2. Les métamorphoses du symbole
p. 185-204
Texte intégral
1J'ai longuement montré plus haut la solidarité qui existe entre l'anagogie claudélienne et le symbole des romantiques. Mais le symbole n'est pas défini seulement par les termes qu'il met en relation ; il se caractérise aussi par un certain régime de signification, un certain mode de gestion du sens, qui a parfois été jugé incompatible avec la manière de Claudel. C'est ainsi qu'Albert Béguin n'accepte de conserver le terme de symbole à son propos qu'à la condition d'exclure expressément le sens que les modernes ont donné à ce mot1. Maurice Blanchot, de son côté, assure que "l'essence" de l'art claudélien "tient plus à l'allégorie qu'au symbole". Il s'en explique de la sorte :
Le génie poétique de Paul Claudel ne tire en effet qu'en apparence ses ressources du symbole et du mythe. C'est par abus qu'on prétend le rattacher à une tradition symboliste en France d'ailleurs très confuse, malgré l'école qui a reçu ce nom, et fondée sur des malentendus persistants. Sans entrer dans des explications théoriques, on peut rappeler, en déviant un peu le texte, ce que Kierkegaard dit du mythe dans Le Concept de l'angoisse : le mythe est un scandale pour la raison. Le mythe ne peut jamais se reposer sur un sens défini ni même s'échanger contre une série définie de sens possibles. Comme le symbole, il repousse toute traduction On ne peut ni le résumer, ni l'interpréter ni le représenter par d'autres images. Il est unique et fermé sur soi. Il n'y a pas de clé d'un symbole ou d'un mythe
2Le chapitre qui précède a rappelé que Claudel, le cas échéant, ne s'alarme pas trop de scandaliser la raison2 : nous avons même rencontré cette locution sous sa plume. Cependant Blanchot poursuit :
En est-il de même pour les images ou les métaphores claudéliennes ? Non, tout au contraire On a le droit de les traduire, d'y chercher l'empreinte intelligible, de les immobiliser dans une signification appauvrissante mais approximative, comme lui-même a traduit et interprété les figures et les paraboles de la Bible. La profusion d’images dont il enrichit sa traduction par un jaillissement extraordinaire ne change rien à son dessein qui est de traiter les scènes de l'Écriture comme des énigmes compréhensibles sur lesquelles l'investigation lyrique poursuit justement un travail d'explication et d'extraction3.
3Ce texte me paraît tout à fait remarquable : non seulement parce qu'il porte sur l'œuvre de Claudel un jugement d'ensemble qui, pour contestable qu'il soit, n'en préserve pas moins une grande vraisemblance, accordé qu’il est à l'idée qu’on se fait d'ordinaire du dogmatisme claudélien ; mais aussi parce qu'il éclaire l’œuvre tout entière au moyen d'une alternative -symbole ou allégorie- extrêmement vivace au temps de la jeunesse de Claudel, mais qui ne trouve son origine nulle part ailleurs que chez Goethe, un peu moins d'un siècle plus tôt.
1. Symbole ou allégorie ?
4Il n'est pas inutile, afin de prévenir autant que possible les malentendus, de rappeler d'abord que la définition du symbole et de l'allégorie est très loin d'être stable, et constamment conforme aux termes retenus ici par Maurice Blanchot. Walter Benjamin, par exemple, opposait à propos de Baudelaire la confiance ontologique qui s'exprime dans le symbole, signe motivé, à la mélancolie inhérente à l'arbitraire allégorique : si l'on place l'opposition sur cet axe, il semble délicat de maintenir Claudel du côté de l'allégorie... Mais il y a pire : il arrive que les deux mots échangent purement et simplement leurs significations. On a fait observer par exemple que Hegel use du terme de "symbole" pour désigner précisément ce que la tradition romantique appelait allégorie4 ; ou que Schelling loge sous ce dernier vocable des significations diverses -sinon franchement antithétiques- en divers endroits de son œuvre5.
5Observons encore que Claudel ne s'est guère soucié, pour sa part, de distinguer entre ces deux noms, et pas davantage d’en proposer d'autres. Il ne se préoccupait guère, en ce domaine, de fixer une terminologie : il use parfois d'un terme, parfois de l'autre, parfois encore d'un troisième. Il récuse ici le mot de symbole ("terme de professeur", dit-il : c'est tout dire6) ce qui ne l'empêche pas de l'employer ailleurs, en même temps que d'autres, qu'il met exactement sur le même plan. Ainsi :
Tout est symbole ou parabole. Tout est figure, ou bien, comme disaient nos ancêtres, moralité, un drame comportant une morale, une application et une explication pratique au moyen de la réalité d'un enseignement7
6Ailleurs, on rencontre le terme d'allégorie, employé comme synonyme de parabole, qui était ci-dessus l'équivalent de symbole :
Il n'est pas une de nos facultés spirituelles, de nos passions, de nos démarches intérieures, dont nous ne trouvions au dehors la représentation allégorique. Nous voyons tout cela à l'œuvre autour de nous dans une espèce d'innombrable parabole8.
7Ces précisions sont nécessaires si l'on entend se prémunir contre des querelles qui seraient purement verbales. Il est clair, toutefois, que la distinction de Blanchot, dans le texte cité plus haut, est celle qui prévaut depuis Goethe, et qui oppose le sens latent, inépuisable et non maîtrisé du symbole au sens défini, donc restreint, de l'allégorie. Comme le disait Goethe à la fin de sa vie (et les symbolistes le diront encore soixante ans plus tard) alors que le concept reste "contenu" dans l'image allégorique, de telle sorte qu'on peut "le tenir entièrement et l'avoir et l'exprimer en elle" (le mot allemand Begriff, concept, est formé sur la racine greifen, saisir), dans l'image symbolique au contraire "l'idée reste toujours infiniment active et inaccessible [...] et, même dite dans toutes les langues, elle reste indicible"9. En d’autres termes, le symbole est l'instrument rhétorique qui permet de faire entendre ce qui ne saurait être énoncé, de transmettre un sens ineffable et inépuisable, de communiquer ce que Kant, dans la Critique de la Faculté de juger (1790) nommait l'idée esthétique. L’opposant à l'idée de la raison, il la définit comme une
représentation de l'imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c'est-à-dire aucun concept, puisse lui être adéquate10.
8Dire que l'art de Claudel tient plus à l'allégorie qu'au symbole, c’est donner à entendre qu'il préfère le concept à l'ineffable, la maison fermée à l'œuvre ouverte, la définition à l'allusion, la signification maîtrisable et maîtrisée à la dissémination aventureuse du sens.
9Est-ce si sûr ?
10Ce n’est peut-être pas par hasard que la définition de l'art de Claudel proposée ci-dessus par Blanchot se rencontre au détour d'un compte rendu de l’Histoire de Tobie et de Sara. Il est probable en effet que le terme d'allégorie se serait imposé moins facilement à propos de Claudel si celui-ci n'était devenu, dans la seconde moitié des années trente, un commentateur de la Bible. On a rappelé plus haut que, réagissant avec vigueur contre l'exégèse littéraliste, il a renoué alors avec la vénérable tradition de la lecture figurative, telle que la pratiquaient les Pères de l'Église et leurs successeurs médiévaux. Or cette exégèse traditionnelle, encore qu'elle distingue communément quatre sens de l'Écriture (historique, allégorique, moral et anagogique) est fréquemment désignée par le terme d'allégorie, qui vient des commentateurs alexandrins d'Homère, et qui englobe désormais toutes les interprétations métaphoriques -non historiques- des événements relatés dans le Livre, et notamment dans l'Ancien Testament. C'est à tort, cependant, que l'on assimile cet emploi du mot à celui qu'en font les modernes : le père de Lubac, dans le dernier des quatre volumes de sa magistrale Exégèse médiévale, a clairement montré que le Moyen Âge latin emploie autrement que nous les termes de symbole et d'allégorie, qu'il ne les oppose pas, et qu'il est d'ailleurs peu sensible à la distinction qui s’exprime à nos yeux (depuis le romantisme) dans le face à face de ces deux substantifs11. En d'autres termes, de ce que Claudel a recommandé et a pratiqué une lecture allégorique de la Bible, au sens que les médiévaux prêtaient à cette locution, on ne saurait inférer une préférence pour l'allégorie au sens moderne du terme.
11On le peut d'autant moins que ses écrits exégétiques nous le montrent bien peu soucieux, au rebours de ce qu’indique Maurice Blanchot et de ce que répète (ou suggère) une certaine vulgate critique, d'immobiliser le sens du Livre. Ceci peut surprendre chez un homme dont l’appétit de certitude, le dur désir de dogme, le "ton décisif de vrai et de faux"12 sont par ailleurs bien connus. Contre les maîtres en scepticisme dont le XIXe siècle a été prodigue, il cite le très peu libéral de Bonald : "Un écrivain doit avoir des opinions arrêtées ; il doit se regarder comme un instituteur des hommes, car on n’a pas besoin de maîtres pour douter"13. Et à Jacques Rivière qui veut "bien croire que cette doctrine admirable" (le catholicisme) soit vérité mais qui demande
pourquoi la vérité, l'unique vérité ? Pourquoi celle-là et pas les autres ? Pourquoi pas d'innombrables vérités auxquelles tour à tour nous donnerions toute notre passion ? Pourquoi refuser mon âme à tant de beautés autres ?14
12il répond avec une brutalité qui désormais nous heurte :
Il n'y a qu'un Dieu, il n'y a donc qu'une Vérité, puisque ces deux termes sont synonymes (...) Où il n’y a pas Dieu, il n'y a pas de vérité15.
13On pourrait citer encore une lettre étonnante à Victor Segalen, où il entreprend, en 1915, de pulvériser les "doctrines par quoi on essaie de remplacer la Vérité". Au point trois, il écrit :
elles [ces doctrines] ne sont pas limitatives, je veux dire qu'elles n'arrêtent pas l'esprit et ne lui imposent pas une forme. Ce sont les nuées de Polonius. Elles nous laissent sans objet et loin de nous aider à nous faire sortir de nous, c'est elles qui sortent de nous et s'exhalent dans le vide, prêtes à accepter toutes les formes que nous leur imposons16.
14Il faut bien admettre pourtant que ce doctrinaire intransigeant ne s’est aucunement soucié, bien au contraire, de fixer le sens du texte sacré. De ce qu'il n'y a qu'une Vérité, il ne s'ensuit pas que le Livre, ou les choses, n'ont qu’un seul sens.
2. Le sens multiple
15Claudel, c'est un fait, a lu Aristote. Pourtant, il n’est pas de ceux qui se sont laissés convaincre par l'auteur de la Métaphysique que "ne pas signifier une chose unique, c'est ne rien signifier du tout"17. En cela, du reste, il se montre fidèle à la tradition exégétique de l'Église : ce sont les modernes, si l’on en croit le cardinal de Lubac, qui parlent de "l'unique et véritable sens de l’Écriture"18 ; les médiévaux n'ont cessé au contraire d'invoquer la multiplicité des significations (elles sont parfois 3, parfois 7, le plus souvent 4) et de comparer, pour cette raison, l'Écriture à la robe aux mille couleurs de la fiancée royale, ou à la queue versicolore du paon. L'interprétation (sous le contrôle, évidemment, de l'autorité ecclésiale) est dès ce moment regardée comme un travail sans fin. On ne doit donc pas trop s’étonner si Claudel, alors même qu'il en est encore, dans son essai sur le Sens figuré de l'Écriture, à circonscrire "le domaine du sens littéral", vient à mentionner sans une ombre de réprobation ces "anciens théologiens du judaïsme" à qui "il arrivait de plier la lettre afin de l'accommoder à la signification d'un contexte"19, ou s'il évoque avec gourmandise les
passages que l'on peut appeler embarrassés ou encombrés de l'Écriture, par exemple, ceux du fameux Psaume LXVII, où l'on voit que l'interprète se débat entre plusieurs sens qu'il essaye de coaguler tant bien que mal. Loin de s'en offusquer, le lecteur y trouve du charme. C'est comme l'accent d'un être chéri [...] ou comme un homme qui, ayant beaucoup de choses à dire, les dit toutes à la fois. C'est pourquoi le lecteur de l'Écriture, à l'exemple d'Origène composant ses Hexaples, aimera à se référer du latin au grec et, s'il le peut, à l'hébreu Chacun de ces idiomes lui apporte des nuances précieuses, dont il ne sacrifie aucune. C'est la lyre décacorde dont parle le Psaume20.
16Mais le sens littéral, même pluriel (les commentateurs des Sommes débattent pour savoir si l'Aquinate admettait ou non une telle pluralité21) n'est pas tout : et si porté que soit quelquefois Claudel à prendre l'Écriture (et spécialement la Genèse) au pied de la lettre, il n'est pas douteux que c'est le sens figuré -qu'il soit allégorique, spirituel, anagogique ou accommodatice- qui plus que tout autre sollicite son intérêt22. Poussant à la limite la conception traditionnelle du sens multiple, il ne se borne pas à recopier dans le Journal une remarque de Menochius observant que "le même coup de cloche ou de trompette peut avoir suivant les circonstances des significations très différentes"23. Il se plaît encore à souligner les "changements perpétuels de signification" qui surviennent dans ce champ de figures24, et affirme n'être "nullement gêné par ces vérités parallèles qui vont chacune dans leur direction"25. Bien loin de condamner, comme on pourrait le présumer, la subjectivité de l'interprète, il l'appelle et la recommande. C'est que l'Écriture est
comme une lettre adressée à chacun de nous, sans que nous puissions toujours distinguer nettement la suscription [...] Ainsi un héritier retrouvant le testament d'un père chéri et y relevant les instructions qui s'appliquent à son cas, à sa propre situation, à son tempérament, à ses difficultés particulières [...] C'est quelqu'un qui me connaît bien qui s'est arrangé pour continuer avec moi une conversation qui durera tout le temps que je voudrai26.
17Ce subjectivisme revendiqué haut et fort lui vaudra la réprobation de ceux qui tiennent l'exégèse biblique pour une science, et qui lui reprocheront de substituer à la Parole divine une parole que sa qualité poétique n'empêche pas de n’être qu'humaine27. Pouvaient-ils agir autrement alors que Ton voit par exemple Claudel, dans son commentaire du Livre de Tobie, et sous le prétexte plaisant de ne pas "condamner nos itinérants au désert de Ninive", faire passer Tobie et l’Ange Azarias à travers le Massif Central ?
J'aime mieux emprunter à mes souvenirs quelque vallée de la Vienne ou du Cher, à cette époque il n'y a pas si longtemps où tout le monde aimait à faire usage de ses jambes et où le moulin bien longtemps avant s'annonçait à travers les feuilles avant que cette merveille ruisselante et tournante dans le soleil et dans l'eau nous arrivât en plein visage28.
18On ne saurait s'éloigner davantage d'une lecture littéraliste, ni revendiquer de façon plus voyante les droits du lecteur sur le texte - ce texte fût-il le texte sacré : "L'important est de passer et tant pis si je ne puis passer qu’à contresens !" fait-il dire au saint Jérôme29 qui ouvre ses Visages radieux.
19Or, si le sens de la Parole divine est aussi peu stable, aussi fluide, aussi peu arrêté et, si je puis dire, arrêtable, on conçoit qu'il y ait bien peu de chances pour que celui de cet autre livre qu'est, selon Claudel, le monde, le soit davantage. Nous savons, dit la préface au Livre de Ruth, "que le regard n'épuisera jamais le spectacle"30 ; et l'article sur Saint-John Perse que j'ai déjà cité et qui mentionne Novalis et son écriture chiffrée, conclut explicitement :
Tout veut dire, mais rien ne signifie qu'en excluant la traduction […]31
20Il n'était pas possible de démentir plus nettement ceux qui voudraient "traduire" les métaphores claudéliennes. N'a-t-il pas lui-même souligné qu'un signe "peut l'être de plusieurs choses" ? que "toutes choses dans la nature [...] ont un caractère ambivalent"32 ? N'a-t-il pas écrit explicitement dans Corona que le soleil qui permet de "vérifier" Dieu est "le même qui sert à l'Enfer"33 ? Comment le créé qui, conformément à l'enseignement de l'Art poétique, est la proie du mouvement, de la κίνησις aristotélicienne, c'est-à-dire non pas seulement du déplacement local, mais du changement, comment ce créé pourrait-il être pourvu d'un sens qui échapperait au changement ? Claudel n'a cessé au contraire de lier sens et mouvement. Les choses se meuvent, dit-il, elles se meuvent dans une certaine direction, c'est-à-dire dans un certain sens : "Comment les choses auraient-elles un sens si leur sens n'était de passer ?" demande La Messe là-bas34. Le jeu de mots est récurrent : déjà présent dans Connaissance du temps35, on le retrouve encore à l'autre extrémité de la carrière de Claudel, appliqué à l’Écriture :
Le sens de l'Écriture c'est sa direction L'Ancien Testament annonce le Nouveau36.
21On voit combien c’est être infidèle à l'esprit comme à la lettre de Claudel que de prétendre discerner chez lui des significations immobiles. Les mots (et les objets, et même les idéogrammes37) sont au contraire des échangeurs de signification, une sorte d'aiguillage susceptible d'envoyer le train du sens dans plusieurs directions différentes. Et bien loin de tenter de réduire la liberté de cet aiguillage, Claudel -nonobstant son goût des définitions et le désir qui traverse (par exemple) les Odes d'une main refermée sur le sens pour assurer sa possession- ne cesse au contraire d'utiliser au maximum ses possibilités ; loin de s'instaurer le gardien des extensions de sens réglées (ce qui est le rôle et la vertu du discours spéculatif38), il ne cesse de proposer des extensions de sens inédites. Il suffit de voir, dans l'Art poétique, la manière très particulière qu'il a de définir les mots en "échelonnant"39, c’est le verbe dont il use, les signifiés sur le signifiant, ainsi mobilisé non pas comme une touche unique, mais plutôt à la façon d'un clavier dont le sens n'est jamais que la multiple et fuyante exhalaison.
3. Le sens caché
22Cette comparaison musicale pourrait suffire à laisser soupçonner les affinités que ces conceptions -si fidèles qu'elles soient d'ailleurs à la tradition de l'Église- entretiennent avec le climat de la fin du siècle. Et, de fait, il est temps de rappeler que les spéculations touchant le riche Symbole et sa demi-sœur Allégorie, anorexique et cérébrale, ne sont nullement passées de mode au temps de la jeunesse de Claudel. Elles sont au contraire tout à fait vivaces chez les bien nommés symbolistes qui, comme ces Allemands du début du siècle dont ils sont à bien des égards si proches, déprécient la dernière nommée pour mieux faire briller les vertus du frère.
23Maurice Maeterlinck, par exemple, répondant en 1891 à l'enquête de Jules Huret sur l'évolution littéraire, à laquelle se soumet aussi Mallarmé, oppose longuement le "symbole a priori" ou "de propos délibéré" qui, partant d'une abstraction qu'il s'efforce de vêtir d'humanité, "touche de bien près à l'allégorie", et l'autre, le vrai, qui n'étant pas délibéré, peut atteindre "bien au-delà"40 de la pensée consciente du poète.
24Albert Mockel, un peu plus tard, témoigne des mêmes préférences, même si les accents sont placés un peu autrement. Cet écrivain belge que Claudel avait rencontré chez Mallarmé avant que la publication de Tête d'Or ne leur donne l'occasion d'échanger, en 1891, quelques lettres chaleureuses, publie, en 1894, des Propos de Littérature qui opposent une fois de plus l'allégorie (qu'il ne distingue pas de l'apologue et de la parabole) et le symbole. La première propose l'image connue d’une idée connue ; "représentation explicite ou analytique d’une idée abstraite préconçue"41, elle a tous les défauts de l’expression directe. Le second au contraire doit tout à l'intuition, et se borne à suggérer des "éléments idéaux" qui ne seront jamais explicités, en sorte qu'"au bout de la dernière strophe" le lecteur pourra "sentir encore de l'espace"42. Ainsi énoncée, la vieille antithèse conduit l'auteur à reformuler l'un des articles les mieux connus de l’esthétique mallarméenne (même si le maître manipule pour sa part avec prudence cette "terminologie quelque peu de hasard”43) : "ne garder de rien que la suggestion"44.
25Claudel ne passe pas pour un allusif. L'image de marteau-pilon que Gide, sournoisement, lui a accolée, celle de "rouleau-convertisseur" que sa correspondance a inspirée à d'autres, ne nous préparent guère à le voir ainsi. Puis quand bien même on se méfierait de ces métaphores polémiques, on doit bien convenir que l'idiosyncrasie claudélienne comporte des aspects a priori peu compatibles avec une valorisation exclusive, ou excessive, de l'allusion. Vertu des discrets ou des subtils, parfois même des hermétiques, elle semble mal faite pour un violent qui se méfie à bon droit des excès de subtilité ("On ne guérit pas de la subtilité. On peut reconnaître qu'on s'est faussé l'esprit, mais non pas le redresser"45), pour cet orthodoxe méfiant à l'égard de toute forme d'ésotérisme, pour ce militant, ce moine ligueur, disait Auguste Anglès, qui n'a pas coutume, passé les années de jeunesse, de mettre son drapeau dans sa poche.
26L'allusion, de toute évidence -il suffit de feuilleter l'Œuvre poétique pour s'en convaincre- n’est pas le seul mot de son esthétique. Il suffirait, à cet égard, de citer les Poèmes de Guerre, ou les Poèmes et Paroles durant la Guerre de Trente ans, dont le moins que l'on puisse dire est qu'ils usent modérément des vertus de la suggestion : Tant que vous voudrez, mon Général, en 1915, ou Aux Martyrs espagnols, en 1937, les Paroles au Maréchal, de 1940, ne sont pas précisément des poèmes allusifs. Mais ces exemples perfidement choisis pourraient laisser penser que l'expression directe vaut médiocrité poétique. Il n'en est évidemment rien, et les plus éclatantes réussites de Claudel -Connaissance de l'Est, encore une fois, ou les Odes, ou la Cantate- ne dédaignent pas d'y avoir recours, conformément du reste à ce que paraît exiger la confiance qu'il met dans les mots et sa poétique de la parole juste.
27Cependant, je crois avoir montré ailleurs que les proses de Connaissance de l'Est -dont on vante ordinairement les qualités descriptives- recourent constamment à l'allusion46, même si l'auteur veille soigneusement à ne pas laisser décolorer son écriture par l'abus des nuances et des demi-teintes. Il y a, bien sûr, "des écrivains qui ne pensent pas noir et qui n’arrivent pas à souiller leur papier"47. Lui n'est pas de ceux-là : la suggestion n'est pas chez lui le symptôme d’un défaut de force, il sait sous-entendre sans édulcorer. La puissance, la violence, la roideur aime à dire Claudel, qui comme un Flaubert ou un Bloy proclame volontiers son goût du style mâle, qu'il trouve notamment chez le premier Rimbaud - toutes ces vertus viriles n'excluent pas, mais au contraire appellent, réclament comme un nécessaire contrepoids, ou comme une couleur appelle sa complémentaire, l'allusion féminine (c'est évidemment la vertu d'Anima).
28Celle-ci se manifeste notamment, à l'époque de Connaissance, sous la forme de cette procédure narrative qu'il nomme le suspens, et qui consiste à interrompre le récit avant la conclusion attendue par le lecteur : ainsi, le poème intitulé "Vers la montagne" nous abandonne loin du but, au milieu des champs de citrouilles et de cannes à sucre, "Tempête" s'interrompt alors que "tout est calme encore"48. L'expérience de la transcendance qui est figurée par l'ascension de la montagne, le combat spirituel ("plus dur que la bataille d'hommes", avait dit Rimbaud) dont la tempête est le symbole ne sont présents dans le poème que de manière indirecte : seuls en sont décrits les prodromes. Ces pages -et plusieurs autres- semblent avoir été agencées pour que le lecteur "sente encore de l'espace" au bout de la dernière strophe, ainsi que le demande Mockel ; elles manifestent très précisément ce dégoût "d'exhiber les choses à un imperturbable premier plan"49 professé par Mallarmé au même moment exactement, en 1896, alors que montré du doigt par le jeune Marcel Proust pour cause d'excessive obscurité, il répond en prônant le mystère dans les lettres".
29On pourrait soutenir, avec quelque raison, que la leçon de Mallarmé (confirmée du reste sur ce point par la lecture de Verlaine, à l'égard duquel Claudel entretient une admiration qu’on a sans doute trop négligée, et peut-être même par celle de Baudelaire50) n'est pas seule responsable de l'usage qui est fait de l'allusion dans ce recueil, et que la discrétion a aussi des raisons d'ordre biographique et psychologique. Mais il serait en tout cas parfaitement erroné de regarder cette technique comme le signe de l’immaturité d'un poète encore mal dégagé de l'influence de ses maîtres. L'esthétique allusive joue un rôle crucial dans toute l'œuvre de Claudel, et pas seulement dans Connaissance de l'Est, et pas seulement dans ses œuvres de jeunesse. Bien au contraire, le séjour à Tokyo, entre 1921 et 1927, et le contact prolongé avec l'art oriental dont il fut l'occasion, l'ont amené à redécouvrir les vertus esthétiques de l'allusion : renouvelant en Orient la leçon d'un Parisien et d'un "fils de l'Ardenne"51, ces circonstances l'ont évidemment incité à reprendre l'exploration des virtualités poétiques propres à cette figure. Mais elles lui ont aussi procuré le moyen de faire disparaître la référence symboliste derrière l’orientale. M. Watanabé a clairement montré que la description claudélienne de l'esthétique japonaise est largement surdéterminée par la poétique symboliste, et spécialement mallarméenne52. Ce lecteur du Tao qui n’a jamais cessé, depuis le temps du japonisme, d'observer gravures, peintures et kakemonos, dépayse en Orient (est-ce une façon d’ouvrir les fenêtres d'Igitur ?) l'esthétique de la rue de Rome. Significative de ce point de vue la conférence de 1937 sur "La poésie française et l'Extrême-Orient" où "le goût de l’essentiel" et "le pouvoir de suggestion" lui servent à jeter un pont entre l'art sino-japonais et celui de Verlaine et de Mallarmé53. Mais déjà dans la conférence prononcée à Bruxelles en l’honneur du premier, l'œuvre du pauvre Lélian "se trouve illustrée par la pensée d'un sage chinois"54 ; et l'on peut recopier côte à côte l'un des très nombreux fragments qui décrivent le rôle du vide dans les paysages japonais (celui par exemple qui vante, en 1923, les "quelques indications" à quoi se borne un paysage de kakemono, ou cet autre qui mentionne la "suppression résolue et pudique des éléments inutiles et étrangers"55) et l'éloge, en 1935, de Verlaine qui "sait nous donner la sensation d'un paysage presque sans aucun détail matériel, par voie d'allusion et de signe"56. Il n'est pas jusqu'aux éventails des Cent phrases qu’on ne puisse retrouver chez Mallarmé, calligraphiant un poème sur l'éventail de son épouse, de sa fille ou de sa maîtresse.
30Il serait vain toutefois de se dissimuler que l'allusion soulève, dans la poétique claudélienne, une difficulté théorique qui n'est pas mince. Elle est en effet bien difficilement conciliable avec la préférence qu'il affiche pour le fini. Suggérer, faire allusion, c'est, semble-t-il, s'interdire les contours nets et les bords francs, c'est accepter d'entrer dans ces brumes dont il se méfie, peuplées qu'elles sont de mauvais anges. C'est très précisément à cette difficulté que tâche de répondre, en 1921, l'Introduction à un poème sur Dante.
4. Un infini dans le fini
31On connaît la formule -brillante- que Claudel imagine alors pour définir son ambition :
Le but de la poésie n'est pas, comme dit Baudelaire, de plonger "au fond de l'Infini pour trouver du nouveau", mais au fond du défini pour y trouver de l'inépuisable57.
32Nul doute qu'ici son intention soit de réfuter une double erreur : celle des positivistes d'une part, celle des romantiques de l'autre. L'inépuisable est fait pour répondre aux premiers, qui s'attendent à ce que la science nous livre après-demain un dernier mot, et nous ouvre la porte d'un monde sans mystères ; le défini répond aux seconds en soulignant une fois de plus ce que peut avoir de fâcheux leur affection pour l'infini (et aussi leur culte du "nouveau").
33Il est permis de penser pourtant que cette seconde réponse au moins est médiocrement convaincante. Tout d'abord, parce que la citation est inexacte. Baudelaire n’a pas écrit Au fond de l'Infini, mais Au fond de l'Inconnu, ce qui est tout différent. Et comme il s'agit non seulement du dernier vers du Voyage, mais encore du tout dernier vers des Fleurs (puisque c'est sur ce long poème que se clôt l’édition de 1861) il est permis de penser que l'auteur y attachait une importance particulière.
34Mais surtout, on ne peut s'empêcher d'observer que cette définition en forme de paradoxe fait rentrer par la fenêtre ce qu’elle a chassé par la porte : qu'est-ce en effet que l'inépuisable sinon un infini qui ne veut pas avouer son nom, et qui circule sous pseudonyme ? La formule claudélienne a évidemment été conçue comme une réplique au romantisme, comme une réponse catholique à la religiosité anarchique, nébuleuse, des romantiques, et au "néotropisme" des modernes ; elle n'en ressemble pas moins de fort près à une reformulation de la théorie romantique du symbole.
35J'ai mentionné plus haut cette idée esthétique, jadis conçue par Kant, et qui est comme le fondement théorique des spéculations ultérieures sur le symbole58. Or l'inépuisable claudélien n’a rien qui soit de nature à froisser le philosophe de la Critique de la Faculté de juger, expliquant dès 1790 que le propre de l'œuvre d'art est de véhiculer des représentations de l'imagination "qui permettent de penser par rapport à un concept une vaste dimension supplémentaire d'indicible"59. Lorsque, passant en revue, en décembre 1925, les avantages de l'image, notre ambassadeur au Japon mentionne en premier lieu cette "idée si complexe qu’il serait sans doute difficile de la faire entendre directement"60, on n'aperçoit guère de différence entre cette idée complexe et l’idée esthétique kantienne, qu'"aucun langage n'atteint complètement ni ne peut rendre compréhensible"61. Quant à la façon dont Claudel inscrit son inépuisable dans le défini, elle ne représente nullement un écart par rapport à la vulgate romantique. Bien au contraire, on reconnaît là le vénérable motif de l'infini dans le fini, qui se rencontre dès 1800 sous la plume de Schelling ("l'infini représenté comme fini est la beauté" ; "le beau est la manifestation du divin dans le terrestre, de l’infini dans le fini"62) et qui devait connaître une telle fortune tout au long du siècle. Claudel, pour en être informé, n’a pas eu besoin de lire le Système de l'Idéalisme transcendantal - ce que très probablement il n'a pas fait. Il a fort bien pu rencontrer la formule schellingienne chez, l'un des nombreux auteurs qui se la sont appropriée : sous la plume, par exemple, de ce Baudelaire qu’il prétend ici redresser, et qui, "tourmentant son esprit" pour lui arracher une formule capable d’exprimer le génie de Delacroix, s'arrête finalement sur celle-ci : "C'est l'infini dans le fini"63.
36Cet accord n'a rien de fortuit. Malgré qu’il en ait, il n'y a rien, dans la théorie claudélienne du signe ou de la figure, qui contredise les spéculations romantiques sur le symbole. Lorsque, par exemple, il oppose, dans sa préface au Livre de Ruth le syllogisme ou le raisonnement, cet objet purement instrumental, ce "membre artificiel que nous nous adaptons et qui nous doit tout entier existence et opération"64, aux figures, qui, assure-t-il, sont des "êtres réels et indépendants de nous"65, il reformule, à propos de ce qu’il nomme figure, les considérations des romantiques sur la nécessaire autotélie du symbole, sur ce que Karl Philip Moritz, Coleridge ou Schelling, nommaient -par opposition à l'allégorie- la tautégorie. Si l'on se reporte, par exemple, au commentaire que le dernier nommé a donné lui aussi des figures de l'Écriture, dans sa Philosophie de l'Art, on y rencontre des propositions étrangement voisines de celles de Claudel. Marie-Madeleine, y lit-on notamment, "ne signifie pas seulement le repentir, mais est le vivant repentir lui-même" ; et telle image de sainte Cécile, protectrice de la musique, est une image non allégorique, mais symbolique, puisqu'elle a "une existence indépendante de la signification, sans perdre pour autant la signification"66. Le même philosophe, à propos cette fois de la mythologie classique, fait encore valoir que Jupiter ou Minerve ne signifient pas ceci ou cela, mais "sont la chose même". Une image, note-t-il, "est symbolique lorsque son objet ne signifie pas seulement l’idée, mais est cette idée même"67.
37Ce sont -à vraiment très peu de choses près- les mots de la préface au Livre de Ruth, ou ceux qu’on trouve, bien plus tôt, dans l'Art poétique, et plus tôt encore dans "Religion du signe", poème consacré dès 1896 aux idéogrammes chinois - ces avatars exotiques du symbole. Le caractère chinois -qui, comme plus tard les paraboles scripturaires, reçoit l'appellation de signe- est, dit le poème, "la chose tout entière qu'il signifie", "un être schématique, une personne scripturale, ayant comme un être qui vit, sa nature et ses modalités, son action propre et sa vertu intime, sa structure et sa physionomie"68.
38Là encore, le fait que Claudel n'ait très probablement pas lu La Philosophie de l’Art ne saurait frapper de nullité ces rapprochements. Nous savons par exemple qu’il a lu Coleridge, dont la Biographia litteraria contient des passages copiés dans Schelling. Rien n'interdit de penser à une filiation indirecte. Schelling en effet n’est pas seul en cause : ces idées étaient très largement partagées dans l'Allemagne des années 1800, et Xavier Tilliette a retrouvé les mots mêmes du philosophe sous la plume de Hoffmann, Hoffmann qui a eu tant de lecteurs de ce côté-ci du Rhin, et qui fait dire à l'un de ses artistes :
Seuls les faibles et les bousilleurs font des tableaux allégoriques. Mon image ne doit pas signifier, mais être69
39Quant à l'insistance avec laquelle Claudel assimile la figure ou le signe au vivant, et des mots à des créatures, elle pourra paraître singulière (sinon scandaleuse) à une génération -la nôtre- imprégnée de rationalisme linguistique, et à qui l'on a seriné qu'il fallait se garder de confondre les êtres de chair et de sang avec les êtres de papier ; mais elle a la même origine que ses vues sur la tautégorie. Dans le sillage de Sehelling et de ses amis d'Iéna, l'idée que l'art est nature, que "Nature et art sont un"70 se rencontre partout au XIXe siècle. On la trouve en France dans la correspondance de Flaubert, qui enseigne que l'Art est une seconde nature (ce qui engage le créateur de cette nature-là à agir par des procédés analogues à ceux de l'autre71) ou encore que les chefs-d'œuvre de l'art sont "comme les productions mêmes de la nature, comme les grands animaux et les montagnes"72 ; on la trouve encore à la fin du siècle chez Maurice Maeterlinck.
40Dans sa réponse déjà mentionnée à l'enquête de Jules Huret, le poète belge indique que le symbole (mais non l’allégorie) est doué "d'une vie organique". Il n'a rien, dit-il, d'une abstraction, c'est au contraire une "force de la nature" qui, pour cela même, aura toujours raison contre la pensée abstraite : "Si je l'écoute, c’est l'univers et l'ordre éternel des choses qui pensent à ma place, et j'irai sans fatigue au-delà de moi-même ; si je lui résiste, on peut dire que je me débats contre Dieu"73. Claudel, des années après avoir défini le caractère comme "un être qui vit" écrira à propos des figures, et notamment des paraboles : "ça existe tout seul, ça agit tout seul"74. L'adage sensualiste qu'il appelle en renfort ("rien n’est dans l'intellect qui ne soit d'abord dans les sens"75) et qui lui sert à soutenir que le discours par figures, qui nous hausse à l'intelligence grâce à l'escabeau de la sensation, est seul respectueux de la double nature de l'homme, cet adage sensualiste peut assurément lui permettre de s'afficher comme un disciple fidèle de saint Thomas. Il ne saurait faire oublier que ses arguments en faveur de la figure procèdent de la même conviction que le plaidoyer de Maeterlinck en faveur du symbole : l'une comme l'autre tirent toute leur valeur de ce qu'ils introduisent la nature dans le discours, qu'ils le naturalisent, si je puis dire, et nous font par là-même, dit Claudel, "participer" au pouvoir créateur que chaque créature "émane"76, et par l'action duquel "nous devenons ce qu'on nous dit"77.
41La figure -bien loin d'être un artifice- est ce qui, par une procédure évidemment comparable à celle de l'incarnation, naturalise le discours, ce qui le rend semblable aux créatures de Dieu, pourvues d'une âme et d'un corps. L'art n'imite pas la nature : il est Nature. Le symbole cher à Maeterlinck, la figure aimée de Claudel, ont pour effet d'introduire le dehors dans le dedans, le monde dans le langage, et par là-même d'assurer cette prise sur le réel qui est refusée au discours abstrait de l'entendement. Confronté à un événement ou à un objet, le poète n’a pas pour métier "d'en confronter la cause et la leçon" ni même de l'épouser, mais, explique un autre texte, "de recourir au fond de nous-mêmes pour lui fournir consonance aux harmoniques appropriées"78, ce qui, semble-t-il, signifie deux choses : d'une part qu'un poète n'est pas un joueur de quilles, qu'il travaille non seulement avec le dictionnaire des rimes, mais aussi avec le fond de lui-même ; d'autre part que la consonance dont il s'agit est possible, c'est-à-dire que nous ne sommes pas faits d'une autre étoffe que le monde, ou, en termes schellingiens, que la Vie est partout identique à elle-même, qu'il y a identité du sujet et du monde, du moi et du non-moi.
42Il paraît décidément bien difficile de regarder la symbolique claudélienne comme une pure et simple résurrection de la symbolique médiévale. Et en vérité, la question n'est pas tant de savoir si la pensée de ce moderne est ou non fidèle à la vision du monde des scolastiques, mais comment une atmosphère spirituelle (marquée profondément par le romantisme et le symbolisme) peut se réfléchir dans une autre (celle du mysticisme médiéval) et se trouve vis-à-vis d'elle dans un état de disponibilité particulière79. S'il est arrivé à l'intéressé de présenter les choses tout autrement, les raisons en sont assez évidentes pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y insister : ce sont les mêmes qui l'empêchent de reprendre à son compte le terme de symbole, dont les romantiques et les disciples de Mallarmé ont trop longuement fait usage pour qu'il ne sente pas le fagot... Ces différends purement verbaux ne sauraient masquer le fait que les spéculations de Claudel touchant la figure, ou le signe, ne contredisent en rien les considérations des romantiques à propos du symbole. Quoi qu'il ait pu dire, le catholicisme claudélien ne créée pas entre sa poétique et celle de ces devanciers de solution de continuité. Quelque nom qu'on veuille donner aux paraboles claudéliennes, on ne peut éviter de constater que le discours théorique et critique qui les accompagne et les légitime, loin d’être incompatible avec la poétique romantique, s'inscrit décidément dans sa continuité.
43Il est bien clair, au demeurant, qu'entre la tradition de l'Église et celle des poètes et théoriciens romantiques -eux-mêmes bon gré mal gré profondément marqués par la réflexion théologique- les ponts ne sont pas rompus : il existe des points -nombreux- de passage. J'ai montré ci-dessus comment la tradition des sens multiples de l'Écriture pouvait entrer en résonance avec la théorie du sens indéfini du symbole. Je voudrais montrer ci-dessous une convergence du même ordre à propos du motif chrétien du sacrifice, qui occupe une place capitale -et trop peu signalée- dans la poétique claudélienne.
Notes de bas de page
1 "Notes sur Mallarmé et Claudel", op. cit. p. 109.
2 Voir supra la citation de Du Sens figuré de l'Écriture, O.C., XXI, p. 50.
3 "Une Œuvre de Paul Claudel", in Faux-pas, p. 333.
4 Schaeffer, op. cit. p. 411.
5 Todorov, Théories du Symbole, p. 235 sq. On pourra consulter également sur ce sujet le numéro que Corps écrit a consacré à l'allégorie (no 18, 1986) et notamment l'article de Xavier Tilliette : "Esquisse d'un Plaidoyer en faveur de l'allégorie", p. 145-153.
6 Vitraux, cité in A. Espiau de la Maëstre : P C. Bibliste et ses prophètes, p. 77. La critique formulée à cette occasion par Claudel contre le terme de symbole, accusé d'instaurer une relation arbitraire entre le signe et la chose signifiée (d'être un signe d'institution, comme aurait dit Condillac) suggère d'ailleurs qu'il l'entend au sens qui est traditionnellement celui du mot allégorie.
7 Du Sens figuré de l'Écriture, O.C., XXI, p. 42 ; je souligne. Comparez Novalis : "Le monde est un trope universel de l'esprit, une image symbolique de celui-ci" ; ou encore "L'univers est entièrement un analogue de l'être humain, en corps, âme et esprit. Celui-ci une abréviation, celui-là une élongation de la même substance" (Fragments, Corti. 1992, p. 304).
8 Quelques planches du bestiaire spirituel, O. Pr. 982 ; je souligne.
9 Goethe, Nachlass, cité in Todorov, Théories du Symbole, p. 242.
10 Trad. A. Renaut, p. 300.
11 Exégèse médiévale, vol. 4, p. 178-9.
12 Fr. Varillon (citant Saint-Simon) dans sa préface au Journal, p. XLV.
13 J. I, 96.
14 Corr. PC-JR, p. 61.
15 Corr. PC JR, p. 71.
16 Corr. PC-VS, in Cahiers du Sud. Lettre du 12 février 1915.
17 Métaphysique, Γ, 4.
18 Op. cit. vol. 1 p. 35 et 357 sq.
19 O.C., XXI, p. 17.
20 Ibid. p. 18.
21 Voir la Somme théologique, la pars, Q. 1, art. 10 : "Est-ce que la lettre de l'Écriture peut recevoir plusieurs sens ?" La réponse a été diversement interprétée ; saint Augustin avait répondu, pour sa part, par l'affirmative.
22 Voir à ce sujet les arguments d'André Espiau de la Maëstre : P C. Bibliste et ses prophètes, passim, et par exemple p. 58.
23 J. II, 154.
24 O.C., XXV, 44, cité in Espiau, p. 60.
25 J. II, 54.
26 Du Sens figuré, op. cit. p. 20-21.
27 Voir divers exemples in Espiau, op. cit. p. 56-57.
28 Op. cit. p. 46.
29 O. Po. 795.
30 Op. cit. p. 50.
31 O. Pr. 620.
32 O.C., XXI, 50 note 1 et O.C., XXVIII, 216.
33 O. Po. 458.
34 O. Po. 494.
35 O. Po. 48.
36 O.C., XXI, p. 61.
37 Sur ce dernier point voir J.-C. Coquet : "La lettre et les idéogrammes chinois", Poétique, no 11. Selon l'auteur, "on peut douter qu'il existe des règles nous autorisant à colloquer à l'idéogramme claudélien (dans sa totalité ou pour chacun de ses éléments) une signification appropriée et stable" (p. 400).
38 Voir : La Métaphore vive, p. 327.
39 O. Po. 189.
40 Jules Huret : Enquête sur l'Évolution littéraire, p. 102. Voir aussi le commentaire donné in Gorceix : "La parenté entre le symbolisme français et le romantisme allemand à travers l'œuvre de M. Maeterlinck", Études germaniques.
41 Propos de Littérature, in Esthétique du Symbolisme, p. 93.
42 Ibid. p. 96.
43 Variations sur un Sujet, O.C., p. 366.
44 Ibid. p. 365.
45 J. I, 191, citant Renan.
46 Voir Le Défini et l'inépuisable.
47 J. I, 84.
48 O. Po. 58.
49 "Le Mystère dans les Lettres", O.C., p. 384.
50 Voir à ce sujet, dans le Journal, la citation de Baudelaire concernant "le sens insinué" (J. I, 776).
51 C'est de Verlaine qu'il s'agit ; voir "Paul Verlaine”, O. Pr. 491.
52 "Claudel, Mallarmé et le Japon", in Hommages Jacques Petit, vol. 2, p. 643-665. Voir aussi du même auteur : "Claudel, exégète du Japon", in Études de langue et de littérature françaises, Tokyo, et de Marie-Victoire von Friedberg : "Claudel et le Japon ou l'expérience de la perte" in BSPC no 117, 1990.
53 O. Pr. 1041.
54 "Paul Verlaine", O. Pr. 505.
55 "Un Regard sur l'Âme japonaise", O. Pr. 1128-9.
56 "Paul Verlaine", O. Pr. 500.
57 Introduction à un Poème sur Dante, O. Pr. 424.
58 Voir notamment Todorov, op. cit. p. 226 sq. et Schaeffer, op. cit. p. 69 sq.
59 Kant, op. cit., trad. Renaut, p. 303.
60 J. I, 699.
61 Kant, op. cit., trad. Renaut, p. 300.
62 Respectivement Textes esthétiques, p. 20 (in Système de l'Idéalisme transcendantal) ; et Écrits philosophiques, trad. Bénard, Joubert et Ladrange, 1847, p. 381.
63 Dans le Salon de 1859, O.C., II, p. 636. Certains commentateurs de Baudelaire en ont déduit qu'il avait lu le philosophe allemand. Plus prudent, Claude Pichois, dans les notes de la Pléiade, estime qu’il a pu n'en avoir qu'une connaissance indirecte et cite plusieurs intermédiaires entre la philosophie allemande et la littérature française. "Mais faut-il recourir à la philosophie allemande ?", demande-t-il finalement avant de citer un texte de Lamennais (Esquisse d'une philosophie, 1840). On ne peut toutefois s'empêcher d'observer que cette page est postérieure à la rencontre de Lamennais et de Schelling, qui eut lieu à Munich, en 1832... - Précisons encore que la formule, ainsi que l'a signalé Guy Michaud (Message poétique du Symbolisme, p. 72) se rencontre chez Swedenborg - hors de toute préoccupation d'esthétique.
64 O.C., XXI, p. 50.
65 Ibid.
66 Schelling : Textes esthétiques, p. 106.
67 Schelling : Textes esthétiques, p. 106.
68 O. Po. 46.
69 Schelling, une philosophie en devenir, vol. I. p. 446. Citation extraite de l'Artushof, de Hoffmann.
70 X. Tilliette : Sehelling, une philosophie en devenir, vol. I, p. 440.
71 Flaubert. Extraits de la Correspondance ou Préface à la vie d'écrivain, p. 95.
72 Ibid. p. 80.
73 Huret, op. cit. p. 103.
74 Du Sens figuré op. cit. p. 50.
75 Ibid. p. 52. Voir saint Thomas, Somme théologique, la pars, Q. 1 art. 9 : "il est naturel à l'homme de s'élever à l'intelligible par le sensible, parce que toute notre connaissance prend son origine dans les sens".
76 Du Sens figuré..., op. cit. p. 75.
77 Ibid. p. 51.
78 "Un Poème de Saint-John Perse", O. Pr. 620.
79 J'emprunte cette formulation à Laudyce Retat, "L’évangile étemel et la philosophie de l'histoire au XIXe siècle. Sand, Michelet, Renan", in Romantisme et religion.
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