4. Savoir public et savoirs du public dans la comédie ancienne
Réflexions sur la figure du poète comique, entre professionnel du spectacle et maître de vérité
p. 83-102
Texte intégral
1C’est d’un public athénien spécifique qu’il va être ici question, puisque je prendrai le mot « public » au sens où il désigne des spectateurs et, en l’occurrence, des spectateurs de théâtre. On dispose de peu de sources susceptibles de nous renseigner ne serait-ce que sur la taille, la nature ou encore l’attitude des spectateurs qui, au Ve siècle av. J.-C. assistaient, dans l’enceinte du théâtre de Dionysos, aux représentations tragiques et comiques (sur ces questions complexes, voir Walcot, 1971 ; Arnott, 1989 et Edmunds, 1997). Et l’on en sait encore moins sur ce qu’ils venaient chercher au théâtre : un simple divertissement ? une occasion de « faire de la politique autrement », comme on le lit en général1 ? Et pour un poète, qu’était-ce qu’un bon public ? Un public attentif ? Réactif ? Ou juste un public lui accordant la victoire ? Il n’entre pas dans mon propos de répondre à ces questions de manière absolue. Je me propose ici de me limiter à ce que la comédie ancienne nous dit du public, et à analyser la fonction de ces mentions.
2La comédie ancienne est en effet un genre volontiers métathéâtral, au sens où la représentation elle-même et son cadre sont l’objet de commentaires : il y est question du machiniste maniant la méchanè, des masques portés par les acteurs, mais aussi, et fréquemment, du public2. Phénomène métathéâtral, les mentions du public sont également à replacer dans le cadre de l’intérêt de la comédie ancienne pour l’actualité athénienne. C’est elle qui constitue la matière même des comédies et les Athéniens sont donc présents dans le texte, soit sous forme de collectivité – le dèmos – soit pris individuellement, voire nommément. Ces mentions du public peuvent en effet prendre la forme d’adresses directes : le poète met alors en scène sa relation au public et dresse ainsi le portrait des spectateurs de comédie3. C’est donc à la croisée de deux traits génériques, le métathéâtre et le cadre que constitue l’Athènes contemporaine que surgit, dans les textes comiques, le public – qu’il soit mentionné ou interpellé.
3Mais ne nous y trompons pas : le public dont il est ici question n’est qu’une image du public réel, une image construite par le poète comique à des fins qui lui sont propres, qui ne sont évidemment pas celles d’un historien du théâtre, et qu’il faut donc manier avec précaution4.
4Mon hypothèse, c’est que cette inclusion du public dans les textes comiques est à mettre en relation avec l’inclusion d’une autre figure, celle du poète comique, dont le public n’est que le reflet. Les mentions du – et adresses au – public sont à replacer dans le cadre d’une promotion du genre comique et du poète qui le pratique, lequel avance en effet comme argument principal l’idée que la comédie dispense au public un savoir d’ordre politique qui lui est spécifique. Pour valider son existence sociale, le poète comique construit donc, comme le genre qu’il pratique le lui permet, un public de comédie conforme au rôle qu’il entend lui faire jouer et au savoir qu’il prétend lui dispenser.
I. Parler au public, parler du public dans la comédie ancienne
1. Les mots du public
5Pour parler du public, pour parler au public, Aristophane recourt soit à des dérivés de la racine θεα-, soit à des pronoms personnels ou démonstratifs.
6Parmi les dérivés de θεα-, reviennent fréquemment le nom θεατής et le participe substantivé ὁ θεώμενος, au pluriel. Le participe au singulier ne sert donc jamais à désigner, individuellement, le spectateur. Et il en va de même pour le nom θεατής : à une exception près5, θεατής est toujours au pluriel. Ce qui mène à penser que les spectateurs fonctionnent, chez Aristophane, comme une collectivité, un groupe homogène : οἱ θεώμενοι, οἱ θεαταί.
7À ces deux dérivés de θεα- on peut, je crois, ajouter un troisième : il s’agit de θεάτϱον. Dérivé avec le suffixe -τϱον, le terme désigne le « lieu d’où l’on voit », le « lieu où se trouvent les spectateurs » (Chantraine, 1999, p. 425). Il s’agit donc d’un terme d’architecture. Pourtant, si l’on examine ses emplois, on constate qu’il est synonyme de « spectateurs » – et qu’il renvoie, là aussi, à une collectivité.
8Chez Hérodote déjà, chez qui l’on trouve les premiers emplois attestés sous la forme θεήτϱον, on lit que lors de la représentation à Athènes de la pièce de Phrynichos sur La prise de Milet, au début du Ve siècle, le théètron fondit en larmes. On considère d’ordinaire qu’il s’agit d’un emploi métonymique.
9Mais si l’on examine les emplois de θεάτϱον chez Aristophane, on constate que, là aussi, le terme désigne plus volontiers les spectateurs que l’édifice. Sur les cinq emplois attestés de ce terme chez Aristophane, aucun ne renvoie simplement à l’espace faisant face à l’ὀϱχήστϱα. En effet, tous se situent dans le cadre d’une adresse aux spectateurs, notamment en début de parabase, ce lieu par excellence de l’adresse au public puisque le poète, par l’entremise du chœur, fait alors face à son public et lui adresse directement un message à caractère poético-politique. Il s’agit pour le poète de dispenser au peuple d’Athènes réuni des conseils et reproches relatifs à sa gestion des affaires de la cité, mais aussi d’évoquer sa propre carrière et, partant, l’attitude de son public.
10Ainsi, au début des anapestes des Acharniens, le poète, qui s’apprête à faire son propre éloge auprès du public, et notamment à répondre à ceux qui l’accusent de malmener la cité dans ses comédies, s’adresse par la voix du chœur aux spectateurs en utilisant le substantif neutre τὸ θέατϱον :
Ἐξ οὗ γε χοϱοῖσιν ἐφέστηκεν τϱυγικοῖς ὁ διδάσκαλος ἡμῶν, οὔπω παϱέβη πϱὸς τὸ θέατϱον λέξων ὡς δεξιός ἐστιν·
Depuis qu’il est à la tête d’un chœur comique, notre poète ne s’est pas encore présenté devant les spectateurs pour louer son talent (v. 628-629)6.
11Pourquoi ne pas avoir employé le mot θεατής ? Il me semble que c’est parce que la dimension spatiale, sans être ici prépondérante, reste cependant présente. Il ne s’agit certes pas de désigner un élément de l’architecture théâtrale, mais les spectateurs en tant qu’ils sont ici et maintenant réunis dans l’espace du théâtre. C’est ce que souligne l’emploi de la préposition πϱός et du verbe παϱέβη, caractéristiques des premiers mots de la parabase.
12De la même manière, dans les anapestes des Cavaliers, l’auto-éloge du poète par l’entremise du chœur est adressé au θέατϱον, aux spectateurs réunis ici et maintenant pour le temps de la représentation :
Εἰ μέν τις ἀνὴϱ τῶν ἀϱχαίων κωμῳδοδιδάσκαλος ἡμᾶς
ἠνάγκαζεν λέξοντας ἔπη πϱὸς τὸ θέατϱον παϱαβῆναι,
οὐκ ἂν φαύλως ἔτυχεν τούτου· νῦν δ᾽ ἄξιός ἐσθ᾽ ὁ ποητής,
ὅτι τοὺς αὐτοὺς ἡμῖν μισεῖ τολμᾷ τε λέγειν τὰ δίκαια,
καὶ γενναίως πϱὸς τὸν Τυφῶ χωϱεῖ καὶ τὴν ἐϱιώλην.
Si quelqu’un de nos vieux instructeurs de chœurs de comédie avait voulu nous astreindre à débiter des vers au public dans la parabase, il ne l’eût pas aisément obtenu. Mais cette fois le poète en est digne, car il hait les mêmes gens que nous, il ose dire ce qui est juste, et généreusement marche contre Typhon et l’ouragan dévastateur (v. 507-509).
13Il s’agit ici de séduire les spectateurs réels. L’emploi de θέατϱον, qui donne un fort sentiment d’appartenance parce que c’est un singulier et qu’il désigne les spectateurs ici et maintenant, est renforcé par l’emploi du pronom de la première personne du pluriel ἡμᾶς, ἡμῖν. Le coryphée réunit dans une haine commune – « il hait les mêmes gens que nous » – poète et choreutes, dont une des fonctions consiste à représenter, sur scène, le public. Il concourt ainsi à créer une connivence et un climat de bienveillance. La relation poète-choreutes-public est ainsi habilement mise en scène par le poète comique, comme en témoigne un autre emploi de θέατϱον, toujours dans les Cavaliers. Nous sommes à la fin de la pièce, et les spectateurs sont invités à chanter, c’est-à-dire non seulement à prendre part à la représentation mais à la fiction elle-même :
Εὐφημεῖν χϱὴ καὶ στόμα κλείειν καὶ μαϱτυϱιῶν ἀπέχεσθαι, καὶ τὰ δικαστήϱια συγκλείειν, οἷς ἡ πόλις ἥδε γέγηθεν, ἐπὶ καιναῖσιν δ᾽ εὐτυχίαισιν παιωνίζειν τὸ θέατϱον.
Qu’on se recueille, que les bouches soient closes, qu’on suspende les auditions de témoins et qu’on ferme les tribunaux qui font la joie de cette ville ; qu’à l’occasion de nos prospérités nouvelles les spectateurs entonnent un péan (v. 1316-1318).
14La fiction s’en trouve ainsi élargie, de l’espace de jeu à l’ensemble du θέατϱον, et les spectateurs réunis, inclus dans une communauté d’intérêt, d’émotion et même d’action. L’appel au chant, que seule la coprésence, la cohésion et presque, puisqu’il s’agit de chant, l’harmonie des spectateurs permet de réaliser, concourt ici à façonner l’image d’un public fortement impliqué dans l’événement théâtral au point de former un tout temporaire – un θέατϱον solidaire et lié au chœur qui le représente. Bien loin de n’être qu’un terme d’architecture, θέατϱον sert donc à désigner, par-delà l’édifice, ceux qui y sont assis et contemplent le spectacle. Un groupe d’individus réunis pour un temps et pour un temps seulement, et qui, unis par l’expérience théâtrale, ne font plus qu’un. Tel est donc le θέατϱον d’Aristophane, son public, tel qu’il nous le donne à voir. À côté de ces trois dérivés de θεα-, on trouve des pronoms : ὑμεῖς et plus souvent, dans le cadre d’adresses, le datif ὑμῖν, d’une part ; le démonstratif οὗτοι, souvent au datif lui aussi, de l’autre, dans les cas de simple mention du public. À nouveau, donc, des pluriels collectifs.
15En dehors de ces mentions et adresses à une collectivité, on relève des invectives qui singularisent tel ou tel spectateur et peuvent aller jusqu’à l’invention d’une petite saynète. Dans le prologue de la Paix, Aristophane imagine ainsi l’intervention d’un jeune spectateur « qui se croit malin » et s’étonne de ce prologue obscur. Ce qui nous rappelle que toute mention du public, chez Aristophane, est mise en scène, y compris lors des adresses directes aux spectateurs.
16On constate donc un double mouvement dans la relation poète-public telle qu’Aristophane la donne à voir dans ses comédies : un mouvement d’inclusion, d’une part, avec l’emploi de pluriels ou de singuliers collectifs et de la première personne du pluriel pour désigner les spectateurs ci-présents et prenant part à la représentation ; un mouvement d’exclusion, d’autre part, avec les attaques et invectives dirigées contre des individus bien réels et nommément visés7. Je crois qu’on a là réunis deux caractéristiques fondamentales du genre comique tel qu’Aristophane s’emploie à le définir et le promouvoir : il s’agit d’une part de faire corps avec ses concitoyens, de s’afficher comme l’un des leurs, tout en étant susceptible de leur dispenser un savoir politique dont il les juge déjà en partie possesseurs ; et d’autre part de rudoyer violemment, pour les mêmes raisons politiques, les individus qui sortent du rang – les grands, mais aussi les étrangers ou les individus à la sexualité hors-norme.
2. Parler du public
17Ces mentions du – et adresses au – public sont en effet fréquemment accompagnées de jugements de valeur. Car Aristophane ne se contente pas de parler au public, il parle également du public. Et dessine des pôles, assez schématiques, entre lesquels le public oscille, selon que le poète le blâme ou tente de se le concilier.
18Les adjectifs les plus fréquemment associés aux dérivés de θεα-désignant les spectateurs sont σοφός et δεξιός. On les trouve aussi bien dans le cadre d’adresses aux spectateurs que de simples mentions. Ainsi, dans le prologue des Cavaliers, l’un des serviteurs rassure le Marchand de saucisses, qui s’effraie de voir arriver Cléon, en ces termes : τὸ γάϱ θέατϱον δεξιόν
Καὶ μὴ δέδιθ᾽· οὐ γάϱ ἐστιν ἐξῃκασμένος· ὑπὸ τοῦ δέους γὰϱ αὐτὸν οὐδεὶς ἤθελεν τῶν σκευοποιῶν εἰκάσαι. Πάντως γε μὴν γνωσθήσεται· τὸ γὰϱ θέατϱον δεξιόν.
D’ailleurs, ne crains rien, il n’est pas tout à fait ressemblant. Il est tellement affreux que pas un fabricant de masques n’a voulu reproduire ses traits. Somme toute pourtant on le reconnaîtra : le public est intelligent (v. 230-233).
19Il semble que si σοφός renvoie à l’intelligence et au degré d’éducation des spectateurs, δεξιός renvoie en plus à une disposition morale, de l’ordre de l’ouverture. L’adjectif semble en effet désigner la capacité du public à comprendre, mais aussi à accueillir – et l’on retrouve là le sens étymologique de δεξιός, « accueillant », « bien disposé ». Mais la qualité la plus fréquemment attribuée aux spectateurs reste celle de l’expertise, relevant d’un savoir acquis. De fait, le public est présenté comme susceptible d’être éduqué. Quand son manque de sagacité est évoqué, c’est toujours en relation avec l’idée d’une éducation déficiente. Ainsi, dans les Grenouilles, les spectateurs sont qualifiés de μώϱοι, « sots » ; la raison en est qu’ils ont été « élevés au Phrynichos ». Ce sont les paroles d’Euripide, qui attaque les procédés d’Eschyle et notamment ses prologues :
τοῦτον δὲ πϱῶτ᾽ ἐλέγξω,
ὡς ἦν ἀλαζὼν καὶ φέναξ οἵοις τε τοὺς θεατὰς
ἐξηπάτα μώϱους λαβὼν παϱὰ Φϱυνίχῳ τϱαφέντας.
Je veux avant tout convaincre cet homme de charlatanisme et de tromperie, et montrer par quels artifices il bernait les spectateurs niais élevés à l’école de Phrynichos (v. 908-910).
20Le public dont il est ici question n’est donc pas celui de la pièce représentée : il s’agit du public des tragédies d’une part, et d’un public qui n’est plus – Euripide parle au passé, de l’époque révolue du grand Eschyle et de son prédécesseur Phrynichos, dont les tragédies étaient presqu’exclusivement lyriques, avec un seul acteur. Plus qu’éduqué, ce public a été abreuvé, nourri au Phrynichos : c’est bien le sens du participe τϱαφέντας. Mais ce public est susceptible d’apprendre et d’être éduqué. On trouve en effet, à côté de ce τϱαφέντας dévalorisant, tout un réseau de termes relatifs à l’éducation des spectateurs.
21Dans la parabase des Guêpes, le chœur explique au public la signification de son costume en proposant de remédier à son manque d’éducation (ἄμουσος) en l’éduquant (διδάξω) :
εἴ τις ὑμῶν, ὦ θεαταί, τὴν ἐμὴν ἰδὼν φύσιν
εἶτα θαυμάζει μ᾽ ὁϱῶν μέσον διεσφηκωμένον,
ἥτις ἡμῶν ἐστιν ἡ ᾽πίνοια τῆς ἐγκεντϱίδος,
ῥᾳδίως ἐγὼ διδάξω« κἂν ἄμουσος ᾖ τὸ πϱίν.
Le chœur. – Si quelqu’un de vous, spectateurs, regardant ma conformation, s’étonne de me voir une taille de guêpe et se demande ce que signifie notre poinçon, il me sera aisé de le lui apprendre, fût-il sans instruction jusqu’ici (v. 1071-1074).
22Les termes employés, διδάξω et ἄμουσος, disent clairement l’absence d’éducation, mais aussi qu’elle n’est pas irréversible, le coryphée faisant ici office d’éducateur aux muses. Mais il n’est qu’un porte-parole, car c’est en réalité le poète qui est, chez Aristophane, le dépositaire d’un savoir qu’il entend enseigner au public. On voit s’esquisser ici le double mode de relation poète-public typique de la comédie d’Aristophane, tantôt faite de flatterie, – il qualifie alors le public de σοφός ou δεξιός – et tantôt de blâme, la figure du poète apparaissant en instructeur du public.
23À l’instruction proposée par le poète répond, logiquement, l’apprentissage du public – on rencontre alors les termes μανθάνω ou ἀμαθία, comme dans le chant du chœur qui précède l’agôn d’Eschyle et Euripide et fait du public de la comédie un public de tragédie averti parce qu’instruit :
Εἰ δὲ τοῦτο καταφοβεῖσθον, μή τις ἀμαθία πϱοσῇ
τοῖς θεωμένοισιν, ὡς τὰ
λεπτὰ μὴ γνῶναι λεγόντοιν,
μηδὲν ὀϱϱωδεῖτε τοῦθ᾽· ὡς οὐκέθ᾽ οὕτω ταῦτ᾽ ἔχει.
Ἐστϱατευμένοι γάϱ εἰσι,
βιβλίον τ᾽ ἔχων ἕκαστος μανθάνει τὰ δεξιά·
αἱ φύσεις τ’ ἄλλως κϱάτισται,
νῦν δὲ καὶ παϱηκόνηνται.
Μηδὲν οὖν δείσητον, ἀλλὰ
πάντ’ ἐπέξιτον, θεατῶν γ’ οὕνεχ’, ὡς ὄντων σοφῶν.
Si vous avez peur que faute d’instruction les spectateurs ne puissent saisir les finesses de vos discours, ne craignez rien de pareil, il n’en est plus ainsi ; car ils ont fait campagne, et chacun a son livre où il apprend les choses ingénieuses. Leur esprit d’ailleurs est d’une nature supérieure, et aujourd’hui il s’est encore affiné. Soyez donc sans crainte, abordez tous les sujets ; car, s’il ne s’agit que des spectateurs, eh bien, ils sont éclairés (v. 1108-1117).
24Être spectateur suppose donc un savoir, et un savoir qui s’apprend. Il est en effet ici question de l’ἀμαθία du public au vers 1108. C’est l’antonyme habituel de σοφός chez Aristophane ; on le retrouve dans l’Assemblée des femmes (201), mais aussi chez Platon8. Puis au vers 1113, de son apprentissage avec le verbe μανθάνω (Dover, 1994, p. 13). Un apprentissage qui peut se faire dans les livres, βιβλίον τ᾽ ἔχων ἕκαστος9. Qui dit apprentissage dit aussi progrès, évolution : le public de théâtre est présenté comme un public qui a une histoire, et qui évolue. Aristophane recourt ici à la métaphore militaire : les spectateurs sont ἐστϱατευμένοι, ils ont « fait campagne », ce sont pour ainsi dire des vétérans du théâtre. L’emploi du parfait, à valeur résultative, est ici parlant. Quel est l’objet de cet apprentissage ? τὰ δεξιά. Le texte n’en dit pas plus. En revanche, si on élargit l’enquête pour s’intéresser à l’usage de δεξιός ailleurs que pour qualifier les spectateurs, il s’avère qu’avec son double σοφός, il sert également à qualifier les œuvres des poètes, et les poètes eux-mêmes. L’agôn est qualifié d’ἀγὼν σοφίας, opposant ἀνδϱοῖν σοφοῖν (896) ; il s’agit de décider qui est τὴν τέχνην σοφώτεϱος (780). Or, ce qui est singulier, c’est qu’Aristophane emploie également ce terme pour qualifier son propre travail, et se qualifier lui-même. Et il en va de même pour la δεξιότης. Dans les Nuées, Aristophane combine les deux : si les spectateurs sont δεξιοί, alors ils le jugeront σοφός :
Ὦ θεώμενοι, κατεϱῶ πϱὸς ὑμᾶς ἐλευθέϱως
τἀληθῆ, νὴ τὸν Διόνυσον τὸν ἐκθϱέψαντά με.
Οὕτω νικήσαιμί τ᾽ ἐγὼ καὶ νομιζοίμην σοφὸς
ὡς ὑμᾶς ἡγούμενος εἶναι θεατὰς δεξιοὺς
καὶ ταύτην σοφώτατ᾽ ἔχειν τῶν ἐμῶν κωμῳδιῶν
πϱώτους ἠξίωσ᾽ ἀναγεῦσ᾽ ὑμᾶς, ἣ παϱέσχε μοι
ἔϱγον πλεῖστον· εἶτ᾽ ἀνεχώϱουν ὑπ᾽ ἀνδϱῶν φοϱτικῶν
ἡττηθεὶς οὐκ ἄξιος ὤν. Ταῦτ᾽ οὖν ὑμῖν μέμφομαι
τοῖς σοφοῖς, ὧν οὕνεκ᾿ἐγὼ ταῦτ᾿ ἐπϱαγματευόμην
Spectateurs, je vous dirai franchement la vérité, j’en atteste Dionysos qui m’a élevé. Ainsi puissé-je être vainqueur et être réputé habile, s’il est vrai que, vous tenant pour des spectateurs judicieux, et la présente pièce pour la meilleure des comédies, j’ai voulu, à vous les premiers, faire déguster à nouveau une œuvre qui m’avait coûté tant de peine. Cependant, je me retirai de la lutte, battu par de grossiers rivaux, sans l’avoir mérité. Voilà ce que je vous reproche, à vous les habiles, pour lesquels je m’étais donné tant de mal (v. 518-526).
25Un public miroir, donc, doté des mêmes qualités que le poète et susceptible d’une réception parfaite, pourvu qu’il se soit laissé enseigner. Dans cette interaction, on le voit, le public n’est pas un public réel, pas plus que le poète d’ailleurs. L’un et l’autre sont les deux pôles d’une réception rêvée des œuvres, pôles inégaux néanmoins, puisque l’un se doit d’apprendre et l’autre d’enseigner. Tout l’enjeu étant, pour le poète, de faire reconnaître son statut singulier de savant, tout en attribuant à ses spectateurs une partie de son savoir lui permettant de l’apprécier comme tel. Le poète, loin de délivrer un savoir entièrement nouveau, à la manière d’un véritable savant, développe, parce qu’il les possède au plus haut point, des capacités déjà présentes chez ses concitoyens. Ainsi, il reste l’un des leurs, c’est-à-dire un citoyen plutôt qu’un technicien – mais en mieux, c’est un « supercitoyen ». C’est pourquoi les termes qu’il utilise pour qualifier son public ne sont pas différents de ceux qu’il s’attribue comme poète : ils sont, tous, dexioi et sophoi – mais à des degrés différents.
II. Le didaskalos comme figure de savoir
26On se souvient du vers célèbre d’Eschyle dans les Grenouilles :
Τοῖς μὲν γὰϱ παιδαϱίοισιν
ἐστι διδάσκαλος ὅστις φϱάζει, τοῖσιν δ᾿ἡβῶσι ποηταί
Pour les petits enfants, l’éducateur, c’est celui qui fait la classe ; pour les jeunes gens, c’est le poète (v. 1054-1055).
27Toute la saveur du vers repose sur le double sens, en grec, de διδάσκαλος : l’instituteur mais aussi l’instructeur du chœur10. Un double sens qu’Aristophane exploite non seulement pour définir, par la bouche d’Eschyle, la fonction du poète tragique, mais aussi pour définir sa propre fonction et la spécificité du savoir qu’il entend dispenser. Si l’on se penche en effet sur les emplois que fait Aristophane de ce terme, un constat s’impose. Il l’emploie très majoritairement dans les parabases de ses premières pièces – des Acharniens aux Oiseaux – pour évoquer sa propre carrière et en particulier faire son auto-éloge. Cet auto-éloge est en général le lieu de considérations d’ordre poétique qui prennent la forme de la critique des rivaux d’une part, comme dans la parabase des Nuées, et de l’éducation du public d’autre part, comme dans celle des Cavaliers.
28Ainsi, plusieurs parabases sont-elles consacrées à la peinture d’un Aristophane en poète différent de ses rivaux, et donc supérieur, parce que novateur d’une part et doté d’un courage politique d’autre part. C’est la fameuse transposition épique de sa querelle avec Cléon, que l’on retrouve dans trois parabases : celles des Cavaliers, des Guêpes et de la Paix.
29Face à un Cléon-ouragan, Aristophane se dote de qualités épiques et se peint en citoyen modèle, défenseur de la cité :
τολμᾷ τε λέγειν τὰ δίκαια,
καὶ γενναίως πϱὸς τὸν Τυφῶ χωϱεῖ καὶ τὴν ἐϱιώλην.
Il ose dire ce qui est juste, et généreusement marche contre Typhon et l’ouragan dévastateur11.
30On le voit, la qualité principale du poète-citoyen, c’est sa parrhésia, c’est-à-dire son courage politique : il ose dire ce qui est juste, τὰ δίκαια, avec les risques politiques et extra-théâtraux que cela comporte.
31Je crois que c’est, du moins dans les premières pièces, le cœur de ce que le poète comique prétend enseigner au public : être un public critique, non seulement au théâtre, mais aussi et surtout quand il en sort pour, de spectateur, redevenir citoyen. C’est dans la parabase des Acharniens que cet aspect est le plus développé :
Φησὶν δ’ εἶναι πολλῶν ἀγαθῶν αἴτιος ὑμῖν ὁ ποητής,
παύσας ὑμᾶς ξενικοῖσι λόγοις μὴ λίαν ἐξαπατᾶσθαι,
μήθ’ ἥδεσθαι θωπευομένους, μήτ’ εἶναι χαυνοπολίτας.
Πϱότεϱον δ’ ὑμᾶς ἀπὸ τῶν πόλεων οἱ πϱέσβεις ἐξαπατῶντες
πϱῶτον μὲν ἰοστεφάνους ἐκάλουν· κἀπειδὴ τοῦτό τις εἴποι,
εὐθὺς διὰ τοὺς στεφάνους ἐπ’ ἄκϱων τῶν πυγιδίων ἐκάθησθε.
Εἰ δέ τις ὑμᾶς ὑποθωπεύσας λ ι π α ϱ ὰ ς καλέσειεν Ἀθήνας,
ηὕϱετο πᾶν ἂν διὰ τὰς λιπαϱάς, ἀφύων τιμὴν πεϱιάψας
Il prétend vous avoir rendu de nombreux services, notre poète, en vous empêchant désormais de vous laisser trop abuser par des discours d’étrangers, de prendre plaisir aux flatteries, d’être des citoyens gobe-mouches. Jadis les députés des Cités confédérées, quand ils voulaient vous duper, avant toute chose vous appelaient le peuple couronné de violettes ; en entendant ces mots, aussitôt, à cause des couronnes, vous vous asseyiez sur le bout de vos fesses. Quelqu’un, pour chatouiller votre vanité, parlait-il de la « brillante Athènes », il obtenait du même coup tout ce qu’il voulait, avec ce mot « brillante », en vous appliquant un qualificatif propre aux sardines (v. 633-640).
32La spécificité du genre comique et, partant, la fonction sociale du poète qui le pratique, est donc d’ouvrir les yeux aux spectateurs qui sont aussi des citoyens. Parce que la comédie force le trait, parce qu’elle caricature les travers des hommes et les dysfonctionnements du politique sur la scène, elle agit comme une loupe et rend les spectateurs capables de voir et d’entendre ce qui se joue hors du théâtre, dans la vie politique athénienne. Un savoir comique spécifique, donc, que seule la comédie peut enseigner, et qui justifie son existence et celle du poète qui la pratique.
33Comme noté plus haut, le public apparaît comme susceptible d’apprendre, et doté d’une histoire : il y a un avant Aristophane – πϱότεϱον – qui est celui de la flatterie et de la tromperie du public – ὕμᾶς θωπευομένους… μὴ λίαν ἐξαπατᾶσθαι. Mais de χαυνοπολῖται qu’ils étaient – littéralement, « béants » – ils sont devenus des σοφοί, grâce à l’action du poète qui a mis un terme à cette situation – παύσας.
34Aristophane construit donc peu à peu, dans ses premières pièces, une figure de lui-même en héros de la cité, en insistant sur son courage politique comme poétique et en liant étroitement les deux.
35Ce faisant, il s’attribue un rôle politique d’ordinaire réservé aux poètes tragiques. L’examen des emplois du verbe διδάσκειν au sens d’enseigner à propos des poètes est ici révélateur. L’emploi du verbe dans le double sens de « mettre en scène » et « instruire » est en effet réservé d’une part aux poètes tragiques, et d’autre part à un poète comique et un seul : Aristophane lui-même. Dans les Grenouilles, Dionysos, pour évaluer les tragédies d’Eschyle, demande au poète comment il a appris (ἐξεδίδαξας) aux Athéniens à se conduire avec vaillance. Ce à quoi Eschyle réplique « J’ai fait un drame plein d’Arès » (v. 1020). Puis les poètes à leur tour se saisissent de ce verbe : à plusieurs reprises en effet le personnage d’Euripide se targue d’avoir enseigné bien des choses aux Athéniens, jadis ignorants par la faute d’Eschyle :
ΕΥ. Ἔπειτα τουτουσὶ λαλεῖν ἐδίδαξα–
Euripide. – Ensuite, à ceux-là, j’appris à bavarder (v. 954).
36ce que ne manque pas de lui reprocher Eschyle :
ΑI. Εἶτ᾽ αὖ λαλιὰν ἐπιτηδεῦσαι καὶ στωμυλίαν ἐδίδαξας,
Eschyle. – Ensuite, tu as enseigné à cultiver le bavardage et le verbiage (v. 1069).
37Les poètes tragiques sont donc ici jugés à l’aune de ce qu’ils ont appris au public – en l’occurrence, selon Aristophane, la guerre et le bavardage. Or cette idée que le théâtre est un lieu d’instruction du public, Aristophane ne la limite pas à la seule tragédie : il l’applique également à sa propre pratique, comme en témoigne la fin de la parabase des Acharniens :
Φησὶν δ᾽ ὑμᾶς πολλὰ διδάξειν ἀγάθ᾽, ὥστ᾽ εὐδαίμονας εἶναι,
οὐ θωπεύων οὐδ᾽ ὑποτείνων μισθοὺς οὐδ᾽ ἐξαπατύλλων,
οὐδὲ πανουϱγῶν οὐδὲ κατάϱδων, ἀλλὰ τὰ βέλτιστα διδάσκων.
Chœur. – Il affirme qu’il vous apprendra bien des choses de manière à ce que vous soyez heureux, sans vous flatter, sans chercher des approbateurs par l’appât d’un salaire, sans essayer de vous duper, sans faire le fourbe, sans vous inonder d’éloges, mais en vous enseignant ce qui est le mieux (v. 656-658).
38Le bonheur, rien de moins, tel est le but du savoir que prétend dispenser le poète comique – un savoir accessible à tous. À dire vrai, il le définit surtout par la négative, s’opposant point par point aux pratiques des démagogues – flatterie, corruption – et proposant en échange un savoir qui s’enseigne – διδάσκω12. Aristophane se distingue ici doublement : de ses rivaux comiques, d’abord, dans la mesure où il ambitionne un rôle politique qu’il s’attribue à lui seul – jamais en effet il n’emploie le verbe διδάσκω pour désigner les pratiques de ses rivaux. Des poètes tragiques et des démagogues, ensuite, auxquels il s’assimile certes puisqu’il entend, comme eux, tenir un rôle politique en instruisant ses concitoyens, mais dont il se distingue par la teneur de ses propos, que caractérise la parrhésia et par ses fins, rendre heureux ses concitoyens.
39La comédie des Oiseaux marque un tournant13. À partir des Oiseaux, il n’y a plus d’éloge du poète comique, mais la question de la fonction des poètes ne disparaît pas pour autant : au contraire, en quittant la parabase elle envahit désormais l’ensemble des comédies. Si elle ne figure plus dans la parabase et ne prend plus la forme de l’éloge ouvert de sa propre pratique, elle demeure centrale, mais passe désormais par l’évocation des autres genres dramatiques. L’évocation de la tragédie sert à penser la comédie et à construire une figure du poète comique nouvelle, distincte à la fois de celle de ses rivaux et de celle des poètes tragiques.
40Cette réflexion sur la tragédie, qui passe aussi bien par une théorisation que par une théâtralisation des enjeux, aboutit à la construction d’un monde, au sens sociologique, des poètes tragiques. Ce monde apparaît comme fortement structuré, selon des oppositions chères à Aristophane : il y oppose poètes anciens et poètes modernes, poètes vénaux et poètes honnêtes, ceux qui flattent le public et ceux qui l’instruisent… Les catégories employées sont similaires à celles qui structurent un autre monde : celui des poètes comiques. Le monde de la tragédie apparaît alors comme un contrepoint à celui de la comédie, certaines figures tragiques ayant leur double comique14. Le monde de la tragédie sert ainsi à constituer le monde de la comédie, c’est-à-dire à la fois à construire une figure du poète comique en concurrence avec celle du poète tragique, susceptible de jouer un rôle politique de conseiller de la cité, mais aussi d’orienter la lecture du monde de la comédie dans un sens favorable à Aristophane. Or ce qui, selon ses comédies, différencie Aristophane des autres poètes comiques, c’est tout un réseau de qualités qui font de lui un poète-citoyen et non un simple professionnel rémunéré par la cité.
41Arrêtons-nous un instant sur le statut social des poètes dramatiques au Ve siècle. On sait qu’être poète tragique était une fonction tout à fait respectable dans l’Athènes classique : Sophocle a pu à la fois être poète et stratège (Saïd, 2001). On ne dispose pas de témoignage qui attesterait d’un équivalent comique. La tragédie, en effet, semble jouir d’un statut bien différent de celui de la comédie. L’introduction des représentations comiques aux fêtes de Dionysos est postérieure à celle des tragédies. David Wiles souligne également que, si l’on voit souvent, dans l’iconographie, un acteur de tragédie ou de drame satyrique démasqué, avec son masque à la main, ce n’est jamais le cas pour les acteurs de comédie. Comme si la comédie était un genre quelque peu honteux (Wiles, 2000).
42Aristophane ne cherche nullement à la défendre ; toute sa rhétorique professionnelle tend à l’invention d’un genre nouveau, intermédiaire entre la tragédie et la comédie, qui conserverait le cadre comique mais se doterait de visées d’ordinaire réservées à la tragédie. Ce genre nouveau passe par l’invention d’un nouveau rapport au public, qu’il ne s’agit plus désormais exclusivement de divertir, mais d’instruire.
43Pour promouvoir ce genre nouveau – et, in fine, pour remporter la victoire – Aristophane va donc peindre le genre pratiqué par ses rivaux comme un genre répétitif, vulgaire et flatteur vis-à-vis du public. Les rivaux sont peints comme des professionnels, des salariés que leur solde intéresse plus que le bien de la cité et de leurs concitoyens – selon une dévalorisation du travail rémunéré bien répandue dans l’Athènes classique. De la même manière, les acteurs et les aulètes sont dévalorisés au titre qu’ils jouent contre de l’argent et mettent leur art au service du plaisir du public et de la parole du poète. À l’opposé, Aristophane se peint en poète-citoyen, et place habilement son éloge dans la bouche du chœur, qui est constitué de et représente les citoyens sur scène. L’opposition est judicieusement théâtralisée par le recours à deux personnifications, elles-mêmes issues de drames : les comédies de ses rivaux sont des « vieillardes avinées » – personnages types de la comédie ancienne, dont la seule apparition suffit à faire rire le public – tandis que la comédie que prétend pratiquer Aristophane est une nouvelle Électre – une héroïne tragique, ce n’est pas anodin – comme il la présente dans la parabase des Nuées :
Νῦν οὖν Ἠλέκτϱαν κατ᾽ ἐκείνην ἥδ᾽ ἡ κωμῳδία
ζητοῦσ᾽ ἦλθ᾽, ἤν που ᾽πιτύχῃ θεαταῖς οὕτω σοφοῖς.
Γνώσεται γάϱ, ἤνπεϱ ἴδῃ, τἀδελφοῦ τὸν βόστϱυχον.
ὡς δὲ σώφϱων ἐστὶ φύσει σκέψασθ᾽, ἥτις πϱῶτα μὲν
οὐδὲν ἦλθε ῥαψαμένη σκύτινον καθειμένον
ἐϱυθϱὸν ἐξ ἄκϱου, παχύ, τοῖς παιδίοις ἵν᾽ ᾖ γέλως·
οὐδ᾽ ἔσκωψεν τοὺς φαλακϱούς, οὐδὲ κόϱδαχ᾽ εἵλκυσεν·
οὐδὲ πϱεσβύτης ὁ λέγων τἄπη τῇ βακτηϱίᾳ
τύπτει τὸν παϱόντ᾽, ἀφανίζων πονηϱὰ σκώμματα·
Maintenant donc, pareille à l’antique Électre, cette comédie est venue voir si elle pourrait quelquefois rencontrer des spectateurs aussi éclairés ; elle reconnaîtra, à première vue, la boucle de cheveux de son frère. Et voyez comme elle est de nature réservée : tout d’abord, elle est venue sans avoir cousu sur elle un morceau de cuir pendant, rouge par le bout, épais, pour faire rire les gamins ; elle ne raille pas les chauves, ni ne danse la cordax ; on n’y voit pas de vieillard, qui, tout en débitant les vers, frappe de son bâton celui qui est près de lui, pour faire passer de grossières plaisanteries… (v. 534-542).
44Mais parce que la nouveauté est toujours suspecte, Aristophane se rattache également à une lignée d’Anciens, présentés comme victimes, dans la parabase des Cavaliers, de la versatilité du public. Le cas de Cratinos est particulièrement intéressant : Aristophane reproche en effet au public de n’avoir pas su honorer un si grand poète à sa juste valeur, tout en se débarrassant un peu vite de l’illustre ancien comme d’un rival gênant15.
45On le voit, le rapport au public, qu’il s’agisse de l’instruire ou de le blâmer, est médié par la finalité d’Aristophane, à savoir la peinture d’un monde de la comédie dans lequel il occupe la première place. En dernière analyse, Aristophane se peint donc en poète du juste milieu, à la fois héritier fidèle et novateur audacieux, qualité qu’il attribue également, dans le prologue des Guêpes, à son public :
Ξα. Φέϱε νυν, κατείπω τοῖς θεαταῖς τὸν λόγον,
ὀλίγ᾽ ἄτθ᾽ ὑπειπὼν πϱῶτον αὐτοῖσιν ταδί,
μηδὲν παϱ᾽ ἡμῶν πϱοσδοκᾶν λίαν μέγα,
μηδ᾽ αὖ γέλωτα Μεγαϱόθεν κεκλεμμένον.
Ἡμῖν γὰϱ οὐκ ἔστ᾽ οὔτε κάϱυ᾽ ἐκ φοϱμίδος
δούλω διαϱϱιπτοῦντε τοῖς θεωμένοις,
οὔθ᾽ Ἡϱακλῆς τὸ δεῖπνον ἐξαπατώμενος,
οὐδ᾽ αὖθις ἀνασελγαινόμενος Εὐϱιπίδης·
οὐδ᾽ εἰ Κλέων γ᾽ ἔλαμψε τῆς τύχης χάϱιν,
αὖθις τὸν αὐτὸν ἄνδϱα μυττωτεύσομεν.
Ἀλλ᾽ ἔστιν ἡμῖν λογίδιον γνώμην ἔχον,
ὑμῶν μὲν αὐτῶν οὐχὶ δεξιώτεϱον,
κωμῳδίας δὲ φοϱτικῆς σοφώτεϱον.
Voyons maintenant, que j’explique le sujet aux spectateurs, après les quelques mots de préambule que voilà. Qu’on n’attende de nous rien de trop relevé, ni non plus des plaisanteries dérobées à Mégare. Nous n’avons en effet ni une paire d’esclaves prenant dans une corbeille des noix pour les jeter aux spectateurs, ni Héraklès frustré de son dîner, ni Euripide à nouveau houspillé ; et même si Cléon a brillé, à cause de sa chance, nous n’allons pas de nouveau le mettre en capilotade. Mais nous avons un petit sujet ayant du bon sens, qui est bien à votre portée, mais plus ingénieux qu’une comédie banale (v. 54-66).
46Je crois que nous avons là exprimé l’idéal à trois termes d’Aristophane en matière de public : un poète qui innove mais pas trop, une comédie intelligente, mais pas trop, et un public à leur image. Toute la difficulté, ici, est de concilier cette rhétorique du juste milieu avec la profession de nouveauté, voire d’agressivité qui va de pair avec la parrhésia revendiquée par le poète.
47Aristophane ne cite jamais son propre nom dans ses comédies et on a vu qu’il ne mettait pas de poète comique en scène. Mais il donne à voir, avec le personnage de Praxagora, une peinture assez proche, à mon sens, du rôle qu’il entend jouer au théâtre et dans la cité, notamment pour ce qui est de la relation dialectique du poète et de son public : le public a besoin d’être éduqué pour comprendre le poète, le poète a besoin d’éduquer son public pour en être compris… Dans l’Assemblée des femmes, l’avant-dernière pièce du poète à nous être parvenue, Aristophane ne recourt plus à la tragédie pour dessiner, en creux, la relation du poète comique à son public. Mais avec le personnage de Praxagora, une femme, aussi inattendue en politique qu’un poète comique, il développe toute la difficulté d’une posture qui consiste à malmener son public pour son bien ; et notamment à lui proposer du nouveau, en politique comme en poésie :
{Πϱ.} Καὶ μὴν ὅτι μὲν χϱηστὰ διδάξω πιστεύω· τοὺς δὲ θεατάς,
εἰ καινοτομεῖν ἐθελήσουσιν καὶ μὴ τοῖς ἠθάσι λίαν
τοῖς τ᾽ ἀϱχαίοις ἐνδιατϱίβειν, τοῦτ᾽ ἔσθ᾽ ὃ μάλιστα δέδοικα.
{Βλ.} Πεϱὶ μὲν τοίνυν τοῦ καινοτομεῖν μὴ δείσῃς· [...]
Praxagora. – Certes, j’ai confiance que j’enseignerai des choses utiles ; quant aux spectateurs, consentiront-ils à innover et ne pas trop rester enfermés dans les habitudes et les anciennes pratiques ? Voilà ce que je crains le plus.
Chrémès. – Pour ce qui est d’innover, sois sans crainte (v. 583-587).
48Je crois qu’on a ici rassemblé dans ce chant choral suivi d’un court échange dialogué une mise en abîme de la relation du poète à son public, au moment même où Praxagora s’apprête à prononcer la longue tirade qui, de toutes celles que contiennent les comédies anciennes, a le plus choqué : celle de la mise en commun généralisée des biens et des individus. Cette captatio, avec tout son encouragement à l’innovation, dit bien le risque qu’encourt le poète qui veut sortir des sentiers battus, en même temps que l’assurance de son succès. Par cette mise en abîme, il dicte au public la réception idéale de ses comédies et, plus que jamais, se pose en détenteur d’un savoir politique qu’il entend enseigner – quant au public réel, pour reprendre les mots du Dionysos des Grenouilles, ça sera ἢν τοῖς θεωμένοις δοκῇ, « si le public le veut bien ».
49Le didaskalos comique ne se présente donc en rien comme un professionnel du spectacle, ce qu’il est pourtant, puisque c’est la cité qui le rémunère, au même titre que les acteurs. Il construit au contraire une figure de poète amateur, au sens noble du terme, c’est-à-dire un poète citoyen, au sens où l’on a pu parler de « spectateurs citoyens » (Villacèque, 2008). Ce faisant, il tend à se rapprocher des choreutes, qui ne sont pas des professionnels mais accomplissent, en dansant et chantant aux fêtes de Dionysos, leur devoir de citoyens. Aristophane prend donc la posture du poète-citoyen qui accomplit son devoir sans rien attendre en retour d’autre que la gloire, et qui diffuse un savoir propre au genre qu’il pratique mais que tous peuvent pratiquer à leur tour puisque ce savoir s’enseigne et n’est rien d’autre, in fine, que celui qui fait du spectateur – au théâtre comme à l’agora – un citoyen ouvert et averti – dexios, sophos.
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Notes de bas de page
1 On pense ici aux travaux de l’École de Paris, consacrés davantage à la tragédie qu’à la comédie. Voir néanmoins Vidal-Naquet (1979).
2 Je me permets de renvoyer ici à ma thèse de doctorat Hammou (2002). Voir également Dobrov (2001) et Slater (2002).
3 Sur la question des adresses au public, voir Bain (1975 et 1977).
4 Sur le rôle du public dans les comédies d’Aristophane, voir Thiercy (1987).
5 Grenouilles, 919.
6 L’édition et la traduction utilisées sont celles de la CUF (Victor Coulon, Hilaire Van Daele).
7 C’est la pratique de l’« onomasti kômôdein » ; voir Saetta-Cottone (2007).
8 Phèdre, 239 A et Banquet, 202 A, 204 B.
9 Cette référence à un savoir livresque a fait couler beaucoup d’encre. Dans le fr. 327 K.- A. d’Eupolis, il est fait référence, pour la première fois, à un marché du livre ; Platon, dans l’Apologie, parle d’un livre d’Anaxagore qu’il est aisé de se procurer et le terme de βιβλιοπώλης, libraire, est attesté dans plusieurs fragments comiques. Dans le prologue des Grenouilles, le personnage de Dionysos raconte le plaisir qu’il prend à lire l’Andromède d’Euripide. Quant à savoir quelle part du public possédait réellement des livres, c’est un sujet, comme le rappelle Dover, qui ne fait pas l’unanimité. Toujours est-il que l’idée même d’un savoir théâtral acquis dans les livres est ici mentionnée et que ce savoir dramatique livresque est donc envisageable.
10 Pour une analyse détaillée des emplois de διδάσκαλος chez Aristophane, voir les travaux de Perusino (1982) et Hammou (2003 et 2012).
11 Cavaliers, v. 510-511.
12 Sur la figure du démagogue chez Aristophane, voir Mastromarco (1993).
13 C’est la dernière à être dotée d’une parabase en bonne et due forme : il n’y en a pas dans les dernières comédies, l’Assemblée des femmes et le Ploutos. Celle des Grenouilles est incomplète, puisque dépourvue des anapestes, qui sont traditionnellement le lieu de l’auto-éloge dans la parabase. Celle des Oiseaux et des Thesmophories, si elles sont complètes du point de vue de la structure métrique, diffèrent des parabases des premières pièces dans la mesure où elles ne comportent pas d’éloge du poète.
14 Voir par exemple le rapprochement entre Eschyle et Cratinos, analysé dans Slater (1999) et Hammou (2002).
15 « Il devrait, en considération de ses victoires passées, être convié à boire au Prytanée ». Plus que de blâmer le public pour son ingratitude, je crois qu’il s’agit ici de ridiculiser ses prédécesseurs en les reléguant un peu vite aux oubliettes du genre comique : quand Aristophane présente les Cavaliers, Cratinos est encore un concurrent redoutable puisque l’année suivante, avec sa comédie de la Bouteille, il remporte la victoire sur un Aristophane qui présentait les Nuées. Voir sur cette rivalité, Sidwell (1995) ; Luppe (2000) ; Rosen (2000) ; Ruffell (2002) ; sur la rivalité entre poètes comiques, voir Clerici (1958).
Auteur
Est maître de conférences en langue et littérature grecques à l’université Stendhal Grenoble3, auteur d’une thèse intitulée Le Monde du théâtre chez Aristophane soutenue à l’université de Toulouse-Le Mirail, 2002, sous la direction de Jean-Claude Carrière (ouvrage à paraître chez Millon, collection Horos), coauteur d’une traduction d’Euripide, Iphigénie chez les Taures, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2006 et d’une autre de Sophocle, Antigone, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2004. Travaille au volume des Nuées d’Aristophane pour la collection Guillaume Budé et à une monographie sur la réception française des Nuées.
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