessaire dans les constatations d’infanticide. Les contemporains sont conscients de la difficulté de prouver le crime d’infanticide, et beaucoup ont écrit sur ce sujet délicat : « L’infanticide est enveloppé d’un voile si mystérieux qu’il est quasi impossible de le lever entièrement (...) donc, il faut punir sans preuve, et plutôt être féroce qu’indulgent (...), l’autopsie nécessite des précautions infinies qui ne conduisent le plus souvent qu’au doute... »81. Nous pouvons citer cet extrait du Courrier franc-comtois du 10 septembre 1871 : « Nous l’avouons humblement, les docteurs ne nous inspirent qu’une confiance modérée, bien sûr même s'ils font preuve d’une certaine loyauté, la science elle n’est pas infaillible ». En effet, les progrès en obstétrique sont très lents, la durée de la gestation a long-temps posé problème82, les juristes manquent donc de critères solides surtout dans la première moitié du siècle. On craignait de faire accuser des innocentes, car la peine était très lourde. Le docteur Hunter William tient ces propos à la fin du XVIIIe siècle : « On frémit, en songeant que des femmes innocentes ont peut-être souffert d’une mort ignominieuse sur des preuves équivoques et d’après une logique défectueuse (...) je crains qu’on ait trop laissé à notre jugement... »83. On peut dire au regard des procès, que l’arbitraire règne dans les tribunaux : les jurés, les médecins, les policiers, et même les hommes d’église, admettent parfois des dérogations au droit commun pour les femmes, selon des critères souvent subjectifs et incertains.
Le procès : une issue prévisible ?
39Comme le propre de l’infanticide est que l’enfant n'est pas encore nommé, ni reconnu par la société, on peut se demander ce que la loi punit. En fait, la loi veut préserver chaque nouveau-né, c’est-à-dire éviter qu’il puisse naître et mourir sans que l’on n'en sache rien. À l’audience, l’accusée est d’autant plus impressionnée qu’elle est sous le regard et l’attention d’un public nombreux. Son impuissance verbale est réelle et les gestes viennent souvent suppléer au langage : larmes, sanglots et évanouissements en font partie. Il est de bon ton que l’infanticide pleure et l’accusée fait souvent ce que l’on attend d’elle. Son attitude fait d’ailleurs l’objet d’une attention particulière dont nous avons pu retrouver la trace dans la presse : « elles pleurent bruyamment, manifestent leur repentir et semblent se tordre de douleur »84.
40D’autres adoptent des attitudes encore plus spectaculaires, volontairement ou non, comme cette journalière de 19 ans de Dole qui « au moment où la cour entre, tombe en syncope et fait une crise épileptique, elle est blême, brisée, répond avec un grand air de repentir »85 ; pourtant, de tels comportements n’entraînent pas forcément l’indulgence des jurés ; cette dernière est condamnée à 6 ans de travaux forcés et : « retombe atterrée à sa place ». Une domestique de 17 ans est « dans un état déplorable, fait une attaque d’épilepsie par jour, parle avec peine, d’une voix très basse et se tord dans d’horribles convulsions »86. Les attitudes de repentir sont parfois très intenses comme dans le cas de cette domestique de 21 ans qui dit au docteur lors de l’audience : « Laissez-moi mourir, il faut mieux que je meure, je suis une criminelle ! »87. Rares sont celles qui conservent leur assurance comme Catherine C. : quand le juge lui déclare que ce qu’elle dit est inconcevable, elle réplique : « Personne ne peut prouver que j’ai commis une faute »88. En fait, on se rend mieux compte du rôle inhérent de l’arbitraire dans ces jugements ; les jurés, comme les journalistes et les spectateurs, ne jugent pas un crime, mais une femme, autant sur son attitude que sur son passé et ses motivations. Se montrer humble et soumise pour l’accusée joue en sa faveur, ses évanouissements et ses larmes entraînent émotion et culpabilité de la part de la société. Le public apparaît friand de ce genre de spectacle : « Cette affaire, la plus importante de la session, attire une foule de curieux. Le spectacle n’a pourtant rien de réconfortant... »89, ou encore : « une foule nombreuse assiste aux débats »90. L’assemblée ne se contente pas d’assister au procès, elle participe à sa manière : « un murmure d’émotion court dans la foule »91. Le problème est que l’on ne peut savoir si ces formules ne sont que des effets journalistiques convenus et rituels, ou si elles témoignent de la réelle identification de l’assistance à l’histoire de l’accusée.
41Pour cette étude, nous disposons de 181 jugements, 117 ont été rendus dans le Doubs de 1801 à 1899, 36 dans le Jura de 1866 à 1880, et 28 en Haute-Saône de 1866 à 1880. Il est possible de constater que l’infanticide est poursuivi ou amnistié avec une disproportion étonnante d’appréciation et de se demander au nom de quels critères les jurés ont condamné les accusées.
42On remarque tout d’abord que, sur l’ensemble de la période, les acquittements ne sont pas aussi importants qu’on aurait pu le présumer. En effet, ils représentent 30 % des peines pour tout le siècle, et leur nombre reste constant – malgré l’institution des circonstances atténuantes. Ce qu’il faut néanmoins préciser est que tous les chefs d’accusation ne sont pas identiques. Si les trois-quarts des femmes sont en effet accusées d’infanticide, 10 % sont accusées de suppression d’enfant, et 5 % d’infanticide avec préméditation. À l’issue du procès, la moitié est déclarée coupable, 30 % non coupable, et 20 % se voit inculpé d’homicide involontaire ou plus simplement de suppression d’enfant. Il s’ensuit bien sûr des peines très individualisées. En effet, les travaux forcés (39 % des peines) sont prononcés pour des femmes reconnues coupables d’infanticide, avec l’admission de circonstances atténuantes qui sont systématiques dès leur instauration en 1824, puisque seulement trois femmes sont condamnées à mort après cette date. On voit d’après le tableau que les peines de travaux forcés, effectives après 1824, augmentent régulièrement à partir de cette date. Les peines de prison (20 % des condamnations) sont prononcées pour les coupables d’homicide involontaire ou de suppression d’enfant, la réclusion est en général requise pour les femmes plus âgées. Nous n’avons que sept jugements où la peine de mort est déclarée, quatre avant 1825 (dont deux par contumace92) et trois après 1826 (dont une par contumace). Le nombre de jugements est plus nombreux après 1850, et les peines les plus fréquentes sont celles de 4 à 10 ans de travaux forcés. On n’assiste donc nullement à un adoucissement des peines vers la fin du siècle. En effet, après 1850, les peines de travaux forcés représentent environ la moitié des sentences, alors que, de 1825 à 1850, elles n’en constituent que 30 %. Mais, ce qui est encore plus remarquable encore est la diversité des condamnations : quels facteurs pouvaient bien influencer les jurés ?
43La profession, le statut semblent jouer un rôle non négligeable. En effet, le 15 février 1876, est jugée Christine D. à la cour d’assises de Vesoul ; elle est âgée de 23 ans, et est institutrice. Le procès a lieu à huis-clos, et elle est condamnée à 15 ans de travaux forcés93. Il faut préciser qu’elle est la seule accusée de notre étude à ne pas se situer au plus bas de l’échelle sociale, et, à la date de son jugement, la plupart des infanticides sont condamnées en moyenne à 5 ans de travaux forcés. Il semble donc que de par son statut, cette jeune femme devait donner l’exemple et était moins « excusable » aux yeux des jurés qu’une bonne ou une journalière. Quant à la corrélation entre les peines et les catégories professionnelles, elle ne s’est pas révélée concluante : on ne peut remarquer d’écarts notables dans les sentences, les accusées se situant toutes, quelle que soit leur profession, au plus bas de l’échelle sociale. Dans l’étude du discours sur l’infanticide, on a souvent entendu que passé un « certain âge », la criminelle ne pouvait plus être excusée pour son inexpérience. Ainsi, il est intéressant de remarquer que la moitié des acquittements est prononcée pour des filles âgées de moins de 27 ans, tandis que seulement 10 % des infanticides de plus de 34 ans sont acquittées. Mais paradoxalement, et contrairement à nos suppositions, environ la moitié des peines supérieures à 15 ans de travaux forcés se prononce chez les 15-21 ans, alors qu’elles ne représentent que 27 % des accusées. Donc finalement, la jeunesse ne semble pas avoir rendu les jurés plus indulgents, la plupart des inculpées pouvant invoquer l’inexpérience comme excuse. Ainsi, le fait que certaines infanticides aient des antécédents ne s’avère pas avoir davantage pesé sur les jugements. Il est vrai que ces cas sont rares, on compte sept cas de récidive et quatre autres infanticides ont pour antécédent judiciaire des condamnations pour vol, pour accouchement clandestin et pour avortement94.
44Un autre facteur nous semble pouvoir influer sur la sentence : les procédés d’homicide. Mais cette fois encore, les résultats n’ont pas été assez concluants pour affirmer que la cruauté du crime entraînait une sanction plus lourde. En fait, après ces constatations, les jugements nous apparaissent d’autant plus arbitraires que les sanctions n’obéissent à aucun critère précis. Les jurés paraissent se plier à leurs impressions au moment du procès, à l’attitude de la criminelle ou aux témoignages. Chaque procès garde sa spécificité, et on ne peut trouver de règles générales au comportement des juges. Les procès sont en général sans surprise, l’accusée se soumet impuissante à l’annonce de la condamnation, certaines se montrent abattues, d’autres éclatent en sanglots95 ou s’évanouissent96. Les pourvois en cassation sont d’ailleurs rares, nous en comptabilisons neuf, ils sont demandés lors de sentences comme la peine de mort ou les travaux forcés à perpétuité, et ils sont toujours rejetés. Mais il existe d’autres moyens pour les condamnées de ne pas effectuer leur peine jusqu’au bout ou de voir leur peine se transformer, ce sont les remises de peine. Elles interviennent dans 20 % des jugements. Ce qui est intéressant à noter, c’est que les trois-quarts des peines surviennent après 1875, seulement 10 % d’entre elles ont lieu avant 1850. Pour pratiquement les deux tiers, il s’agit de libération conditionnelle ou de remise du reste de la peine, et pour le restant ce sont des remises allant de 1 an à 2 ans de la peine. Au regard de ces procès, on peut se poser la question de l’équité de la justice au XIXe siècle. En effet, les condamnations pour des mêmes crimes sont tellement variées, les moyens de prouver le crime si aléatoires, que l’on peut penser que les jurés n’ont guère de critères solides sur lesquels s’appuyer et ont rendu des verdicts souvent sans être convaincus de leur impartialité ou de l’adéquation de leur punition. Le jury non convaincu peut encore hésiter jusqu’au dernier moment. Ainsi, nous avons l’exemple d’un jury annulant son premier verdict qui déclarait l’accusée coupable avec des circonstances atténuantes, en raison d’un petit problème procédurier ; il déclare finalement l’accusée innocente97.
45Pourtant au XIXe siècle, le débat tourne autour du problème de l’indulgence des jurys. On observe tout au long du siècle un décalage entre la loi et son application avec la mise en pratique de l’individualisation des peines. C’est dans cet esprit que l’on assiste, au cours du XIXe siècle, à de nombreux remaniements de la législation qui témoignent du mal être des juges face à ce phénomène. Il faut dire que la loi instituant la peine de mort pour la mère infanticide est très dure, d’autant que la société, par son intolérance, a une grande part de responsabilité. Ainsi, il semble que l'opinion s’identifie aisément à l’inculpée d’infanticide, les jurés étant toujours moins sévères que la loi, la déclaration des circonstances atténuantes est d'autant plus que la règle quasi absolue après 1824. Les juges, connaissant la situation pitoyable de ces femmes, hésitent à les punir trop sévèrement. Mais ces considérations ne sont qu’une marque de l’hypocrisie d’une société qui se décharge ainsi de sa culpabilité envers les filles mères. Ces filles engrossées par des hommes imprudents et souvent lâches qui, eux, n’ont aucun compte à rendre à la justice.
46L’interdiction de la recherche de paternité peut aussi expliquer cette relative clémence. En effet, on ne peut blâmer un jury lors d’un acquittement quand il s’étonne de ne pas voir figurer sur le banc des accusés le père98. L’explication qui nous semble cependant la plus plausible à la fin de notre étude est celle que donne Robert Lalou : « L’acte meurtrier est perçu par la société comme le désir de la mère d’effacer sa faute ; à savoir sa transgression de l’interdit des rapports sexuels hors mariage. Sa réparation par le crime marque alors l’acceptation implicite par la coupable de la norme de procréation dans le cadre exclusif de la famille ; si le jury lui accorde son indulgence, c’est parce qu’avec son crime elle a reconnu les normes morales de la société »99. La justice apparaît donc elle aussi soumise aux préjugés communs à toute la société. La fille mère tue son enfant afin d’éviter la découverte de son immoralité aux yeux de tous, la justice comme la majorité de la population l’excusent parce qu’elle ne fait qu’obéir par son geste à la loi de l’opinion.
47Les hommes du XIXe siècle ont accordé une importance si grande à leur morale que les crimes, loin de la remettre en cause, n’ont fait que les conforter, leur prouvant que des femmes étaient prêtes à tuer pour s’y conformer. Au lieu de se sentir coupable, la société fait preuve d’une grande magnanimité envers celles qui, après tout, montraient leur adhésion aux normes morales du temps. Cependant, à la fin du siècle, les pouvoirs publics, ayant pour objectif le recul de la « dénatalité », accordent une aide matérielle aux futures mères et ouvrent l’action en recherche de paternité. La possibilité d’un accouchement discret est offert aux mères célibataires. Parallèlement, les pouvoirs publics souhaitent que ce crime inacceptable soit puni de manière plus équitable et de façon plus sûre. Il serait intéressant de voir quels effets a eu la loi de correctionnalisation de 1901. Celle-ci diminue la peine pour la mère, mais n’accorde ni sursis ni circonstances atténuantes. L’infanticide est alors jugé par des magistrats professionnels que l’on espère moins « influençables » que de simples jurés. Si l’infanticide à partir du second tiers du XIXe baisse régulièrement, puis de plus en plus vite avant d’atteindre un seuil irréductible, cette diminution s’est effectuée au profit du nombre d’avortements qui, lui, ne cesse d’augmenter. Il serait à ce titre intéressant de comprendre comment l’avortement a pris le relais de l’infanticide.
Notes de bas de page
1 Archives départementales du Doubs sous la cote AJP3JL suivie de l’année désirée. Toutes nos sources manuscrites proviennent des archives départementales du Doubs.
2 35 sur 45 ouvrières.
3 15 % de la main-d’œuvre féminine totale.
4 25 % de nos femmes y vivent.
5 Le Courrier franc-comtois, 24 mai 1872 (A D. Doubs).
6 Le Courrier franc-comtois, 4 décembre 1874.
7 C. Lombroso, G. Ferrero, La Femme criminelle et la prostituée, 1895, trad. de l’italien par L. Meille, texte présenté par P. Darmon, Grenoble, J. Millon, 1991.
8 19 % vivent chez leurs patrons et 25 % chez leurs parents.
9 Le Courrier franc-comtois, 21 janvier 1867.
10 Le Courrier franc-comtois, 28 janvier 1870.
11 A.D. Doubs, U 5235, 23 janvier 1815.
12 A.D. Doubs, U 5233, 20 avril 1812.
13 Interrogatoire du 6 septembre 1829. A.D. Doubs, U 829. Dossier Curty Catherine.
14 É. Zola, Pot-Bouille, in Les Rougon-Macquart, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1882.
15 A.D.D., U 836. Dossier Catherine Seigneur.
16 Le Courrier franc-comtois, 25 juin 1872.
17 J. Petion de Villeneuve, Moyens proposés pour prévenir I'infanticide, Paris, an I (1793. Bibliothèque municipale de Besançon, 206830.
18 J. Petion de Villeneuve, op.cit.
19 Le Courrier franc-comtois, 21 janvier 1867
20 Cité par A. Martin-Fugier in La Place des bonnes : la domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, B. Grasset, 1979.
21 Cité par Y. Knibiehler et C. Fouquet, dans Histoire des mères : du Moyen Age à nos jours, Paris, Hachette, 1982.
22 Cylindres pivotant sur Faxe de la hauteur et dont un côté est ouvert, le côté fermé fait face à la rue. Une sonnette extérieure est placée à proximité ; si la femme veut déposer son bébé, elle sonne : le cylindre tourne vers l'extérieur, reçoit l’enfant et l’apporte à l’intérieur de l’hospice.
23 U 3999. 7 août 1885.
24 Le Courrier franc-comtois, 8 septembre 1869.
25 Le Courrier franc-comtois, 22 mai 1880.
26 A.D. Doubs, U 829, op. cit.
27 Procès-verbal du juge d’instruction, 15 juin 1829, U 829.
28 Le Courrier franc-comtois, 20 juin 1878.
29 Le Courrier franc-comtois, 6 novembre 1878.
30 Le Courrier franc-comtois, 13 juin 1880.
31 .Le Courrier franc-comtois, 22 décembre 1880.
32 U 5233, la fille âgée de 28 ans est condamnée à mort en 1812.
33 U 5236. Il est condamné à 10 ans de travaux forcés.
34 Le Courrier franc-comtois, 3 août 1867.
35 Le Courrier franc-comtois, 4 février 1878.
36 U 836. op.cit.
37 Le Courrier franc-comtois, 21 janvier 1867.
38 En effet, sur nos 224 femmes, quinze sont mariées, et six d'entre elles tuent leur enfant pour cette raison.
39 Le Courrier franc-comtois, 13 août 1868.
40 C. Lombroso, La Femme criminelle, op. cit.
41 Le Courrier franc-comtois, 24 mai 1872.
42 U 829.
43 Interrogatoire du 26 octobre 1827. U 824. Dossier Jeanne Martigny.
44 Sauf dans un cas où l’amant est condamné à 10 ans de travaux forcés et la mère à 8 ans.
45 Le Courrier franc-comtois, 25 juin 1873.
46 A.-M. Sohn, Chrysalides : femmes dans la vie privée (XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996, p. 625.
47 Recherches sur l'infanticide 1955-1965, Travaux de l’institut des sciences criminelles et pénitentiaires de Strasbourg, Dalloz, 1968.
48 Le Courrier franc-comtois, 28 avril 1868.
49 Le Courrier franc-comtois, 8 septembre 1866.
50 Le Courrier franc-comtois, 23 juin 1872.
51 U 829.
52 Le Courrier franc-comtois, 28 août 1872.
53 Le Courrier franc-comtois, 1er décembre 1869.
54 Le Courrier franc-comtois, 6 novembre 1878.
55 Le Courrier franc-comtois. 8 septembre 1866.
56 U 5237. 10 octobre 1816.
57 Le Courrier franc-comlois, 21 janvier 1867.
58 Le Courrier franc-comtois, 6 juin 1867.
59 Le Courrier franc-comtois, 10 novembre 1867.
60 Le Courrier franc-comtois, 19 décembre 1876.
61 Le Courrier franc-comtois, 21 décembre 1869.
62 Le Courrier franc-comtois, 8 septembre 1869.
63 Le Courrier franc-comtois, 23 décembre 1873.
64 Le Courrier franc-comtois, 23 décembre 1873.
65 W. Hunter, Lettre de G. Hunter sur les preuves d'infanticide, s.l., 1786, - 8e.
66 . Y. Knibiechler et C. Fouquet, Histoire des mères, op. cit.
67 Gervaise, blanchisseuse de 22 ans, est montée à Paris avec ses deux enfants.
68 E. Zola, L'Assommoir, in Les Rougon-Macquart, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1877, p. 33.
69 E. Zola, Pot-Bouille, op. cit.
70 J. Petion de Villeneuve, Moyens préposés pour prévenir l'infanticide, op. cit.
71 Voir Annexe 5.
72 Y. Knibiehler et C. Fouquet, La femme et les médecins, op. cit. Barletti, Sermones, 1827.
73 Le Courrier franc-comtois, 25 juin 1873.
74 M 4094. 21 janvier 1833.
75 U 5240. 21 juillet 1818.
76 Le Courrier franc-comtois, 27 mai 1873, faits divers de la Haute-Saône.
77 U 824. Rapport du juge d’instruction, janvier 1828.
78 U 836. Procès-verbal du juge d’instruction, 17 mai 1830.
79 U 824.
80 U 836.
81 J. Petion de Villeneuve, Moyens proposés pour prévenir l'infanticide, op. cit.
82 Voir Gazette des tribunaux, mars 1793.
83 W. Hunter, Lettre de G. Hunter sur les preuves d'infanticide, op. cit.
84 Le Courrier franc-comtois, 7 avril 1870.
85 Le Courrier franc-comtois, 2 juillet 1873.
86 Le Courrier franc-comtois, 25 juin 1873.
87 Le Courrier franc-comtois, 11 décembre 1878.
88 U 829.
89 Le Courrier franc-comtois, 27 mars 1872.
90 Le Courrier franc-comtois, 25 juin 1872.
91 Le Courrier franc-comtois, 22 décembre 1872.
92 C’est-à-dire que l’accusée était absente lors du procès, et cette absence vaut aveu du crime. Le procès se déroule sans jury et sans audition de témoins.
93 Le Courrier franc-comtois, 27 février 1876.
94 55 % ont été condamnées de 4 à 15 ans de travaux forcés, 27 % ont été acquittées et 18 % emprisonnées.
95 Le Courrier franc-comtois, 7 septembre 1870.
96 Le Courrier franc-comtois, 27 mars 1872.
97 Le Courrier franc-comtois, 25 juin 1872.
98 O. Gauban, De l’infanticide, Bordeaux, 1905.
99 Cité dans Histoire de la population française, sous la direction de J. Dupâquier, Paris, PUF, 1988, Tome 3. 1789-1914, p. 443.
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