1. Le monde existe-t-il ?
p. 23-43
Texte intégral
1Il peut arriver que la foi en un autre monde procède d’un doute ou d'une défiance touchant la réalité de celui-ci. Ce n'est pas, semble-t-il, le cas de Claudel. Bien au contraire : ce sont (dit-il) les tenants de la mort de Dieu qui en viennent, tôt ou tard, à dresser le constat de décès du réel. "Qui nie Dieu" écrit-il, "j’attends qu’il nie ses œuvres"1...
2On ne doit donc pas s'étonner si Rimbaud, lorsqu'il le découvre en mai puis en septembre 1886 dans les pages de La Vogue, lui inocule en même temps le sentiment (perdu) de "la réalité du réel" et la foi dans le surnaturel2. Et l’on comprend qu'il montre si peu de tendresse pour les penseurs qui enseignent, ou qui passent pour enseigner, que le monde n'existe pas : les Hindous, en particulier, et les Allemands qu'il leur associe conformément à un lieu commun du XIXe siècle, au motif que les uns et les autres se seraient rendus coupables de "délirer que le monde extérieur n'[est] qu’une extension et solidification de la pensée"3.
3Contre ces mauvais maîtres, Claudel, dès l'époque de Connaissance de l'Est, affirme trouver dans la solidité de ce monde "la matière de [sa] béatitude"4. Et, tout au long de sa carrière, il fera l'éloge doctoral de la "Sainte réalité", quitte à y gagner la réputation d'un homme capable de sanctifier jusqu'au choléra et aux rages de dents. Répudiant avec éclat la conscience malheureuse des modernes qui, depuis la Révolution jusqu'à Francis Jammes exclusivement, ont pour caractère commun, dit-il en citant Wagner, "le mécontentement de ce qui existe"5, il persistera à donner l'excellence de la Création pour la conséquence nécessaire de la bonté du Créateur.
L'artiste [...] trouve une inépuisable satisfaction au spectacle des choses qui sont, qu'il considère dans une certaine mesure comme des fins parfaitement réalisées, comme des œuvres de Dieu et des documents inépuisables de sa sagesse. Chacune de ses volontés est excellente, intransgressible, inépuisable.
Ipse posuit fines.
Omnia facit valde bona6.
4Comment la négation du monde, comment même le doute sur sa réalité, pourraient-ils trouver place dans un pareil esprit, dans une semblable doctrine ?
1. Une solidité problématique
5Le fait est que la critique n'a que rarement mis en doute la fermeté de ces options, la stabilité de ce point de vue. Elle s'est plu au contraire à souligner la solidité métaphysique de l'ici-bas claudélien, et le peu de goût que ce poète en forme, nous dit-on, de marteau-pilon montre d'ordinaire pour les brouillards et les paludes (qu'on songe à son horreur d’Angkor, "ville pourrie"7) en grande faveur au temps de sa jeunesse symboliste. Albert Béguin, par exemple, parle à son propos d'un "univers accepté comme substantiellement réel"8, tandis que Maurice Merleau-Ponty, en lui rendant hommage l'année de sa mort, songe d'abord à saluer en lui "un des rares écrivains français qui aient rendu sensibles le tintamarre et la prodigalité du monde"9. D'autres, quelques années plus tard, croient pouvoir opposer la métaphore mallarméenne qui "ronge et use les objets", qui "anéantit l'enveloppe tangible des choses pour n'en laisser subsister que l'idée abstraite", et la métaphore claudélienne qui, disent-ils en invoquant le poème de Connaissance de l'Est que je citais tout à l'heure, nous assure de la solidité délectable du monde10 ; et c'est cette même idée de solidité qu'on retrouve encore sous la plume de Philippe Jaccottet, indiquant dans une note de la NRF : "c'est la chose même dans laquelle on reproche communément aux poètes de se perdre comme la plus immatérielle et la plus vaine, les nuages, que Claudel réussit à rendre substantielle et pesante"11.
6Aucun lecteur de Connaissance de l'Est -de "Considération de la Cité" ou de "Décembre", par exemple, que Jaccottet ne cite pas mais à quoi sans doute il pense en écrivant ces lignes- ne saurait contester la justesse de ce jugement. Et si les nuages eux-mêmes se voient ainsi lestés de poids et de substance, comment imaginer que la terre, les pierres, les arbres, tout ce monde sensible et solide autour de nous ne le soient pas ?
7Cependant, il faut prendre garde, comme souvent avec Claudel, que la partition est à deux voix. Le goût charnel, à la fois visuel et tactile, qu'il laisse paraître en maints endroits pour les solides ("un solide de pierre compacte est toujours quelque chose de beau", lit-on par exemple dans les Conversations dans le Loir-et-Cher12) n’est nullement exclusif, et l'on doit se garder d'en dériver hâtivement une philosophie, ou une disposition psychologique exclusive, je ne sais quelle structure inconsciente ou imaginaire. L'éloge explicite et argumenté de la solidité n'empêche pas qu'il soit très capable de s'en fatiguer au point de la trouver le cas échéant "repoussante"13. Ni le violent besoin de la terra firma du dogme, ni la panique de l'homme mortel qui "de tout son corps cherche quoi que ce soit de solide où se prendre"14 -il a connu l'un et l'autre- ne l’ont empêché d'éprouver aussi ce qu'il appelle la "sollicitation du vide". Il faut se garder de trop simplifier Claudel, sous peine de le faire ressembler à ses caricatures : lecteur de saint Thomas, bien sûr, mais aussi de la théologie négative, admirateur de ces artistes orientaux attentifs à laisser la meilleure part au vide, admirateur aussi des philosophes taoïstes, tellement plus séduisants que les plats disciples de Confucius.
8Au reste, dès avant la découverte de l'Orient, avant les études de théologie, il y a -comment l'oublier ?- le mot de Besme dans La Ville :
Rien n’est [...]
Il ne manque pas au Néant de se proclamer par une bouche qui puisse dire :
Je suis15
9Bien sûr, Besme incarne dans ce drame une conception qu'on peut légitimement regarder comme le négatif de celle que Claudel a faite sienne : ingénieur "savant dans les choses de la matière"16 et qui annonce la mort des dieux, il figure sur la scène cette pensée moderne, matérialiste, positiviste, anti-chrétienne, que l'auteur de La Ville a passé sa vie à combattre. Pourtant, le ton n'est pas ici à la polémique. Loin d'être une des caricatures que Claudel s'est plu quelquefois à confectionner, Besme est un personnage tragique, propre à éveiller sinon la terreur, du moins la pitié : cet ingénieur incrédule (mais que l'incrédulité désespère) n'a rien du grotesque Léopold Auguste du Soulier de Satin. Et le spectateur ou le lecteur ne se sentent jamais conviés à lui appliquer l'épithète de "trois fois infâme" dont Claudel (dans Corona17, par exemple) flétrit le Bouddha coupable, lui aussi, d’"embrasser le Néant".
10Du reste, les commentaires de l'auteur ne cachent pas que cette philosophie -ces erreurs- ne lui ont pas toujours été étrangères, qu'elles ont exercé sur lui une séduction -ou faut-il dire une tentation ?- qu'il confesse en ces termes à Jean Amrouche, lorsque celui-ci l'interroge, dans les Mémoires improvisés, sur la réplique de Besme :
Eh ben, c'est un écho de mes années de recherche philosophique, et le sentiment que j'avais avant d'être converti, n'est-ce pas. En effet le monde me paraissait manquer de solidité. C'était ce que les bouddhistes appellent le monde de la couleur, le monde de la surface.18.
11On voudrait s'attarder ici sur ces recherches philosophiques, et sur un sentiment qui semble avoir survécu bien après la conversion de la Noël 1886 : au moins jusqu'à l'époque de la première Ville (1890-91), et de la seconde (1895-98), jusque dans certains poèmes de Connaissance de l'Est, et longtemps encore par-delà.
2. Les sens disent-ils la vérité ?
12Connaissance de l'Est, par exemple. On se souvient de ces proses d'allure philosophique ou scientifique qui tranchent dans un livre ordinairement considéré comme un recueil de choses vues en Chine, au point de faire figure de corps étrangers. "Proposition sur la lumière" et "Sur la Cervelle" -puisque c'est de ces deux textes principalement qu'il s'agit- composés l'un et l'autre entre janvier et mars 1899, paraissent bien indiquer que le désir et le projet qui ont porté jusqu’alors le livre de l'Est se défont ou se modifient. Quelques mois avant que le paquebot ne ramène le poète en France, voici que la Chine déjà s'efface, tandis que l'on commence à voir l'Art poétique ("Sur la Cervelle" y sera repris intégralement et commenté) se profiler sur l'horizon.
13Pourtant si, à l’évidence, il ne s'agit plus d'une connaissance de l'est, le projet de connaissance n'est nullement abandonné. Et à cet égard, il est opportun de se demander si ces deux textes, par delà l'apparente diversité des sujets dont ils traitent, n'ont pas une commune perspective, ne tentent pas de répondre à une même question. Le premier s'occupe de la lumière et des couleurs, le second des nerfs et du cerveau. Y a-t-il un rapport ? un point commun ? Il y en a un : dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de la sensation ; il s'agit pour Claudel d'élaborer, ou au moins d’amorcer, avant que le Traité de la Co-naissance, en son article deux, n'y revienne plus longuement, une théorie de la connaissance sensible.
14Question classique de philosophie : nous connaissons le monde extérieur par les sens ; mais quel crédit convient-il d'accorder aux informations qu’ils nous donnent ? La couleur, par exemple, est-elle une "qualité originale et authentique"19 de la chose, comme le veut la "Proposition sur la lumière", ou bien la pure apparence que disait Descartes ? La sensation est-elle, comme le professait Taine, parèdre de l'abominable Renan, une "hallucination vraie", ou bien le système nerveux -comme l'enseigne "Sur la Cervelle"- nous donne-t-il véritablement "une touche sur le monde extérieur"20, nous procure-t-il le moyen d'"apprendre le monde"21 ? En un mot, les sens nous trompent-ils, ou nous disent-ils la vérité ?
15Ce sont là des questions qui peuvent paraître aujourd'hui un peu démodées, parce que les philosophes d'aujourd'hui les formulent en général d'une autre manière. Mais ce sont des questions qui étaient brûlantes au temps de la jeunesse de Claudel : ce qui est en jeu, en effet, à travers ce débat sur l'objectivité de la représentation, ce n'est rien d'autre que le "scepticisme subjectif" qui avait naguère effrayé Renan22, l'idéalisme, en d'autres termes, dans sa version fin-de-siècle.
3. Claudel contre l'idéalisme
16L'idéalisme (Gourmont, que Claudel ne porte pas précisément dans son cœur, publie en 1893 un petit recueil qui porte ce titre) est le climat -l'idéologie ?- des années 90. Les sources en sont multiples. Mais qu’il résulte de l'ascendant de Stuart Mill (dont Taine, notamment, fait grand cas, même s’il ne le suit pas toujours), d'une lecture hâtive de Schopenhauer (dont l'étude de Ribot, en 1874, et les conférences de Caro, ont lancé la mode en France), de la pratique d'autres philosophes plus anciens23, ou de l'addition de ces diverses causes, son audience est alors très large. Marchant dans les pas de Villiers de l'Isle-Adam, qu'on tient alors pour un "prince intellectuel" capable "d'exploits philosophiques [...] irrêvés"24, les symbolistes lui ont fait le meilleur accueil, mais ils sont loin d'être les seuls. S'il faut en croire Gourmont, lui-même fervent de l'auteur d'Axel, on ne trouve plus guère, en 1893, que "quelques canards enclins à se plaire dans de vieux marécages"25 pour oser contester la "théorie idéaliste". Diagnostic confirmé cinq ans plus tard, dans la Revue des Deux Mondes, par le philosophe Camille Mélinand :
C'est, à l'heure qu'il est, une doctrine à peu près classique, que le témoignage des sens est trompeur ; que la réalité ne ressemble en rien au monde que nous révèlent nos sens ; que les phénomènes sensibles, couleur, son, résistance, saveur, odeur, etc..., sont non pas réels et indépendants de nous, mais internes ; que ce sont non des propriétés inhérentes aux corps, mais des "états de conscience" ; que les corps eux-mêmes, tels que nous les percevons, sont de pures apparences.
Cette théorie est généralement affirmée comme un dogme. Ce dogme est enseigné à peu près dans tous les lycées de France Que dis-je, c'est presque un brevet de philosophie que de s'intituler idéaliste, et nos jeunes philosophes prennent conscience de leur valeur en démontrant à leurs parents ébahis que "le monde extérieur n'existe pas"26.
17De ce nouvel évangile (contre lequel un Jaurès a senti quelques années plus tôt le besoin de réagir en rédigeant une thèse consacrée à établir La Réalité du Monde sensible) Gourmont s'est fait le propagandiste, quitte à y adjoindre çà ou là (et par exemple dans Sixtine) un point d’ironie :
Cette vérité, évangélique et merveilleuse, libératrice et rénovatrice, c'est le principe de l'idéalité du monde. Par rapport à l'homme, sujet pensant, le monde, tout ce qui est extérieur au moi, n'existe que selon l'idée qu'il s'en fait. Nous ne connaissons que des phénomènes, nous ne raisonnons que sur des apparences ; toute vérité en soi nous échappe ; l'essence est inattaquable. C'est ce que Schopenhauer a vulgarisé sous cette formule si simple et si claire : le monde est ma représentation27.
18On aurait grand tort de supposer, par égard pour les positions philosophiques sur lesquelles Claudel s'est ensuite arrêté, qu'il a toujours été parfaitement imperméable à cet "évangile" d'un nouveau genre, toujours parfaitement sourd aux sirènes schopenhaueriennes (même d'un Schopenhauer travesti de la sorte28.) Bien entendu, l'auteur de La Messe là-bas n’aime guère se référer à un philosophe qui se range de toute évidence parmi ceux qui trouvent dans "le silence de la lumière"29 leur climat spirituel : le disciple de Kant, qui se félicitait que l'auteur de la Raison pure nous eût "débarrassés de l'âme", le philosophe de l’absurde, le pessimiste, ou réputé tel, l'inventeur enfin d’une philosophie "résolument laïcisée qui exclut tout recours transcendantal"30, n'avait pas grand chose qui pût plaire au futur oblat de St Benoît, gagné au néo-thomisme... Ce philosophe qu’au demeurant il ne cite guère (l'index du Journal ne mentionne qu'une occurrence, celui des Œuvres en prose de la Pléiade, deux : l'examen du contexte montre que son nom est chaque fois associé à la question du réel31) représente une bonne part de ce qu'il déteste et combat. Un certain nombre de sentences claudéliennes (par exemple dans "Le Porc" : "Le bonheur est notre devoir et notre patrimoine") paraissent s'opposer presque terme à terme à Schopenhauer ("Il n'y a qu'une erreur innée : celle qui consiste à croire que nous existons pour être heureux"32). Et pourtant il est certain que Claudel, élève à Louis-le-Grand d'Auguste Burdeau, l'excellent traducteur du Monde comme Volonté et comme Représentation, ne pouvait ignorer une pensée qui a largement contribué, entre 1880 et 1914, à modeler le Zeitgeist. Bien entendu, la formule selon laquelle "le monde est ma représentation" est à ses yeux inacceptable, et les notes mentionnées ci-dessus s'emploient précisément à mettre en place un dispositif défensif, une sorte de "cordon sanitaire" destiné à contenir la contagion de ce qu'une lettre expédiée de Shanghaï à Mallarmé nomme "le mal moderne de l'esprit qui se considère lui-même, cherche le mieux et s’enseigne ses propres rêveries"33. Mais cela seul suffit à indiquer combien Claudel -grand admirateur de Villiers dès sa jeunesse- a été sensible à ce mal, au "principe", comme dit Gourmont, de l’idéalité du monde. Lui-même du reste en a convenu en évoquant, devant Amrouche, cette "partie négative" de lui-même qu'il sent -à l'époque, dit-il, où il compose la première Ville- encline à "la négation de la réalité du monde, ou plutôt à la mise en question, ce serait plutôt le mot juste, la mise en question de la réalité du monde"34.
19Que cette tentation ait survécu à l'époque de la première Ville, on en trouvera confirmation non seulement dans la seconde version du drame, mais aussi dans ces poèmes de Connaissance de l'Est qui confèrent aux visions du rêve la même objectivité qu'aux représentations formées durant la veille35. C'est le cas de plusieurs des fragments qui composent le poème intitulé "Rêves" (précisément), antérieur d'un peu moins de deux ans aux poèmes "scientifiques" examinés plus haut. Il s'agit moins là de récits de rêves à proprement parler que de textes qui s’emploient à effacer la limite communément admise entre ce qui est réel et ce qui ne l'est pas, qui introduisent entre le réel et l'illusion une parfaite continuité : un promeneur attardé s'égare réellement parce qu'il monte en effet l'illusoire escalier que le brouillard fallacieusement lui présente ; ce mur auquel la lumière lunaire prête l'aspect de la mer est en effet navigable ; un pêcheur se pêche lui-même comme pour illustrer l'identité (chère aux idéalistes) du moi et du non-moi ; ce que l'on prend pour un rêve ne nous conduit nulle part ailleurs que parmi ce qu'on appelle le réel, comme le montreraient les traces laissées par le rêveur si "avant de s'endormir", il prenait soin d'enduire ses doigts "d’une encre grasse et noire", etc... Citons encore "La Mer supérieure" (1896), poème dans lequel une métaphore (mer de nuages) prend une consistance telle que le poète en vient à y faire flotter un sampan. Serait-ce que Claudel s'"habitue", comme Rimbaud, "à l'hallucination simple"36 ? Du moins cette simplicité n'empêche-t-elle pas les arrière-pensées, comme on le voit encore dans "Heures dans le Jardin". Le dernier fragment de ce texte (dont la composition s'étend sur une bonne partie de 1899) est une description, extrêmement sensuelle, qui fait appel à l'ouïe (il y a un tambour, un cri, une trompette), à la vue bien sûr, au toucher ("ces deux bras de femme qui, rouges jusqu'aux coudes d'un sang pareil à du jus de tabac, extraient des paquets d’entrailles du fond de cette grande carcasse nacrée"), au goût même (les nourritures énumérées vers la fin) ; elle célèbre de manière très concrète "la magnificence du monde", en conférant aux objets décrits une densité, une épaisseur, une réalité pour tout dire, remarquables. Et cependant, à la dernière ligne, il semble que tout s'évanouisse :
Et relevant soudain le menton, je me retrouve assis sur une marche du perron la main dans la fourrure de mon chat37.
20Un simple mouvement du menton, et le voile de Maya se déchire, la solitude du sujet assis dans la position du rêveur succède à la plénitude active et bruyante du monde. Tout ce réel n'était-il qu'un rêve ?
21"Y a-t-il rien de réel hors de nous ?" Il est clair que cet état d'incertitude ne saurait satisfaire Claudel. Non seulement parce que le doute est pour lui tout le contraire d'un mol oreiller ; mais parce que l'aimantation qu'exerce sur lui l'idéalisme cher à Villiers et aux mallarméens ne l'empêche pas de prêter une oreille bienveillante à la critique plus ou moins virulente du symbolisme que développent, à partir du milieu des années 90, des auteurs que l'on regroupe parfois sous le nom de naturistes (ou vitalistes) : longtemps avant que Claudel ne se vante d'avoir fait revenir le soleil au ciel, mais au moment précis où le Zarathoustra de Nietzsche s'en prend aux "prédicateurs de la mort", qui enseignent à réfuter la vie et à se détourner d'elle38, ceux-là portent sur ces confrères qui s'enferment derrière leurs volets tirés un regard d'autant plus sévère que plusieurs, parmi les censeurs, ont fait leurs classes rue de Rome.
22La médiocrité des idéologues patentés du naturisme -Saint-Georges de Bouhélier ou Maurice Le Blond- , le "coppéisme de la nature et de la Vie avec un grand V"39 à quoi ses productions se laissent trop souvent ramener, ont conduit la plupart des historiens de la littérature à ne lui accorder qu'une attention distraite et teintée de dédain. Récemment toutefois, Anne Henry a mené à bien une réhabilitation philosophique du naturisme, en montrant avec brio qu'il n'est pas autre chose qu’une résurgence du vitalisme romantique40. Quelque distance que leurs auteurs aient tenu à prendre avec le groupuscule de Bouhélier, le Jean Santeuil de Proust (1895-99), les Nourritures terrestres de Gide (1897), les premiers recueils de Jammes (De l'Angélus de l'Aube à l'Angélus du Soir, 1898) procèdent à des degrés divers de cette vague naturiste, contemporaine de la vogue nietzschéenne, des vases de Gallé et du végétalisme de l'Art nouveau.
23Claudel a dit tout le bien qu'il pensait de Jammes, loué pour avoir reconnu dans la réalité une "étonnante merveille", et mis un terme à "toute une littérature" occupée, depuis la fin du XVIIIe siècle, à dénigrer ce qui existe et à s'en "débarrasser"41. C'est aussi l'une des raisons qui fondent l'admiration de l'auteur du "Porc" pour Jules Renard dont l'entreprise, si singulière qu'elle soit d'ailleurs, rejoint sur certains points celle des naturistes : Claudel ne s’y est pas trompé, qui a goûté dans les Histoires naturelles (1896) un "livre plein de nature"42, périmant heureusement "la pâle friperie symbolarde"43. Il n'a pas manqué non plus de faire son profit d’un précepte renardien ("tout est beau : il faut parler du cochon comme d'une fleur"44) qui, comme l'indique Anne Henry, est un précepte naturiste ; on le retrouve du reste, sous une forme à peine différente ("Toutes choses sont bonnes à décrire quand elles sont naturelles") dans l'amusant Manifeste du Jammisme publié par le Figaro en avril 189745.
24La réaction naturiste ne rencontre pas seulement le goût de vivre d'un jeune homme lassé des anémiques princesses symbolistes et qui, dès 1889, déversait dans l'oreille de Romain Rolland, au cours d'une promenade nocturne, un éloge hyperbolique de "la Nature, l'Instinct, la Sensation, l'Amour, le Désir, la Passion, la Vie"46. Au moment où il sent le besoin de se mettre en défense contre le subjectivisme exacerbé qu'il a rencontré (notamment) dans le cercle de Mallarmé, sinon chez Mallarmé lui-même, les naturistes -même s'il est très loin de porter une folle admiration à tous ceux qu'on appelle ainsi- le séduisent par le démenti qu’ils opposent aux incertitudes et aux évanescences symbolistes, par ce sentiment de la réalité du réel qui les habite comme naguère il avait habité Rimbaud47 ; et le souci des choses, qui traverse toute son œuvre, ne serait sans doute pas aussi présent ni aussi pressant si Claudel n'avait rencontré chez certains de ses contemporains, et spécialement chez Jammes, un écho de nature à le conforter dans ses intuitions48. Mais sa singularité -dans l'Art poétique, ou, dès 1899, dans les deux poèmes de Connaissance de l’Est dont il a été question plus haut- tient notamment à ce qu'il ne se satisfait pas d'un sentiment ou d'un souci ; il lui faut encore réduire rationnellement la tentation idéaliste, il lui faut se constituer un dogme et une certitude.
25Commençons par "Sur la Cervelle". Schopenhauer avait écrit (et beaucoup répété après lui49) que "ce monde réel, intuitif, est manifestement un phénomène du cerveau" et que "l'hypothèse qu'il puisse y avoir un monde, en tant que tel, en dehors de tout cerveau, est contradictoire"50. Le poème de Claudel dispose un barrage dogmatique devant ces propositions. Le monde extérieur existe (dit Claudel) en dehors du cerveau, et nous avons communication avec lui :
Les nerfs, et la touche qu'ils nous donnent sur le monde extérieur, ne sont que l'instrument de notre connaissance [...] Nous apprenons le monde au contact de notre identité intime.
26Cette vue est ici simplement indiquée ; mais elle sera reprise et développée dans les pages de l'Art poétique qui font suite au texte, reproduit, de "Sur la Cervelle", et qui ne sont pas autre chose qu’un commentaire, ou un développement, du poème :
Si nous nous représentons schématiquement le domaine de la vibration animale comme un cercle dont l'onde ultime est la circonférence, nous pouvons nous figurer toute impression, toute sensation venant du dehors, par une indentation qui intéresse non seulement la forme extérieure, mais toute l'étendue de faire qu'elle circonscrit. Chaque onde partant du centre vient s'infléchir à cet obstacle ; le sujet tout entier en reçoit une information particulière. Chaque émission vitale [...] m'apprend ce que je suis par ce que je ne suis pas51.
27Adepte de ce que Schopenhauer nomme non sans réprobation le "dogmatisme réaliste" (qui, "considérant la représentation comme un effet de l'objet, a la prétention de séparer ce qui ne fait qu'un, je veux dire la représentation et l'objet"), Claudel admet (admet ? exige !) "une cause absolument distincte de la représentation, un objet en soi, indépendant du sujet"52 puisque créé par Dieu : toutes choses que le philosophe de Francfort ne pouvait que juger "inconcevables".
28Il n'eût pas goûté davantage la "Proposition sur la lumière". Ce poème se présente comme une réflexion sur cette qualité qui est de toutes la plus instable, la plus incertaine, la moins "réelle", mais l'une, également, des plus délectables : la couleur. De celle-ci, les bouddhistes ont fait un synonyme de l'apparence53, et Claudel le point de départ de la première Ville, dont les répliques en lambeaux miment le chatoiement coloré d'apparences insubstantielles :
RHÉA, à demi-voix, achevant de parler. -
... couleur. Le bleu
Iris ; le vert.
Et le ton jaunâtre du dos de la main. - J'ai... (Elle continue sans qu'on l'entende.) (Th. I, 305)
29Neuf ans plus tard, le poème n'a plus rien de ce ton délicieusement fin-de-siècle. Deux acteurs, ici : la lumière (cette "splendeur indivisible" qui est comme la figure visible de Dieu) et "la matière" ; la couleur naît de leur rencontre. Cette rencontre -qui a donc une réalité objective, qui n'est en rien la représentation d'un sujet- est décrite d'abord comme le croisement de la chaîne (qui est le rayon lumineux) et de la trame (l'objet) dans un tissu. Mais l'image finalement retenue est celle de la question et de la réponse : la lumière questionne et, par la couleur, la chose répond54. La couleur apparaît alors comme
un phénomène particulier de réflexion, où le corps réfléchissant, pénétré par la lumière, se l'approprie et la restitue en l'altérant, le résultat de l'analyse et de l'examen de tout par le rayon irrécusable [...] Qui ne serait choqué de cette affirmation de la théorie classique que la teinte d'un objet résulte de son absorption en lui de tous les rayons colorés à l'exception de celui dont il fait paraître la livrée ? Je veux penser, au contraire, que cela qui constitue l'individualité visible de chaque chose en est une qualité originale et authentique, et que la couleur de la rose n'en est pas moins la propriété que son parfum.
30C'est définir la couleur au moyen d'une image d'absorption et de restitution qui sert ailleurs à Claudel à définir la parole, ou la vie. Dans la seconde version de La Ville, Cœuvre évoque
cette fonction double et réciproque
Par laquelle l'homme absorbe la vie et restitue, dans l'acte suprême de l'expiration.
Une parole intelligible55
31Remplacez "l'homme" par "l'objet", la vie par la lumière (mais quelle différence ?), l'expiration par la réflexion, la parole par la couleur, vous obtenez précisément la proposition sur la lumière : les termes changent, les relations sont identiques. Pourrait-on mieux signifier que la couleur est, elle aussi, "une parole intelligible" ? La lumière (qui est Dieu) éprouve la créature, et la créature éprouvée est contrainte par cette épreuve de faire l'aveu de son être. La couleur n'est nullement ma représentation ; elle n'est pas la manifestation chatoyante mais vaine du monde phénoménal ; elle n'est rien d'autre que la réaction ou, mieux, la réponse, de la créature concrète à l'action du créateur dans un univers où tout communique. Les qualités sensibles ne sont ni des illusions ni des mensonges, ni des "états intérieurs" : elles nous instruisent bel et bien d'une vérité des corps.
32Tout se passe donc comme si Claudel, vers la fin des années 90, avait résolu d'affronter la question posée par l'idéalisme subjectif, de la résoudre pour sa part, de prendre à son égard une décision. Il s'agit de résorber un doute que l'esprit du temps lui a comme malgré lui insufflé, et qui a pu paraître d'autant plus séduisant que l'idéalisme (auquel par ailleurs l'esthétique claudélienne doit tant) pouvait être regardé comme un "allié objectif" dans le combat anti-positiviste. Les textes examinés ci-dessus ébauchent une argumentation destinée à tenir en respect cette tendance maligne à nier la réalité du monde, et son objectivité ; en cela, ils s'inscrivent dans le long et méthodique travail de conversion (Claudel dit parfois d'évangélisation intérieure) qui fait suite à l'illumination de la Noël 1886.
33La question des sens et de leur véracité vient ici au premier plan. La réponse apportée est claire : il n’y a pas lieu de douter de cette véracité. Cela a le double mérite de ne pas contrarier Aristote et de donner une légitimité à l’exercice d'une sensualité évidemment puissante. En posant le problème de la sorte, on peut notamment expliquer pourquoi Claudel a tenu à faire à "Sur la Cervelle" et à "Proposition sur la Lumière" une place dans son recueil, bien qu’ils détonnent quelque peu au milieu des proses chinoises. C'est que la question des sens -de la possibilité de connaître par les sens- est, dans ce livre (comme dans toute l’œuvre) essentielle. Si les sens sont trompeurs, comme le bruit en court, et comme l'enseignent plusieurs philosophes, Connaissance de l'Est est un titre fallacieux. Inscrire, au terme de son livre, que "la couleur de la rose n'est pas moins sa propriété que son parfum", c'est assurément réhabiliter le phénomène, réagir contre le dessaisissement de la conscience sensible ; mais c’est aussi fonder en droit la question apprise naguère de Mallarmé ("Qu'est-ce que ça veut dire ?"), conférer-fût-ce après coup-une légitimité intellectuelle, et, si j'ose dire, une dignité épistémologique, à la poésie telle que Claudel la conçoit ; c'est légitimer a posteriori le regard voluptueusement arrêté, par exemple sur cette aurore :
O Dieu, que ce bleu a donc pour moi de la nouveauté ! que ce vert est tendre ! qu'il est frais ! [...] Oh ! que ce soit précisément cette couleur qu'il me soit donné de considérer !56
34Considérant ces couleurs, le voyageur matinal ne s'est point arrêté à une vaine apparence, à une délectable mais futile illusion des sens, à une perception toute subjective : car les nerfs "nous donnent une touche sur le monde extérieur", ils sont "l'instrument de notre connaissance".
4. Rémanence de l'idéalisme : "le monde est ce qui n'est pas"
35Claudel, cependant, ne s'en tient pas là. Les poèmes que j'ai cités ne sont encore que des esquisses. C'est seulement l'Art poétique qui apporte au problème une solution qu'on peut regarder comme définitive, et tranche la question avec une autorité remarquable :
Certes, et nous avec, le monde existe ;
36Mais les tenants du "réalisme" claudélien, trop confiants dans la substantialité de l'univers qu'il conçoit, n'oublient-ils pas un peu trop vite le second membre de la phrase, tout de suite après le point-virgule ?
certes, il est, puisqu'il est ce qui n'est pas. Dieu seul est cela qui est57.
37Et ils ne citent guère la formule, pourtant grandiose, dans laquelle Claudel ramasse la doctrine qui désormais sera la sienne :
L'univers n'est qu'une manière totale de ne pas être ce qui est58.
38On peut sans doute reconnaître là un écho de la distinction aristotélicienne entre les choses soumises au mouvement, et le premier moteur immobile, qui est tout acte et forme pure. On le peut d'autant plus facilement que cette distinction est présente dès l'article premier du Traité, et fonde d'une certaine manière la vision du monde qui s'y exprime : de l'incapacité du mobile (c’est-à-dire de tout le visible) à subsister, Claudel déduit qu'il n'a pas de substance59. On observera, toutefois, qu'une telle déduction est absolument étrangère à Aristote : l'être n'est pas -dans la philosophie du Stagirite- réservé à Dieu ; la terre, l'eau, ou le feu sont bien selon lui des substances (οὐσίαι), et il réprouve en termes explicites dans la Métaphysique les théories qui "suppriment la réalité de la substance pour toutes choses"60. Ajoutons que sa conception du mouvement ne saurait le conduire à affirmer, comme fait pathétiquement Claudel, que le monde est occupé à fuir61.
39On doit encore remarquer, après Maurice de Gandillac, que la formule claudélienne "va bien au-delà de ce qu'impose à un penseur chrétien l'essentielle distinction entre la créature et le créateur, voire les effets de la chute originelle"62, et qu'un tel langage n’est pas celui de saint Thomas, aux yeux de qui la différence de Dieu et de la créature n'entraîne pour celle-ci nul anéantissement substantiel.
40"Traces cathares", avance Gandillac cum grano salis. Sans remonter aussi loin, ne peut-on voir dans cette négation de la substantialité du créé une reformulation du doute ancien, réinscrit dans le cadre d'une théologie catholique, et par là-même sanctifié, ou si j'ose dire baptisé ? Dans cette définition de l'univers comme manière totale d'être ce qui n'est pas, ne doit-on pas entendre un écho assourdi de la négation de Besme, reconnaître la cicatrice laissée dans la théologie claudélienne par l'idéalisme fin-de-siècle, et une vieille tendance réprouvée à "la mise en question de la réalité du monde" ?
41L'hypothèse est d'autant plus séduisante que Claudel, quoi qu'il ait pu dire, semble bien n’avoir jamais abjuré tout à fait ce péché de jeunesse, et que l'irritante question de la réalité du réel (et la souffrance qui s'y attache) ne cesse de faire retour dans sa production ultérieure. En 1909, par exemple, au détour d'une lettre à Gide où il déplore que "l'art nous ôte le sentiment de la pathétique réalité des choses"63 ; ou bien l’année suivante dans une page du Journal où il sent le besoin d'expliquer pourquoi il est très certain que le monde n'est pas un rêve, et que les philosophes, "ces faiseurs de paradoxe à l’esprit faussé", sont bien sots de dire le contraire64 ; ou encore, plus longuement dans La Messe là-bas, qui date du séjour au Brésil durant le première guerre mondiale. Substantialité du créé ? Écoutez plutôt l'Introït :
Ce chaos de feuilles et de fougères dans le soleil, ce séjour de ma cinquantième année.
Ce ne serait pas plus difficile, rien qu'à l'œil en se fermant, de l'abolir, que ce ne fut de la patrie où je suis né. [...]
Qu'est-ce qu’elles feraient, mon Dieu, toutes ces pauvres choses qui ne subsistent pas.
Sinon, par leur nature qui est de naître et de cesser, témoigner que Vous êtes ici et là ?65
42Écoutez l'Offertoire :
Mon Dieu, je Vous offre l'absence de tout
Ce pain dérisoire sur ma table, ce vin fugitif, c'est comme si je communiquais avec Rien !
Ces choses en qui toute apparence se résume, j'ai en moi de quoi les détruire assez bien
Pour qu'il ne reste plus que Vous !66
43Écoutez encore le Credo :
Toutes ces choses que nous aimons tant et qui dans le fond nous dégoûtent.
Quelle joie de s'entendre dire qu'il nous faut les abandonner toutes !67
44Oui : il a bien écrit "Et qui dans le fond nous dégoûtent", ce poète auquel il fut tant reproché de se faire le chantre d’une Réalité sanctifiée... Mélancolie passagère née de la guerre et de l'exil, et de la solitude (relative) d'un chargé d'affaires au Brésil ? Nullement. Chacun des grands départs de cet éternel exilé a ravivé en lui le sentiment de l'évanescence des choses -de ces choses, écrit-il encore au début des années trente, qu'on contemple au cours de la dernière promenade, "qui pour une heure font encore semblant d'exister et qui demain pour toujours auront disparu, ne laissant d'autre trace dans mon cœur que cette sourde blessure"68. À trop vanter un art qui nous restituerait le tintamarre et la solidité du monde, n'a-t-on pas pris le risque de réduire Claudel à la dimension d'un Verhaeren catholique ? À vouloir l’enfermer dans certaines formules vigoureuses mais un peu simples, n'a-t-on pas oublié que, de façon évidemment contradictoire, mais si humaine-mais si humaine...-le sens du hourrah jouxte chez lui l'enchantement mélancolique69, l’amertume se mêle à la béatitude, et l'éloge enthousiaste du sensible au sentiment maintes fois affirmé de ce que Fausta, dans La Cantate à Trois Voix, appelle la "déception terrestre"70 ?
Ce monde à lui tout seul tel qu'il est c'est difficile de nous persuader qu'il est complet et suffisant.
C’est difficile de nous faire croire que nous avons droit sérieusement à pas autre chose [...]
Et c'est idiot bruyamment de nous vanter cette grande baraque hasardeuse dont nous sommes les locataires inconfortables.
Ce palace au bord de la mer dont rien ne tempère l'ennui épouvantable.
Que le Retour à nos Travaux Forcés71
45Mais l'Ode jubilaire pour le 600e anniversaire de la mort de Dante qui s'ouvre sur cette métaphore carcérale qu'un Schopenhauer n'aurait pas reniée (n'est-ce pas des Esseintes qui estimait que la doctrine du Monde et celle de l'Église "partaient d'un point de vue commun" et se rencontraient au moins pour dénoncer "l'iniquité" et la "turpitude" de la vie terrestre72) l'Ode jubilaire se termine quelques pages plus loin par ceci - que le philosophe de Francfort n'aurait certes pas approuvé :
Qui a mis en marche tout cela ? dit Dieu, ce trébuchement initial ? qui a ménagé ce certain manque et vide secret ?
De peur que mon enfant existe par lui-même et qu'il se passe de moi qui l'ai fait.
Qui a mis cette défaillance en son cœur à l’imitation de Ma faiblesse ?
Ce défaut et ce vide en toutes choses que Satan désapprouvait ?
C'est moi, dit la Sagesse73.
46L'insuffisance du visible -ce défaut de réalité qu'avait perçu le jeune Claudel- n'était pas une erreur, ni une illusion. Devenu quinquagénaire, il n'a pas changé d'avis sur ce point : il a simplement reconnu que cette insuffisance était providentielle, puisqu'elle invite à désirer l'autre monde non pas au lieu de mais en plus de celui-ci, à chercher au-delà du visible l'invisible qui ne saurait manquer au désir.
47Il s'ensuit une autre conclusion : c'est que, les choses n'étant pas purement et simplement un rêve, le visible n'étant pas pure illusion ou simple faux-semblant, l'entreprise de connaissance qui les prend pour objet -et qui est ce qu'on appelle la science- se trouve, par là-même, légitimée. Elle n'est pas vaine. Elle n'est pas frivole. Elle n'épuise certes pas le réel ; elle ne nous dit rien de la surnature ; mais il y a à apprendre d'elle, et ce n’est pas en vain qu'elle s'est donné tant de mal ("un mal acharné, un mal infini"74 dit Claudel) pour interroger la Création.
Notes de bas de page
1 Texte écrit au verso de "Sur la Cervelle", O. Po. 1053.
2 H. Guillemin : Le Converti Paul Claudel, p. 25.
3 O. C., tome XXI, p. 56. Un lieu commun du XIXe siècle veut que l'Allemagne soit l'Inde de l'Europe, et Schopenhauer un bouddhiste allemand. La vérité est qu'on a longtemps regardé le bouddhisme avec des lunettes schopenhaueriennes. Segalen, par exemple, voit en lui une mise en lumière du "grand illusionnisme du monde, la prestidigitation des apparences sur lesquelles on souffle et qui s'en vont" (Lettre de Segalen à Claudel, 15 mars 1915. Cahiers du Sud, p. 284).
4 O. Po. 84.
5 "Francis Jammes", O. Pr. 951.
6 Corr. Frizeau, cité in O. Pr. 1525.
7 "Le Poète et le Vase d'encens", O. Pr. 837.
8 "Notes sur Mallarmé et Claudel", p. 105.
9 Signes, Gallimard, 1960, p. 395.
10 Suzanne Bernard : Le Poème en Prose de Baudelaire jusqu'à nos jours, p. 529. Voir aussi Gilbert Gadoffre in Cattaui : Entretiens sur P. C., p. 34.
11 "Notes en relisant Claudel", Nrf, 1er oct. 1966, p. 668-672.
12 O. Pr. 737.
13 L'Œil écoute, O. Pr. 206.
14 "Cà et là", O. Pr. 89.
15 Th. I, 326 et 440-441.
16 Ibid. 427.
17 O. Po. 461.
18 MI, 97. Jean Wahl, commentant Tête d'Or, relève de nombreuses citations qui lui permettent de conclure que ce monde "est un monde de néant" (Défense et Élargissement de la philosophie, p. 23).
19 "Proposition sur la Lumière". Rappelons que pour Aristote la couleur relève du "sensible propre", "celui qui ne peut être perçu par un autre sens et qui ne laisse aucune possibilité d'erreur", De l'âme, éd. cit. p. 56.
20 "Sur la Cervelle".
21 Ibid. Voir également sur ce sujet les notes au verso du manuscrit et le texte intitulé "Du fait", reproduits in O. Po. 1053-4.
22 Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse, Folio, 1983, p. 210 : "Le scepticisme subjectif a pu m’obséder par moments [...] Ses objections sont par moi tenues en séquestre dans une sorte de parc d'oubli".
23 Sur l'influence de Schopenhauer à cette époque, voir Schopenhauer et la Création littéraire en Europe, sous la direction d'Anne Henry. Parmi les philosophes plus anciens, Gourmont cite Kant (!) et Berkeley.
24 Mallarmé, "Villiers de l'Isle-Adam", O.C., p. 491.
25 L’idéalisme, Mercure de France, 1893, "Notice".
26 "Un Préjugé contre les Sens", Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1898. L'article s'emploie à réfuter l'idéalisme, avec des arguments qui sont souvent très proches de ceux auxquels recourt Claudel et traite notamment de la question des couleurs, des nerfs et du cerveau.
27 Préface du Livre des Masques, p. 11-12.
28 Schopenhauer n'a jamais soutenu que "toute vérité en soi nous échappe" : la volonté est cette vérité ; de même, il n'a jamais affirmé le principe de l'idéalité du monde. Mais le fait est que ce contresens est courant, favorisé par certaines formules du Monde ; Schopenhauer a été, aux yeux de beaucoup, le philosophe qui enseigne que le monde est une illusion.
29 "La Catastrophe d'Igitur", O. Pr. 508.
30 A. Henry, op. cit. p. 21.
31 Dans Richard Wagner. Rêveries d'un poète français, O. Pr. 885 : "[Wagner] a passé à travers ça, il a passé à travers le matérialisme et le bouddhisme et le protestantisme et le nationalisme et Schopenhauer et Kundry et les ennemis et les admirateurs ; il a dépassé le rêve et il a trouvé la présence réelle" ; puis dans le Bestiaire spirituel, à l'article "chien" : "Que d’autres qualités estimables chez notre humble associé ! [...] cette activité, cette adaptation de tout un être à la sainte réalité ! Rien de Schopenhauer chez le Chien", O. Pr. 992. Le Journal ne comporte qu'une seule référence, dans une citation ; mais compter ne suffit pas : il arrive plus d'une fois que Claudel fasse allusion à l'auteur du Monde sans le nommer.
32 Le Monde comme Volonté et comme Représentation, p. 341.
33 CPC I, 44.
34 MI. 98.
35 Schopenhauer : "la fonction du cerveau qui pendant le sommeil nous enchante par la vision d'un monde parfaitement objectif, intuitif et même palpable, doit avoir autant de part à la représentation du monde objectif pendant la veille" (MVR, p. 672).
36 "Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par les anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac" (Une saison en Enfer, Délires II, Pléiade, p. 108).
37 O. Po. 104.
38 "Des prédicateurs de la mort", Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Maurice Betz, p. 56. La première traduction française du Zarathoustra date de 1898. Auparavant, Nietzsche n'est connu en France qu'indirectement, ou à travers de courts extraits. En novembre 1894, un rédacteur de la Revue blanche note qu'il a "son nom dans toutes les bouches, tout en restant complètement ignoré".
39 "Où nous en sommes", signé Fabrice, in Antée, 1er août 1906.
40 Voir ses deux livres sur Proust mentionnés dans la bibliographie.
41 "Francis Jammes", O. Pr. 541 (article de 1912).
42 Lettre à Pottecher du 3 juin 1896, CPC I, 103.
43 Lettre à Léon Guichard du 26 décembre 1930, citée in J. I, 1366.
44 Renard, Journal, 9 mai 1891.
45 Est-ce lui encore qu'on peut reconnaître dans la prédilection de l'Art Nouveau pour les végétaux communs -liserons ou pissenlits- végétaux qui, soit dit en passant, se sont glissés jusque sur la couverture de la première édition in folio des Cinq Grandes Odes, parue à L'Occident en 1910 ? François Dagognet (Nature, Vrin, 1990, p. 113 sq.) voit dans le végétalisme de l'Art Nouveau une réaction de défense contre le progrès inexorable de l'industrialisation. Le naturisme pourrait être interprété de la même manière.
46 R. Rolland, Le Cloître de la rue d'Ulm, p. 281.
47 Voir par exemple "Dès le moment où Jammes...", O. Pr. 543, et spécialement le paragraphe où Claudel oppose le sentiment d'irréalité qui est, dit-il, "la punition de ceux qui changent souvent de place" à "ce sens épique et chrétien de l'importance et de la dignité des êtres qui nous entourent", sens que Jammes doit notamment à sa sédentarité.
48 Voir à ce sujet, outre le texte de Jammes intitulé Des Choses in Le Roman du Lièvre, l'excellente préface de Jacques Borel à De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, Poésie/Gallimard, 1971.
49 Rappelons le roman de Gourmont : Sixtine (1890), sous-titré roman de la vie cérébrale.
50 MVR, p. 674.
51 Art poétique, in Œuvre poétique, Pléiade, p. 165.
52 MVR, p. 38.
53 Dans son livre Vide et plein (Seuil, 1991), François Cheng cite une "célèbre expression d'inspiration bouddhique : "La Couleur, c'est le Vide, et le Vide, c’est la Couleur" (p. 90). Le propos de Claudel rapporté plus haut montre qu'il connaissait cette sentence.
54 C'est un point sur lequel on aperçoit une certaine proximité entre Claudel et la phénoménologie. Merleau-Ponty écrit par exemple : "Le déroulement des données sensibles sous notre regard ou sous nos mains est comme un langage qui s'enseignerait lui-même [...] et c’est pourquoi on peut dire à la lettre que nos sens interrogent les choses et qu’elles leur répondent" (Phénoménologie de Perception, rééd. "Tel", Gallimard, 1976, p. 368-9).
55 Th. I, 488. Dans l'Art poétique "l'être vivant" est défini comme celui qui "ayant reçu de l’air complément, restitue la partie de soi défaite" (O. Po. 162).
56 "La Descente" in Connaissance de l'Est, O. Po. 69.
57 O. Pr. 184.
58 "Tout périt. L'univers n'est qu'une manière totale de ne pas être ce qui est. Que disent donc les sceptiques et quelle n'est pas la sécurité de notre connaissance ! Certes, et nous avec, le monde existe ; certes, il est puisqu'il est ce qui n'est pas. Dieu seul est cela qui est" (Art poétique, O. Po. 184).
59 O. Po. 153.
60 Livre I, ch. V, trad, de Jules Barthélemy-Saint-Hilaire.
61 Sur le mouvement chez Aristote, voir Duhem Le Système du monde, vol. 1, Hermann, 1988, p. 160 sq.
62 "Scission et Co-naissance dans l'Art poétique de Claudel", p. 122.
63 Lettre du 27 décembre 1909.
64 J. I, 172. Voir aussi p. 249, où Claudel résume l’idéalisme kantien dans cette formule : "Seul ce que je pense existe". Kant y aurait-il reconnu sa pensée ?
65 O. Po. 493. Ce passage suggère nettement que ce qui cesse d'être perçu cesse du même coup d'exister. Claudel serait-il un disciple de Berkeley ?
66 O. Po. 506.
67 O. Po. 500.
68 Vitraux, p. 221, je souligne. Voir aussi L'Absent professionnel, qui tire la même conséquence des "effrayants zigzags" imposés par le Quai à ses malheureux agents : "Étonnez-vous que dans ces conditions le bonhomme ait cessé de prendre la réalité complètement au sérieux. C'est quelque chose pour lui d'aussi insubstantiel que les images incohérentes qui se succèdent à l'écran", O. Pr. 1248.
69 Voir dans la bibliographie l'article d'Emmanuelle Kaës qui porte ce titre.
70 La Cantate à Trois Voix. O. Po. 364.
71 O. Po. 675.
72 À Rebours, O.C., t. VII, p. 126.
73 O. Po. 689.
74 "L'Enthousiasme", O. Pr. 1396.
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