2. De la connaissance scientifique
p. 45-78
Texte intégral
1Claudel n'a pas ménagé ses critiques à l’égard de la science impie. Il a protesté violemment contre la propension des contemporains de Taine et de Renan à adorer cette nouvelle idole, et il lui est arrivé de promettre l'enfer à l’Européen "damné par la connaissance"1. De cette malédiction, Besme l'ingénieur est encore une fois le meilleur emblème : honoré comme un demi-dieu, il s'est "par la connaissance [...] placé hors de la connaissance"2 ; au bout de ses travaux, il ne trouve que nihilisme et désespoir.
2Tout cela est bien connu. On dit moins que Claudel ne s'est pas contenté de vouer aux flammes infernales les savants positivistes qu'a produits le XIXe siècle : on oublie qu’il a fait plusieurs fois leur éloge. Laissons Sous le Rempart d'Athènes, ce dialogue philosophique composé en 1927 pour célébrer -ô ironie !- la mémoire d’un ami intime de Renan qui avait cru pouvoir annoncer un jour que le monde serait bientôt sans mystère : le cas de Marcelin Berthelot est quelque peu particulier, puisqu'il se trouvait avoir engendré certain secrétaire général du Quai d'Orsay, qui avait sollicité Claudel, dont il était l’ami et le protecteur. Mais, toute amitié mise à part, le Journal -quitte à s'indigner ailleurs de l’"écœurante" grossièreté des savants modernes", spécialement des américains3- dispense volontiers des louanges aux hommes de science, tellement préférables aux gens de plume. C'est ainsi que jouant, dans sa retraite de Brangues, au jeu des grands français du XIXe siècle, l'ancien auditeur des Mardis désigne Pasteur et Lesseps (avec Lyautey - et, en tête de liste, le journaliste Louis Veuillot !), mais pas un seul écrivain4 ; et le Journal de Jules Renard nous a conservé le souvenir de la vive admiration pour les ingénieurs que notre consul en Chine se plaisait, en 1900, à professer devant ses amis littéraires ; eux "produisent" disait-il, "de la réalité"5...
1. Éloge de la science
3Provocation ? Sans doute ; mais pas uniquement. Autour de 1900, au moment où Claudel commence à songer à l'Art poétique, où il compose les proses "scientifiques" et philosophiques de Connaissance de l'Est, les évanescences symbolistes sont décidément passées de mode. La corporation littéraire n'en est plus à prendre des mines effarouchées ou dégoûtées devant la science. Albert Mockel, en 1894 encore, pouvait s'offusquer de ces "mots prosaïques ressortissant au vocabulaire de la philosophie ou empruntés à la terminologie de la science" qui, disait-il, "font souffrir"6 -parce que sans doute ils gênent l'éclosion sur le papier de cette Idée dont "l'Enfance" lui semblait avoir "les frêles délicatesses d'un camélia blanc"7... Mais il ne faudrait plus attendre bien longtemps désormais pour que Remy de Gourmont, invitant ses confrères à faire entrer la science dans la littérature (et réciproquement), affirme que "le temps des belles ignorances est passé"8 ; et pour que les abonnés du Mercure de France -ce même Mercure, justement, auquel Claudel confie "Proposition sur la lumière" en juin 1899, avec "Le Sédentaire" et "Cà et là"- puissent lire, sous la plume de Jean de Tinan, ces lignes destinées à inaugurer une nouvelle chronique mensuelle consacrée à la biologie :
Il semble qu'aujourd'hui l'indifférence des "littérateurs" pour les choses de science se fait un peu moins sereine. Ce sont des curiosités. Je crois que M. G.-Albert Aurier, s'il était encore des nôtres, n'écrirait plus : "Il serait temps de réagir et de chasser l'intruse de la maison, la science, "l'assassin de l'oraison" et de renfermer, si c'est possible encore, les savants envahissants dans leur laboratoire". La "science" est devenue, au contraire, l'oraison de beaucoup d'entre nous9.
4Elle n'est certes pas devenue l'oraison de Claudel : ni à ce moment, ni jamais ; et il s'est bien gardé -à l'inverse d'un René Ghil, oubliant au début du siècle son très mallarméen Traité du Verbe de 1886 pour célébrer Sully Prudhomme et Népomucène Lemercier- de se faire l'apôtre d'aucune "poésie scientifique"10. Cependant, les lecteurs du Journal savent qu'il n’est pas rare d’y rencontrer des coupures de presse faisant état de découvertes ou de réflexions de scientifiques plus ou moins renommés ; ils peuvent constater, surtout, que Claudel tout au long de sa vie, n’a cessé de lire des ouvrages susceptibles de l’éclairer sur les théories scientifiques des XIXe et XXe siècles, et sur les hommes qui les ont conçues. Il a lu des titres fameux, bien sûr : l'Introduction à l'Étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, L'Homme cet inconnu, du docteur Alexis Carrel, qu'il a rencontré aux États-Unis, avant de lui dédier Prâkriti en témoignage "d'affectueuse admiration". Mais on peut également citer - à titre d'exemples, et sans aucunement prétendre à l'exhaustivité : en 1907, L'Évolution de la Matière, du docteur Gustave Le Bon, où il put trouver des informations sur l'énergie intra-atomique ; en 1909, un ouvrage du biologiste belge Grégoire sur Le Matérialisme contemporain et le Problème de la vie (il transcrit dans le Journal un paragraphe relatif à la constitution chimique de la cellule) ; en 1913, le Traité de Chimie de Lavoisier (ou du moins la préface) ; en 1918, La Théorie physique, son Objet et sa Structure de ce très singulier physicien thomiste que fut Pierre Duhem (par ailleurs brillant historien des sciences, et ennemi juré de Marcelin Berthelot) ; en 1922, la biographie de Pasteur par Vallery-Radot ; en 1923, La Dégradation de l'Énergie de Bernard Brunhes ; en 1924, une vie d'Ampère, et deux ans plus tard, la Philosophie des deux Ampère, de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire... La technicité ne le rebute pas : en 1904, il cite (y a-t-il un rapport avec la composition de l’Art poétique ?) un austère traité en quatre parties du mathématicien Duhamel, intitulé Des Méthodes dans les Sciences du raisonnement, que Taine, notamment, avait lu avant lui.
5Ajoutons que nombre d'ouvrages de Claudel, s'ils ne sont évidemment pas (ni d'ailleurs ne prétendent être) des ouvrages scientifiques, se risquent sur des terrains que la plupart des poètes ses contemporains préfèrent abandonner prudemment aux hommes de science. C'est le cas, en 1946, de la préface qu'il donne à l’ultime ouvrage du biologiste Paul Vignon, intitulé Au Souffle de l'Esprit créateur (ce texte fut en partie repris pour servir de préface au Bestiaire spirituel en 1948) ; c’est le cas encore d'Ossements, inspiré en 1936 par la galerie d'ostéologie du Museum, de La Légende de Prâkriti qui est, en 1932, une magnifique méditation sur la nature et sur la création ; c’est le cas de l'Art poétique, publié dès 1907. C'est le cas, également, des proses de Connaissance de l'Est mentionnées un peu plus haut.
6Bien entendu, personne n'imagine que Claudel (comme Goethe selon Novalis) "fait époque dans l'histoire de la physique" : ses lectures sont celles d'un profane qui se renseigne, elles n’ont rien de méthodique, sauf à considérer que le désir de trouver dans les livres des scientifiques des confirmations de ses propres vues peut être un principe de méthode ; surtout, elles ne le mettent pas à l'abri des bévues plus ou moins graves qui guettent l'amateur égaré parmi les discours techniques. Si certains de ses admirateurs ont pu être tentés de surestimer l'information et la portée de l'Art poétique à cet égard, les hommes de science -et les mieux disposés à l'égard de Claudel- se montrent passablement critiques11. Ils sont prêts à saluer la pertinence de ses propos tant qu'il s'en tient aux idées générales, et même à reconnaître que les progrès de toute science "reposent sur des principes nouveaux", lesquels ne sont pas nécessairement élaborés par les scientifiques patentés (et de rappeler l'exemple de Goethe, ce qui ne dut pas procurer à Claudel une satisfaction sans mélange) ; mais ils jugent sévèrement plusieurs chapitres de son livre, notamment "les considérations qu'il fait sur le système nerveux central" qui leur semblent "bien arbitraires" :
Ce chapitre montre bien le grand danger qu'il y a pour certains poètes à venir butiner la science officielle et à apprendre, peut-être de bons amis, quelques notions de physiologie. C'est ainsi que le courant d'action devient une vibration des nerfs ; il en résulte un mélange assez obscur de notions intuitives et de faits scientifiques12.
7On peut reconnaître à l'Art poétique "une valeur biologique"13 (les auteurs considérés l'aperçoivent pour l'essentiel dans une conception plus riche et plus souple de la relation de causalité, et dans la théorie du conaître, qui leur paraît autoriser des rapprochements avec l'un des fondateurs de l'éthologie moderne, Jakob von Uexküll14) sans pour autant perdre de vue que Claudel manipule sans précautions et sans rigueur des notions grapillées ici ou là, au hasard des lectures et des sommaires de revues. Le principal intéressé était du reste parfaitement conscient de ces lacunes, qui à propos de Sous le Rempart d'Athènes, note son souci de ne pas "entrer dans les détails où [son] défaut de compétence technique serait devenu trop manifeste et [l]'aurait couvert de ridicule"15.
8Toutefois, ce défaut de compétence ne l'a jamais conduit à se retrancher derrière un prudent et commode non possumus, ne l'a jamais dissuadé de poursuivre l'élaboration de ce qu'on pourrait appeler une philosophie de la nature16. Elle ne l'a jamais détourné non plus d'une réflexion à caractère philosophique sur la science : sur sa validité, sur ses limites, ou encore sur les rapports qu'elle peut ou doit entretenir avec ces autres modes de connaissance que sont à ses yeux la religion ou la poésie. C'est à quoi s’attachent par exemple ces lignes, que j'extrais d'une conférence prononcée à Baltimore en 1927, puis reprise dans Positions et Propositions sous le titre "Religion et poésie" :
La science ne s'occupe que des choses visibles Son affaire est d'aller de l'effet à la cause, d'une chose matérielle à une autre chose matérielle, du fait à la mesure. Son domaine est ce que les choses sont, non pas ce que les choses signifient. Des facultés humaines, elle n'utilise que la raison, raison nourrie par la mémoire et stimulée par l'imagination. C'est un pouvoir de constatation, ce n'est pas un pouvoir de création. La science essaie de classer, de systématiser et d'utiliser ce qui est autour de nous et pour cela elle n'a pas besoin de mettre en jeu toutes les facultés de l'esprit humain, de l'âme et du corps, de l'intelligence et du cœur17.
9Ce texte a le mérite de définir clairement ce qui fait aux yeux de Claudel l'insuffisance de la science (elle ne connaît que le visible, elle travaille sur un seul plan), mais également sa légitimité : on ne rencontre en effet chez lui aucun anti-rationalisme systématique ("La raison est bonne", dit une autre phrase du même texte), alors même que ce motif avait été, par haine de l'esprit des Lumières, un lieu commun du traditionalisme catholique pendant une grande partie du XIXe siècle, avant de connaître, auprès des poètes du siècle suivant, une faveur sur laquelle il n'est pas utile d'insister. Claudel peut éprouver ici ou là le besoin d'assigner des limites à la raison, et spécialement à la raison individuelle, qui s'émancipe un peu vite à son goût des vérités de la foi et de la tradition ; il peut parfois souligner l'insuffisance de la raison discursive, et donner sa préférence à d'autres modes de pensée. Mais, en bon disciple d'Aristote, il est loin de dédaigner le syllogisme ; et ainsi que l'observait Jean Wahl, il ne met pas en doute la "calculabilité de la nature", même s'il croit aussi à une "naturalité de la nature"18, plus profonde, et hors de la prise des mathématiques. Il ne songera, semble-t-il, que tardivement (sous l'influence peut-être de ce qu'il voit de la modernité américaine depuis son ambassade de Washington19) à remettre en cause l'entreprise d'exploitation et d'asservissement de la nature par l'ingénierie scientifique. En règle générale, il s'est efforcé d'être (ou s'est spontanément trouvé) "sympathique à ce qui changeait et se transformait sous [ses] yeux"20. La déploration du désenchantement du monde -telle qu'on l'entend, par exemple, chez le Musset de La Coupe et les Lèvres, ou dans le Sonnet à la Science de Poe, que Mallarmé avait mis en français- est rare sous sa plume, et, dans sa jeunesse tout au moins, il ne semble guère douter que l'homme a été créé pour être le maître. En cela, il est sans doute l'héritier de Bossuet disant sa fierté à voir la créature humaine "fouiller partout hardiment comme dans son bien" et "signaler son industrie" dans toutes les parties de l'univers21 ; mais il est aussi -surtout- le contemporain des ingénieurs positivistes qui asseoient sans état d'âme la domination de l'homme sur la nature, et avec lesquels il construit des lignes de chemin de fer en Chine.
10Sa critique de la science se fonde sur d'autres considérations.
2. Critique de la science
11"Dans la nature visible", avait dit Taine après Spencer et beaucoup d'autres, "tout est problème de mécanique"22. Au contraire Claudel : "les choses ne sont point comme les pièces d'une machine"23. Qu'on ne compte pas sur lui pour expliquer l'univers par le jeu de billard des mobiles moteurs, comme fait l'auteur de l'Intelligence. Non : l'effet ne se résorbe pas dans la cause, "toute créature est créatrice". Ce n'est pas qu'il dédaigne les métaphores mécaniques, auxquelles il demande notamment des images de puissance. On rencontre même dans les Œuvres en Prose de la Pléiade des Poèmes mécaniques (titre que les éditeurs n'ont trouvé nulle part ailleurs que dans le manuscrit de Contacts et Circonstances) qui chantent les louanges de l'avion et de la motocyclette. Ajoutons qu'il arrive à cet ennemi de Descartes de prêter le flanc aux accusations de mécanicisme : ainsi lorsqu'il propose une définition de la sensation comme choc, ou lorsqu'il se laisse aller, dans sa théorie du signe, à former des propositions qui rappellent curieusement l'associationnisme de Taine24. Cela n'entame pourtant que de façon très marginale sa critique véhémente du déterminisme rigoureux, de la causalité mécanique, chéris par l'auteur de l'Intelligence : c'est ce mode d'explication des phénomènes, emprunté à la science qui était alors la plus prestigieuse de toutes -la physique- puis généralisé avec plus ou moins de bonheur et de doigté, qui, dans l'Art poétique, est sa cible principale :
Nous ne chercherons point à comprendre le mécanisme des choses de par dessous, comme un chauffeur qui rampe sur le dos sous sa locomotive25.
12Les raisons de ce dédain sont multiples. Il est clair, notamment, que Claudel entend substituer au "par dessous" un "tout ensemble", qu’il prétend remplacer la vision myope et rampante du mécanicien positiviste par une vue synthétique, surplombante, et si je puis dire embrassante. Mais sa principale objection contre le déterminisme strict des mécanicistes, c'est bien sûr qu'il conduit à se passer de Dieu. On connaît le mot de Laplace à Napoléon qui l'interrogeait sur le rôle de Dieu dans son système : "Sire, je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse"... Le mécanicisme engendre le naturalisme, au sens théologique du mot. Bien sûr, tous les mécaniciens n'écartent pas absolument l'hypothèse d'un Créateur ; ils l'écartent d'autant moins que plus d'un bourgeois positiviste veut croire à l'utilité morale et sociale de la religion (ce qui met Claudel en fureur26). Mais leur Dieu, lorsqu'il existe, est un Dieu qui, comme l'écrit un père Jésuite à la fin du XIXe siècle, s'est "lié les mains en promulguant à l'origine ces lois universelles et inexorables qui régissent l'Univers"27, et leur religion n’est plus désormais de l’ordre de la connaissance : puisque la science couvre tout le champ du connaissable, puisque tout ce qui mérite le nom de savoir ressortit nécessairement à telle ou telle des disciplines constituées par la sacro-sainte classification des sciences, il ne reste plus désormais aux Églises que la gestion de ce domaine ingrat que Herbert Spencer appelle l’inconnaissable.
13On a bien oublié aujourd'hui cet auteur, que Nietzsche nommait le "pédant anglais", mais dont Burdeau, le professeur de philosophie de Claudel à Louis-le-Grand, n'avait pas dédaigné de traduire les Essais en 1877-79, avant de mettre en français Schopenhauer. Et l'on a oublié aussi l'immense faveur que l'inconnaissable a connue dans le dernier tiers du siècle, au moment où on lisait les Premiers Principes de Spencer (1862, traduits en français en 1871), et où le prestigieux physiologiste allemand Du Bois Reymond prononçait à Leipzig un discours dit de l'Ignorabimus (1872) afin d'indiquer les bornes que l'esprit humain ne pourrait jamais franchir. Le philosophe russe de Roberty, positiviste anti-relativiste, a consacré en 1889 tout un livre navré au succès de cette notion : tout en prenant personnellement ses distances avec "le grand principe agnostique" qu'il retrouvait chez Kant et toute sa postérité, chez Spencer, chez Auguste Comte..., il constatait que surnaturel et inconnaissable étaient désormais des termes interchangeables. Ce sont, écrit-il, "deux noms différents qui s'appliquent à un seul et même objet"28.
14On devine ce qu'aux yeux du néo-thomiste Claudel un tel agnosticisme peut avoir d'inacceptable. Corollaire de l'interdiction prononcée par les positivistes à l’encontre des causes finales, il conduit en effet à refuser toute pertinence, toute légitimité épistémologique à la théologie - cette théologie qui naguère encore se définissait elle-même comme la première des sciences et qui désormais se trouve vouée, comme l'écrira bientôt Borgès, à n’être plus qu’un canton à peu près déserté de la littérature fantastique. La seule religion qui subsiste dans ces conditions ne peut être qu’aux antipodes de la foi dogmatique et fortement articulée de Claudel ou des Pères de l’Église : ce ne peut être qu’une religion effusive et sentimentale, "amorphe" écrit en 1896 le philosophe Alfred Fouillée29, une religiosité "douceâtre et niaise", en somme, à la Lamartine ou à la Renan30.
15L’éloge de l'intelligence, à quoi Claudel se livre en plusieurs occasions, doit être notamment relu à la lumière de ce débat. Il ne répond pas seulement au franciscanisme de Jammes, impatient d’aller au paradis avec les ânes, ni à l’anti-intellectualisme d’un Proust ou d’un Barrès ("Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence" : c'est la première phrase du Contre Sainte-Beuve31). Si l’on admet que l’intelligence n’est pas autre chose que la faculté de connaître (c’est en ce sens que l’entendait Taine dans le livre qui porte ce titre, et qui donc, soit dit en passant, n’est rien d’autre qu’un Traité de la Connaissance...), on ne peut guère douter que l’éloge de Claudel réponde également à l’agnosticisme qui se répand à l’ombre du positivisme, et dont la plupart des contemporains ont signalé le progrès ; il vise à restaurer la confiance dans la capacité de l’homme à connaître la Vérité, et pas seulement des vérités, à atteindre l’Essence par-delà les phénomènes, et par là-même à rétablir la dignité de l’affirmation.
16Pourtant -et c’est là l’un des paradoxes que Claudel partage avec plusieurs de ses coreligionnaires- l’agnosticisme qui le révolte ou l’agace s'il porte sur les choses d'en haut (il rappelle à l’occasion à Frizeau que la thèse selon laquelle "Dieu est absolument hors de notre connaissance est une hérésie moderniste récemment condamnée"32) cet agnosticisme lui convient à merveille s'il permet, dans l’étude de la nature, de maintenir le cœur des choses hors de la prise du rationalisme scientifique. Lorsque Besme, peu avant de mourir, confie que "toutes choses sont inexplicables", et vante cette "science sous la science"33 qu’une lettre à Gide nomme "la délectable Ignorance"34, il vise bien sûr cet Individuum ineffabile dont la science ne sait rien dire ; mais aussi cette inconnaissable réalité, constituée par ce qui reste lorsqu'on a énuméré, dit Spencer, tous les caractères connaissables d’un objet - épuisé, dit Besme, "cela qui n’est pas essentiel". Sur ce point, Besme s’accorde à la fois avec tel médecin thomiste assurant, en 1876, que "l’essence des choses nous est inconnue", que "nous ne connaissons et ne pouvons connaître l’essence de rien"35 et avec ce qu’Auguste Comte avait formulé ainsi :
toute étude de la nature intime des êtres, de leurs causes premières et finales, est absolue ; toute recherche des lois des phénomènes est relative puisqu'elle subordonne le progrès de la spéculation au perfectionnement de l'observation, sans que l'exacte réalité puisse être, en aucun genre, parfaitement dévoilée36.
17Cet agnosticisme-là, Claudel le fait sien -au tournant du siècle tout au moins, entre 1897 et 1904- dans la mesure exacte où il lui permet de dramatiser les carences de la science dans ce qui est pourtant son domaine de compétence, à savoir le monde matériel : mais là où les positivistes considèrent avec un majestueux dépit "cet océan inconnu qui vient battre à notre rive et pour lequel nous n'avons ni barque ni voile", selon le mot fameux de Littré, lui exulte parce qu'il voit là le moyen d'accuser l'insuffisance du savoir scientifique. Si, quoi qu'en pensent ces professeurs allemands qui ne craignent pas de terminer un livre par un chapitre benoîtement intitulé "Solution des énigmes de l’univers"37, la science n'a pas réponse à tout, s'il existe d'autres manières, non moins légitimes ni fécondes, d'interroger le réel, le monde alors peut redevenir pour chacun cette source qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être :
Je veux rendre aux hommes l'ignorance, la bienheureuse certitude que les choses sont vraiment ineffables, qu’elles ne nous feront pas défaut, qu'elles sont inépuisables en tant qu'aliment pour notre esprit, en un mot que nous ne pourrons jamais les connaître38.
3. Claudel en son temps
18Claudel s'est montré fort discret sur la provenance des matériaux intellectuels qui lui ont servi à construire sa critique de la science, et notamment la plus développée de toutes, qu'on trouve dans l'Art poétique. Les quelques noms qu'il a cités -saint Thomas, E. Poe...- sont des indications utiles, nous le verrons, mais tout à fait insuffisantes. S'est-il plu à magnifier quelque peu son isolement ? L’absence de référence à des auteurs contemporains pourrait en tout cas laisser penser qu’il a affronté seul l'hydre positiviste, uniquement armé de la Somme théologique - avec, tout au plus, l’appoint tardif, inattendu, et somme toute superflu de Bergson. De même qu'il s'est plu à accentuer l'isolement du converti de 1886, de même il ne lui déplaît pas d'apparaître comme le paladin solitaire chargeant la horde innombrable des professeurs positivistes : plus l'erreur aura été profonde et complète, plus le triomphe de la vérité sera éclatant et glorieux. C'est en gardant en tête ce dessein dramaturgique qu’il faut relire, dans Ma Conversion, la description fameuse des "tristes années quatre-vingts", ou encore ces lignes extraites de Richard Wagner :
Songez au cours de quelles années Richard Wagner a poursuivi sa carrière. C'est l'époque de Darwin de Herbert Spencer et de Haeckel, et de la conquête du monde par le chemin de fer et par la machine. Parsifal est représenté en 1883. C'est l'année où le triomphe matérialiste connaît son apogée. La gloire de Taine et de Renan couvre tout ; notre poésie se consacre à colorier des cartes postales, notre roman est le roman naturaliste On n'ouvre pas un livre, pas un journal, sans y trouver des attaques et des railleries contre la religion [...] Là-bas dans sa Russie, Dostoïevski est profondément ignoré. C'est le moment où seul sur la colline de Bayreuth au-dessus de l'Europe abaissée, au-dessus de l'Allemagne qui se crève d'or et de bonne chère, Richard Wagner confesse le Christ sous sa forme sacramentelle39.
19Il y a évidemment beaucoup de vérité dans ce tableau, et si on le rapproche du portrait subtil et amusé que Valéry a brossé (dans Variété40) du "jeune homme de 1886", on peut être frappé, nonobstant les différences de ton et d'attitude, par de multiples consonances. Valéry, toutefois, ne manque pas d'observer que les écoles triomphantes commençaient alors "à manquer dans leur triomphe des forces qu'elles avaient consumées pour l'obtenir"41. Henri Guillemin, commentant voici une trentaine d'années la conversion de Claudel, n'a pas dit autre chose42. Pour s'en tenir aux questions religieuses, on citera ici une récente histoire du catholicisme français, qui arrête le bilan du siècle dans ces mêmes années quatre-vingts, et relativise en ces termes l'ampleur de la déchristianisation : "Le pays réel n'a jamais dû compter autant de pratiquants depuis 1815. La quasi-totalité des enfants reçoit une instruction religieuse jusqu'aux environs de 12 ans. L'influence de l'Église sur les femmes n'a pas diminué"43. Regardons autour de nous, et mesurons la différence... Dans le domaine qu'on appellerait aujourd'hui culturel, ces années voient paraître certains signes avant-coureurs d'un regain catholique qui a plusieurs fois été décrit, et que l'un de ses plus récents chroniqueurs croit pouvoir faire débuter dès 187044. L'ésotérisme (un ésotérisme, il est vrai, fort peu soucieux d'orthodoxie) est à la mode. Ernest Hello, que Claudel tiendra, ou feindra de tenir, pour un écrivain de premier ordre, ne meurt qu'en 1885 : après avoir très tôt croisé le fer avec Renan (M. Renan, l'Allemagne et l'Athéisme, 1858), il a traduit Angèle de Foligno et Ruysbroeck l'Admirable (c’est dans cette traduction que les symbolistes liront le mystique flamand, avant que Maeterlinck ne le retraduise en 1891). Bloy s'est converti dans les années soixante-dix au contact de Barbey. Dans la liste de ceux qui l'imitent, on trouve des noms beaucoup plus fameux alors que le sien : celui, par exemple, de Paul Féval, illustre auteur du Bossu, dont certain ambassadeur en Belgique fera un jour l'éloge pour mieux accabler Hugo et Stendhal45. Le prestige de Renan est certes considérable ; mais n'est-ce pas en 1888 qu'un débutant de grand avenir -il se nomme Maurice Barrés- publie ses insolents Huit jours chez M. Renan ? Tous les poètes colorient-ils des cartes postales ? Sagesse, de Verlaine, paraît en 1880, et la Doctrine de l'Amour, de G.N. Humilis (alias Germain Nouveau, qui fut l'ami, et d'après Aragon l'égal, de Rimbaud) est achevé en 1881. Très bientôt, le comte de Vogüé viendra tirer Dostoïevski de l'ignorance regrettable où l'Europe le tient encore46.
20Cela est désormais assez connu. Ce qu’on dit moins, c'est que cette résurgence, timide encore, des valeurs religieuses, est dès l'origine solidaire d'une critique plus ou moins argumentée de la science. Cela vaut pour la pieuse (mais laconique) sagesse verlainienne :
ah ! la science,/ Allons donc
21ou encore :
Frères, lâchez la science gourmande47
22comme pour les sarcasmes féroces de Villiers. Claudel, qui admirait cet ami de Mallarmé, a évidemment lu les contes qui brocardent le matérialisme des hommes de science et la confiance niaise dans le Progrès : Tribulat Bonhomet, bien sûr, paru en 1887, mais plus tôt encore, dans les Contes cruels (1883, justement), cet Appareil pour l'Analyse chimique du Dernier Soupir, rédigé dès 1874. On dira qu'il s'agit là de points de vue minoritaires, que Sagesse s’est très mal vendu, que le livre de Germain Nouveau n'a pas même été publié, que Villiers est loin d'atteindre la célébrité d’un Zola ou la notoriété d'un Taine. Mais, minoritaires, le sont-ils toujours autant qu’on le dit ? Hugo, Hugo lui-même, qui avait tant fait miroiter naguère l'avènement d'une Religion-Science, finit, dans les années 1870, par récuser un savoir "qui proscrit l'inouï", qui prend l'exact pour le vrai, qui fait, dit-il superbement, "ramper sur l'infini la vermine des nombres"48. L'Origine des Espèces (1859 ; traduit en 1865) l'a scandalisé, comme il a scandalisé nombre de ses contemporains. Il s'en prend désormais à une science "volontiers amie de la petitesse, et de l'hypothèse diminuante", refuse ce qu’il nomme "la négation triste" tout en vitupérant Darwin ("Non, j'ai les droits de l'homme et non les droits du singe"), Taine ("La vertu c'est du sucre, et le crime est du sel") ou Haeckel d'une façon qui aurait dû réchauffer le cœur de Claudel et l'inciter à plus d'indulgence envers l'auteur de La Légende des Siècles49.
23Mais surtout -on le dit trop peu- la vogue des Taine et des Renan n'a pas empêché l'épanouissement d'un mouvement philosophique que l’on désigne ordinairement sous le nom de spiritualisme français, et qui se signale notamment par son anti-positivisme. Lors de la parution de l'Art poétique, plusieurs lecteurs de Claudel prononceront le nom de Bergson. Influence ? Non : Claudel n’a pas lu Bergson avant d'écrire l'Art poétique, comme l'atteste une lettre à Suarès de juillet 1907, où il rend compte d’une toute récente lecture de L'Évolution créatrice, que Frizeau lui avait envoyé en Chine50. Mais la critique philosophique du mécanicisme, la répugnance à expliquer le supérieur par l'inférieur, l'affirmation, à côté du principe de conservation, d'un principe de création, ne sont pas des innovations du prestigieux professeur au Collège de France ; ces motifs ont été orchestrés avant lui par les philosophes spiritualistes qui, vers 1880, occupent dans la philosophie française, et particulièrement dans la philosophie universitaire française, des positions extrêmement fortes. Positiviste, l'Université ? Allons donc ! À Comte, Taine et Littré (dont la carrière a quelquefois pâti de leur engagement philosophique) répondent Ravaisson (qui fut inspecteur général de l'enseignement supérieur et président du jury d'agrégation), Lachelier, Paul Janet, et plus tard Émile Boutroux (professeur à la Sorbonne, comme le précédent). Boutroux justement, dans une thèse très remarquée consacrée à La Contingence des Lois de la Nature (elle connaîtra neuf éditions de 1874 à 1921) élabore une vigoureuse critique du déterminisme scientifique et du mécanicisme, réfute l'idée que la science doive être regardée comme la seule connaissance possible et légitime. Dès 1879, Paul Janet, dans un recueil d’articles où il brosse un panorama de La Philosophie française contemporaine51 qui s'ouvre précisément par une étude sur Boutroux, diagnostique un retour de la métaphysique. Le succès de Bergson, dont l'Essai sur les Données immédiates de la Conscience est publié en 1889, ne fera que confirmer cette prévision ; et l'aspiration à la vie spirituelle, au monde invisible, refoulée par les théories matérialistes des savants"52 que signale un Édouard Schuré en 1889 ira très vite s'accentuant, jusqu'à se répandre dans les dîners en ville et les romans de Paul Bourget.
24Claudel avait une piètre opinion de ce dernier : si piètre qu'il se promettait, en 1896, de lui réserver une place dans l’enfer qu'il était en train de confectionner pour son Repos du Septième Jour ; et vers la fin de sa vie il assurait, en réponse à une enquête, que les ouvrages de cet auteur qu'il lui était arrivé de lire n'avaient pas laissé la moindre trace dans son esprit53. Il avait dû, pourtant, en 1889, entendre parler du Disciple, et avoir vent de la conversion du professeur positiviste Adrien Sixte (caricature de Taine) qui faisait le sujet du roman, et un considérable bruit dans le Paris littéraire du temps en raison de la critique de l'idée de cause qu’il renfermait, et de la querelle qui suivit entre Anatole France et Ferdinand Brunetière. Ce dernier (ancien zélateur de Darwin converti après une rencontre avec Léon XIII) n'allait plus tarder à annoncer la "faillite de la science", coupable de n'avoir pas tenu les promesses faites en son nom par les Condorcet, Renan, et autres Berthelot. Ce serait l'occasion d’une nouvelle et bruyante polémique avec le dernier nommé, l'occasion aussi pour Brunetière d'apprécier l'évolution qui s'était produite dans les esprits, et de se féliciter que "l'incrédulité savante" ne passât plus désormais "pour marque et pour preuve de supériorité d'intelligence et de force d'esprit"54. Nous sommes alors en 1895. En 1896 -l'année où paraît Matière et Mémoire- Alfred Fouillée peut consacrer un livre entier à décrire La Réaction contre la Science positive55 ; or, c'est précisément le moment où Claudel conçoit, ou s’apprête à concevoir, ces pages (la seconde version de La Ville, Connaissance du Temps, le Traité de la Conaissance) où nous cherchons aujourd'hui une critique claudélienne de la science...
25Il faut ajouter qu'à cette date les scientifiques eux-mêmes ne se veulent plus tous positivistes, et moins encore mécaniciens. D'ailleurs, l'avaient-ils jamais tous été ? Dès 1882, élu sous la Coupole au fauteuil de Littré, Pasteur, l'illustre Pasteur, avait mêlé à l'éloge obligé de son prédécesseur une critique en règle de sa doctrine. Il avait cité son collègue le physicien anglais Faraday ("La notion et le respect de Dieu arrivent à mon esprit par des voies aussi sûres que celles qui nous conduisent à des vérités de l'ordre physique" - et voilà pour l'inconnaissable) ; il avait annoncé, sous l'œil de Renan, qui l'accueillait et s'apprêtait à lui répondre, son intention de servir la doctrine spiritualiste. Il est vrai qu'il se plaignait que ladite doctrine fût "fort délaissée"56. Mais elle n'allait plus l'être très longtemps.
26Dans le domaine de la biologie, que Pasteur avait illustré, les années qui entourent 1900 marquent un net recul du mécanicisme devant les assauts des néo-vitalistes, conduits par un élève dissident de Haeckel, Hans Driesch57. Parmi les physiciens eux-mêmes, le modèle mécanique a, dès ce moment, cessé d'être incontesté. Ce sont d'abord les tenants de l'Énergétique (Macquom Rankine en Angleterre, Ernst Mach et Wilhelm Ostwald en Allemagne, Pierre Duhem en France...) qui instruisent son procès, qui est aussi celui de l'atomisme. Mach -une des grandes admirations d'Einstein- présente dès 1883 un exposé historique et critique de la mécanique ; et dans les années 80-90, l'insatisfaction à l'égard de celle-ci va croissant. En 1895, au congrès des naturalistes allemands, à Lübeck, le prestigieux Wilhelm Ostwald (il recevra quinze ans plus tard le prix Nobel de chimie) annonce bruyamment la faillite du matérialisme scientifique58, et prononce une critique en règle de la "théorie mécanique". Sans doute l’historien a-t-il raison de faire observer qu'à cette date nombre de savants remarquables "ignoraient tout à fait qu'il y eût une question du mécanisme"59. Mais ils en seraient bien vite instruits : l'année 1895 inaugure en effet une série de découvertes inopinées, puis de théories inédites -les rayons X, la radioactivité naturelle, l'électron, bientôt (en 1900) les quanta, et, dès 1905, la relativité- qui vont bouleverser de fond en comble le paysage de la physique.
27Cette crise s'accompagne d'une crise de la notion de loi dont on entend également l'écho dans plusieurs écrits de Claudel. L'Art poétique porte la marque d'une époque où l'idée que les propositions scientifiques seraient en mesure de reproduire les propriétés objectives de la nature ne cesse de perdre du terrain, au profit d'une épistémologie selon laquelle les choses et leurs propriétés ne "peuvent être connues qu’en fonction d’autres choses ou d'autres propriétés"60. Lorsque Claudel (dans Connaissance du Temps) réfute l'idée que les lois scientifiques puissent être une copie de la réalité, et ne consent à voir en elles que le moyen dont la science se sert pour "donner des noms" aux phénomènes ; lorsqu’il les définit comme "des instruments de critique, des plans de simplification, des moyens d'assimilation intellectuelle”, ou encore des "recettes" ; lorsqu’il assure que les lois de Képler "ne sont qu'une représentation abstraite, un dessin mathématique du mouvement d'un corps dans l'espace, une formule abrégée, une convention mnémotechnique"61, il ne fait que reprendre des motifs et des arguments qu'on rencontre sous nombre de plumes aux environs de 1900.
28Bien sûr, Taine, dans l'Intelligence, une quarantaine d'années plus tôt, avait indiqué qu'à ses yeux "les propositions nécessaires s'appliquent" : ce qui signifie que les lois ne sont point des conventions. Cependant le même Taine avait bien été forcé de rappeler que son maître Stuart Mill en jugeait différemment. S'interrogeant sur le même sujet, Boutroux concluait pour sa part que les lois ne sont que des idées directrices, des moyens d'action, des représentations commodes (comparez les formules de Claudel : "plans de simplification", "recettes", "représentation abstraite"). L'adjectif commode est aussi celui que choisit un illustre beau-frère de Boutroux, le mathématicien Henri Poincaré, pour qualifier les lois scientifiques. Alfred Fouillée a développé des propositions similaires. À vrai dire, ce point de vue -sous diverses formes et variantes qui vont jusqu'au psychologisme pur refusant de reconnaître dans l'objet de la physique autre chose qu'un état de conscience- est si répandu au tournant du siècle que Duhem peut parler, dans la Revue des Deux Mondes, du "vent de scepticisme" que "beaucoup aujourd'hui" ont senti passer sur eux62 ; et que peu après, dans la même revue, un mathématicien peut se référer au conventionnalisme sur le ton de l'évidence : "Et dans la physique, qui ne sait que les théories n'ont aucune valeur objective ?"63. Il n'importe guère de distinguer, parmi tant de "sources" potentielles, celle où Claudel a effectivement puisé - à supposer qu'elle soit unique : il suffit de constater qu'il se situe dans la droite ligne de ces philosophies de la contingence qui, écrit Fouillée, "opposent au mécanisme [...] un indéterminisme psychique et même physique, aboutissant à placer en tout de l'inintelligible et de l'inconnaissable comme source jaillissante de la réalité"64.
29On voit bien le bénéfice qu'il en escompte : d’une part, il devient possible (c'est ce qu'avait déjà fait Boutroux) de réinstaller la finalité dans l'espace laissé vacant par le retrait de la nécessité ; la contingence permet de sauvegarder la liberté humaine, théologiquement nécessaire, mais aussi -ou faut-il dire surtout ?- la liberté divine, dangereusement menacée par l'infrangible rigueur des Lois, qui empêchent le Tout-Puissant d'être maître chez lui, et prétendent l'"exclure de sa propre création". Or, "aucune loi ne peut lier et exclure son auteur", note Claudel dans le Journal en 193065. L'hypothèse d'un Dieu lointain, indifférent, d'un Dieu sourd aux prières, incapable de miracles et de "volontés particulières", d'un Dieu qui ne répondrait pas, ne lui semble pas moins inacceptable que l'athéisme pur et simple et le "matérialisme" honni66.
30C’est de ce dernier mot, on l'a vu, qu'il use ordinairement pour stigmatiser l'adversaire (l'expression -infâmante- de "science matérialiste" est bien plus fréquente sous sa plume que le terme, plus neutre, de positivisme) et sans doute n'y en a-t-il pas de plus adéquat.
31Non que l'on ne puisse contester la propriété de l'adjectif : la plupart des savants couramment désignés de la sorte au XIXe siècle (un Karl Vogt, par exemple, ou un Ludwig Büchner) sont le plus souvent décrits par les historiens d'aujourd'hui comme des idéalistes, coupables de céder aux sirènes d'un physicalisme réducteur67. Pourtant le mot revient sans cesse dans les polémiques de l'époque : Wilhelm Ostwald y a recours en 1895 pour qualifier la théorie dominante, qui veut que la matière et le mouvement soient les deux concepts auxquels se ramènent en dernière analyse tous les phénomènes naturels ; Haeckel lui-même, inventeur pourtant d'une théorie des âmes cellulaires, a dû se défendre contre l'accusation de matérialisme, et Claudel, qui le cite en plusieurs occasions et l'a probablement beaucoup lu dans sa jeunesse, devait savoir qu'il prenait grand soin de distinguer son monisme, inspiré (disait-il) de Goethe et de Spinoza, d’une négation de l'esprit68. Mais en choisissant de mettre à l'index la science matérialiste, Claudel n'indique pas seulement "de quelle boutique il est balayeur", comme dirait M. de Saint-Simon : il suggère également la voie que pourrait emprunter une éventuelle réconciliation. S'il existe une science matérialiste, on peut croire en effet qu'il en existe une autre qui ne l'est pas ; on peut rêver d'une science qui ne serait pas en guerre avec Dieu, et qui ne contredirait pas aux enseignements de la foi : d'une science chrétienne, en somme, et même d'une science catholique. C'est là précisément l'ambition des néo-thomistes.
4. L'harmonie de la science et de la foi
32Plusieurs commentateurs se sont intéressés au thomisme de Claudel. Mais si l'on a, à diverses reprises et de diverses manières, examiné les relations que ses écrits entretiennent avec le thomisme du XIIIe siècle, si l'on a tenté d'évaluer sa dette à l'égard de saint Thomas, on n'est guère allé voir du côté du néo-thomisme des XIXe et XXe siècles." Il est vrai qu'une telle recherche est ingrate, parce que la plupart des acteurs de ce mouvement sont désormais ensevelis dans un oubli profond et troublé presque uniquement par les rares visites d'ecclésiastiques érudits. À cela s'ajoute que Claudel -qui affiche un souverain mépris pour les modernes commentateurs des Sommes- n'encourage pas ce genre d’enquêtes. Elles ne sont pourtant pas sans fruit.
33On ne se souvient plus guère aujourd'hui du rôle qu'ont tenu les hommes de science, spécialement les médecins et les biologistes, dans la résurrection en France du thomisme. C'est grâce à l'un d’entre eux, justement, le docteur Félix Frédault, que l'on connaît ce groupe de médecins ou d'étudiants en médecine qui, vers 1848, à Paris, redécouvrent saint Thomas. À un moment où la scolastique médiévale est l’objet d'un mépris quasi unanime69, c'est parmi ces auditeurs du père Lacordaire et ces disciples de Philippe Buchez, l'ancien carbonaro passé au catholicisme social, qu'elle recrute de nouveaux adeptes. Dès 1855, le docteur Jean-Paul Tessier -l'un des membres du groupe initial- fonde un journal, L'Art médical, destiné à rétablir en médecine "la doctrine chrétienne des sciences" : il va paraître jusqu'en 1912. Un autre médecin, Cayol, fonde dans le même but la Revue médicale. On pourrait citer d'autres publications, comme La Science catholique, au titre significatif, fondée en 1886, ou la Revue de la Science nouvelle, éditée à compter de 1887 par une Association scientifique pour la Défense du Christianisme...
34Pourquoi ce branle-bas de combat ? Pour se défendre, assurément, contre l'assaut positiviste. Mais aussi par refus de cantonner la religion dans les terres ingrates de l'inconnaissable, refus de laisser tout un immense territoire -celui de l'ancienne physique- échapper non seulement à la compétence de l'Église, mais même, pratiquement, à la juridiction divine ; et avec l'espoir -fouetté par les premiers revers adverses- de parvenir à une harmonie entre les dogmes de l'Église et les résultats de la science. En cela, le néo-thomisme renoue sans doute avec certaines ambitions du Lamennais de 1830, rêvant de rendre à l'Église "le sceptre des sciences", qu'elle a malencontreusement laissé choir. Mais il s’apparente également à ce que Frédéric Paulhan, le père du futur directeur de la NRF, nomme en 1891 "le nouveau mysticisme" : un mysticisme qui "loin de repousser l'appui de la science, le recherche volontiers", tant il est vrai, ajoute l'auteur, que "nous sommes de plus en plus convaincus que toute effusion sentimentale qui ne s'accompagne pas de connaissances précises court le risque d’être inefficace ; la science, l'esprit scientifique sont pour nous les seuls moyens d'arriver à des résultats sérieux"70.
35Or, l'un des domaines dans lesquels la bataille est à ce moment la plus chaude, et l'enjeu le plus important, n'est autre que la question de l'âme. Il faut se souvenir en effet que la question des rapports du mental et du physique, du spirituel et du cérébral, est une question brûlante à la fin du XIXe siècle. Et pour avoir une idée du climat de la polémique, on méditera ces propos navrés, en 1887, du même père jésuite que je citais un peu plus haut :
Le ciel est vide et Dieu n'y rentrera jamais ; la porte en est gardée par les modernes philosophes brandissant l'épée flamboyante du matérialisme psychologique71.
36C'est que, dans la seconde moitié du siècle, diverses découvertes en physiologie (celle notamment des localisations cérébrales), viennent de redonner des couleurs aux conceptions matérialistes exposées par Cabanis au tout début du siècle, dans ses Rapports du Mental et du Physique de l'Homme (et reprises de nos jours par un Jean-Pierre Changeux). Une science nouvelle, la psycho-physique, ancêtre oublié de nos sciences cognitives, a été conçue par l'Allemand Fechner en 1860, et l’on attend d'elle l'édification d'une véritable physiologie de la connaissance. En France, Taine enseigne que la pensée se réduit in fine à des mouvements moléculaires, avant que Théodule Ribot ne se fasse l'avocat d'une psychologie expérimentale et n'explique, au début des années quatre-vingts, que la conscience n'est qu’un "épiphénomène". Une formule alors célèbre du physiologiste suisse Carl Vogt (qui ne faisait que reprendre Cabanis) résume de manière provocante le point de vue matérialiste : "Le cerveau sécrète la pensée comme le foie la bile : l'esprit et la liberté sont deux chimères"72. C'est cette formule que Claudel cite avec mépris (sans daigner en nommer l'auteur) dans ce poème "Sur la Cervelle" dont il a déjà été question plus haut, et auquel il attachait assez de prix -le regardant apparemment comme l'un des piliers de sa doctrine- pour le reproduire in extenso dans l'Art poétique, et s'y référer à diverses reprises dans le Journal.
37Claudel et le parti catholique ne sont bien évidemment pas les seuls à partir en guerre contre le point de vue de Vogt, qui a provoqué une levée de boucliers spiritualistes à la fin du siècle. On trouverait chez un disciple de Cousin comme Paul Janet (Le Cerveau et la Pensée, 1867) des protestations analogues à celles qu'on lit dans "Sur la Cervelle" ; on les retrouverait, précisément au même moment, chez le Bergson de Matière et Mémoire73. Cependant, l’argumentation de Claudel se distingue par une référence explicite à l'École. Les matérialistes veulent voir dans l'âme (ou dans la conscience) un produit corporel, une sécrétion du cerveau ; à l'inverse, le poème, s'appropriant la théorie thomiste (et aristotélicienne), inverse la proposition : ce n'est pas le corps qui fait l'âme, c'est l’âme qui est la forme du corps, ce qui, selon Claudel, signifie qu’elle fait le corps, que le principe spirituel est premier74.
38Lorsque le lecteur d’aujourd’hui, qui ne sait plus rien de ces vieux combats, rencontre, à la fin du poème, l'allusion à l'École, il est porté à voir là une marque de l'idiosyncrasie d'un poète dévot, qui vient de lire toute la Somme et qui, depuis le lointain Fou-kien où il représente la République, se risque à brandir saint Thomas contre la science positive et le matérialisme psychologique qu'elle cautionne : cet audacieux téléscopage, par-dessus les siècles, de deux discours conçus dans des univers de pensée aussi éloignés l'un de l'autre, ne porte-t-il pas la marque de l'improvisation sous le coup d'une lecture récente ?
39Or, si l'on pousse la curiosité jusqu'à lire les écrits de certains idéologues néo-thomistes et, par exemple, les pages que le docteur Georges Surbled, spécialiste du cerveau (il a publié à Paris, en 1890, un ouvrage sur cet organe, dans lequel il cite lui aussi la phrase de Vogt) a données à la Revue thomiste en 1895, puis à La Science catholique deux ans plus tard, on est bien obligé de réviser cette opinion, et de conclure que Claudel, en utilisant saint Thomas de la sorte, ne fait que s'approprier un argumentaire de l'époque, et mettre ses pas dans les pas des chroniqueurs néo-thomistes.
40Dans le premier des deux articles, intitulé "La Doctrine des Localisations cérébrales"75, Surbled passe en revue les progrès de ladite doctrine à la suite des travaux de Gall pour conclure, avec l'autorité que lui confère sa qualité d'homme de science : "L'opinion matérialiste qui attribue la sécrétion de la pensée à l’organe nerveux n'est plus recevable en physiologie cérébrale" ; le cerveau "n’est, tout le démontre aujourd'hui, qu'un organe sensitif et moteur” ; il n’existe "aucune place pour localiser l'intelligence". La philosophie scolastique, en estimant que "l'intelligence n'est pas une fonction de l'organisme mais une faculté de l'âme" a "seule compris les rapports de l'intelligence et du cerveau". Et il conclut :
Saluons ce splendide accord de la philosophie traditionnelle et de la science physiologique, et souhaitons qu'il se consolide et s'étende de plus en plus. Notre grand Pontife Léon XIII l'indique comme l'œuvre urgente, nécessaire de notre temps ; cette savante Revue s'efforce de le réaliser et tous les bons esprits doivent s'unir pour y travailler ensemble (p. 35).
41Accorder la théologie et la science : à l’inverse de certains penseurs catholiques (comme Duhem) aux yeux de qui les doctrines religieuses et les théories scientifiques sont proprement incommensurables, étrangères les unes aux autres, et sans aucun contact entre elles, c'est bien là l'objectif affiché de toute une fraction du néo-thomisme, réagissant contre la partition du savoir et du religieux. Déjà, dans une brochure publiée en 1867, et intitulée De la Scolastique à la Science moderne, le docteur Frédault critiquait sévèrement les catholiques qui penseraient que l'on peut séparer la science et la religion. "Écarter Dieu de la science, c'est le nier" affirmait-il ; et d'ajouter : "Nous devons vouloir trouver Dieu dans la science, et nous disons : Deus scientiarum". Ne croirait-on pas entendre Claudel - le Claudel qui refuse de se reconnaître dans ces catholiques du XIXe siècle, effarouchés par les découvertes scientifiques76, et qui, en 1932 encore, note dans le Journal :
Idée : une éducation qui serait tout entière le développement du catéchisme. Une révélation appuyée sur la science, l'histoire, et partiellement l'art et la littérature (à leur place)77.
42On aura noté que la science est ici nommée la première, et d'ailleurs dispensée de la limitation que l'adverbe partiellement impose à l’art et à la littérature...
43Lorsque Claudel, dans les années vingt ou trente, examine l’évolution de la science contemporaine, il manque rarement de l'inscrire sous le signe d'une réconciliation progressive avec la foi, réconciliation qui viendrait refermer la parenthèse ouverte par l'hérésie positiviste. Dès 1907, dans une lettre à Suarès qui rend compte de sa lecture de l'Évolution créatrice, il interprète de la sorte le succès du bergsonisme :
Ce que je note surtout, c'est que l'âge de fer de la Terreur scientifique paraît passé78.
44Pour autant, l'âge d'or n'est pas encore là, et il suffit de lire l'ensemble de la lettre en question, ou la missive expédiée au même moment à Frizeau, pour constater que le satisfecit adressé à Bergson comporte de nombreuses réserves, vigoureusement exprimées, et dont le Journal garde aussi la trace79. Mais, vers 1930, au moment des Vitraux de l'Apocalypse, le ton a changé tout à fait, la prudente circonspection qui prévalait une vingtaine d'années plus tôt s'est envolée. S’installant le temps de quelques pages sur la banquette arrière, le combattant vieillissant jette un regard rétrospectif sur les batailles qu'il a livrées : c’est pour constater avec ravissement la déroute de l’adversaire, et la victoire de l'armée dans les rangs de laquelle il a combattu. On l'entend donc (non, avouons-le, sans quelque surprise) assurer que
le grand travail d'adaptation [...] des vérités immuables avec les découvertes scientifiques semble terminé [...] À perte de vue vers tous les horizons de la pensée la Vérité Catholique a le champ libre devant elle80.
45Et un peu plus loin, il ajoute :
Quand je compare les jours d'à présent à ceux de ma jeunesse, je partage le sentiment des assiégés de Jérusalem, quand, après avoir combattu ils se levèrent un beau matin et virent toute la campagne jonchée des soldats de Sennacherib81.
46Qu'est-ce qui justifie un pareil bilan ? et à quoi imputer ce sentiment de triomphe sur le moderne Sennachérib ? Est-ce la (prétendue) déroute de l'évolutionnisme dont la préface du Bestiaire spirituel ou le post-scriptum d'Ossements se félicitent bruyamment ? Claudel, à cette date, pouvait encore croire de bonne foi l'ennemi défait sur ce point. Aux yeux de nombreux biologistes, en effet, la découverte, en 1900, des lois de l'hérédité avait porté un coup fatal à la théorie darwinienne de la sélection naturelle, en sorte que tout le début du XXe siècle a été marqué par ce que Julian Huxley appelait l'éclipse du darwinisme : c'est seulement au cours des années trente et quarante que la synthèse du mendélisme et de la sélection naturelle offrit à Darwin une revanche que Claudel ne pouvait prévoir82.
47Il le pouvait d'autant moins, et s'y sentait d'autant moins disposé, que d’autres évolutions lui paraissaient aller dans le sens qu’il souhaitait. Certes, le mot de vitalisme lui inspire beaucoup de méfiance. Mais enfin ceux qui s’en réclament ou qui promeuvent ces théories (après Hans Driesch, c'est notamment ce Jakob von Uexküll, l'éthologiste néérlandais dont Buytendijck a mentionné les affinités avec l'Art poétique) ont le mérite d'ébranler les positions du mécanisme. La physique quantique, et la théorie de la relativité se parent à ses yeux des mêmes vertus. Le célèbre principe d'indétermination de Heisenberg (selon lequel la mesure exacte de la position et de la vitesse d’une particule est impossible) est mentionné dans le Journal dès 1931, soit six ans seulement après son invention. Claudel y revient d'ailleurs en 1935, dans une longue note qui résume un article de Louis de Broglie. Reproduisant l'hypothèse selon laquelle "la description des phénomènes physiques implique deux modes alternatifs et inconciliables, celui du corpuscule ou masse, et celui de l'onde", il poursuit "De même les êtres vivants possèdent des activités coordonnées et obéissant apparemment à une sorte de finalisme et d'autre part une structure physico-chimique. De même le libre-arbitre et la connexion causale"83. "Heisenberg dixit" : voici le libre-arbitre et le finalisme restaurés grâce à l'autorité de la physique nouvelle...
48Les ennemis de mes ennemis sont mes amis : on comprend que l'émergence de cette "épistémologie non-cartésienne" (comme dit Bachelard en 1934 dans le livre qu'il consacre au Nouvel Esprit scientifique84) ait été perçue par Claudel -et par d'autres- comme une victoire. La physique classique avait ruiné, pour l'emporter, les anciennes conceptions aristotéliciennes et scolastiques : il était tentant de penser que ses difficultés sonnaient l'heure du retour à la philosophia perennis ; et l'on ne peut vraiment s'étonner si les coups portés, autour de 1900 et dans les années qui suivirent, à l'arrogance mécanicienne ont parfois semblé dégager la voie menant à la restauration de la Vérité. L'intérêt de Claudel pour la théorie des quanta et pour la relativité vient en grande partie de là. Lorsqu il se réfère aux idées d'Einstein dans le Journal, c’est le plus souvent pour renvoyer à ses propres conceptions, ou à celles de la scolastique. Qu'il s’agisse du cosmos fini, des rapports de la quantité et de la qualité, de l'univers en état d'explosion, il voit dans l'inventeur de la relativité celui qui apporte la caution de la science aux vues exposées dans l’Art poétique, les Grandes Odes et la Somme théologique ; il se félicite pareillement de trouver Mach "en accord avec les théologiens" sur la question de l'univers fini et organisé - sans rien dire de son hostilité à la métaphysique, de son aversion pour le concept de substance et les Vérités majuscules, et en oubliant que Mach est aussi le père du néopositivisme de l'École de Vienne85. Ces harmonies supposées de la nouvelle science et de la théologie sont évidemment pour beaucoup dans ce que Claudel appelle la déconfiture des ennemis de l'Église, et dans le sentiment de triomphe qu'il clame -notamment- dans les Vitraux de l'Apocalypse.
49La fragilité et la partialité de pareilles extrapolations sont patentes ; et l'on peut juger piquant que l'énergétique (par exemple) ait alimenté de pareilles espérances au moment même où d'autres apercevaient en elle le moyen d'éliminer "les éléments scolastiques inhérents à la physique plus ancienne"86. Mais il faut aussi se rappeler que Claudel n'a pas été le seul, au début de ce siècle, à croire (ou à vouloir se persuader) que la disgrâce du modèle mécaniciste équivalait à une victoire de son ennemi de toujours ; là encore sa réflexion sur la science est solidaire de celle des philosophes et des savants qui s'avancent au même moment sous la bannière néo-thomiste.
50Éclairant est, à cet égard, l'ouvrage que Jules Sageret a consacré en 1920 (mais il l'avait écrit avant-guerre) à ce qu'il nomme La Vague mystique87. Plusieurs chapitres de ce livre sont consacrés en effet à montrer comment, au tournant du siècle, certaines théories scientifiques ont nourri ce que l'auteur, reprenant le même mot que Frédéric Paulhan en 1891, appelle le mysticisme, dans quoi il inclut le néo-thomisme, illustré entre autres par Pierre Duhem et Paul Vignon.
51Sageret s'attarde particulièrement sur l'usage qui a été fait de la physique énergétique d'Ostwald, de Mach ou de Duhem, et de la critique de la théorie atomique. Cette critique (qui, malgré de considérables différences qualitatives, n'est pas sans recouper parfois celle que Frédault avait formulée dès 1876 dans un ouvrage intitulé Forme et Matière et conçu pour répondre au Force et Matière de L. Büchner) conduit certains de ses promoteurs, Ostwald, par exemple, à conclure que la matière est une "notion superflue"88, et à faire de l'énergie la seule réalité véritable de l'univers, une substance au sens théologique du terme, un "effectif absolu, la chose de toutes les choses", dira plus tard Cassirer à son propos89. Sageret, de son côté, observait déjà que certains pouvaient se croire autorisés par cette physique à "appeler l'Énergie Dieu et les énergies psychologiques les âmes ; ce concours particulier d’énergies, qui font apparaître la matière et l’espace, prendrait le nom de création de la matière, et la philosophie énergétiste deviendrait un spiritualisme"90 C'est, dit-il, ce que n'hésite pas à faire par exemple "l’éminent biologiste" Paul Vignon.
52Claudel n'ignore rien de ces spéculations. Je n’ai pas trouvé le nom d’Ostwald dans ses écrits, et il ne parle guère de Mach, sinon, je l'ai rappelé plus haut, pour le tirer à lui de façon très contestable91. Par contre, il a mieux connu les travaux de Pierre Duhem92. De son livre sur La Théorie physique, son Objet et sa Structure, il semble surtout avoir retenu, si l'on se fie aux notes du Journal de 1918, le caractère approximatif et transitoire des "lois" de la physique. Mais il a aussi connu, dès juillet 1913, par un article de la Revue des Deux Mondes, les travaux de Duhem relatifs à la physique médiévale. Or ces travaux n'ont pas seulement pour effet d'ouvrir à l'histoire des sciences un champ de recherches alors absolument neuf : en invitant à reconnaître dans la tradition scientifique de l'Occident latin une source méconnue des spéculations et des théories modernes, Duhem (que d'aucuns avaient accusé de faire une physique de croyant93) travaillait à réduire l'opposition de la science et de la religion, devenue un pont-aux-ânes du XIXe siècle. Et bien qu'il regardât la théorie physique comme étrangère aux doctrines religieuses, il n'en jetait pas moins une passerelle sur le gouffre séparant aux yeux de ses contemporains la spéculation théologique de la réflexion scientifique.
53Cependant, de tous les noms cités par Sageret, celui de Paul Vignon est incontestablement le plus familier à Claudel. Rappelons en effet qu’il a donné une préface à ce qui devait être le dernier livre du biologiste, Au Souffle de l'Esprit créateur. C'est durant l'été 1932, semble-t-il, que l'écrivain diplomate a rencontré pour la première fois ce professeur à l'Institut catholique de Paris94, thomiste déclaré (Au Souffle de l'Esprit créateur porte comme surtitre : Science et métaphysique thomistes de la vie) dont le propos explicite est -encore !- de réconcilier la science et la métaphysique. Sans doute a-t-il déjà lu son Introduction à la Biologie expérimentale, parue en 1930 (il la relira en 1944 -avec éblouissement, écrit-il- afin de composer la préface mentionnée ci-dessus) si toutefois les modernes commentateurs de Prâkriti, rédigé en août 1932, ont raison de trouver dans les pages de Claudel des souvenirs de ce gros volume95. Contrairement à Duhem, Vignon estime que science et métaphysique sont inséparables ; "mais la métaphysique", ajoute-t-il, "est au volant de la voiture"96. De là son insistance sur la force et sur l'énergie, qu'il regarde comme l'antithèse de la matière grossière. Ce n'est pas sans raison, ni de son propre chef, on le voit, que Claudel, dans sa préface, mentionne ces profondeurs "où l’atome du vieil Épicure s'est résolu en dynamisme"97...
54Ce n'est pas Vignon, pourtant, qui l'a informé de ces spéculations. Dans ses dernières pages, le Journal de 1923 renferme déjà en effet de longues citations du livre de Bernard Brunhes sur La Dégradation de l'énergie, que j’ai déjà mentionné. Claudel, négligeant les arguments avancés par l’auteur en faveur de l'atomisme et ses réserves à l'égard de l'énergétique, retient l'idée que
de l'électricité toute seule peut donner lieu à ces effets d'inertie par lesquels on définit d'ordinaire la masse ou la quantité de matière d'un corps. - Si l'on admet que l'atome matériel se résout en une multitude de ces corpuscules élémentaires qui ne sont que de l'électricité, on ramènerait la matière elle-même à être expliquée par l'électricité98.
55Conclusion : la matérialité de la matière n’est qu'illusion. Et comme, par surcroît, ajoute Claudel, "électricité = mouvement", l'Art poétique, qui enseigne que "tout est mouvement", se trouve a posteriori vérifié99.
56Ce n'est pas tout : recopiant, dans le même livre, trois propositions de William Thomson (plus tard lord Kelvin) relatives à la dégradation de l’énergie, et qui tendent à établir, conformément au second principe de la thermodynamique, que "tout va vers un état de chaleur homogène", le diariste en déduit ces "réflexions de fin d'année" :
Le monde a un sens, va dans un sens. Il est impossible qu'il aille indifféremment dans les deux sens [...] "Nous allons à l'Esprit" (Rimbaud).
57Non seulement la physique établit désormais l'erreur des mécanistes et des matérialistes, et donc la véracité de leurs adversaires de toujours ; mais encore elle vient étayer une proposition rimbaldienne que Claudel interprète non pas comme un acte de foi dans le Progrès humain, mais comme l'attente de la consommation finale de la matière et de la fin des temps. On retrouve sept ans plus tard, dans les Vitraux de l'Apocalypse, des propositions qui ne contredisent celles-ci qu'en apparence :
Il y a dans l'univers non pas conséquence mais image de la chute. Que signifie d'autre le principe de Carnot et cette dégradation universelle qui est le principe moteur de tout ? car la Nature descend : elle transforme au moyen d'une déperdition, mais elle ne peut rien créer elle-même ni ajouter à sa propre quantité100.
58Affirmer que la Nature descend, que l'univers nous propose une image de la Chute, n'est-ce pas contredire l'hypothèse rimbaldienne -et catholique- de la marche à l'esprit ? Nullement : car ce qui se dégrade, c’est uniquement le créé, cet univers qui n'est qu'"une manière totale de ne pas être ce qui est" et dont l'évanouissement (la dissolution, aime à dire Claudel) prévisible laisse attendre un après-demain où la dissipation des corps nous laissera enfin en tête à tête avec l'esprit. Dès 1918, il a retenu d'un livre de Gustave Le Bon l'idée que "toute matière est en voie de destruction lente"101 ; et, citant encore le même auteur quatre ans plus tard, il s'en autorise pour réaffirmer le caractère inéluctable de l'Apocalypse à venir102. C'est ainsi que la thermodynamique et le principe de Carnot servent à légitimer une théologie de la chute et une eschatologie catholique.
59Bien entendu, Claudel n'est pas entièrement dupe de ces analogies. Il lui arrive même de convenir qu’elles s'apparentent au coq-à-l'âne et au calembour ; et qu'"il serait délicat de serrer sans tomber dans les extravagances" l'"espèce de ressemblance verbale" qui existe entre des propositions hétérogènes. Pour autant, il ne renonce pas à les faire figurer dans son argumentaire. Est-ce parce qu'il les croit spécialement propres à convaincre ses contemporains qui sont (comme lui-même) particulièrement sensibles au prestige de la science et à l'autorité de l'argument scientifique ?
60Il y a assurément une dimension apologétique importante dans ces propos. Mais on ne peut s'en tenir là : la vérité est que Claudel semble ne pas pouvoir se défendre de pratiquer sur les propositions du discours scientifique une sorte d'exégèse allégorique, en tous points comparable à celle qu’il a pratiquée sur la Bible. L'apologiste, ici, pour actif et vigilant qu'il soit, ne doit pas faire oublier le poète : cent ans après le romantisme allemand, Claudel, à son tour, ne fait pas autre chose que "mettre en contact la religion et la physique" et "poétiser" les sciences103. Difficile, en lisant ces exégèses d'un nouveau genre, de ne pas se rappeler la chimie du jeune Goethe, "à base de cabbalisme et de mystique"104, ou encore cette lettre que Novalis (ce "mystique scientifique" au jugement de son traducteur Maeterlinck) écrivait le 20 juillet 1798 à Frédéric Schlegel :
Dans ma philosophie de la vie quotidienne, j'en suis venu à l'idée d’une astronomie morale (au sens de Hemsterhuis) [...] Ne penses-tu pas que c'est le vrai moyen de traiter tout à fait symboliquement la physique ?105
61"Traiter tout à fait symboliquement la physique" : peut-on imaginer définition plus adéquate du rapport de Claudel avec les sciences de la nature ?
Notes de bas de page
1 Dans les notes préparatoires au Repos du Septième Jour, publiées dans le catalogue de l'exposition Paul Claudel, Premières Œuvres (1886-1901), Bibliothèque littéraire J. Doucet, p. 39 ; l'Européen y est nommé "le diable d’Occident".
2 Th. I, 467.
3 Comparer J. I, 633 et J. II, 60.
4 J. II, 728.
5 J. Renard, Journal, p. 570.
6 "Propos de littérature" (1894) in A. Mockel, Esthétique du symbolisme, p. 96. Mockel était un ami de Maeterlinck ; il a fréquenté les Mardis, et admiré Tête d'Or.
7 Op. cit. p. 224.
8 Dans la préface de son Esthétique de la Langue française, p. 8.
9 Mercure de France, nov. 1896, tome XX, p. 381. La réconciliation de l'art et de la science est alors d'actualité : c'est par exemple le thème d'une étude de G. Renard qui, dans la Nouvelle Revue du 1er juillet 1898, appelle à mettre un terme aux dédains réciproques, d'un article du vicomte d’Adhémar dans la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1900... L'érosion de l'idéologie positiviste, devenue très sensible dans les années 90, facilite ce rapprochement.
10 René Ghil a publié deux livres sur ce sujet : De la Poésie scientifique, Paris, Figuière, 1909 ; et La Tradition de Poésie scientifique, Paris, Société littéraire de France, 1920 (mais le livre a été écrit "un temps avant la guerre", prévient l'auteur).
11 Voir F. J. J. Buytendijk et Hans André "La Valeur biologique de l'Art poétique de Claudel" in Vues sur la Psychologie animale. Cahier de Philosophie de la Nature, no 4, p. 127-136, Vrin, 1930. Ce texte, rédigé à l'occasion de la publication de la traduction allemande de l'Art poétique par R. Grosche, a été confié à une publication dont l'orientation catholique ne fait pas de doute : elle s'ouvre par un texte de G. Dwelsauvers, professeur à l'Institut catholique de Paris, poursuit avec une étude de l'abbé Manquat, et se termine par des Notes de Maritain. Les Cahiers de Philosophie de la Nature avaient été fondés par le Dr. Rémy Collin.
12 Art. cité p. 131.
13 Art. cité p. 127.
14 Sur Claudel et Uexküll (dont le nom est cité dans le Journal, II, 100 déformé -erreur de Claudel ou de ses éditeurs ?- en Vexhüll) voir le chapitre suivant.
15 Th. II, 1484.
16 Selon Jacques Maritain (La Philosophie de la Nature, Essai critique sur ses frontières et son objet) la philosophie de la nature se définit comme l'étude de l'être intelligible en tant que mouvant ; par là elle se distingue de la science, qui se consacre au détail des phénomènes, et de la métaphysique, qui a pour objet l'être en tant qu'être.
17 O. Pr. 58-59. 17.
18 Défense et Élargissement de la Philosophie : le recours aux poètes, p. 137.
19 Voir par exemple dans Vitraux, le dégoût de "nos petits tripotages chimiques" ou encore un exemple de diabolisation de la machine à propos du robot qui persévère : perseverare diabolicum (p. 246).
20 Richard Wagner, O. Pr. 865.
21 Bossuet, Sermon sur la Mort, in Sermons, p. 140.
22 Taine : De l'Intelligence, vol. II, p. 452.
23 Art poétique, O. Po. 133.
24 Il est fructueux de comparer certaines des propositions de Taine sur le nom qui tout seul "peut tenir lieu de l'image qu'il éveillait et par suite de l'expérience qu'il rappelait" en sorte qu'il est leur "substitut" (De l'Intelligence, Livre I, p. 29) et ceci, par exemple, qu'on trouve dans le Traité : "Lorsque je dis "le rat” ou "le soleil", je substitue au rongeur ou à l'astre, à tel rat jaillissant de l'ordure, à tel soleil de la ville ou de la campagne, sa valeur, le signe sous lequel nous rangeons toutes les impressions qu’il est capable de procurer", O. Po. 178. Certes, les réponses de Claudel sont loin d'être toujours celles de Taine : mais les questions, et même le vocabulaire, sont souvent identiques.
25 O. Po. 127.
26 "Ils ont essayé d'exploiter le sentiment religieux, d'en tirer une utilité sociale à la mode de Joseph Prudhomme et de Charles Maurras, ils ont essayé de remplir leur ventre de cette chair délicate", Vitraux, p. 196.
27 Abbé J. Fontaine, La Chaire et l'Apologétique au XIXe siècle, p. 1.
28 E. de Roberty : L'Inconnaissable, p. 125.
29 "la religion amorphe de l’inconnaissable dont le grand prêtre est Spencer", in Le Mouvement idéaliste et la Réaction contre la Science positive, Introduction, p. xv.
30 J. I, 84.
31 Voir à ce sujet A. Henry, Marcel Proust, Théorie pour une esthétique, p. 59 sq. qui reconnaît dans ce motif l’empreinte du naturisme, plus enclin à vanter l’Instinct qu’à célébrer le Logos. Dans le cas de Jammes, l’influence du franciscanisme est manifeste. Voir par ex. son Roman du Lièvre, et dans le même volume le texte intitulé Des Choses : "Je contemple sans désir d’intelligence et c'est ainsi que Dieu se révèle à moi", p. 216.
32 Corr. Frizeau, p. 196.
33 Th. I, 468.
34 Paul Claudel, André Gide : Correspondance, lettre du 7 août 1903.
35 Félix Frédault : Forme et Matière, p. 53 et 57.
36 Cité in Roberty, op. cit. p. 109.
37 Haeckel, Les Enigmes de l'Univers, ch. XX.
38 Lettre à Élémir Bourges de 1904, CPC I, 174. Voir également la lettre à Gide du 7 août 1903 : "Nous allons enfin respirer à pleins poumons la sainte nuit, la bienheureuse ignorance".
39 O. Pr. 884.
40 In Variétés, Œuvres, tome I, p. 696 sq.
41 Ibid. p. 717.
42 In Le Converti Paul Claudel ; voir un autre point de vue sur ce sujet dans René Rémond : L'Année 1886, et la discussion qui suit in BSPC no 104-105, ou encore dans la biographie de G. Antoine, p. 64 sq.
43 G. Cholvy, Y.-M. Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, 1800-1880, p. 318.
44 Richard Griffiths : Révolution à rebours, le renouveau catholique de la littérature en France de 1870 à 1914, Desclée de Brouwer, 1971. Voir aussi l'ouvrage enlevé et critique d'Henriette Psichari : Les Convertis de la Belle Époque (1971).
45 Il est l'auteur d’une autobiographie intitulée Les Étapes d'une Conversion.
46 Dans Le Roman russe, 1886.
47 Sagesse, Le Livre de Poche, 1963, p. 89.
48 Toute la lyre, III, LXVII, in O. C., vol. 30 : "Le calcul, c'est l'abîme".
49 "Les grandes lois" (1874) in La Légende des Siècles, O. C., vol. 24, p. 345, 351 et 346.
50 Corr. Frizeau, 12 juillet 1907 et corr. Suarès, juillet 1907.
51 Calmann-Lévy, 1879. Sur le spiritualisme français, qui semble susciter à nouveau l'intérêt des philosophes, voir l'ouvrage de D. Janicaud : Une Généalogie du Spiritualisme français, et le numéro récent de la revue Romantisme : De Cousin à Ravaisson, une Philosophie française, no 88, 2e trim. 1995.
52 Les Grands Initiés, Introduction, p. 23.
53 Voir la lettre à Pottecher du 26 février 1896 (CPC I, 101), et Supplément aux œuvres complètes, tome I, p. 273.
54 La Science et la Religion, p. 10. Cette brochure est la réédition d'un article publié en janvier de la même année. Berthelot a répondu par un article de La Revue de Paris intitulé "La science et la morale", tandis que ses amis le consolaient par un banquet des attaques de celui que Clemenceau avait baptisé le pion grincheux.
55 Le Mouvement idéaliste et la Réaction contre la Science positive, déjà cité. Nietzsche, tellement à la mode dans les années 90, ne se faisait pas faute de brocarder "messieurs les mécanistes qui, aujourd'hui se mêlent volontiers aux philosophes et croient absolument que la mécanique serait la doctrine des lois premières et dernières [...] Mais un monde essentiellement mécanique serait un monde essentiellement absurde !", Le Gai Savoir, Folio/Essais, 1982, p. 283. Une note de cette édition nous apprend qu’une phrase du manuscrit reprochait aux adeptes du mécanisme de nier "qu'il existe de la musique, que l'existence est musique et même qu'il puisse y avoir des oreilles... Ils dévalorisent ainsi l'existence". Claudel bien sûr n'a pas été influencé par ce texte qu'il n'a pas connu. Mais entre anciens du wagnérisme, il y aura toujours des points de convergence...
56 Voir Pasteur, Œuvres, vol. VII, p. 326-351.
57 Histoire du Vitalisme, 1905. Maritain a suivi son enseignement en 1907-1908.
58 Sur Ostwald, voir Cassirer : Le Problème de la Connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, et aussi Bernard Brunhes, La Dégradation de l'Énergie. Claudel cite ce dernier livre dans son journal en décembre 1923.
59 B. Brunhes, op. cit. p. 306.
60 Cassirer, op. cit. p. 129.
61 Toutes citations extraites de Connaissance du Temps, in O. Po. 132, 133, 134.
62 "Les Théories de l'Optique", RDM, 1er mai 1894. P. Duhem lui-même ne voit dans la théorie physique qu'une "construction artificielle" dont les principes sont des propositions relatives à certains signes mathématiques dénués de toute réalité objective. Seules les doctrines métaphysiques et religieuses peuvent nous instruire de cette dernière. 11 est évident, écrit-il, "que l'objet et la nature de la théorie physique sont chose étrangère aux doctrines religieuses et sans aucun contact avec elles" (Physique de Croyant, p. 9). Claudel recopiera dans son journal en 1918 des propositions de Duhem allant dans ce sens.
63 Vicomte d'Adhémar "Art et Science" in RDM, 15 janv. 1900.
64 Fouillée, Le Mouvement idéaliste..., Introduction, p. xxiv.
65 J. I, 907.
66 Voir par ex.J I, 935, condamnant pour ce motif Malebranche et Renan.
67 Par exemple Ernst Mayr : Histoire de la Biologie, p. 119.
68 Voir Les Énigmes de l'Univers. Cassirer caractérise le monisme de Haeckel comme un "hylozoïsme naïf" (op. cit. p. 207).
69 Les catholiques traditionalistes (à l'exception de J. de Maistre) ne sont pas les moins hostiles : ils reprochent à l'auteur de la Somme à la fois son rationalisme et sa dépendance à l'égard de la philosophie païenne. Frédault, lui-même traditionaliste et admirateur de Bonald et du Lamennais première manière, se sépare de ces maîtres sur la question de la scolastique.
70 Op. cit. p. 3.
71 Abbé J. Fontaine, La Chaire et l'Apologétique au XIXe siècle, p. 172.
72 Claudel : "Rien ne justifie l'excès qu'on impute à la matière blanche ou grise [...] de "sécréter" ainsi que bruit une apparence de paroles, l'intelligence et la volonté, comme le foie fait la bile". Connaissance de l'Est, O. Po. 105. Cabanis dans ses Rapports du Mental et du Physique de l'Homme (2 vol., Paris, an X (1802) exposait déjà le point de vue repris par Vogt et les matérialistes.
73 Matière et Mémoire, publié en 1896, porte comme sous-titre : Essai sur la relation du corps et de l'esprit ; l'auteur y spécule notamment, dans un vocabulaire parfois proche de celui de Claudel, sur la relation du mental et du cérébral. Claudel n'avait probablement pas lu ce livre en 1899. Voir aussi "Le Cerveau et la Pensée" (conférence de 1904), ou "L'Âme et le Corps" (1912) : dans le premier des deux textes, Bergson s'en prend à la thèse -dérivée, dit-il, du cartésianisme- selon laquelle "la conscience ne dit rien de plus que ce qui se fait dans le cerveau", ainsi qu’à l'idée d'une "âme cérébrale". Ces deux essais ont été repris in L'Énergie spirituelle (1ère éd. 1919). De nombreux articles ont été consacrés aux rapports de Claudel et de Bergson, notamment par H. Gouhier, le père Ganne, F. Vial, J. Wahl...
74 Que ce soit là ou non la vraie pensée d'Aristote, il est absolument incontestable que c'est de cette manière que Claudel l'a comprise ; le journal est très explicite à cet égard (voir par exemple J. II, 255).
75 Tiré à part de la Revue Thomiste, 1895. Le livre de Surbled, Le Cerveau, contient déjà la plupart des vues exposées dans les deux articles. Voir aussi "Le Cerveau et le Siège de la Sensation", tiré à part de La Science catholique, 1897.
76 J. I, 744.
77 J. I, 998.
78 Corr. Frizeau, juillet 1907, p. 106.
79 Par ex. J. II, 161, 650.
80 Vitraux, p. 256. Ces phrases figurent dans le chapitre XV, rédigé en 1930 et/ou 1931.
81 Vitraux, p. 260.
82 Voir sur ces questions J.-M. Drouin, Charles Lenay : Théories de l'évolution, aspects historiques, Presses Pocket, 1990.
83 J. II, 93.
84 Réédit. Paris, P.U.F., 1991.
85 Voir sur ces questions J. L 534, 542, 548, 960, et J. II, 216.
86 Cassirer, op. cit. p. 129.
87 Flammarion, 1920.
88 Op. cit. p. 93, citant Ostwald.
89 Op. cit. p. 128.
90 Op. cit. p. 99.
91 Voir J. II, 216.
92 Pierre Duhem, auquel le Dictionnary of Scientific Biography ne consacre pas moins de huit pages, a réussi cette gageure d'être à la fois un physicien, un historien des sciences, et un épistémologue, et de produire dans ces trois domaines des travaux de toute première qualité. Son œuvre de physicien, à laquelle l'hostilité du tout-puissant Marcelin Berthelot a longtemps porté ombrage (Duhem avait commis l'erreur de contester l'une de ses "découvertes", qui se trouvait être erronée) est aujourd'hui réévaluée. Son monumental Système du Monde est toujours un ouvrage de référence en histoire des sciences.
93 D'où la plaquette de Duhem portant ce titre (1905) et dans laquelle il se défend contre cette imputation.
94 Le texte de Claudel fut en partie repris pour servir de préface au Bestiaire spirituel en 1948.
95 Voir Prâkriti, Ossements, Le Bestiaire spirituel, éd. crit. d’Andrée Hirschi.
96 Au Souffle de l'Esprit créateur, p. 33.
97 O. Pr. 984. Un autre nom que l'on peut citer est celui de Hans André, l'un des auteurs, avec le Néerlandais Buyjtendijck, de l'étude relative à "La valeur scientifique de l'Art poétique de Claudel" dont j'ai déjà parlé. Ce biologiste allemand avait publié l'année précédente, en 1929 donc, un essai sur la typologie des plantes, qui reprend la théorie claudélienne de la cause harmonique (voir J. I, 848). Influencé par la pensée de Max Scheler, il se situe philosophiquement parlant au confluent du thomisme et de la phénoménologie ; Maritain le cite dans son livre sur La Philosophie de la Nature comme l'un de ceux dont les travaux témoignent de la contribution de la phénoménologie allemande à la réaction anti-positiviste. Le Néerlandais F. J. J. Buytendijck, l'autre auteur de l'article de 1930, est mentionné par Gusdorf comme l'un de ces biologistes dans l’œuvre desquels "le sillage du savoir romantique" est encore sensible (Le Savoir romantique de la Nature, p. 320).
98 J. I, 613-14, citant B. Brunhes, op. cit. p. 326-7.
99 Dès 1907, Claudel recopie dans le Journal (I, 49) une phrase extraite du livre de G. Le Bon, L'Évolution de la Matière : "la matière ne devrait son apparence de stabilité et de repos qu'à l'extrême rapidité du mouvement de rotations de ses particules". Et il ajoute : "Idée intéressante sauf le paralogisme des particules". Pas de matière, pas même de particules ; rien que du mouvement.
100 Vitraux, p. 21.
101 J. I, 432. L'ouvrage en question est L'Évolution des forces, Flammarion, 1907.
102 "Tout se termine par un holocauste" (J. I, 555).
103 Schlegel à propos de Novalis ; cité in Ayrault, III, p. 61 ; "Les sciences doivent être poétisées", propos de Novalis à A.W. Schlegel, ibid., p. 68.
104 Poésie et Vérité, p. 265.
105 Lettre à Fr. Schlegel du 20 juillet 1798, ibid., p. 59.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michelet, à la recherche de l’identité de la France
De la fusion nationale au conflit des traditions
Aurélien Aramini
2013
Fantastique et événement
Étude comparée des œuvres de Jules Verne et Howard P. Lovercraft
Florent Montaclair
1997
L’inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel
Les œuvres de la maturité
Jacques Houriez
1998