2. De l’analogie au xixe siècle
p. 133-155
Texte intégral
1"Trop longtemps", assure Claudel, "les romantiques nous ont fait croire que la création était muette, quand c'est eux qui n'écoutaient pas"1. Quelle erreur, ou quelle injustice ! Outre la lecture des œuvres elles-mêmes ("Rien n'est muet dans la nature / Pour qui sait en suivre les lois" avait répondu par avance l'abbé Constant, alias Éliphas Lévi2), celle des livres de Paul Bénichou, de Georges Gusdorf, d'Yves Vadé et de Jean-Marie Schaeffer, pour ne citer que quelques synthèses parmi les plus récentes et les plus remarquables, ne laisse à cet égard aucun doute : la correspondance du visible et de l'invisible, du fini et de l'infini, de la nature et de la surnature, est un des lieux communs du siècle romantique, une des conséquences du crédit qu'il rouvre à la pensée analogique, longuement battue en brèche par la révolution galiléenne, la philosophie de Descartes, la physique de Newton et le rationalisme des Lumières, mais dont la réévaluation, dans le sillage de l'illuminisme, est un des traits majeurs du romantisme européen. Claudel a beau dire : il est impossible de le croire sur parole lorsqu'il lui arrive de laisser entendre qu'il a découvert la doctrine de l'analogie dans les pages de son paroissien ou les tomes des Pères de l'Église, en omettant de signaler l'épanchement continu de cette croyance dans la production littéraire du siècle.
2C'est aux correspondances verticales que nous nous attacherons spécialement ici, parce qu'elles tiennent un rôle clef dans une esthétique qui, faisant du monde un symbole de Dieu et du poète son interprète, en vient à confier à la poésie une fonction de révélation ontologique : ce qui est le cas aussi bien de l’esthétique romantique -c'est ce que Schaeffer appelle la théorie spéculative de l'Art- que de l'esthétique claudélienne.
1. L'analogie romantique
3Il n'est ni possible ni vraiment utile de citer ici tant et tant de pages -de Quinet comme de Lamennais, de Ballanche comme de Fourier, de Sainte-Beuve comme de Pierre Leroux, de l'abbé Constant, de Fabre d'Olivet, de Rétif de la Bretonne...- invitant à regarder la nature comme un symbole à déchiffrer, une expression sensible de l'Idée, une incarnation du Verbe divin. On se bornera à rappeler quelques noms, parmi les plus illustres : celui de Baudelaire, en premier lieu, auteur d'un très fameux sonnet sur le thème des correspondances, et qui mentionne par ailleurs à propos d'Edgar Poe cet "immortel instinct du beau qui nous porte à considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du ciel"3. Celui de Hugo, qui (longtemps avant que Claudel n'évoque L'"innnombrable parabole" des choses tout autour de nous) entend "sous chaque objet sourdre la parabole", déclare tenir "le monde visible" pour "la manifestation symbolique du monde immatériel"4, et vante à E. de Goncourt les mérites de la "cage de cristal" qu'il a fait bâtir à grands frais sur le toit de sa maison de Guernesey "pour étudier le sens des tempêtes5. " Le catholique Frédéric Ozanam (cet Ozanam dont Claudel mentionne le nom avec éloge dans le Journal) enseigne pour sa part que "toutes les choses visibles ne sont que les signes de l'invisible"6. Le Jocelyn de Lamartine (qui trouva tant de lecteurs enthousiastes sous la Monarchie de Juillet) rencontre "en tout lieu / Quelque fragment écrit du vaste nom de Dieu"7. Mentionnons encore Mme de Staël comme l'une des toutes premières à user de ce motif dans le camp libéral8 ; et Joseph de Maistre parce qu'il fut dans le camp d'en face une sorte de maître à penser, et parce que Claudel le cite dans le Journal, en 1926 :
Tout se rapporte dans le monde que nous voyons à un monde que nous ne voyons pas. Nous vivons au milieu d'un système de choses invisibles manifestées visiblement9.
4Cette dernière phrase reprend, en la modifiant à peine, une formule qui est citée par de Maistre en grandes capitales une page plus haut : "ce monde est un système de choses invisibles manifestées visiblement". La formule est donnée par l'auteur comme la traduction du fragment de l'épître aux Hébreux (XI, 3) dont il a déjà été question dans le chapitre précédent, parce que Claudel l'utilise lui aussi, quoique dans une traduction sensiblement différente. La traduction maistrienne, qui est d'ailleurs nantie d'une référence approximative, peut être en effet jugée bien suspecte : il n'est nullement question de système dans le texte de l'épître. De Maistre a pourtant pris la peine de mettre une note où sont reproduites, avec le grec original et le latin de la Vulgate, plusieurs traductions françaises, et il n'a pas choisi cette formule-là au hasard : le fait est que c'est sous cette forme que la formule paulinienne est transcrite dans nombre d'écrits théosophiques du XVIIIe siècle (puis du XIXe), lesquels, dit Auguste Viatte, "usaient et abusaient de cette sentence jusqu'à bâtir sur elle un symbolisme universel"10. Ce qui pourrait bien indiquer que de Maistre lit ici saint Paul à la lumière de Saint-Martin (on sait que, tout agacé qu'il put être parfois par la méfiance du "philosophe inconnu" envers l'institution ecclésiale, il a subi profondément son influence) et suggérer que l'illuminisme n'a pas moins de part que saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure dans la diffusion d'un motif bientôt éparpillé aux quatre vents du siècle11.
5Quelques noms encore, pas moins illustres mais pris cette fois en dehors de nos frontières ; car -faut-il le préciser ?- la France n’est pas seule concernée. En Angleterre, mentionnons au moins Coleridge, par l’entremise duquel ces spéculations ont pu parvenir jusqu'à Poe, ou encore Carlyle12. En Allemagne on ne peut éviter de citer le second Faust du "grand âne solennel" -Claudel a mentionné cette œuvre parmi ses lectures de jeunesse- et la conclusion fameuse : "Tout l'éphémère n’est qu'un symbole". Schelling, pour sa part, définit la Nature "un poème scellé dans une merveilleuse écriture chiffrée"13 ; et Claudel, à la fin de sa vie, relève la même locution dans Les Disciples à Saïs, de Novalis :
Cette écriture chiffrée qu'on rencontre partout, sur les ailes, sur la coque des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et pétrifications, à l'intérieur et à l'extérieur des montagnes, des plantes, des animaux, des hommes, dans les clartés du ciel14.
6Les Fragments du même auteur (traduits par Maeterlinck en 1895) auraient pu lui procurer des formules analogues : "Tout le visible adhère à l'invisible" ; "le monde est un trope de l'esprit"15, etc... Et Novalis lui-même ne faisait que rejoindre les spéculations de Hamann, ce Mage du Nord qui guerroya contre le "purisme de la raison pure" de son compatriote Emmanuel Kant, et à propos duquel le nom de Claudel vient tout naturellement sous la plume d'Albert Béguin16.
7Non, décidément : on ne peut pas reprocher aux romantiques de nous avoir "fait croire que la création était muette" ! Et l'on ne peut pas davantage leur reprocher d'avoir méconnu cette dimension herméneutique de la poésie, dont Claudel voudrait nous convaincre que Mallarmé fut l'inventeur. Ce sont eux, au contraire, qui dès la fin du XVIIIe siècle ont confié au poète le soin de déchiffrer les hiéroglyphes naturels (pour reprendre une métaphore qu'on retrouve sous toutes les plumes, y compris celle de Claudel, et dont le caractère qui le séduisit tant durant son séjour à la Chine a recueilli l’héritage), de dévoiler le sens spirituel du visible, d'interpréter pour le profane le langage des choses muettes, en sorte qu'on ne peut décidément pas tomber d'accord avec Claudel pour regarder le qu'est-ce que ça veut dire ? mallarméen comme une question nouvelle. Le lecteur des "Notes sur Mallarmé" de 1913 :
Mallarmé qui était tout le passé fut aussi tout l’avenir par ce grand principe qu’il nous enseigne : devant toute chose se demander : qu'est-ce que ça veut dire ? [...] L’intelligence source et ressource de la poésie (parmi d’autres)17.
8peut en retrouver très précisément la substance dans une lettre de Baudelaire à Toussenel du 21 janvier 1856 :
Il y a bien longtemps que je dis que le poète est souverainement intelligent, qu’il est l’intelligence par excellence et que l’imagination est la plus scientifique des facultés parce que seule elle comprend l’analogie universelle, ou ce que la religion mystique appelle la correspondance
9Dans un article un peu plus tardif le même Baudelaire écrivait :
tout est hiéroglyphique [...] Or qu'est-ce qu'un poète (je prends ce mot dans son acception la plus large) si ce n'est un traducteur, un déchiffreur ? Chez les excellents poètes, il n'y a pas de métaphore, de comparaison ou d'épithète qui ne soit d'une adaptation mathématiquement exacte dans la circonstance actuelle, parce que ces comparaisons, ces métaphores, et ces épithètes sont puisées dans l'inépuisable fonds de l'universelle analogie18.
10Baudelaire songe ici à Poe, à lui-même, à Hugo aussi, auquel l'article est consacré. Mais il est improbable que de tels propos aient paru très neufs aux abonnés de la Revue fantaisiste, qui les accueillit en juin 1861. Pierre Moreau a cité voici plus de quarante ans plusieurs textes bien antérieurs, qui ne disent pas autre chose19. Dire que le poète est un traducteur, un passeur entre la terre et le ciel, le visible et l'invisible, le sensible et l'idéal, c'est très exactement définir le ministère spirituel que le romantisme lui confie. Pour rester dans le domaine français, c'est la conception que Théodore Jouffroy enseigne en 1826 dans son Cours d'Esthétique ; celle que Victor Cousin expose dès 1818, devant les étudiants de la Sorbonne au retour d'un voyage en Allemagne où il a rencontré Hegel et Schelling. Ce cours, qui ne sera publié qu'en 1836 sous le titre Du vrai, du beau, du bien, représente, dit P. Bénichou "la première synthèse cohérente de la tradition du Beau idéal [...] et du symbolisme poétique"20. Il est la première adaptation en langue française de la théorie spéculative de l'Art, qui charge le poète de remonter par le biais des analogies, de la nature à la surnature, et qui remet entre ses mains la lourde mission de dire l'Être.
11Il n'est évidemment pas question de prétendre que tous les auteurs qu'on vient de citer seraient les sources de Claudel. Certes, il a lu Baudelaire ; mais il est très probable qu'il n’a jamais ouvert Hamann, ni Jouffroy ; tout indique qu'il ne connaissait Novalis que de seconde main, et même Coleridge, en dépit de certains témoignages d'admiration, ne semble pas avoir fixé très longuement son attention. Simplement, ces noms, ces exemples, permettent d'établir qu'entre lui et le romantisme il existe des continuités, que le fossé est beaucoup moins large qu'il ne s'est plu à le clamer : il est inexact de prétendre qu'en faisant sien le symbolisme de la nature il aurait renoué avec une vérité catholique mise sous le boisseau par les hérésies romantiques. C'est le contraire qui est vrai : si l’assimilation de la nature à un livre est une analogie sans âge, ce sont les romantiques, ou les "préromantiques", qui l'ont remis à la mode et l'ont fait passer dans la théorie littéraire21. Claudel reprend donc un motif que le romantisme, certes, n'a pas inventé, mais qu'il a redécouvert et puissamment orchestré ; partant, il s'inscrit dans une tradition qui appartient à tout le XIXe siècle, il prend dans l'histoire une place que l'attribution de la fameuse question au seul Stéphane Mallarmé a peut-être aussi pour but -et en tout cas pour effet- de masquer.
12Les pages qui précèdent montrent, je pense, suffisamment que le récit à la fois stylisé et dramatisé des Mémoires -ce Mallarmé qui, tout à coup, par une question aussi simple qu'inouïe, révolutionne une littérature vouée depuis Balzac à la description scolaire- n'est pas autre chose qu'une belle fable. Mais le récit de Claudel ne se borne pas à nous dire que Mallarmé fut le premier. Il nous dit encore -ou du moins, il nous laisse entendre- qu'il fut le seul. Or, dans les années quatre-vingts ou quatre-vingt-dix, il est hors de doute que le jeune Claudel a pu retrouver la fameuse question sous bien des plumes, en reconnaître l'écho dans bien des livres, et sans doute dans bien des conversations. Au fait, n'est-ce pas la question même de l'idéalisme ?
2. Fin de siècle
13Voyez, par exemple. Marcel Schwob. L'ancien condisciple de Claudel à Louis-le-Grand, qui retrouve régulièrement le jeune auteur de Tête d'Or les lundis au café d'Harcourt en 1892, ne se borne pas à écrire, cette même année, justement, que "tout en ce monde n'est que signes, et signes de signes" ; il ajoute aussitôt :
Si vous pouvez supposer un Dieu qui ne soit pas votre personne et une parole qui soit bien différente de la vôtre, concevez que Dieu parle : alors l'univers est son langage22.
14Au même moment, Gide assure que "toute créature indique Dieu", et Maeterlinck se déclare d'accord avec Ruysbroeck -dont il vient de traduire Le Livre des XII Béguines et l'Ornement des Noces spirituelles- pour affirmer "que tout ce que nous voyons n'est pas là pour son propre compte, et que la matière n'existe que spirituellement"23. Un peu plus tard Hofmannstahl (dont le maître Stefan George fut un disciple de Mallarmé) n'hésitera pas à anticiper en ces termes sur le Bestaire spirituel :
les animaux sont les vrais hiéroglyphes, ils sont les chiffres vivants et mystérieux au moyen desquels Dieu a écrit dans le monde des choses indicibles24
15Tous ceux-là, il est vrai, sont, ou ont été, sinon des mallarméens, tout au moins des symbolistes. Mais ils ne sont pas seuls, il s'en faut, à dire de ces choses25. C'est ici l'occasion d'évoquer un artiste qui ne figure pas d'habitude dans la liste des "instituteurs" de Claudel, bien qu'ils aient été très tôt en contact : je veux parler d'Auguste Rodin.
16Bien sûr, Claudel a écrit, en 1905, quelques pages féroces sur l'homme qui avait séduit, puis délaissé sa sœur, et qu'il tenait pour responsable des premières atteintes de la démence paranoïaque qui devait la conduire à l'internement. Il est évident, toutefois, qu'il n'a pas toujours été dans les mêmes dispositions ; il est tout aussi clair que, par l'intermédiaire de Camille, mais aussi directement26, il s'est trouvé très tôt, c'est-à-dire probablement dès 1883 -il avait 15 ans- en contact avec les œuvres et les conceptions de Rodin. Celui-ci n'était pas un théoricien ; mais ce n'était pas non plus la brute purement instinctive qu’on voudrait parfois nous faire croire. Les propos recueillis par Paul Gsell, et publiés en 1911, deux ans avant la mort du maître, manquent peut-être d'originalité ; ils proposent néanmoins une conception cohérente de la création artistique, où une sensualité violente et peu dissimulée fait bon ménage avec un idéalisme bien dans le ton de l'époque. L’amant de Camille arpente lui aussi l'Empire des signes : "Tout est idée, tout est symbole"27 ; le corps exprime l'esprit, qui ne dédaigne pas de s'incarner dans la chair ; un paysage touche "par le sens profond qu'on y attache"28 (c’est donc qu'il connaissait la question de Mallarmé) ; l'art est le plaisir de l'esprit qui "pénétre la nature et qui y devine l'esprit dont elle est elle-même animée" avant de le "reproduire"29 : car -conformément à ce qu'enseignaient cent années plus tôt déjà Schlegel et Schelling- il ne s'agit pas de copier "l'extérieur" (le naturé) mais de rendre sensible le principe à la fois actif et secret (le naturant) dont la divination est le privilège de l'artiste. L'esprit, dit encore Rodin avec un coup d'œil réprobateur du côté des matérialistes, "certes fait bien partie de la nature"30, dans laquelle l'artiste soupçonne "une grande conscience semblable à la sienne", une Force qui "maintient les lois universelles et qui conserve les types des êtres"31, un Dieu en quelque sorte, échappant à l’emprise des dogmes, et qui se confondrait avec Prâkriti.
17Rodin. Les mallarméens. Est-ce tout ? Non : il y a encore les catholiques. J'ai mentionné déjà Huysmans -ce Huysmans dont le À Rebours avait mis Maeterlinck sur la voie de Ruysbroeck, et dont La Cathédrale, en 1898, témoigne de la même obsession des analogies verticales. On ne peut pas davantage passer sous silence Léon Bloy, le seul écrivain, assurera plus tard Claudel (non sans exagération) qui, durant ces tristes années quatre-vingts, ne fût pas "offensivement antichrétien"32. Or l'œuvre de Bloy ne se lasse pas d’arpenter les chemins qui mènent per visibilia ad invisibilia. Son alter ego Marie-Joseph-Caïn Marchenoir se réfère, dans le Désespéré (1886), aux mêmes fragments de saint Paul que nous avons trouvés partout ; et rêvant de se faire "le Champollion des événements historiques" (encore et toujours la métaphore du hiéroglyphe, qui ne vient pas de saint Paul...), il s'en autorise pour composer, non pas une exégèse de la nature, mais un Symbolisme de l'Histoire qui anticipe sur des livres (L'Âme de Napoléon, Jeanne d'Arc et l'Allemagne...) dans lesquels Bloy a voulu se faire l'historien de la Providence33. Il est vrai que les biographes des deux auteurs ne signalent aucune rencontre (Bloy effarouchait le jeune Claudel) ; et il est possible que Claudel n'ait vraiment découvert l'auteur de La Femme pauvre qu'en 1935, dans le livre de Stanislas Fumet. Mais le principe anagogique est suffisamment martelé dans les livres de Bloy pour qu'une lecture, même hâtive, ne puisse le laisser ignorer.
18Citons encore -nous l'avons déjà rencontré- le nom d'Ernest Hello, autre "grand écrivain catholique"34 au jugement de Claudel (qui n'a pas craint de le placer "bien au-dessus de tout", et de le mettre sur le même plan que Baudelaire, sans pouvoir toutefois retenir toujours quelques coups de griffes35), adepte avant Claudel de l'interprétation symbolique de l'Écriture. Un des récents commentateurs d’Hello extrait de ses Paroles de Dieu cette phrase -"Le monde visible n’ayant en lui-même ni sa raison d'être ni sa fin est l'expression du monde invisible"- pour y reconnaître "le cœur de sa pensée"36.
19Non, décidément : la religion du signe, cette posture qui consiste pour un poète à se placer devant les choses non pas afin de les décrire mais de les déchiffrer, et avec l'espoir d'entrevoir ainsi, à travers cette médiation, un fondamental que les uns appellent Dieu, d’autres la Vie, d’autres encore les Idées, cette religion n'est pas le propre de Mallarmé. Innombrables, et fort divers, sont à la fin du siècle ceux qui s'en réclament sans forcément avoir conscience que c'est ainsi le romantisme qui survit à travers eux.
20Il reste que survivre n'est pas tout à fait la même chose que vivre. S'il est légitime de s'interroger sur le crédit que les romantiques de la première génération ont véritablement accordé à leurs spéculations sur l’analogie verticale (les romantiques ont-ils cru à leurs mythes ? demanderait-on en paraphrasant Paul Veyne), a fortiori peut-on se demander jusqu'à quel point les contemporains d'Eiffel et de Berthelot, qui reprennent à leur compte les mêmes articles de foi, parviennent in petto à le préserver des ravages du doute. Nous avons vu plus haut ce qu'il en était de Mallarmé. Rodin bien sûr, à sa manière (qui n'est pas celle de Mallarmé) récite lui aussi le credo romantique, et vient faire une génuflexion, comme il se doit, devant le Symbole. Toutefois il conclut : "Le principal souci de l'artiste doit être de façonner des musculatures vivantes. Le reste importe peu"37. La tournure doublement hypothétique de la formule de Schwob que j'ai citée plus haut ("Si vous pouvez supposer un Dieu qui ne soit pas votre personne et une parole qui soit bien différente de la vôtre, concevez que Dieu parle : alors l'univers est son langage") en dit long sur l'usure de la croyance. Écrire que "tout en ce monde n'est que signes, et signes de signes", c’est s'inspirer sans doute de l'herméneutique romantique, mais c'est s'en inspirer d'une manière qui ne la laisse pas intacte, et dans laquelle le ne... que... et les génitifs emboîtés suggèrent moins le trop plein du sens que la déréalisation du monde - désigné comme une collection de signifiants dont le signifié est laissé en blanc...
21C'est là, probablement, la marque, ou l'une des marques, de cette crise de l'analogie dont on suit la progression depuis les poèmes en prose de Baudelaire, jusqu'à Lautréamont, à Rimbaud et à Mallarmé. De cette crise -crise ne veut pas dire effacement : mais trouble, soupçon, mise au doute- on a quelquefois voulu croire que Claudel s'est trouvé entièrement, et comme miraculeusement, préservé. Ce n’est pas tout à fait exact. Observons en premier lieu que si véritablement la crise de l'analogie est la cause profonde de la crise du vers à la fin du siècle, et de la vogue concomitante du poème en prose, la composition de Connaissance de l'Est, et l'absence presque complète de vers réguliers (exception faite pour Vers d'Exil) dans le volume des Œuvres poétiques, invitent à s'interroger plus avant sur l’imperméabilité prétendue de Claudel au scepticisme des modernes. On parle beaucoup de son cratylisme, et l'on y voit, non sans raison, le signe de la confiance qu'il conserve à l'analogie ; mais il n'est pas moins juste (et il est peut-être désormais plus nécessaire, j'y reviendrai) de relever que c'est un cratylisme qui parle sous la menace, un cratylisme qui a mesuré l'énorme puissance de l'adversaire, et qui est contraint à la défensive : "Je sais trop ce que les philologues pourraient m'objecter. Leurs arguments seraient encore plus accablants contre la valeur symbolique du signe écrit..."38. Et n'oublions pas non plus ces vers désabusés de Corona -stratégiquement disposés à la fin de la première partie- dans lesquels il est fait mention d'un homme qui fabrique "en dehors de ses heures de bureau [...] quelque chose d'affreux et de compliqué / Où il a mis tout son cœur et qui ne sert à quoi que ce soit"39. Nous voici tout à coup bien loin de l'orgueilleux poète-vates...
22Non, Claudel n'a pas été entièrement épargné par la crise de l'analogie. Mais face au doute qui ébranle le crédit dont a joui naguère la pensée analogique, tous ne réagissent pas de la même façon. Nombreux sont, à la fin du siècle, les poètes et les gens de lettres qui prenant acte de l'usure, ou du discrédit, du fondement philosophico-théologique de l'analogie, mais peu soucieux ou peu capables de s'en passer, renoncent à toute conceptualisation appuyée sur une pensée analogique unitaire et s'en remettent à la magie, voire "à la sorcellerie la plus primitive"40. Ce sont là des tentations auxquelles Huysmans, un temps séduit par la secte d'Eugène Vintras et de l'abbé Boullan (le docteur Johannès de Là-bas), et peut-être aussi Léon Bloy, n'ont qu'imparfaitement résisté. Ce sera, au début du siècle suivant, l'une des tentations des surréalistes : André Breton, à la fin de sa vie encore, n'hésitait pas à faire l'éloge de l'astrologie, "langue d’or de l'analogie"41.
23Le raidissement dogmatique de Claudel pourrait être une réponse d'une autre sorte : loin de marquer, comme il l’a dit, une rupture avec le romantisme, le retour à l'orthodoxie romaine devrait alors être compris comme une tentative pour refonder et relégitimer l'analogie, au moment où elle montre des signes graves de délitement. Tentative dans laquelle Claudel se trouve encouragé par certaines évolutions qui s'observent à la fin du siècle au sein de l'Église elle-même.
3. Un romantisme ecclésiastique ?
24J'ai signalé déjà la prudence avec laquelle l'institution ecclésiale traite d'ordinaire l'analogie, et plus encore l'idée d'un symbolisme de la nature, où elle est très prompte à soupçonner un avant-goût de panthéisme - ce panthéisme que l’abbé Maret, dès 1840, dans un livre qui avait fait grand bruit, avait dénoncé comme l'hérésie des sociétés modernes42. En France, tout au moins, les séminaires, profondément marqués par le rationalisme chrétien, ont longtemps hésité à sortir de la tradition cartésienne. Ceci explique suffisamment que l’adhésion souvent enthousiaste de certains auteurs catholiques -d'Ozanam à Bloy ou Hello- contraste sur ce point avec la circonspection des clercs43.
25Les choses ont-elles changé dans la fin du siècle ? On distingue, en tout cas, chez un certain nombre d’hommes d'Église, un intérêt nouveau pour ce qu'ils nomment désormais (en s'appropriant un vocable qui, en ce sens, n'appartenait pas à la tradition catholique44) la question du symbolisme.
26Cet intérêt se manifeste d'abord dans le domaine de l’histoire de l'art médiéval. Bien avant qu'Émile Mâle ne publie -en 1898, la même année que La Cathédrale de Huysmans- son ouvrage sur L'Art religieux du XIIIe siècle en France, le symbolisme de l'art médiéval est une vérité admise et reconnue. La revue L'Art chrétien, dirigée de 1857 (année de sa fondation) à 1881 par l'abbé Louis Corblet, auteur par ailleurs d'un Vocabulaire des symboles (1877)45, publie de multiples articles sur cette question. C'est notamment dans cette revue que Félicie d'Ayzac (1801-1881) publie certains de ses travaux sur les bestiaires médiévaux, dans lesquels elle tentait de retrouver "la grammaire du symbolisme".
27Pour ce qui est de la théologie, plusieurs publications témoignent du souci de la hiérarchie ecclésiastique -ou du moins d'une partie d'entre elle- de renouer avec un symbolisme désormais perçu comme une partie engloutie de l'héritage catholique. En ces années où l’on se soucie de restaurer la tradition chrétienne dans toutes ses dimensions, Mgr de La Bouillerie, archevêque coadjuteur de Bordeaux et (serait-ce un hasard ?) introducteur du néo-thomisme en France, se félicite dans son Étude sur le Symbolisme de la Nature interprétée d'après l'Écriture sainte et les Pères46 du "retour" vers le symbolisme qu'il constate autour de lui, après le "profond discrédit où cette science sacrée était tombée depuis deux siècles"47. Le premier de ses deux volumes est un "bestiaire spirituel" assez semblable -au génie près- à celui que Claudel écrira en 1948. On y apprend, par exemple, que le corbeau est l'image des âmes vicieuses et ignorantes ; que le chien figure le pécheur ; que le chameau représente le riche etc... Le volume suivant s'intéresse au ciel, au soleil, à la lune, aux pierres précieuses, à la mer, à l'eau, à l'arbre qui est, nous dit-on en citant saint Ambroise et David, la figure de l'homme : "Son tronc robuste est attaché au sol, mais sa cime se balance dans l'air"48.
28En 1866, un autre évêque, Landriot, publie un livre intitulé Le Symbolisme49. L'auteur n’est pas n'importe qui : évêque de La Rochelle et Saintes au moment où paraît son livre, il sera nommé archevêque de Reims l’année suivante, en 1867, et ses livres comptent parmi les succès de l’édition religieuse du temps. L'épigraphe empruntée à saint Cyrille d'Alexandrie : "Il faut du monde des corps comme d'une image très claire remonter aux régions spirituelles" ne l'empêchera pas d'avoir à se défendre contre des accusations de panthéisme. En mai 1948, Claudel colle dans son Journal un texte d'une page environ, tiré de l'introduction de ce volume : nul doute qu'il y voit alors une confirmation autorisée de ses propres vues.
29Citons enfin le nom du cardinal Pitra. Ce prélat (dont Landriot est le protégé) est un bénédictin, entré en 1841 dans l'abbaye de Solesmes dont le père abbé était alors le fameux Dom Guéranger, impétueux restaurateur de l'ordre en France (et restaurateur également de la liturgie, ce qui lui vaut l'admiration de Claudel). Collaborateur de l'abbé Migne lorsque celui-ci entreprit son énorme édition de la patrologie, passionné de cette "théologie symbolique" qui s'attache à montrer "le rapport constant de l'ordre naturel à l'ordre surnaturel"50, Pitra publia notamment entre 1852 et 1854 un Spicilegium Solesmense, dont les tomes 2 et 3 reproduisent une nomenclature latine attribuée à Méliton de Sardes (IIe siècle après J.C.). Cette "clé de Méliton" (qui poursuit de nos jours une modeste carrière dans les librairies occultistes) constitue une sorte de dictionnaire des symboles chrétiens, d'une lecture passablement aride. Cependant, le contenu en fut finalement divulgué bien au-delà du cercle étroit des érudits lecteurs du cardinal : grâce à La Bouillerie sans doute (dont l'ouvrage s'efforce d'offrir de la même matière une présentation moins austère) mais plus encore grâce à Huysmans, qui, s'il faut l'en croire, y puisa à pleines mains pour composer sa Cathédrale51.
30Peut-être ces quelques exemples permettent-ils de mieux appréhender le climat spirituel que le jeune Claudel a connu52. Écartons d'abord l'hypothèse qu'il aurait pu ne rien savoir de ceux que nous venons de mentionner : tous ces noms sont cités dans le traité Du Sens figuré de l'Écriture, et (exception faite de La Bouillerie) dans le Journal. Il est vrai que ces mentions sont tardives, et que Claudel n'emprunte le Spicilège de Pitra à l'abbaye de Hautecombe que dans l'été de 1937. Mais il a longuement songé à entrer dans ce même ordre bénédictin auquel Pitra appartenait ; mais il a séjourné, à diverses reprises, et dès le printemps de 1900, à Solesmes ; mais il a rencontré Huysmans à Ligugé. Comment douter que ce climat n'ait contribué à dissoudre les préventions que le symbolisme anarchique (voire impie) des romantiques et des symbolistes aurait pu lui suggérer à l'égard du symbole ? Si Claudel a jamais douté de l'unanimité de la tradition catholique sur la question du symbolisme -et j'ai donné plus haut quelques raisons de croire qu'il en fut bien ainsi- Landriot, La Bouillerie ou Pitra ont pu l'aider à écarter ces scrupules.
31Il n'est pas douteux, cependant, que le "retour" du symbolisme, faisant suite à son discrédit, est une conséquence de l'influence du romantisme sur l'Église de la fin du siècle. Les entreprises d'un Pitra ou d'un Migne ne sont pas par hasard contemporaines des travaux archéologiques d'un Mérimée ou d’un Viollet-le-Duc ; nous savons que Pitra et Landriot ont été des lecteurs de La Symbolique de Creuzer53 ; et l'ouvrage de l'évêque de La Rochelle ne se borne pas à citer saint Augustin, saint Bonaventure, saint Denys l'Aréopagite et (abondamment, en ces années qui précèdent l'encyclique Aeterni patris) saint Thomas : il se réfère également à de Maistre, Lamennais, Goethe, Humboldt, Schiller, Jouffroy, Sainte-Beuve... Le symbole, assure Landriot, est la clef non seulement "de la haute théologie, de la mystique", mais encore (dans la plus pure tradition romantique) "de la philosophie, de la poésie et de l'esthétique". Merveilleuse harmonie de la Tradition catholique et de la culture du XIXe siècle...
32Cette harmonie, Claudel -est-il besoin de le redire ?- a choisi pour sa part de ne pas la voir ou de la nier. L'attitude violemment polémique qu'il avait adoptée de longue date à l’égard du romantisme et spécialement de la "religion sans religion"54 des romantiques, lui interdisait sans doute l’indulgence et l'œcuménisme de Landriot. Accepter d’ouvrir les yeux sur la tradition analogique du romantisme, ce n'aurait pas été seulement rompre avec le manichéisme militant qu'il affectionne : c’eût été s'inscrire soi-même dans une tradition littéraire contre laquelle il n'a cessé d'appeler aux armes. C'est sans doute beaucoup demander.
4. Une refondation théologique de l'analogie
33Bien sûr on pourra se gausser de voir le néo-thomiste Claudel rejoindre de la sorte les spéculations analogiques de philosophes éclectiques en délicatesse avec Rome (Cousin), de théosophes huguenots (Swedenborg), d'idéologues humanitaires (Quinet) ou de confrères en poésie (Hugo) qu’il a poursuivis d’une longue et dure vindicte. Et l'on pourra aussi s'étonner qu'un auteur qui a tant brocardé les idoles du XIXe siècle, l'idole Progrès, l'idole Science, l'idole Humanité, n'ait jamais renié la Nature, autre idole, et véritable "dieu du dix-neuvième siècle" selon Michelet55.
34L’étonnement n'a rien d'artificiel, et le scrupule est si légitime qu'on le trouve formulé noir sur blanc dans le Journal. Étrangement, en effet, cet homme qui n’a cessé d'invoquer l’autorité de l'Écriture et de l'Église pour accréditer le symbolisme de la Nature, s'est quelquefois laissé aller à confesser les inquiétudes que lui donne "l'indifférence des docteurs et des Saints pour la Vie naturelle", et à souligner "le conflit" qui l’a, dit-il, longtemps tourmenté, entre cette indifférence et "le sentiment moderne" -il ne dit évidemment pas romantique- "qui s’attache de plus en plus" à la Vie naturelle56.
35Ceci conduit nécessairement à se demander si l'on n'a pas trop négligé, en faveur d'antithèses copieusement soulignées par le principal intéressé, l'affinité que le "sentiment religieux" de Claudel entretient avec celui des romantiques. Bien sûr, son amour des définitions ne s'accorde guère à l'éloge qu'ils font de l'infini : il semble bien être de ceux qui entendent, comme disait Hugo, "mettre Dieu dans un ostensoir". Sa religion très articulée, très théologique, s'oppose nettement à la religiosité romantique, qui supporte mal la bride du dogme et procède, ou laisse procéder, à ce que l’on a parfois appelé une euthanasie de la théologie. Ceci ne saurait pourtant faire oublier ce qu'il partage avec la plupart de ces prédécesseurs honnis. Si Georges Gusdorf a raison de décrire la spiritualité romantique comme une réaction contre "le séparatisme de la foi" qui tend à déshonorer la réalité du monde et la réalité de l'homme ; s'il est légitime de la définir comme un réalisme de l'incarnation, qui célèbre la latence de Dieu dans sa création57 - alors il faut bien admettre que la spiritualité de Claudel n’est pas uniquement le négatif de celle de ses devanciers. Toute sa poétique est assise sur la présence-absence de Dieu dans la nature, et sur le symbolisme supposé de celle-ci. Bien sûr, et en dépit de la référence à saint Paul, ce symbolisme avait surtout servi jusqu'alors à retrouver Dieu hors des églises, à sentir cet Être qui meut l'univers (comme disait le vicaire savoyard) tout en se tenant à distance des dogmes et des raisonnements des théologiens. Claudel au contraire s'emploie de façon continue à consolider l'assise théologique de l'analogie, et à faire oublier la carrière brillante qu'elle a poursuivie dans le siècle, comme s’il craignait qu’elle ne fût affaiblie, et presque rendue suspecte, par la faveur qu'elle a connue auprès de poètes impies, d'esthéticiens allemands et de philosophes sentant le fagot.
36Asseoir -ou rasseoir- l'analogie sur la scolastique et sur l'Écriture, ce n'est pas uniquement rendre à l'Église romaine les biens que lui ont empruntés à Iéna, un peu avant 1800, une poignée de séminaristes. Du point de vue de Claudel, très méfiant à l'égard des "voisinages" et des "mélanges" que les littérateurs infligent à la foi lorsqu'ils ne sont pas anti-chrétiens58, c'est également l'asseoir non sur le sable des opinions, des idées (ces idoles modernes), et des théories transitoires, mais sur le rocher du dogme, non sur l'une des voix qui se font entendre dans le brouhaha futile et dissonant des opinions esthétiques, mais sur la philosophia perennis, sur la parole de Dieu lui-même.
37Aucune idéologie, on l'a souvent observé, ne semble plus à la fin du siècle en mesure de fonder de manière durable une cohésion spirituelle59. Si jamais le romantisme a eu l'ambition de jouer ce rôle, le moment pour lui est passé. Ses grandes voix se sont éteintes, et le convoi de Hugo, que Claudel a suivi en 1885, roule déjà parmi les débris de ce que l'on a appelé les hérésies romantiques. Dans le champ littéraire, désormais, la prolifération accélérée des manifestes et des écoles est un signe -parmi bien d’autres- de l'affaissement des croyances collectives, prélude à la mise en place de ce que Norbert Elias appellera plus tard une société d'individus, et dont Claudel observe sans plaisir les progrès. Paradoxe d'un individualiste convaincu, qui tonne contre le subjectivisme, et s’adonne à la nostalgie du consensus omnium... Il n’est certes pas seul dans ce cas, et bien des auteurs du siècle qui s'achève sous nos yeux ont illustré cette aporie, quelles que soient par ailleurs leurs préférences politiques. Mais, pour sa part, c'est dans l'Église et la tradition de l'Église qu’il cherche le remède à l’individualisme exacerbé des modernes ; et il ne dédaigne pas de reprendre sur ce point les arguments de la droite traditionaliste et de certains néo-thomistes (le père Ventura, par exemple60) opposant à la philosophie inquisitive, qui croit devoir faire appel à la raison individuelle, une philosophie démonstrative, la bonne, constituée une fois pour toutes au Moyen Âge, et qui sait "qu'il y a des données essentielles qui doivent être établies en partant de données connues du genre humain et objets d'un témoignage universel"61. Cette antithèse entre la dispersion des opinions individuelles, caractéristique des temps modernes, et l'esprit prétendument "organique" du catholicisme médiéval62 se retrouve très précisément chez le Claudel qui se laisse aller à rêver d’une communauté dont les membres auraient le souci "de ne pas faillir à un chœur"63, ou qui, en 1909, confie à Jacques Rivière des pensées que celui-ci note comme suit :
Dans la philosophie du XVIIe siècle, on cesse de sentir les fondations profondes, toute la superstructure permanente sur quoi le Moyen Âge appuyait ses édifices. Au Moyen Âge les pensées s'ajoutaient à un ensemble de vérités déjà sûres : on avançait. Mais après le Moyen Âge chacun a tout recommencé pour son compte et en son nom. Chaque philosophe découvrant une idée qui était depuis longtemps partie intégrante du patrimoine de la philosophie catholique mais qui avait été oubliée, s'en croyait l'inventeur, et perdant la tête la développait sans restrictions, jusqu'à l'absurdité ; "le monde est plein de vérités chrétiennes devenues folles" (Chesterton)64.
38Étrange vision du Moyen Âge, et qui fait bon marché des affrontements par lesquels la maison commune a si souvent été ensanglantée. Il n'est pas superflu, peut-être, d'indiquer que ce discours s'oppose trait pour trait à celui de certains des meilleurs historiens actuels, décidément dépourvus d'indulgence pour la "néoscolastique fossile" des XIXe et XXe siècles, et qui ne manquent pas une occasion d'opposer sa raideur dogmatique à l’universalis dubitatio de veritate, la mise au doute de toute vérité, qui commande, par exemple, la Somme contre les Gentils65.
39Mais la refondation théologique de l'analogie n'a pas uniquement pour ambition de soustraire cette dernière à l'humiliation de l’historicité, au poison du relativisme : elle présente surtout, aux yeux de Claudel, l'avantage de réduire la tension qui existe, au sein du "conseil d'administration intérieur", entre le catholique dévot et le poète disciple de Rimbaud et de Mallarmé. Elle permet de soutenir que la poésie (théoriquement tout au moins) n'est pas autre chose qu'une certaine pratique de l'anagogie. On comprend qu'il ait fait sienne une "théorie spéculative" de l'art et de la poésie qui permet de proposer une alternative grandiose au projet de la science moderne, et de poser le poète en rival du savant ; on le comprend mieux encore si l'on se souvient que cette théorie, qui définit le projet artistique en termes d'ontologie, et confère à l'art une fonction quasi religieuse, a pu être qualifiée de théologique66.
40Il n'en demeure pas moins que cette réinscription catholique jette Claudel dans de nouvelles contradictions. D'une part, l'idée que la poésie puisse être une théologie est tout à fait contraire à l'enseignement d’Aristote ; l'aristotélisme, et après lui le thomisme (qui regarde la poésie comme "infima inter omnes doctrina"s, la dernière dans la hiérarchie des savoirs) sont résolument hostiles à toute poétique théologique, comme à toute métaphysique théocentrique des arts, et très difficilement compatibles avec elles67. D'autre part, la faveur de la théorie spéculative est historiquement solidaire d'un ébranlement de l'autorité de l'Église : elle ne confie en effet au poète une fonction spirituelle que dans la mesure où elle préconise "une formule nouvelle des relations du spirituel et du temporel"68. Or Claudel, s'il entend bien placer la poésie au même carrefour, ne saurait admettre que le sacre du poète puisse se faire contre l'Église de Rome. Aucune "explication orphique de la Terre" ne saurait légitimement prévaloir sur la catholique, et la poésie ne viendra jamais qu’en second : non seulement le savoir ontologique auquel elle prétend -à bon droit- ne doit pas s'écarter, sous peine de nullité, des enseignements de l'Église, mais sa certitude, sa valeur, seront toujours moindres. L'idée d'une relève de la religion par la poésie est de l'ordre de l'hérésie ou du blasphème. Dans ces conditions, l'herméneutique poétique ne peut conduire, semble-t-il, qu'à des vérités déjà sues, nullement à ce "nouveau" dont rêve le voyageur baudelairien, et que Claudel a pris la peine de récuser explicitement. N'est-ce pas alors courir le risque d'enfermer la poésie dans une fonction d'illustration, analogue à celle de Rodrigue coloriant des feuilles de saints ? Comment ne pas voir que cette hypothèque a lourdement pesé, pèse encore lourdement, sur la réception de Claudel ? Peut-on même douter qu'elle grève une part de sa production ?
41On peut craindre légitimement qu'à vouloir préserver la prétention du poème à dire l'être, tout en lui refusant la liberté d'investigation (c'est-à-dire à vouloir réinscrire la théorie romantique dans le cadre strict du dogme romain) Claudel ne conduise la poésie dans une impasse théorique. El s'il est permis de conclure aujourd'hui que cette crainte est non pas tout à fait illusoire (car enfin, on peut placer très haut cette œuvre sans déborder d'enthousiasme pour tel poème sur "Sainte Thérèse de Lisieux" ou "Le Mois de Marie"69) mais tant soit peu exagérée, ce n'est pas seulement parce que la pratique se joue des dragons de la théorie, et s'entend merveilleusement à faire glisser les nœuds dans lesquels les théoriciens s'efforcent de l'assujettir ; c'est que la poétique elle-même ne manque pas de ressources qui lui permettent de ruser avec le dilemme qu’on vient d'indiquer.
Notes de bas de page
1 L'Enthousiasme, O. Pr. 1396 (1953).
2 in Les Trois Harmonies, Paris, 1845, cité in Bénichou : Le Temps des Prophètes, p. 437.
3 Notes nouvelles sur Edgar Poe (1857), in O. C., II, p. 334. La mystique de Baudelaire, telle que l'expose J. Pommier, rappelle constamment celle de Claudel.
4 Respectivement dans "Que la Musique date du XVIe siècle" (in Les Rayons et les Ombres) et dans la Préface philosophique qu'il destinait aux Misérables. Ce dernier texte est cité in Bénichou, Les Mages romantiques, p. 321 ; Bénichou indique que c'est la seule fois où Hugo écrit "la formule de l'universelle analogie" ; il cite néanmoins plusieurs autres textes, des Contemplations notamment, qui font des animaux des signes, ou un alphabet, ou qui invitent à lire l'univers pour y déchiffrer ce mot énorme, Dieu (voir Bénichou, p. 318 sq.). - J. Pommier, par ailleurs, dans sa Mystique de Baudelaire (p. 77), cite cette phrase des Misérables : "Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos vices, errant devant nos yeux, les fantômes visibles de nos âmes". - La citation de Claudel vient du Bestiaire spirituel, O. Pr. 982.
5 Edmond et Jules de Goncourt : Journal, mardi 5 août 1873.
6 Dans Le Purgatoire de Dante cité in Bénichou, Le Temps des Prophètes, p. 199.
7 Jocelyn, Pléiade, p. 742 ; autres exemples, non moins explicites, p. 593, 694... Paul Bénichou cite par ailleurs un certain H. Patin qui, commentant en 1830 les Harmonies écrit : "Partout vous trouverez chez M. de Lamartine cette même confusion de la nature et du monde invisible, se servant l'un à l'autre d'explication ou d'emblème" (Le Sacre de l'Écrivain, p. 179).
8 Voir Le Sacre de l'Écrivain, p. 242 sq.
9 J. I, 703 (janvier 1926). Extrait des Soirées de Saint-Petersbourg, 10e entretien.
10 A. Viatte : Les Sources occultes du Romantisme, vol. 1, p. 79. Voir aussi Bénichou : Le Temps des Prophètes, p. 371, qui a rencontré la même formule sous la plume de Just Muiron, disciple de Fourier. Bénichou s'étonne de ne pas trouver cette formule dans saint Paul. Il cite Rom. I, 19-20 et Cor. I, XIII, 12, mais ne mentionne pas l'épître aux Hébreux. Le texte de celle-ci est traduit comme suit par l'école biblique de Jérusalem : "Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, de sorte que ce que l'on voit vient de ce qui n'est pas apparent" (ut ex invisibilibus visibilia fierent, dit la Vulgate).
11 Sur l'importance de Saint-Martin dans la genèse du spiritualisme romantique, voir, outre R. Ayrault et G. Gusdorf, A. Koyré, La Philosophie de J. Boehme, Paris, Vrin, 1929.
12 À propos de l'influence du Sartor Resartus (1836) sur les symbolistes, voir G. Michaud, Message poétique du Symbolisme, p. 203 sq. - Pour Coleridge, citons par exemple Frost at midnight (février 1798) qui mentionne "the lovely shapes and sounds intelligible / Of that eternal language, which thy God / Utters, who from eternity doth teach / Himself in all, and all things in himself" (Poems, p. 138-9). Coleridge a séjourné en Allemagne en 1798-99 avec William et Dorothy Wordsworth, et transposé en anglais de nombreux poèmes allemands. C'est dans l'Aurora de J. Boehme, lue alors qu'il était encore étudiant, et chez les néo-platoniciens, qu'il aurait découvert la théorie des correspondances. Nous savons que Claudel a lu Coleridge "avec un plaisir infini" (O. Pr. 1324) ; voir sur ce sujet P. Brunel, Claudel et le Satanisme anglo-saxon, CCC 8, p. 22.
13 Système de l'Idéalisme transcendantal (1800), cité in X. Tilliette : Schelling, une Philosophie en devenir, p. 228. Xavier Tilliette signale que le livre de Schelling a été lu et annoté notamment par Coleridge. - Cette métaphore de l'écriture chiffrée est omniprésente à cette époque en Allemagne (voir par exemple Curtius : La Littérature européenne..., p. 426 ; il cite Hamann, Herder, Winckelmann, Novalis, Baader, etc.).
14 "Un Poème de Saint-John Perse", O. Pr. 620. Il semble que Claudel ne connaisse Novalis que de seconde main, à travers notamment A. Béguin, ou le Novalis et la Pensée mystique, de M. Besset, qu'il lit en 1948. Encore ces lectures sont-elles très tardives.
15 Novalis, Fragments, trad. Maeterlinck, p. 307, 304.
16 L'Âme romantique et le Rêve, p. 54.
17 O. Pr. 514.
18 O. C., II, p. 133.
19 in Âmes et Thèmes romantiques. Voir notamment le chapitre intitulé "Le symbolisme de Baudelaire ",
20 Le Sacre de l'Écrivain, p. 259.
21 Voir à ce sujet Curtius : La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, p. 397 sq. ; Curtius cite Edward Young, Robert Wood, ainsi que Goethe, Herder, et Jakob Grimm.
22 Dans la préface de son second recueil de contes, Le Roi au Masque d'or, repris in Spicilège, p. 150.
23 La phrase de Gide est extraite des Nourritures terrestres (p. 154). On lit à la page suivante cette sentence de Ménalque : "Dieu [...] c'est ce qui est devant nous". - Maeterlinck a traduit Ruysbroeck en 1891. Les propos rapportés proviennent d'un article de 1897 sur "La Mystique flamande", cité par Paul Gorceix dans son avant-propos à la réimpression de la traduction de Maeterlinck des Fragments de Novalis.
24 "L'Entretien sur des Poèmes", in Lettre de Lord Chandos et autres textes, p. 63. Le texte date de 1903.
25 "Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur", écrit par exemple Proust dans Le Temps retrouvé (ARTP, III, 890).
26 Il a fréquenté l'atelier de Rodin ; voir "Philippe Berthelot ", O. Pr. 1278.
27 Rodin, L'Art, Entretiens réunis par Paul Gsell, p. 217.
28 Ibid. p. 218.
29 Ibid. p. 5, 31.
30 Ibid. p. 31.
31 Ibid. p. 219, 235.
32 "À part Léon Bloy, tout le monde était offensivement antichrétien" (Interview de 1953, recueillie par M. Thomassin, et citée in Antoine : Claudel ou l’Enfer du Génie, p. 69). Huysmans, dit Claudel dans le même entretien, "n'avait pas encore publié ses livres catholiques" : le premier de ceux-ci est en effet En Route, paru en 1895. Mais sa sympathie se marque bien avant.
33 Voir par exemple Mon journal, 12 septembre 1897 : "le visible est la trace des pas de l'invisible", cité in S. Fumet, Mission de Léon Bloy, p. 170. Pour Le Désespéré (1886) voir p. 157 et 94 de l'édition du Livre de Poche, 1969.
34 Claudel, dans une lettre à J. Madaule, se plaint du silence que l'on s'est ingénié à faire autour de "tous les grands écrivains catholiques, Baudelaire, Hello, Bloy etc." (cité in Antoine, op. cit. p. 255).
35 L'éloge de Hello -et la locution citée- se trouve dans un entretien avec R. Barrat, Témoignage chrétien, 7 mai 1948. Sur les réserves, voir par exemple le Journal (I, p. 626) qui compare sans aménité le style de Hello à celui de Michelet ou de Carlyle : "Chaque phrase est une secousse et le tout fait comme une danse de Saint-Guy".
36 La citation de Hello est tirée de P. Kéchichian : Les Usages de l'Éternité, essai sur E. Hello, p. 185.
37 Rodin, op. cit. p. 217.
38 Positions..., O. Pr. 90.
39 O. Po. 446.
40 Vadé, op. cit. p. 429.
41 Perspective cavalière, p. 48.
42 Henri Maret : Essai sur le Panthéisme dans les sociétés modernes.
43 Voir sur ce point Frank P. Bowman, Le Christ romantique, p. 197-198, qui assure que ce courant d'idées se situe "tout à fait en dehors de l'Église".
44 Significatives sont à cet égard ces lignes que l'abbé J.J. Bourassé écrivait en 1847 dans l'introduction à l'ouvrage de J. Mason Neale et B. Webb, Du Symbolisme dans les Eglises du Moyen Age, qu'il traduisait en français : "Si nous procédions suivant toute la rigueur des termes, nous adopterions l'expression d'allégorie ou d'allégorisme, de préférence à celle de symbolisme. La première est consacrée en théologie, où elle a un sens déterminé ; la seconde est nouvelle et vague. Mais l'allégorie, telle que la comprennent les théologiens et les interprètes de l'Écriture sainte dans son emploi exégétique, n’est pas familière aux personnes du monde ; et comme ce mot allégorie dans les compositions poétiques offre un sens littéraire absolument différent, il était grandement à craindre qu'il n'en résultât une déplorable confusion" (cité in Lubac : Exégèse médiévale, vol. 4, p. 178).
45 Paris, Baur, 1877.
46 Victor Palmé, 1864, 2 vol. ; une seconde édition paraîtra en 1873.
47 Page 9.
48 Ibid. p. 227.
49 Victor Palmé, 1866.
50 Lettre de Pitra datée du 13 mars 1874, citée in Laurant, La Clef du symbolisme de Méliton de Sardes. Recherches sur le symbolisme au XIXe siècle, p. 115. Page 68, il cite l'épître aux Romains, I, 20.
51 Voir la lettre de Huysmans à une lectrice qui l'interroge sur ses sources, citée dans La Cathédrale, éd. Christian Pirot, 1986, p. 362.
52 Ajoutons que Pitra se fait l'avocat d'une lecture allégorique de la Bible. Contre "le rationalisme protestant et contemporain" et contre le jansénisme, il dresse lui aussi l'utopie médiévale. Il est vrai que son Moyen Âge n'est pas celui de Claudel, car il a peu de sympathie pour le rationalisme scolastique. Voir Laurant, op. cit. p. 33.
53 Voir J.-P. Laurant, op. cit.
54 Positions et propositions, O. Pr. 24.
55 Histoire du XIXe siècle, tome III, p. XII, cité in Bénichou, Le Temps des prophètes, p. 563.
56 J. I, 524.
57 Voir G. Gusdorf, Du Néant à Dieu dans le Savoir romantique, p. 113 et 197-8.
58 Lettre à A. Béguin, du 11 août 1942, citée dans J. II, 408.
59 Voir par exemple Vadé, op. cit. p. 466.
60 Le père Ventura de Raulica, établi à Paris en 1851. est un ancien libéral qui s'est totalement détaché du libéralisme catholique. Il est l'un des principaux artisans de l'implantation du néo-thomisme en France. Voir Foucher, La Philosophie catholique en France au XIXe siècle..., p. 240.
61 Foucher, op. cit. p. 242.
62 L’antithèse vient de loin : c'est un lieu commun abondamment illustré par les néo-catholiques du début du siècle, les saint-simoniens et Auguste Comte en personne. Voir Le Temps des Prophètes, p. 188 et 317 sq.
63 Conversations dans le Loir-et-Cher, O. Pr. 721.
64 Correspondance PC-JR, p. 144.
65 Voir par exemple la notice consacrée par Alain de Libera à la Summa contra gentiles dans le Gradus philosophique, p. 765 et suiv. Au demeurant, le non-dogmatisme de Thomas d'Aquin a été reconnu dès le XIXe siècle par tous ceux de ses lecteurs que l'esprit de parti n'aveuglait pas.
66 Schaeffer, op. cit. p. 88-89.
67 Voir Curtius : La Littérature européenne.... p. 674. Voir également p. 266 sq. et encore l'excursus XI (La Poésie et la scolastique) qui montre que c'est l'essor de la scolastique qui ouvre précisément un fossé entre science et poésie. - La citation latine de saint Thomas vient de Somme théologique. la, q. 1, art. 9.
68 Bénichou, Selon Mallarmé, p. 381.
69 L'un et l'autre dans Visages radieux, O. Po. 813 et 839.
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