6. Figures du mathématicien et représentations des mathématiques en Grèce ancienne (VIe-IVe siècles avant notre ère)
p. 169-200
Texte intégral
1Depuis l’Antiquité, l’histoire des premières recherches mathématiques grecques s’est appliquée à en découvrir les protagonistes (πϱῶτοι εὑϱεταί), les questions et les motivations initiales, à en souligner l’originalité radicale. Il paraît difficile d’imaginer que les mathématiques aient été développées de manière ésotérique, sans lien avec l’histoire générale ni avec celle des autres disciplines intellectuelles, par la simple application de quelques esprits exceptionnels ou comme manifestation d’un « génie » propre à la culture grecque. De telles hypothèses sont invraisemblables. Aux époques archaïque et classique, les pratiques politiques des cités grecques acquièrent une dimension collective de plus en plus marquée dans l’exercice partagé de la délibération à l’assemblée, au tribunal ou au théâtre. En résulte le développement concomitant de savoirs spécifiques liés aux pratiques discursives et de la réflexion sur le langage, son pouvoir et ses utilisations. Dans un tel contexte, les détenteurs d’un savoir ou d’un savoir-faire, spécialisé ou général, doivent imposer la reconnaissance de leur spécificité, revendiquer leur autonomie, codifier et transmettre leurs techniques, expliciter la ou les finalités qu’ils poursuivent pour assurer leur reconnaissance sociale.
2Qu’il y ait une corrélation entre histoire sociale et histoire des mathématiques, c’est ce qu’admet tout un courant historiographique moderne dont le représentant récent le plus éminent est certainement Geoffrey Lloyd. Selon lui, l’élaboration des notions de preuve et de définition en un sens strict des termes, la mise au point d’un modèle axiomatico-déductif d’exposition – spécificités d’une partie des mathématiques grecques quand on les compare à ce qui s’est fait dans d’autres civilisations, antérieures ou lointaines – trouvent leur raison d’être ultime dans ce contexte intellectuel de confrontation publique généralisée, tout particulièrement focalisé sur les techniques de persuasion et les modalités de l’argumentation. Par contraste, ce climat agonistique aurait suscité en retour un idéal d’irréfutabilité dont le système axiomatico-déductif des mathématiques serait la réalisation, sinon parfaite, du moins la mieux aboutie, d’où son succès, y compris en dehors des mathématiques. C’est chez les philosophes, tout particulièrement chez Platon et Aristote, que Lloyd identifie cette représentation. Les Analytiques du Stagirite proposent l’élaboration théorique du syllogisme (déduction), de la démonstration (déduction scientifique) et de la définition. Les Éléments d’Euclide constituent un exposé axiomatico-déductif de la géométrie et de l’arithmétique élémentaires fondé sur des principes indémontrables explicites (demandes et notions communes) et des définitions, selon un modèle assez proche de ce que préconise Aristote. À la fin des Réfutations sophistiques, celui-ci suggère qu’il est le premier à avoir entrepris ce genre de recherches sur les modalités du raisonnement et de l’argumentation. L’aboutissement du processus global que décrit Lloyd se situerait donc à la charnière des époques classique et hellénistique – il en va de même de l’entreprise historiographique d’Eudème de Rhodes portant sur les sciences mathématiques1 –, autrement dit à la toute fin de la période que nous considérons ici. Mais, selon Lloyd, l’influence de Platon et d’Aristote se serait déjà exercée sur un groupe de géomètres décrit par Proclus (commentateur néoplatonicien du Ve siècle de notre ère !) comme les mathématiciens de l’Académie, groupe incluant Eudoxe de Cnide (voir Lloyd, 1979, p. 59-125 et p. 226-267 ; 1993, p. 118-153 et p. 163-204 ; 1996b)2. Observons au passage que cette représentation se démarque d’une description antérieure, élaborée par les historiens des sciences grecques de la fin du XIXe siècle (voir Tannery, 1988), à partir de sources antiques (souvent très) tardives, description qui mettait l’accent sur : 1) l’emprunt des disciplines mathématiques par les Grecs aux civilisations voisines et plus anciennes du Proche-Orient ; 2) le rôle joué par l’école de Pythagore, sa culture d’un enseignement ésotérique et l’épisode dramatique d’une divulgation de ses secrets ; 3) une polémique qui aurait opposé Pythagoriciens et Éléates, tant sur les principes de la constitution des êtres que sur ceux des mathématiques ; 4) l’impulsion particulière donnée au développement des mathématiques grecques par des difficultés internes, notamment celles issues de la découverte de l’existence de grandeurs incommensurables, supposée concomitante de l’adoption de nouvelles procédures démonstratives (preuves dites indirectes ou par réduction à l’absurde). C’est toute cette construction, ainsi que le contexte idéologique (dit du « miracle grec ») dans lequel elle prenait place, que Lloyd remet en cause par la nouvelle chronologie et le type d’explications qu’il propose. Deux traits communs subsistent cependant : l’influence décisive de la philosophie sur les mathématiques et (j’ai envie de dire par conséquent) la caractérisation essentiellement « logico-argumentative » de ces dernières.
3Il est difficile de confronter l’une ou l’autre de ces représentations avec la « réalité » des pratiques mathématiques de l’époque car les sources font défaut. Aucune autoreprésentation de la part des mathématiciens ne nous est accessible : aucun écrit mathématique de ces époques ne nous est parvenu. Les premiers textes conservés datent des débuts de la période hellénistique et nous n’en avons probablement pas les versions originales, mais des remaniements ou rééditions élaborées dans l’Antiquité tardive (IVe-VIe siècles). En outre, les premiers d’entre eux – ceux d’Autolycos de Pitane, d’Aristarque de Samos et d’Euclide – sont purement techniques, dépourvus de toute considération méta- ou paramathématique. Nous pouvons nous faire une idée de la manière dont ces auteurs rédigeaient leurs traités, ce qui n’est déjà pas si mal, mais nous ne savons pas exactement comment ils se représentaient leurs spécialités, non plus que la manière dont ils concevaient le mathématicien idéal, en admettant qu’une telle conception existât bel et bien. C’est là une différence considérable avec d’autres savoirs comme la médecine – nous disposons du Corpus dit hippocratique – ou la rhétorique. Avant l’époque hellénistique, nous pouvons seulement espérer saisir des représentations extérieures des mathématiques grecques, celle du philosophe, de l’historien, du théâtre…
4Deux autres difficultés sont à prendre en considération : il n’y a pas que la littérature technique qui fasse défaut. Nous savons très peu de choses sur les modalités d’existence sociale des mathématiques, notamment sur leur enseignement, le statut de leurs praticiens, les domaines publics où l’on pouvait les rencontrer. Ces manques font d’ailleurs partie des choses à expliquer. Les figures emblématiques du domaine sont difficiles à cerner car aucun auteur de l’Antiquité n’a entrepris de collecter des biographies de mathématiciens en tant que tels, comme on l’a fait pour les philosophes, les orateurs, les sages, les hommes politiques… Il y a bien quelques exceptions quand la même personne était considérée comme mathématicien et philosophe ou sophiste. Ainsi Diogène Laërce consigne quatre « biographies » de mathématiciens-philosophes (ou prétendus tels) des époques archaïque et classique dans ses Vies : Thalès, Pythagore, Archytas, Eudoxe. Mais les informations que l’on peut ainsi recueillir sur les mathématiques sont rares et souvent peu fiables.
5La seconde difficulté, en effet, est que nous ne pouvons pas prendre pour argent comptant les représentations générales, philosophiques, historiques ou littéraires des débuts des mathématiques grecques, élaborées à partir de l’époque hellénistique, reconstructions spéculatives, à finalité hagiographique ou polémique, voire infamante, dont les fondations historiques sont plus qu’incertaines. De ce point de vue, le cas le plus représentatif est certainement celui d’une hypothétique contribution pythagoricienne ancienne (Pythagore, Hippasos, Philolaos, Archytas de Tarente, Timée de Locres…), presque toujours associée à une évaluation de l’apport platonicien selon des modalités contrastées (lignée philosophique, voire relation « maître-disciple » entre Archytas et Platon3 ou plagiat).
6Dans ce qui suit, je me suis donc limité pour l’essentiel aux auteurs de la période classique. Seulement six auteurs conservés : Hérodote, Aristophane, Isocrate, Xénophon, Platon et Aristote parlent d’activités ou de spécialités qu’on réunira ensuite sous le nom de « mathématiques ». On pourrait leur adjoindre Archytas et Eudème de Rhodes, à condition d’être sûr de l’authenticité et du découpage des fragments qui leur sont attribués. Pour ma part, je conçois quelques doutes au sujet des fragments DK 47 B 3-4 (Archytas)4 et, s’il paraît assuré que le Résumé de Proclus5 – l’histoire de la géométrie et de la tradition des Éléments avant Euclide – s’inspire de sources classiques, en faire un fragment d’Eudème dans son intégralité comme le fait son éditeur, Fritz Wehrli (1969, p. 54-56, pour la portion 64.16-68.6 Friedlein, sous le n° 133)6, ne paraît pas raisonnable. Même si l’on connaît la faiblesse des arguments a silentio, on peut relever la quasi-absence des spécialités mathématiques dans le corpus hippocratique, dans celui des orateurs classiques et chez un intellectuel aussi aiguisé que Thucydide.
7Les représentations des mathématiques que proposent nos auteurs, les figures emblématiques de mathématiciens qu’ils utilisent soulèvent plusieurs problèmes que j’explorerai successivement :
celui de la cohérence globale de notre (petit) échantillon : ce que propose Platon paraît très personnel et n’est certainement pas représentatif de ce que pensaient les Grecs de l’époque classique au sujet des mathématiques (si tant est que ceci ait un sens).
Au demeurant, même chez l’Auteur des dialogues, on perçoit une attitude contrastée selon qu’il est question des disciplines mathématiques elles-mêmes ou des mathématiciens quand on peut les identifier comme tels.
Par rapport à d’autres savoirs comme la médecine ou la rhétorique, les mathématiques présentent la particularité – dès leur désignation – d’être plurielles. Le problème de leur représentation se dédouble donc en deux questions : celle relative aux disciplines particulières (géométrie, astronomie…), celle concernant leur communauté si l’on admet que celle-ci est dotée d’une certaine cohérence qui ne s’épuise pas dans la simple énumération de ses composantes.
Enfin on peut comparer ces représentations, globale ou particulière, avec celles que proposent les modernes que nous venons de rappeler sommairement et voir si elles coïncident ou s’en écartent.
I. La « disciplinarisation » des mathématiques : premiers témoignages
8Deux textes – l’un d’Hérodote, l’autre d’Aristophane – attestent pourtant que l’identification de spécialités mathématiques est au moins aussi ancienne que le Ve siècle avant notre ère, notamment en ce qui concerne la géométrie (γεωμετϱίη, γεωμετϱία) et l’astronomie (ἀστϱονομία). Le premier7 explique l’invention de la géométrie par les Égyptiens, à partir des nécessités de l’arpentage. Il s’agit d’un mythe étiologique et étymologique que la version d’Aristophane8 récuse à sa manière : la géométrie ne se résout pas à l’arpentage – fût-il instrument d’équité et de justice –, mais la terre mesurée qu’évoque en effet son nom est la terre tout entière et la géométrie est donc une sorte de géographie.
9La comédie offre ce qui se rapproche le plus d’une représentation figurée9 : il faut que les caractérisations soient visibles sur scène, compréhensibles par des spectateurs qui ne sont pas nécessairement des intellectuels. C’est pourquoi l’astronomie et la géométrie sont associées à des objets10, probablement des instruments, voire, dans le cas de la géométrie, à une carte insérée dans le décor. L’argument d’Hérodote connaîtra un grand succès car il fait référence à l’Égypte, terre d’origine et de grande antiquité pour de nombreux auteurs grecs, il fait le lien entre géométrie et justice, ce qui deviendra un lieu commun avec d’autres développements comme la « mathématisation » de la théorie des deux égalités11 ou l’idée que notre bonheur dépend d’une forme de métrétique12.
10Bien plus tard, des schémas du même type seront élaborés pour rendre compte de l’origine de n’importe quel savoir spécialisé (τέχνη). Ainsi une scholie liminaire à la Tekhnê (grammatikê) de Denys de Thrace explicite ce que doivent être les têtes de chapitre d’une introduction à l’étude d’une discipline13 :
Et il faut savoir, à propos de toute tekhnê, que l’on doit examiner huit items. Et ce sont les suivants : la cause (aition), le commencement (ou le principe, arkhê), la notion (ennoia), la matière (hulê), les parties (merê), les activités (erga), les instruments (organa), la fin (télos).
11Le scholiaste exemplifie son propos avec la grammaire, quelquefois mise en parallèle avec la médecine, et l’on comprend bien qu’il y a un lien entre aition et télos : la « cause » de la grammaire est la corruption progressive – disons l’évolution – de la langue, et donc son but sera de rétablir la correction et de permettre la compréhension. De même, en médecine, la cause est l’existence des blessures et des maladies ; la fin en est la contrepartie : guérir et rétablir la santé. Pour la géométrie, la « cause », selon Hérodote, ce sont les crues du Nil, la fin est de rétablir l’équité fiscale.
12Si, comme le dit Tannery (1988, p. 66)14, l’arpentage est aussi ancien que la propriété privée, reste que les pratiques de partages des terres, égalitaires ou proportionnelles, ont été poussées assez loin dans le cadre des expériences politiques grecques et ce, bien avant le Ve siècle avant notre ère. C’est sans doute le point le mieux assuré de notre mince documentation, mis en évidence grâce aux fouilles et aux photographies aériennes de l’archéologie. La division de la terre en lots égaux qu’évoque Hérodote est donc sans doute à rapporter aux expériences grecques coloniales (fondation de nouvelles cités) plutôt qu’aux pratiques pharaoniques. Plus tard, l’organisation de l’espace – il vaudrait mieux dire du territoire – des cités a été réfléchie par les théoriciens de l’urbanisme et dans les philosophies politiques15. Rien d’étonnant donc à ce que l’on la retrouve dans certaines utopies comme les Lois de Platon ou les Oiseaux d’Aristophane (présentée en 414a).
13Celui-ci nous introduit à notre seconde topique, la figure emblématique. Alors qu’Hérodote mentionne collectivement « les Égyptiens, les Grecs, les Babyloniens », que le poète comique, dans les Nuées, rapporte l’étude des sciences à un improbable Socrate, les Oiseaux mettent en scène l’astronome athénien Méton, présenté ici comme une sorte d’urbaniste, technicien de la fondation des cités. Identifié ici aussi par ses instruments, Aristophane le tourne en dérision, et le fait expulser (de la scène) par le personnage principal, Pisthétairos, comme un vulgaire fanfaron (ἀλαζών).
14On a souvent rapproché le personnage de l’urbaniste contemporain, Hippodamos de Milet, dont Aristote souligne également la tenue extravagante16. Selon le Stagirite, il aurait été le premier théoricien politique non engagé dans les affaires de sa cité17. Architecte du Pirée (vers 478a [sous Thémistocle] ou vers440a [sous Périclès] ?), Hippodamos était certainement bien connu des Athéniens et sa cité est évoquée indirectement lorsque Pisthétairos compare Méton à Thalès, première figure emblématique attestée, ici de l’urbanisme et/ou de l’astronomie, de la philosophie chez Aristote18, de l’astronomie sûrement (fragments 143- 145 Wehrli), de la géométrie peut-être (fragments 133-135 Wehrli) chez Eudème de Rhodes.
15Que Thalès étudiait les astres et le ciel, c’est ce que confirment Hérodote – Thalès aurait prédit une éclipse de soleil dans les limites d’une année, éclipse qui survint en pleine bataille opposant Mèdes et Lydiens19 —, Platon et Aristote. Comme Aristophane, nos deux philosophes vont faire de Thalès la figure emblématique du philosophe. Bien entendu, il s’agit moins de rapporter les détails exacts de sa biographie que de lui faire jouer une fonction. Platon et Aristote peuvent donc l’utiliser de manière opposée. Dans le Théétète, le philosophe-astronome est étranger à sa cité et aux affaires publiques, inapte aux délibérations du tribunal… Thalès, observant le ciel, tombe dans un puits et essuie les railleries d’une servante Thrace20. Au contraire, Aristote rapporte la combinaison financière que lui permirent ses connaissances astronomico-météorologiques en prévoyant une abondante récolte d’olives : la « philosophie » peut bien permettre de s’enrichir, même si tel n’est pas son but21. Parce qu’il a été positionné comme le Premier, parce qu’il a été l’objet de récupérations divergentes, la biographie de Thalès reconstruite par les sources tardives sera donc emplie de contradictions : il a été un conseiller politique avisé mais, selon Héraclide du Pont, lui-même aurait déclaré avoir mené une vie solitaire et privée22 ; les uns le disent marié et père, les autres célibataire23 ; il était d’ascendance milésienne noble24 ou d’origine phénicienne25. Les Anciens ont bien entendu essayé de rationaliser cet état de fait : selon Diogène, il s’est d’abord occupé de questions politiques, puis il s’adonna à la spéculation sur la nature26. D’après le Résumé de Proclus sur l’histoire de la géométrie, son approche dans cette science dont il aurait été le « passeur » d’Égypte en Grèce, était mi-générale, mi-perceptive (τοῖς μὲν καθολικώτεϱον ἐπιβάλλων, τοῖς δὲ αἰσθητικώτεϱον)27, autrement dit mi-égyptienne, mi-grecque selon la grille mise en place dans le Résumé (Vitrac, 1996).
II. La (pâle) figure du mathématicien à l’âge classique
16La doxographie de Thalès est particulièrement riche parce qu’il a été considéré comme le premier philosophe, et surtout parce qu’il appartient à la série des sept sages28 — il en représente l’aspect « théorétique » —, mais les contradictions que nous venons d’évoquer se retrouvent quand on considère les témoignages, y compris tardifs, concernant les mathématiciens des époques archaïque et classique dans leur ensemble : ils n’offrent rien de très cohérent, ni de valorisant, ni même de très spécifique. Ainsi, dans le même dialogue, Platon brosse un portrait très élogieux de son ami, le mathématicien Théétète, modeste et désintéressé, malgré la vivacité de son esprit29. On l’a rapproché de la description du philosophe idéal que le maître de l’Académie propose ailleurs30. Mais on peut lui opposer trait pour trait celui, peu flatteur, d’Hippias d’Élis, prétentieux et mû par l’appât du gain, qui plus est à l’esprit lent. D’autres portraits de géomètres ne sont guère flatteurs, comme celui du géomètre Hipponicos chez Diogène Laërce, un des maîtres d’Arcésilas qui s’en moquait, car il était borné et baillait tout le temps31, ou celui d’Hippocrate de Chio, éminent géomètre s’il en fut, mais par ailleurs tout à fait niais et stupide (βλὰξ καὶ ἄφϱων) si l’on en croit Aristote32. Même Théodore de Cyrène n’apparaît pas sous un jour complètement favorable dans le Théétète et le Politique. Pourtant, il aurait été le professeur de Platon en mathématiques33. Mais, comme les trois précédents, il s’agit d’un géomètre non « philosophe ». Au demeurant, Platon n’hésite pas à critiquer les mathématiciens, qu’il s’agisse de leur démarche34 ou de comportement général35.
17De fait, la figure du mathématicien ne se distingue pas particulièrement de celle des autres « intellectuels » ou « sages ». Un trait qui leur est commun est la mobilité géographique, peut-être accentuée par le fait que la plupart de nos informations sont d’origine athénienne. Si Œnopide de Chio et Eudoxe sont censés avoir voyagé en Égypte, Hippocrate, Hippias, Théodore, Eudoxe et ses disciples Ménechme, Dinostrate, Callippe et Polémarque sont tous venus à Athènes36, au centre d’un réseau qui attire les intellectuels venus d’autres cités. Dans notre liste de mathématiciens, seuls Méton (et sans doute Euctémon), puis Théétète sont athéniens. Ce dernier est d’ailleurs allé enseigner à Héraclée du Pont, cité liée à Athènes37. Le même phénomène se reproduisit à l’époque hellénistique, à plus grande échelle, centré autour d’Alexandrie cette fois, comme on le voit dans les lettres-préfaces des écrits mathématiques, attestées à partir d’Archimède. À l’époque classique, ce sont apparemment les savants qui se déplacent ; à l’époque hellénistique on entend aussi parler de la circulation des écrits38.
18Le mathématicien n’a pas non plus de lien consubstantiel avec la politique. Celui-ci peut exister (Thalès – si l’on suit la version d’Hérodote –, Hippias39, Archytas40, Eudoxe41) ou pas (Thalès – si l’on suit plutôt la version de Platon –, Héraclide du Pont, Hippodamos, Hippocrate de Chio, Théodore, Théétète), mais il semble que cette détermination soit individuelle et circonstantielle. Les mathématiciens, pour la majorité d’entre eux – Eudoxe est peut-être une exception42 – appartiennent aux classes sociales élevées : ils peuvent donc être amenés à jouer un rôle politique dans leur cité. Probablement ils bénéficient d’une aura associée à la figure du savant ou du sage, à cause de leur maîtrise de la parole ou du fait qu’ils tiennent des discours sur des choses difficiles ou inaccessibles. Mais il n’y a pas de connexion explicite entre compétence mathématique et activité politique, comme Platon prétendra en établir la nécessité dans son programme de République, VII. Chez lui, mais aussi dans l’Épinomis (992d 3-5), s’opérera un complet retournement du politique – pas de délibération démocratique, mais le pouvoir aux mains d’experts –, et la cité devra être réglée sur le cosmos en répétant sa stabilité, sa régularité, son ordre. Il faudra connaître celui-ci, donc être mathématicien. D’où un programme concernant les mathématiques pour les gardiens dans la République (522b 6-531c 8), pour tout le monde dans les Lois (817e-822d), même s’il est plus élémentaire. Au passage, Platon reconnaît et souligne l’hétérodoxie de sa démarche par rapport aux pratiques éducatives des cités.
19Les plus grandes ont organisé un enseignement élémentaire au cours duquel les élèves apprenaient probablement à lire et écrire les nombres, à faire quelques opérations arithmétiques élémentaires, à acquérir quelques procédés métrologiques de mesure et de conversion, peut-être à manier les fractions. Mais proposer ou suivre un enseignement plus avancé en mathématiques relevait de l’initiative privée et cela perdurera d’ailleurs durant toute l’Antiquité, même lorsqu’on institua des chaires municipales, voire impériales, pour l’enseignement de la rhétorique ou de la philosophie43.
20Il est donc malgré tout significatif que deux autres auteurs athéniens discutent de la place des mathématiques dans l’éducation. Cependant, même s’ils ne le disent pas, il est peu probable que leurs prises de position soient indépendantes de celles de Platon :
L’orateur Isocrate est en quelque sorte le concurrent de l’Académie sur le terrain de la formation supérieure proposée aux jeunes gens de l’élite sociale. Il ne rejette pas complètement l’apprentissage des mathématiques car elles ont une valeur formatrice en tant que gymnastique intellectuelle44. Mais il adhère à l’opinion générale qui, dit-il, les considère comme réservées à la jeunesse, inutiles dans les affaires publiques comme dans les affaires privées (οὐδὲν γὰϱ αὐτῶν οὔτ᾽ ἐπὶ τῶν ἰδίων οὔτ᾽ ἐπὶ τῶν κοινῶν εἶναι χϱήσιμον). Elles ne suivent pas le cours de la vie, ne portent pas secours dans l’action et restent tout à fait éloignées des nécessités pratiques (διὰ τὸ μήτε τῷ βίῳ παϱακολουθεῖν μήτε ταῖς πϱάξεσιν ἐπαμύνειν, ἀλλ᾽ ἔξω παντάπασιν εἶναι τῶν ἀναγκαίων)45. On est loin du parcours intellectuel à forte composante mathématique que Platon entend imposer aux futurs dirigeants philosophes.
L’historien et polygraphe Xénophon46 soutient une position plus proche de celle d’Isocrate que de son condisciple socratique. C’est d’ailleurs l’enjeu de ses remarques : rappeler la faible place que l’étude des mathématiques – limitée aux procédures simples et utiles – occupait selon lui dans l’enseignement de Socrate.
21L’idée qu’il s’agit là d’occupations essentiellement destinées à la jeunesse se retrouve aussi chez Aristote. Il souligne que les jeunes peuvent être brillants en mathématiques tout en étant dépourvus de sagesse pratique (phronesis)47. Leur don éventuel ne les prédispose donc pas spécialement à être de bons politiques et plusieurs exemples précédemment cités montrent que de fameux géomètres peuvent être de parfaits imbéciles. Cela s’explique par la nature de leurs objets d’étude : abstraits, à la différence de ceux des sciences pratiques (au sens aristotélicien du terme), les résultats des mathématiques sont nécessaires et ne sont pas de ceux dont on délibère48. Telle est semble-t-il l’opinion générale dans les cités de la Grèce classique : les mathématiques ne constituent en aucun cas une occupation importante, digne de l’homme libre49 ; tout au plus peuvent-elles convenir à la formation de la jeunesse et telle est, dit-on, leur fonction en Égypte50. Beaucoup pensent d’ailleurs la même chose pour la philosophie.
22Évidemment il faut bien qu’il existe des maîtres pour les enseigner, mais ce statut n’a rien de particulièrement éminent. Chez Isocrate, Platon et Aristote, les portraits de sophistes et autres « nouveaux » éducateurs peuvent être féroces51. Rien ne les prédispose à servir de modèles, à mériter l’admiration des hommes, comme c’est le cas des chefs militaires, des grands politiques, des anciens sages. Dans ce contexte, l’enseignement des mathématiques relevant de la sphère privée et étant une activité subalterne, on comprend la rareté (pour ne pas dire l’absence) de sources à ce sujet, l’inexistence de biographies des mathématiciens en tant que tels (i. e. non philosophes). Pour l’ensemble de l’Antiquité je ne connais que deux exceptions – qui n’appartiennent pas à l’époque classique : Archimède et Hypatie. Cela dit, on s’est intéressé à leurs vies, non pas en tant que mathématicien (ne), mais parce qu’ils ont (malheureusement pour eux) rencontré l’histoire générale : de fait on s’est intéressé à leurs morts. Autre conséquence, plusieurs des traits que Lloyd associe, à juste titre, avec un contexte intellectuel agonistique – le fait que les notions fondamentales de la philosophie naturelle et de la médecine sont fortement controversées, que les écoles se font concurrence, que les jeunes gens de l’élite sociale reçoivent une formation multiple précisément pour connaître les propositions des différentes « sectes » rivales (voir Lloyd, 1996b, p. 21-24, 35-39) –, tous ces traits ne sont pas attestés dans le cas des mathématiques. On pourrait être tenté d’expliquer ce « silence » par le caractère ésotérique de l’enseignement de ces disciplines, comme le suggèrent les témoignages de Jamblique sur l’ancien Pythagorisme. Mais la documentation des époques hellénistique et romaine conduit plutôt à inverser l’explication : d’Euclide à Pappus, les mathématiques n’ont rien d’ésotérique mais, là encore, on ne sait à peu près rien de leur enseignement. C’est peut-être parce qu’ils ne trouvaient dans leurs sources aucune information sur la période la plus ancienne que les auteurs tardifs ont recouru, avec beaucoup d’incertitudes, à cette topique commode du secret et de la divulgation.
23Une autre dimension qui semble faire défaut aux mathématiques, notamment par contraste avec la médecine, est celle des séances de discussion ou de lecture publique qui pouvaient avoir lieu par exemple lors de grandes fêtes panhelléniques, ou à l’Assemblée, quand il s’agissait, pour la cité, de recruter un spécialiste, par exemple un médecin public. Platon présente Hippias comme l’un des spécialistes de ces epideixeis savantes, notamment en matières historiques et généalogiques, mais il ne fait pas état de conférences mathématiques. « Hippias » reconnaît qu’à Sparte, cela est tout à fait exclu52. En un certain sens, le seul exemple d’exposé de ce genre dont on entend parler est la célébrissime leçon de Platon sur le Bien laquelle, d’après Aristote et Aristoxène53, s’est avérée être une conférence de (philosophie) mathématique et un complet fiasco. Selon Thémistius54 et Proclus55, l’auditoire, d’abord nombreux, se dispersa rapidement pour se réduire aux seuls disciples.
24Contrairement à la médecine, nous ne connaissons pas de charge publique dont le recrutement reposât sur la compétence mathématique56 sauf, peut-être, celles d’ingénieur militaire ou d’architecte, lesquelles présupposent des connaissances de ce genre. Platon y fait allusion à plusieurs reprises57, mais il suggère que la décision était prise sur avis d’experts, une sorte de cooptation, plutôt que dans une délibération générale et que les éléments décisifs étaient la réputation générale du candidat, le maître dont il pouvait se réclamer, l’expérience et les réalisations antérieures dont il pouvait se prévaloir.
25Vitruve nous fait connaître un exemple de choix plus « démocratique »58 qui s’apparente à une epideixis : à Rhodes, à la toute fin du IVe siècle avant notre ère, l’assemblée recrute un certain Callias d’Arados comme ingénieur militaire (architectus) public, à la place de celui qui officiait jusque-là, Diognète, tout à fait compétent et reconnu comme tel, après que Callias eut présenté une maquette de machine permettant de capturer les machines de guerre d’un éventuel assaillant. Bien entendu, il s’avéra incapable de la mettre en œuvre au moment où Démétrios Poliorcète fit le siège de la ville avec son ingénieur athénien Épimachos et une machine de très grande taille. Les Rhodiens reprirent Diognète qui assura leur salut. L’anecdote est intéressante mais les (éventuelles) connaissances mathématiques des protagonistes n’interviennent pas dans cet épisode. Dans la discussion Socrate-Glaucon du livre VII de la République, ces usages instrumentaux des mathématiques, notamment militaires, sont considérés comme très élémentaires (voir par exemple 526d 7-8)59.
26Platon fournit, me semble-t-il, un dernier indice de la faible visibilité publique des mathématiciens. Dans ses dialogues, il use et abuse de figures emblématiques pour un nombre impressionnant de savoirs techniques ou de savoir-faire. Il mentionne ainsi plusieurs dizaines de telles figures et la seule invocation de leur nom suffit aux personnages du dialogue, et surtout aux lecteurs, pour identifier l’excellence, ou au moins une grande réputation, dans tel ou tel savoir. On y trouve des poètes, les sept sages, des savants, des inventeurs, les grands sophistes, des médecins (dont le célèbre Hippocrate de Cos), des sculpteurs, des peintres, des lutteurs, des pédotribes, des musiciens, des rhapsodes, des orateurs… jusqu’à certains auteurs de traités de cuisine ! Or, à la seule exception (déjà évoquée) de Thalès, philosophe astronome emblématique du Théétète, Platon n’utilise jamais ce topos pour les mathématiciens. Quand il cite (rarement) des géomètres – Hippias, Théodore, Théétète, l’énigmatique Socrate le Jeune ou l’astronome Timée de Locres –, ce sont toujours des personnages du dialogue concerné. Les occasions ne manquaient pourtant pas de recourir à de telles figures, en particulier dans les dialogues dits socratiques dans lesquels le recours à ce topos est fréquent et qui évoquent souvent les disciplines mathématiques comme exemple de savoirs spécialisés. Paradoxalement, c’est ce que fait Xénophon, si prompt à minimiser l’importance desdites disciplines, quand il utilise Théodore de Cyrène de cette manière60. Nous avons vu qu’Aristophane faisait aussi la même chose, quoiqu’avec d’autres intentions, avec Socrate, Thalès et Méton. L’abstention de Platon ne saurait donc s’expliquer par l’ignorance présupposée de son lectorat dans ces matières. D’ailleurs, dans la discussion du programme de République, VII, l’interlocuteur de Socrate, Glaucon, qui représente peut-être ce lecteur potentiel, possède manifestement quelques connaissances. Qui plus est, ce genre de figure de rhétorique peut fonctionner de deux manières, soit comme reconnaissance, soit comme position d’excellence. Les dialogues nous offrent donc un tableau contrasté :
ils proposent la première représentation quelque peu sophistiquée des disciplines mathématiques qui nous soit parvenue, je vais y revenir ;
ils manifestent une certaine indifférence, parfois même une hostilité, aux figures de mathématiciens que Platon pouvait invoquer dans ses mises en scène souvent situées à la charnière des Ve et IVe siècles.
27Ceux-ci peuvent être des esprits remarquables comme Théétète ou Timée, d’insupportables pédants comme Hippias, ou des individus somme toute ordinaires avec leurs compétences et leurs faiblesses comme Théodore. Thalès le Sage ne relève pas tout à fait de ce registre. Théétète, dans le dialogue qui porte son nom – situé en399 –, ne peut être qu’un élément très prometteur, pas une figure emblématique. Compte tenu des dates (fictives) des mises en scène platoniciennes, la même explication pourrait valoir pour Eudoxe61. Aucun ne s’impose à Platon, pas même quelque Pythagore ou le mystérieux Hippase, si souvent invoqués par les historiens modernes. Aucun mathématicien « actuel » ne semble trouver grâce à ses yeux et, au demeurant, son approche le porte à ne pas se soucier des incarnations historiques du monde mathématique alors qu’à l’inverse, plusieurs des fragments attribués à Eudème de Rhodes se résumeront pour ainsi dire à des catalogues de savants avec, parfois, quelques indications sur leurs contributions scientifiques. C’est le cas notamment des fragments n° 133 (histoire de la géométrie) et 145-146 (histoire de l’astronomie).
III. Les spécialités mathématiques comme τέχνη chez Platon et Aristote
28Puisque nous venons d’évoquer ce disciple d’Aristote, il convient de remarquer qu’une partie de ses écrits prouve, s’il en était besoin, qu’à la charnière des époques classique et hellénistique, la « disciplinarisation » de certaines sciences mathématiques était pleinement achevée. Eudème entreprit en effet d’écrire les histoires de trois spécialités : l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie, autrement dit celles qui sont regroupées, dès avant Platon, chez Isocrate62, puis chez Xénophon63 et dans plusieurs dialogues du maître de l’Académie. Le travail d’Eudème suppose une certaine accumulation de résultats et la constitution d’une littérature spécialisée dans laquelle il a pu puiser certaines informations plutôt techniques64.
29À trois reprises, Platon expose même un schéma plus complet intégrant 4 ou 5 spécialités, en adjoignant aux trois précédentes, l’harmonique, c’est-à-dire la théorie mathématique des intervalles musicaux et, dans le programme du livre VII de la République, en distinguant géométrie plane et géométrie des solides65. Les deux autres mentions de ce quadrivium avant la lettre sont intéressantes, puisqu’il s’agit de décrire les activités de deux mathématiciens, respectivement Hippias d’Élis66 et Théodore de Cyrène67, que rien ne permet de qualifier de « pythagoriciens ». Il se peut que ce schéma ait été explicité par Platon lui-même, ou que celui-ci l’ait repris aux Pythagoriciens, par exemple à Archytas, si l’on admet que c’est bien à une classification de ce genre que le fragment n° 1 du Tarentin fait référence. Quoi qu’il en soit, les mathématiques grecques anciennes ne se départiront jamais de ce caractère encyclopédique. Il se trouvera même accentué par l’adjonction de l’optique et de la mécanique dès l’époque d’Aristote au moins68.
30Les historiens modernes y reconnaissent volontiers la deuxième grande contribution propre aux mathématiques grecques : l’élaboration de la notion de ce que les Anglo-saxons appellent « exact science », caractérisée par l’utilisation de l’arithmétique et de la géométrie comme instruments, de la preuve de type géométrique, voire du modèle axiomatico-déductif d’exposition pour leur formulation comme on le voit chez Autolycos, Aristarque, Euclide, Archimède… Au XVIIIe siècle on disait plutôt « sciences physico-mathématiques » ou « mixtes », mais pour les Grecs anciens, ces disciplines étaient identifiées comme des spécialités mathématiques. Ceci est bien connu et je n’insiste pas. J’ajoute simplement que comme Hippias et Théodore chez Platon, ce sont très souvent les mêmes savants qui se consacrent à l’ensemble de ces spécialités. Cela vaut pour Euclide, Ptolémée et encore Pappus. C’est pourquoi il est légitime de parler du caractère encyclopédique des mathématiques.
31Bien entendu l’exposition de tels schémas classificatoires suppose que l’on sache 1) caractériser chaque discipline séparément, 2) décrire ce qui constitue leur communauté, ne serait-ce que pour délimiter l’extension du schéma. Le premier point est assez facile : déjà chez Platon, puis chez tous les auteurs ultérieurs, y compris les mathématiciens d’ailleurs, une spécialité mathématique est caractérisée par son objet, à une exception près, la mécanique, pour laquelle une telle spécification n’est pas si aisée et a été l’objet de controverses (Vitrac, 2009). La seconde question est plus compliquée puisqu’il s’agit du problème de la représentation globale des μαθήματα en tant que communauté de sciences. Dans ce cas on ne peut pas s’en tirer en identifiant un objet, sorte de dénominateur commun aux différentes spécialités : pour la plupart des Anciens, celui-ci, en toute généralité, n’est pas assignable.
32La détermination d’une spécialité mathématique par son objet relève chez Platon d’une stratégie globale, à savoir caractériser de cette manière les différents savoirs spécialisés. Le champ sémantique particulièrement vaste de τέχνη (art, technique, métier, savoir-faire, artifice, parfois science) permet à Platon d’inclure dans le même mouvement la géométrie et l’art du cordonnier en ce qu’ils ont de commun : il s’agit de savoirs spécifiques ayant un objet propre, des procédures normalisées susceptibles d’être transmises et enseignées. Ils ont une finalité spécifique. Ils s’opposent donc à deux autres choses :
des savoirs « généraux ». Dans l’Antiquité cela pouvait signifier la poésie, l’histoire et, bien entendu, la philosophie.
Des faux savoirs, comme ceux que les sophistes, aux dires de Platon, se chargent d’enseigner contre rétribution.
Le recours à la notion de τέχνη pour caractériser chacune des spécialités mathématiques a donc deux avantages :il permet de disqualifier par contraste ces faux savoirs. Quel est l’objet de l’art oratoire ? demande Socrate dans le Gorgias ? Aucun, finit-il par conclure. La rhétorique ne saurait prétendre être une τέχνη ; il s’agit d’un simple habitus empirique relevant de la persuasion par flatterie69. Dans cette discussion, plusieurs disciplines mathématiques ont servi de point de comparaison en tant que τέχναι non productrices d’artefacts.
il laisse la place à un savoir général et architectonique, la dialectique selon Platon, la philosophie première pour Aristote…
33Chez Platon τέχνη et ἐπιστήμη sont souvent interchangeables70, mais pas toujours. Ainsi, dans un passage de République, VII, déjà évoqué, après avoir énuméré les mathématiques dans une liste des τέχναι71, Platon remarque qu’on les désigne habituellement comme des ἐπιστήμαι mais qu’elles ne méritent pas ce nom :
[…] et l’œil de l’âme, véritablement enfoui dans je ne sais quel barbare bourbier, elle (la dialectique) le tire tout doucement et l’amène en haut, employant comme auxiliaires et compagnes de travail les disciplines que nous avons passées en revue ; maintes fois nous leur avons, cédant à l’usage, donné le titre de sciences, mais c’est d’un autre nom qu’elles ont besoin, d’un nom qui marque plus de clarté que celui d’opinion, plus d’obscurité que celui de science72.
34L’activité de connaissance qu’impliquent les mathématiques est désignée par le terme de διανοία déjà introduit dans l’exposé de la ligne (509d-511e), intermédiaire entre la δόξα qui porte sur les sensibles, et l’ἐπιστήμη réservée à l’appréhension anhypothétique des formes intelligibles, c’est-à-dire à la seule dialectique. L’infériorité cognitive des mathématiques vis-à-vis de cette dernière est double : elles conservent une implication dans le « sensible », non seulement en astronomie et en harmonique, mais aussi dans le maniement des diagrammes géométriques ; elles font usage d’hypothèses ou principes dont elles ne rendent pas compte. En aucun cas, il s’agit de leur reconnaître un statut d’irréfutabilité.
35Chez le Stagirite il semble qu’une description génétique explique les usages comparés de τέχνη et ἐπιστήμη. Les termes sont interchangeables dans les Topiques et les Réfutations sophistiques, mais ceci ne vaut plus dans les Seconds Analytiques. Dans la théorie de la science démonstrative, les mathématiques sont désignées comme des ἐπιστήμαι car il y a peu de savoir qui illustre davantage une disposition à démontrer73. Appeler ἐπιστήμη une discipline qui procède par démonstration à partir de principes posés comme évidents – et donc non démontrés – est une pure provocation, si l’on se rappelle les raisons d’être de l’exception platonicienne du livre VII que nous venons de mentionner (avec l’introduction de la διανοία). Mais cela n’est pas impensable de la part d’Aristote. Dans l’Éthique à Nicomaque, il définit la τέχνη comme une « certaine disposition poïétique accompagnée de raison vraie au sujet de ce qui est contingent »74. Peut-être parce qu’il s’agit d’une Éthique, la τέχνη est envisagée du côté du sujet connaissant et elle porte sur ce qui peut être autrement qu’il est – le contingent – par opposition à la science (ἐπιστήμη), mais aussi par opposition aux nécessités naturelles. D’une certaine manière, en inscrivant la τέχνη du côté du contingent, Aristote interdisait que l’on désigne encore les spécialités mathématiques comme des τέχναι.
36Cette caractérisation philosophique d’origine platonicienne se maintiendra pourtant chez certains auteurs, d’abord, comme il se doit, chez les commentateurs d’inspiration platonicienne75, mais aussi, pour des raisons passablement extrinsèques et souvent de façon implicite, dans les écrits qui, probablement à partir du Ier siècle avant notre ère, se réfèrent au cycle des arts libéraux : Posidonius (apud Sénèque), Philon d’Alexandrie, Plutarque, Galien, Sextus Empiricus… Les disciplines composant ce cycle incluent presque toujours celles du quadrivium et sont parfois désignées comme des τέχναι, plus précisément les ἐλευθεϱαὶ τέχναι (artes liberales en latin). La raison réside certainement dans l’énorme importance prise par la grammaire et la rhétorique dans cette formation, spécialités pour lesquelles la désignation « τέχνη » était commune depuis longtemps. On l’a donc appliquée aussi aux disciplines mathématiques, d’autant plus aisément que Platon lui-même et Aristote partiellement l’avaient fait à l’Âge classique. Mais les mathématiciens ne désignent jamais leur spécialité de cette manière. Soit ils utilisent une désignation singulière, comme « géométrie » ou « astronomie », soit, s’ils ont besoin d’un terme générique, ils utilisent tout simplement celui de « μαθήματα » Voilà qui m’amène à mon dernier point.
IV. Représentation globale des mathématiques
37Précédant tout ce travail d’élaboration philosophique platonicien que je viens de décrire, le terme « μαθήματα » se trouvait déjà chez Isocrate et Xénophon, peut-être chez Archytas, mais sans doute avec un sens bien plus large que celui auquel nous sommes habitués : un « μάθημα », pluriel « μαθήματα », c’était tout simplement ce qui est susceptible d’être appris (apprendre = μάνθανειν). Progressivement un sens restreint, correspondant (approximativement) à ce que nous appelons « mathématiques » s’est imposé chez certains auteurs. Un texte tardif d’Anatolius (IIIe siècle de notre ère) propose une explication (péripatéticienne) de cet emploi réservé :
Les Péripatéticiens déclaraient que l’on pouvait comprendre la rhétorique, la poétique et toute la musique populaire, sans les avoir appris, mais qu’on ne pouvait acquérir la connaissance d’aucun des objets proprement dits mathemata, sans avoir pris auparavant des leçons (τὰ δὲ καλούμενα ἰδίως μαθήματα οὐδένα εἰς εἴδησιν λαμβάνειν μὴ οὐχὶ πϱότεϱον ἐν μαθήσει γενόμενον τούτων) ; c’est pourquoi ils pensaient que cette théorie avait reçu le nom de « mathématique » (μαθηματικὴν)76.
38Ainsi, bien qu’on en sache si peu sur leur apprentissage, si l’on suit cette tradition, on ne peut même pas être autodidacte en mathématiques ! Plus sérieusement, l’utilisation par Platon du terme « μάθημα » pour désigner les spécialités du quadrivium, concurremment avec « τέχνη », les schémas classificatoires attestés ou proposés par lui, la création d’un nouveau terme de la même famille « μαθηματικήv »77, qu’il s’agit précisément d’expliquer pour Anatolius et qui ne s’appliquera chez Aristote qu’aux mathématiques au sens propre, tout cela a certainement favorisé l’usage restreint de ces termes.
39Dès lors, les auteurs anciens disposaient de deux désignations possibles :
« τὰ μαθήματα » ;
« ἡ μαθηματική », adjectif substantivé pour lequel il faut certainement sous-entendre « τέχνη » ou « ἐπιστήμη » ou « θεωϱία » ou « φιλοσοφία ».
40Le premier a l’inconvénient d’être un pluriel dont aucune étymologie, de surcroît, ne pourra produire la description de son objet. Une solution consiste à procéder par extension, en établissant la liste des spécialités admises, en prononçant l’exclusion de certaines autres qui, même si elles font épisodiquement un usage instrumental de l’arithmétique et de la géométrie, ne sauraient être dites « mathématiques ». C’est ce qu’a fait Géminus dans un célèbre texte transmis par Proclus : il exclut la tactique, la médecine et l’histoire78. Anatolius s’en est inspiré qui précise quant à lui :
Ni ce que l’on appelle tactique, ni l’architecture, ni la musique populaire, ni l’étude des apparitions [des étoiles], ni même celle qui est homonyme à la mécanique proprement dite, ne sont, contrairement à ce que pensent certains, des parties de la mathématique79.
41Autre inconvénient : une « définition » par extension de ce genre n’est pas très philosophique. Qu’est-ce qui constitue le genre commun à ces espèces ? De même, l’utilisation du néologisme « ἡ μαθηματική », courante chez Aristote et ses disciples, suppose que l’on sache ce qui est ainsi désigné. Une fois encore, nous pouvons consulter l’évêque Anatolius :
Aristote pense que l’ensemble de la philosophie embrasse la théorie et la pratique, et d’une part que la pratique se divise en éthique et en politique, d’autre part la théorie en théologie, physique et mathématique, et il démontre ainsi clairement et habilement que la mathématique est [une partie de la] philosophie80.
42La mathématique est donc une partie de la philosophie et c’est en effet ce qu’Aristote affirme en Métaphysique, E, 1, 1026a 6-19. Mais qu’est-ce qui la distingue des deux autres ? Anatolius tente de le faire une fois encore en termes d’objets. Dans le contexte non unitaire des mathématiques anciennes, c’était voué à l’échec. L’explication est pittoresque, mais un peu courte :
Qu’est-ce que la mathématique ? La mathématique est la science théorétique des objets que l’on peut saisir aussi bien par l’intellect que par la sensation, afin de déterminer ce qui se rapporte à ces objets. Quelqu’un a dit un jour, avec autant d’esprit que de pertinence, que la mathématique est celle qui petite d’abord, se dresse, puis bientôt de son front va heurter le ciel, tandis que ses pieds toujours foulent le sol. Car elle part du point et de la ligne, mais elle se préoccupe de l’étude du ciel, de la terre et du Tout81.
43Le Stagirite n’avait pas esquivé la question. Il avait proposé une caractérisation ontologique de la μαθηματική : elle porte sur les êtres qui sont immobiles (par différence avec la physique), mais qui n’ont pas d’existence séparée des êtres sensibles (à la différence de la théologie), même si les mathématiciens les étudient comme s’ils étaient séparés. Évidemment, pour souscrire à cette définition, il faut adopter les positions philosophiques d’Aristote, notamment le statut dérivé des objets mathématiques, ce que les Platoniciens n’étaient absolument pas prêts à faire. Même de son point de vue, la solution n’était pas parfaite : elle ne valait, comme le remarque le Stagirite lui-même, que pour une partie des sciences mathématiques. On peut penser qu’il s’agit de l’arithmétique et de la géométrie. Pour être conséquent, il lui aurait donc fallu exclure les sciences « exactes » telles l’astronomie ou l’optique… des mathématiques. À notre connaissance, il ne l’a pas fait.
V. Les valeurs des mathématiques chez les auteurs anciens
44À plusieurs reprises, j’ai souligné l’importance des discussions en termes d’objets. Alors que les historiens modernes mettent l’accent sur l’aspect logico-mathématique, notamment sur l’élaboration d’une notion de « preuve » au sens strict du terme et sur le développement d’un système axiomatico-déductif, les représentations de l’époque classique, pour autant que nous puissions les connaître, n’y insistent guère, beaucoup moins me semble-t-il que sur les questions d’objets. Platon évoque bien la démarche des géomètres – le raisonnement par hypothèse82 –, mais c’est moins pour la louer que pour en marquer fortement les limites. Aristote emprunte un grand nombre d’exemples aux mathématiques lorsqu’il rédige ses écrits logiques, mais son ambition, dans les Seconds Analytiques, n’est pas de faire la théorie de la science mathématique, mais de la science démonstrative, ce qui, pour lui, est une ambition autrement plus vaste. L’idéal d’irréfutabilité ne se manifeste guère dans les textes de Platon et d’Aristote. De même, et contrairement à ce qu’on pourrait espérer dans l’optique de Lloyd, le célèbre résumé de l’histoire de la géométrie (fragment d’Eudème n° 133 Wehrli) n’attribue aucune contribution spécifique à Eudoxe concernant la notion de démonstration83 ; il n’enregistre d’ailleurs aucun « inventeur » de cette démarche. Les anciens Grecs ont bien pratiqué le « comparatisme sauvage » avec les civilisations plus anciennes du Proche-Orient et ils ont souvent souligné la supériorité de leur approche, y compris dans le domaine des mathématiques. Ils l’ont fait en termes de sophistication et de finalité ; à notre connaissance, ils n’ont pas revendiqué la démonstration comme une invention décisive, alors que c’est la principale différence que relèvent les Modernes.
45Cela dit, les disciplines mathématiques ont indéniablement des qualités, notamment la clarté (ἡ σαφήνεια) et la précision (ἡ ἀκϱίβεια), alors qu’elles s’appliquent à des choses difficiles. Tels sont les mérites qu’Isocrate reconnaît aux études mathématiques :
En effet, quand on passe son temps aux subtilités et à la précision (τὴν ἀκϱίβειαν) de l’astronomie et de la géométrie, qu’on est forcé de porter son attention sur des matières difficiles à comprendre (δυσκαταμαθήτοις πϱάγμασιν), qu’en outre on s’habitue à un travail soutenu touchant ce qu’on vous dit et ce qu’on vous montre, et à empêcher l’esprit de se distraire, quand on a été exercé et aiguisé ainsi, on est capable d’accueillir et d’étudier plus facilement et plus vite les questions plus sérieuses et plus importantes84.
46Clarté et précision sont aussi les critères qui permettent à Aristote d’ordonner son système des sciences et le second sert à caractériser la démarche de la mathématique pour l’auteur du livre α de la Métaphysique :
C’est pourquoi il faut avoir été instruit de la manière dont il faut accueillir les arguments en chaque science tant il est absurde de chercher en même temps la science et le mode d’argumentation de la science (τϱόπον ἐπιστήμης) ; ni l’une ni l’autre n’est facile à saisir. L’exactitude rigoureuse des mathématiques (τὴν δ ‘ ἀκϱιβολογίαν τὴν μαθηματικὴν) ne doit pas être recherchée en tout, mais seulement dans les objets qui n’ont pas de matière. C’est pourquoi le mode d’argumentation < des mathématiques > (ὁ τϱόπος) n’est pas celui de la physique, car sans doute la nature tout entière contient de la matière85.
47Ces qualités leur viennent pour l’essentiel de leurs objets « dépourvus de matière ». Ainsi, pour prendre un exemple, l’arithmétique ancienne n’a-t-elle pas été axiomatisée au même titre que la géométrie – il n’y a pas de postulat arithmétique –, ni dans les Éléments, ni, plus tard, chez Nicomaque ou chez Diophante. Malgré cette « infériorité » logique vis-à-vis de la géométrie, les Anciens sont généralement d’accord pour y voir la science mathématique la plus claire et la plus précise et donc la plus éminente. Dès le Ve siècle, le caractère idéal des objets géométriques a semble-t-il été remis en cause86. Mais un orateur comme Eschine fait valoir qu’il ne viendrait à l’idée de personne de contester un calcul une fois que leurs termes et opérations sont clairement exposés87. La « précision » et la « nécessité » alors reconnue aux mathématiques est avant tout calculatoire, parfois instrumentale88, parce que les nombres servent à dire l’ordre (cosmique et social), parce que les opérations (élémentaires) que pratiquent les Grecs ont un résultat univoque89. Cette univocité les constitue en un paradigme gnoséologique d’autant plus important que le dénombrement et le calcul, par le biais de la comptabilité et de la métrologie, sont associés de longue date avec une exigence d’équité dont témoigne la pratique judiciaire de la reddition des comptes.
48De telles associations existent dans d’autres civilisations anciennes, notamment en Mésopotamie90, et elles n’ont pas grand-chose à voir avec les innovations mathématiques grecques, principalement logiques (démonstration, axiomatique) et épistémologiques (« modélisation » de certains aspects du monde physique). Je ne suis pas sûr que les auteurs de l’époque classique en aient été pleinement conscients. Plus tard, notamment au cours de l’époque impériale, les choses changent. Galien n’hésite pas à dire :
Assurément, la science du géomètre relativement à ce qui est enseigné dans les Éléments d’Euclide est aussi certaine que la connaissance de la plupart des gens, selon qui deux et deux font quatre91.
49Selon Héron et Ptolémée, les mathématiques « pures » (arithmétique, géométrie) sont les seules disciplines intellectuelles qui produisent des preuves incontestables (ἀναμφισβήτητοι) ; celles-ci procurent donc une connaissance solide et indubitable (βεβαίαν καὶ ἀμετάπιστον… τὴν εἴδησιν). Par comparaison avec les autres disciplines théorétiques, les mathématiques sont les seules où peut donc régner le consensus92. Très certainement, il s’agit d’une « réaction » à ce qui s’était passé au cours de la période hellénistique (et se poursuivit à l’époque impériale) : en médecine et en philosophie, les confrontations doctrinales entre sectes ont connu une ampleur incroyable.
50Désormais, les mathématiciens sont les héros de l’idéal de l’irréfutabilité issu de la révolution qu’ont connu les techniques de « communication » aux époques archaïque et classique, pour parler comme Lloyd (1993, p. 135-137, 152-153 ; 1996b, p. 57-58, 84-92, 183-184, 215-219). Si l’on admet la représentativité de nos sources, il faut reconnaître qu’il a fallu du temps pour que les Anciens s’en rendent compte. Mais sans doute faut-il rester prudent, voire circonspect : il y a beaucoup de « blancs » dans notre information. Ainsi, bien que l’utilité sociale soit l’un des items constitutifs de la notion de τέχνη, celle des mathématiques est réduite par nos témoins – la majorité d’entre eux sont issus de la tradition platonicienne ou se définissent par rapport à elle – à leur seule valeur formatrice. Qu’il s’agisse de la minimiser ou de la surdimensioner, ils s’en tiennent finalement à la trop facile interprétation étymologique du nom (μαθήμα).
51Pourtant, certains instruments ou artefacts, en ce qu’ils condensent une forme de savoir astronomico-géométrique, possèdent une utilité évidente : la carte géographique que raille Aristophane dans l’un des premiers témoignages que nous avons discutés, mais dont un (autre) récit d’Hérodote (l’ambassade d’Aristagoras de Milet à Sparte)93 souligne l’utilité politique, les cadrans solaires, les procédures et instruments d’alignement et d’orientation urbanistique ou militaire que le même Aristophane associe à Méton, la publication de parapegmes – sorte d’almanach astronomico-météorologiques utiles pour la régulation du calendrier agricole ou la navigation – et dont l’un des plus anciens que mentionne la tradition grecque est précisément attribué au même Méton et à Euctémon94… Plus tard, la mise au point de machines de guerre (évoquées dans l’anecdote de Vitruve), verra certains perfectionnements directement associés au développement d’une « mécanique mathématique ». Hormis quelques allusions chez Hérodote ou caricatures de l’Ancienne comédie, nous n’avons aucun écho de cette utilité sociale des mathématiques dans les sources de l’époque classique95.
VI. En guise de conclusion
52Au-delà du biais évident que représente la tradition platonicienne, tout se passe comme si les mathématiciens payaient le prix résultant des choix qu’ils ont fait en matière de « communication » : pour accéder au statut de discours nécessaire et universel, la prose mathématique – excepté dans les préfaces – a pris soin d’évacuer tout ce qui relève de la dimension personnelle, d’imposer le complet retrait de l’auteur et de ses motivations. Au moins dans les écrits classiques de l’époque hellénistique, l’usage systématique du parfait passif – sans équivalent dans l’ensemble de la prose grecque ancienne – fait des objets mathématiques les sujets des énoncés les concernant. L’irréfutabilité et le (prétendu) consensus que les géomètres revendiquent à l’époque impériale les rejettent dans l’ombre, au profit des mathématiques elles-mêmes, comme on le voyait déjà chez Platon. Dans l’Antiquité tardive, l’usage emblématique de certains personnages se développent, y compris et surtout chez les auteurs non spécialistes, qu’ils soient grecs ou romains96 et le recours à des autorités ne fera que s’amplifier. Mais le caractère privé de l’enseignement mathématique, l’absence d’institution spécialisée font que les commentateurs auront bien du mal à recueillir des informations sur les auteurs des ouvrages qu’ils commentent : il suffit de voir, par exemple, les incertitudes de Proclus lorsqu’il essaie de cerner la simple chronologie d’Euclide97. Faut-il encore rappeler que l’implication sociale des mathématiques et des mathématiciens des époques archaïque et classique leur échappe presque totalement et qu’il en va de même pour nous ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir infra le début de la section III.
2 Le lecteur français trouvera un résumé très clair de ses positions dans Lloyd (1996a).
3 Voir les témoignages A5b 1, b 2, b 6, b 7, b 8, b 9, b 10, b 12, b 13 (Huffman, 2005, p. 270- 274).
4 Diels et Kranz (1951, p. 431-438), et Huffman (2005, p. 103-112, 162-166, 182-183, 225), éditent quatre fragments qu’ils considèrent comme authentiques. S’il paraît légitime d’attribuer la substance des deux premiers au célèbre mathématicien de Tarente et si les indications qu’ils comportent sont d’une importance considérable pour l’histoire des sciences, ces deux fragments passablement techniques n’offrent pas grand-chose qu’on pourrait rattacher à une représentation générale des mathématiques. Cela vaudrait davantage pour DK 47 B 3-4, mais leur source (l’Anthologium de Stobée) est moins fiable, la teneur de DK 47 B 3 se réduit à un lieu commun sur le rôle conciliateur du calcul, l’intégrité du texte de DK 47 B 4 ne me paraît pas garantie.
5 In Euclidem, I, Friedlein, 1873, p. 64.7-68.6.
6 François Lasserre refuse cette identification et attribue la même portion du texte de Proclus à Philippe d’Oponte (tout en n’imprimant d’ailleurs que 64.16-68.4 Friedlein !) comme fragment 15b dans Lasserre (1987, p. 165), ce qui est tout aussi absurde.
7 Histoires, II, 109.
8 Les Nuées, vers 187-217.
9 J’aurais pu introduire un argument a silentio supplémentaire : la place minuscule qu’occupent les mathématiques dans les représentations sur les objets peints des Ve-IVe siècles. Certaines pratiques éducatives (lecture, musique, gymnastique, compétitions) sont bien présentes dans ce corpus. Voir Beck (1975, p. 16). Cet ouvrage recense une unique coupe attique à figures rouges (Louvre G.318, datée du premier quart du Ve siècle avant notre ère) représentant une leçon de géométrie (identifiée par le compas que tient l’un des étudiants). Récemment, et dans un registre légèrement différent, le Musée de Genève a fait l’acquisition et exposé une stèle funéraire, représentant un géomètre nommé Ptolémée (ΠΤΟΛΕΜΑΙΟΥ ΓΕΩΜΕΤΡΟΥ) et un élève, que le sculpteur a cru devoir associer à une table de multiplication dont on a ici la plus ancienne figuration (IIIe siècle avant notre ère ; origine Grèce du nord). Voir Chamay et Schärling (1998). Le caractère exceptionnel de l’objet ne fait que confirmer la place marginale des mathématiciens dans les discours grecs sur l’éducation.
10 Ibid., vers 200-201. « Πϱὸς τῶν θεῶν, τί γὰϱ τάδ’ἐστίν… εἰπέ μοι. ἀστϱονομία μὲν αὑτηί. τουτὶ δὲ τί… γεωμετϱία » (Strepsiade – Au nom des dieux, qu’est-ce donc que tout ceci ? dis-moi. Disciple – C’est de l’astronomie, cela. S. Et cela, qu’est-ce ? D. De la géométrie) [Coulon et Van Daele, 1923, p. 172].
11 Voir Platon, Gorgias, 508a 6, Legg. 756e-757c ; Isocrate, Aréopagite, 7, 21-22 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6-8, 1130b30-1133b28 ; Politique, V, 1, 1301b 27-1302a 8, VI, 2, 1317b 2-10. « Mathématisation » fait référence à l’utilisation de la théorie mathématique des médiétés en philosophie politique. Selon Harvey (1965), cette « mathématisation » serait le fait d’Archytas de Tarente.
12 Protagoras, 356d-357e.
13 Elle est transmise dans le manuscrit Vaticanus gr. 14 (XIIIe siècle). Voir Hilgard (1901, lignes 11-12, p. 113).
14 Je remercie F. Pineau d’avoir attiré mon attention sur ce passage.
15 L’esprit « géométrique » des réformes politiques de Clisthène est l’objet du chapitre V du remarquable Clisthène l’Athénien (Lévêque et Vidal-Naquet, 1973). Cet ouvrage contient beaucoup de réflexions très intéressantes, mais semble parfois assimiler ou confondre « territoire », « espace de représentation » et « espace abstrait ». Il faut rappeler que cette dernière notion n’est pas thématisée en tant que telle dans la géométrie grecque ancienne.
16 C’est l’une des façons de railler les nouveaux intellectuels. Déjà Anaximandre et Empédocle, selon Diogène Laërce (Vies, VIII, 70), avaient un comportement théâtral et une tenue extravagante.
17 Aristote, Politique, II, 8, 1267b 22-1268a 15 ; VII, 11, 1330b 24. Selon Aristote il était aussi physiologue ; selon le témoignage très tardif d’Hésychius, il était aussi astronome !
18 Métaphysique, A, 3, 983b 20-21, Du ciel, II, 13, 294a 28-30.
19 Histoires, I, 74.
20 Platon, Théétète, 173b 4-175e 5 ; l’anecdote sur Thalès est rapportée en 174a 3-8 = DK 11 A 9.
21 Aristote, Politique, I, 11, 1259a 6-18 = DK 11 A 10.
22 Diogène Laërce, Vies, I, 25.
23 Ibid., 26.
24 Ibid., 22.
25 Hérodote, Histoires, I, 17.
26 Diogène Laërce, Vies, I, 23.
27 In Euclidem, I, Friedlein, 1873, p. 65.10-11.
28 La liste varie selon les auteurs, mais les autres sages, au premier rang desquels on trouve Solon d’Athènes, Bias de Priène et Pittacos de Mytilène, sont les détenteurs d’une sagesse « pratique », en particulier politique. Aucun d’eux, à ma connaissance, n’est présenté comme un savant ou un scientifique. Hérodote fait de Thalès à la fois un savant (prévision de l’éclipse, explication des crues du Nil [Histoires, II, 20 à compléter avec Diodore, Bibliothèque historique, I, 38.1-2]), un praticien habile (détournement du cours de l’Halys pour le rendre guéable [Histoires, I, 75]) et un sage politique (Histoires, I, 170). Cette troisième dimension lui est déniée dans le portrait du Théétète évoqué ci-dessus. En revanche Platon mentionne son habileté technique en Resp., X, 600a 5-6 (en compagnie d’Anacharsis le Scythe).
29 Théétète, 143e 3-144b 7.
30 République, VI, 503cd.
31 Vies, IV, 32.
32 Aristote, Éthique à Eudème, VII, 14, 1247a 17- 21.
33 Diogène Laërce, Vies, II, 103.
34 Critique des géomètres en République, VII, 527a, pour le caractère inadéquat de leur terminologie ; des Pythagoriciens en534bc au sujet de l’harmonique. Cf. aussi Euthydème, 290c.
35 Certains géomètres « actuels », non nommés, sont qualifiés de μεγαλοφϱονούμενοι en République, VII, 528b 10. Cf. aussi Lois, VII, 819a.
36 On peut ajouter que les mathématiciens de l’Académie mentionnés par Proclus dans le Résumé sont : Amyclas d’Héraclée, Eudoxe de Cnide avec ses disciples Ménechme et Dinostrate ; Theudios de Magnésie ; Athénée de Cyzique, Philippe d’Oponte, donc non athéniens. On peut y ajouter Héraclide du Pont, non cité par Proclus.
37 Suda s.v. Θεαίτητος [Θ 93], 689.6-8 Adler.
38 C’était peut-être déjà le cas avant, mais, en ce qui concerne les mathématiques, nous n’en savons rien. Sur les informations que livrent les préfaces des écrits mathématiques, voir Vitrac (2008).
39 Il a été l’Ambassadeur de sa cité Élis à plusieurs reprises.
40 Il fut élu stratège en chef de sa cité, Tarente, à sept reprises (DL, VIII, 79 = DK 47 A 1).
41 Il aurait été législateur pour sa cité, Cnide (DL, VIII, 88).
42 DL, VIII, 86. Mais sa pauvreté pourrait n’être qu’un revers de fortune, comme celui que connut aussi Théétète, à la suite des malversations de ses tuteurs.
43 Voir Hadot (2005, p. 431-455), consacré aux aspects sociaux et institutionnels des mathématiques dans l’Antiquité tardive.
44 Sur l’échange, § 265-267 ; cf. aussi Panathénaïque, § 26-27.
45 Ibid., § 262.
46 Mémorables, livre IV, ch. VII, § 2-5, 8.
47 Éthique à Nicomaque, VI, 9, 1142a 11-20.
48 Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1140a 31-b 4.
49 Isocrate, Sur l’échange, § 262, in Mathieu, 1942, p. 167. « En effet la plupart des hommes pensent que les sciences de cet ordre ne sont que bavardage et futilité… » (Οἱ μὲν γὰϱ πλεῖστοι τῶν ἀνθϱώπων ὑπειλήφασιν ἀδολεσχίαν καὶ μικϱολογίαν εἶναι τὰ τοιαῦτα τῶν μαθημάτων). L’opinion d’Isocrate lui-même est plus nuancée.
50 Platon, Lois, VII, 819ab.
51 Pour Isocrate, voir, par exemple, Panathénaïque, § 28-29.
52 Dans la mise en scène du Protagoras, au moment où Socrate arrive chez Callias, Hippias était en train de discourir sur la nature et le ciel (315 c5-6 : πεϱὶ φύσεώς τε καὶ τῶν μετεώϱων ἀστϱονομικὰ ἄττα), mais c’est dans un cadre privé.
53 Aristoxène de Tarente, Éléments harmoniques, II, 30.10-31.16 Macran.
54 Discours, 21, 245 CD.
55 In Plat. Philebus, 688.4-18 Cousin.
56 S’il y a un personnage « réel » qui semble cumuler les mérites du philosophe, du politique et du mathématicien, c’est Archytas de Tarente, pour lequel les témoignages flatteurs quant à sa réussite, son caractère et ses mérites ne manquent pas. À ma connaissance, aucun n’établit un lien entre son excellence militaire, politique ou morale et sa pratique des mathématiques.
57 Prot., 319bc, Gorgias, 455b, 512b-c, 514ac, 520d.
58 De Architectura, X, Ch. 16, 3-8.
59 Par voie de conséquence Géminus et, plus tard son épigone Anatolius, excluent la tactique de leur classification des mathématiques. Le second étend l’exclusion à l’architecture. Références infra, IV, notes 78-79.
60 Mémorables, livre IV, ch. II, § 10. « Eh bien, veux-tu devenir un bon géomètre, comme Théodore ? ».
61 Pour Archytas, ce serait un peu plus difficile, à moins de l’assigner à la limite basse de la fourchette chronologique que propose Huffman et de le faire naître vers410. Autre possibilité : considérer que la cible de la critique des « harmoniciens » en Resp., 534 b-c, est Archytas et même admettre qu’il y a un fond de vérité dans la réprobation de Platon à l’égard d’Archytas et Eudoxe rapportée dans plusieurs passages de Plutarque à propos de leurs solutions au problème des deux moyennes. C’est ce que pense Huffman (2005, p. 41).
62 Busiris, 23 ; ce discours a été composé vers 385.
63 Mémorables, IV, ch. VII, § 2-5, 8.
64 Par exemple, pour la quadrature des lunules par Hippocrate de Chio (fragment n° 140 Wehrli), pour la solution d’Archytas au problème de l’insertion de deux droites moyennes proportionnelles entre deux droites données (fragment n° 141 Wehrli), pour les travaux de Théétète sur les irrationnelles (fragment n° 141 I Wehrli). Selon Proclus (Ibid., p. 66. 7-8), Hippocrate fut le premier à composer des « éléments » de géométrie, ce qui voudrait dire que les débuts de la littérature mathématique spécialisée remontent (au moins) au milieu du Ve siècle avant notre ère. Cf. Turner, 1952, p. 16-23.
65 Resp., VII, 528 a7-e2.
66 Protagoras, 318 d5-e5.
67 Théétète, 145 a3-9, c7-d3.
68 Sur ces questions, je me permets de renvoyer à une étude antérieure (Vitrac, 2005).
69 Gorgias, 465a.
70 Ainsi, par exemple, dans le Politique il propose une répartition des ἐπιστήμαι en πϱακτικαί et γνωστικαί (258d4-e5). Les exemples sont à peu près les mêmes que ceux proposés dans le Sophiste (219a 1-d2), où il s’agit cette fois d’opposer les τέχναι ποιητικαί et les τέχναι d’acquisition (κτητικαί). Cf. aussi Charmide, 165a 2-166a 10.
71 Resp., VII, 533b 3-c 1.
72 Resp., VII, 533d 4-6, in Robin et Moreau, 1950, p. 1128. Platon lui-même a sacrifié à cet usage quand il a rapporté un peu plus haut (530c 11-d 11) l’opinion pythagoricienne – qu’il valide – selon laquelle l’astronomie et l’harmonie sont des « sciences-sœurs » (καὶ αὗται ἀλλήλων ἀδελφαί τινες αἱ ἐπιστῆμαι εἶναι, ὡς οἵ τε Πυθαγόϱειοί φασι καὶ ἡμεῖς, ὦ Γλαύκων, συγχωϱοῦμεν).
73 Cf. aussi Anal. Post., I, 13, 78b 32-79a 6.
74 Livre VI, ch. 4, 1140a 1-23.
75 Ainsi le Commentaire anonyme au Théétète (col. XXIII, l.35-41) appelle la géométrie : τέχνη. Dans l’Introduction arithmétique que Jamblique de Chalcis insère dans sa Summa pythagoricienne, il désigne l’exposé de Nicomaque comme l’Arithmêtikê tekhnê (In Nicomachi Arithmeticam Introductionem Liber, 4.14 Pistelli).
76 Anatolius apud {Héron}, Definitiones, 138, § 3, in Heiberg, 1912, p. 160.17-24, trad. Villermain-Lécolier, 1996, p. 75.
77 Le terme « μαθηματική » n’apparaît, semble-t-il, pas avant le Timée et le Sophiste de Platon.
78 Proclus, In Euclidem, I, Friedlein, 1873, p. 38.13-39.6.
79 Anatolius apud {Héron}, Definitiones, 138, § 5, in Heiberg, 1912, p. 164.13-18, trad. Villermain-Lécolier, 1996, p. 76, légèrement modifiée.
80 Ibid., 138, § 1, p. 160.9-14 Heiberg, trad. Villermain-Lécolier, 1996, p. 75, légèrement modifiée.
81 Ibid., 138, § 4, p. 162.26-164.8 Heiberg, trad. Villermain-Lécolier, 1996, p. 76, légèrement modifiée.
82 Voir Ménon, 86e 4-87b 5 ; Resp., VI, 510b 3-d 2 ; 511a ; 511d ; Resp., VII, 533d-534b.
83 Il ne faut cependant pas en conclure que cet apport n’a pas existé. Dès le IIIe siècle avant notre ère, les mathématiciens, dans leurs préfaces, utilisent l’histoire de leurs disciplines pour souligner l’originalité de leurs travaux ou pour reconnaître la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Précisément, Archimède, le premier d’entre eux, se positionne comme un héritier d’Eudoxe et de ses méthodes démonstratives. Voir les préfaces à Sphère et Cylindre, I, 4.5 Heiberg, I, à Méthode à Ératosthène, 430.2 Heiberg, II.
84 Isocrate, Sur l’échange, § 265, Mathieu, 1942, p. 167-168.
85 995a 12-17, in Duminil et Jaulin, 2008, p. 118.
86 Voir l’allusion à une réfutation des géomètres par Protagoras dans Aristote, Mét. B, 2, 998a 1-4. Elle sera reprise avec vigueur par Sextus Empiricus. Voir Dye et Vitrac (2009).
87 Eschine, Contre Ctésiphon, §59, idée similaire chez Platon, Euthyphron, 7bc.
88 Déjà Théognis (Élégies, I, 805-811) associe certains instruments (tour, cordeau, équerre) à l’idée de rigueur. On retrouve certains d’entre eux, associés au compas, dans la distinction de techniques déclarées « plus scientifiques », en ce qu’elles pratiquent la mesure et usent d’instruments, proposée par Socrate dans le Philèbe (55d 5-56c 5).
89 Je simplifie car les calculateurs pratiquent les approximations et les mathématiciens grecs ont fait l’expérience de l’irrationalité, i. e. l’inexprimabilité numérique.
90 Notamment dans les réformes du système métrologique associées aux changements de dynastie et dans le recours à la quantification dans les « codes » de lois. On peut souligner deux différences avec ce que l’on observe en Grèce ancienne, différences qui tiennent moins aux pratiques de la quantification elles-mêmes qu’aux contextes socio-politiques dans lesquels s’inscrivent ces pratiques :
- En Grèce ladite quantification dans la sphère juridique s’appliquera aussi au domaine constitutionnel, ce qui n’est pas sans importance pour la philosophie politique (typologie des différents régimes et théorie des médiétés ; dispositions quantitatives dans les Lois ; analyse du juste et de la monnaie dans l’Éthique à Nicomaque…).
- Cette expérience de la « raison calculante » ne concerne pas seulement un groupe de scribes spécialisés attachés à la gestion des maisons royales, princières ou des temples, mais un corps de citoyens. Ce qui, du moins dans les cités dotées d’institutions démocratiques, requiert une formation minimale et conforte certains habitus.
91 De animi cuiuslibet peccatorum dignotione et curatione, V, 59.14 Kühn, in Barras, Birchler et Morand, 1995, p. 44.
92 Voir Héron, Métriques, III, préface 140.19-142.2 Schöne ; Ptolémée, Almageste, préface 6.13-21 Heiberg.
93 Histoires, V, 49. Mais on peut observer que le même Aristagoras n’utilise pas sa carte, mais des promesses éhontées, lorsqu’il vint à Athènes, convaincre l’Assemblée (Ibid., 97) après avoir échoué auprès de Cléomène. Question d’échelle, sans doute !
94 Des indications à ce sujet sont attestées bien avant le Ve siècle dans les Travaux et les Jours d’Hésiode déjà et dans les poèmes homériques. Elles n’impliquent pas nécessairement une étude « mathématique », mais la tradition ultérieure les associe avec plusieurs astronomes (Méton et Euctémon, Démocrite, Eudoxe, Callippe, Géminus… jusqu’aux Φάσεις de Claude Ptolémée). Que ces connaissances soient utiles et participent de l’organisation rationnelle de l’environnement des hommes se lit dans la célébrissime tirade sur les dons de Prométhée aux hommes dans le Prométhée enchaîné traditionnellement attribué à Eschyle : « les difficiles levers et couchers des astres » (ἀντολας… ἄστϱων… τὰς τε δυσκϱίτους δύσεις) y sont mentionnés en compagnie du « nombre » (vers 457- 459). Faut-il voir dans cette dernière mention une allusion aux cycles calendériques (octaéride, cycle de 19 ans) ? A contrario, on peut observer que la tirade du héros est en deux parties (vers 442-471/476-506), séparées par une courte remarque du Coryphée, ce qui pourrait suggérer une opposition entre d’une part certains types de savoirs, sans doute empiriques, certaines inventions et, d’autre part, des disciplines spécialisées, explicitement qualifiées de « τέχναι », à savoir la médecine, la divination et ses multiples espèces, le travail des métaux, mais pas les mathématiques. Cette ambiguïté m’a conduit à ne pas utiliser ce texte dans ma première partie sur la « disciplinarisation » des mathématiques. Sur la tradition des parapegmes dans laquelle les premiers astronomes grecs partagent, avec les devins et les médecins, le risque et le prestige associés au pronostic (voir Lehoux, 2007).
95 En revanche, dans l’Antiquité tardive, Proclus, dans les prologues à son commentaire au premier livre des Éléments d’Euclide, sacrifie à ce qui est devenu, selon lui, un topos : l’utilité pratique de la géométrie (In Euclidem, I, 63.6-64.7 Friedlein) et, de manière très significative, il le fait à partir de quelques épisodes de la légende archimédienne. Celle-ci s’élabore à la charnière des époques hellénistique et romaine et renouvelle la question de l’utilité des mathématiques. Un groupe d’auteurs (Héron, Pappus, l’auteur de la préface n° 1 des Geometrica [Heiberg, 1912, p. 172.1-21]) polémiquent directement avec ceux qui entendent confiner les mathématiques à leur seul usage propédeutique à la philosophie dans le cadre du cycle des arts libéraux, en particulier en faisant l’éloge de la mécanique (Vitrac, 2008, p. 527-528, 545-546 ; 2009, p. 175-183, 195-196).
96 Ainsi Euclide devient synonyme de « géométrie » pour Cicéron (De Oratore, III, 132), Élien (De natura animalium, VI 57, 6), Martianus Capella (Les noces de philologie et de Mercure, livre VI [La géométrie], §587 ; comme dans le témoignage de Cicéron, Euclide est ici associé à Archimède), de « démonstration » chez Grégoire de Naziance (Funebris in laudem Caesarii fratris oratio, 20, 4-5 ; cette fois, Euclide est associé à Ptolémée et Héron).
97 In Euclidem, I, Friedlein, 1873, p. 68.6-20.
Auteur
Est directeur de recherches au CNRS-UMR 8210 ANHIMA (Anthropologie et histoire des mondes anciens), Paris. Historien des sciences mathématiques grecques anciennes, de leur transmission et de leurs relations avec la philosophie. Il est l’auteur d’une traduction commentée des Éléments d’Euclide, Paris, PUF, en quatre volumes (Vol. 1 : Introduction générale par M. Caveing et Livres I à IV, 1990 ; Vol. 2 : Livres V à IX, 1994 ; Vol. 3 : Livre X, 1998 ; Vol. 4 : Livres XI-XIII, 2001). Ses plus récentes publications sont : « Le Contre les géomètres de Sextus Empiricus : sources, cible, structure » (en collaboration avec Guillaume Dye), Phronesis, n° 54, 2009, 155-203 ; « Mécanique et mathématiques à Alexandrie : le cas de Héron », Oriens-Occidens, n° 7, 2009, p. 155-199 ; « Les Prolégomènes à l’Almageste. Une édition à partir des manuscrits les plus anciens : Introduction générale-Parties I-III » (en collaboration avec Fabio Acerbi et Nicolas Vinel), SCIAMVS, n° 11, 2010, p. 53-210 ; « Sur le passage mathématique de l’Épinomis (990 c-992 a) : signification et postérité » (en collaboration avec David Rabouin), Philosophie antique, n° 10, 2010, p. 5-39.
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