10. Esquisse d’une typologie des très petites entreprises familiales
p. 191-203
Texte intégral
1Dans le cadre de nos précédentes recherches sur le développement et la transmission des exploitations agricoles familiales, nous avons identifié trois logiques sociales qui président au fonctionnement de la ferme : la logique patrimoniale qui rappelle que l’exploitation est tant un outil de production qu’un domaine symbolique – en d’autres termes un bien patrimonial – qu’il est impératif de transmettre ; la logique de complémentarité fonctionnelle qui veut que les membres de la famille paysanne contribuent de manière différenciée aux tâches qu’exige l’exploitation familiale et aux responsabilités qu’elle impose ; la logique de genre qui assigne des rôles et des tâches aux différents membres selon les représentations de la masculinité et de la féminité ou des ethos paysans (Droz et Lavigne, 2006). Nous avons également montré comment l’importance croissante d’une quatrième logique, celle des droits humains, prônant un accomplissement personnel et l’égalité de chances entre tous, vient bousculer l’apparent équilibre entre les trois logiques classiques de l’exploitation familiale (Droz, Miéville-Ott et Reysoo, en soumission).
2Nous nous proposons ici d’étendre cette analyse des logiques sociales de l’exploitation agricole aux très petites entreprises familiales en prenant l’exemple de celles de l’Arc jurassien1. Pour cela, nous comparerons la situation de l’agriculture à celle qui prévaut dans les très petites entreprises familiales en milieu rural jurassien. Il s’agira tout d’abord de nous interroger sur la définition de ces très petites entreprises familiales et d’en préciser la nature. Nous présenterons ensuite les figures de l’entrepreneur qui détermine le type de très petites entreprises familiales et les logiques qui s’y appliquent. Pour terminer, nous soulignerons la fragilité de ces entreprises – en raison précisément de leur caractère familial – en cas de rupture : décès, divorce, accidents, etc.
I. Les très petites entreprises familiales
3Les très petites entreprises familiales, que ce soient des exploitations agricoles, des hôtels-restaurants, des salons de coiffure, des entreprises forestières, des boucheries ou des scieries se caractérisent souvent par une imbrication étroite des sphères professionnelle et familiale : le domicile et l’entreprise ne se distinguent pas ; le couple gère ensemble l’entreprise avec l’aide des membres de la famille – enfants, grands-parents, collatéraux. L’on y observe une division fonctionnelle des tâches où le couple se répartit les différentes activités, souvent selon les prescripts de la masculinité et de la féminité en vigueur2. Selon les cas, les autres générations (les parents du couple et leurs enfants, voire des frères et sœurs) peuvent intervenir dans le fonctionnement de l’entreprise en y apportant une aide ponctuelle – mais précieuse – ou quotidienne.
1. Une logique dynastique et patrimoniale
4Une entreprise familiale se comprend souvent comme un bien patrimonial que l’on a reçu des parents et qu’il convient de transmettre aux générations futures. Cette conception de l’entreprise comme un élément du patrimoine familial est bien connue en agriculture (Droz, 2002 ; Droz et Miéville-Ott, 2001 ; Forney, 2010 ; Jacques-Jouvenot, 1997 ; Jacques-Jouvenot et Gillet, 2002), mais elle est également bien présente dans les autres entreprises, quelle que soit leur taille. Ainsi, Laurence Marti l’a bien montré pour les fabriques d’horlogerie du Jura suisse (Marti, 1996) ; alors que Jean-Claude Daumas, en parlant des très grandes entreprises françaises, affirme :
Le choix du long terme [dans la gestion de l’entreprise] s’explique aussi par la conception que les patrons familiaux se font de leur rôle : chaque génération se considère comme le maillon d’une chaîne, ce qui s’accompagne du sentiment aigu de n’être qu’un usufruitier et d’être responsable vis-à-vis des générations passées comme des générations futures. C’est là un des thèmes constants du discours du patronat familial sur lui-même (Daumas, 2012, p. 44).
5Toutefois, si cette logique patrimoniale – ou dynastique – imprègne de nombreuses très petites entreprises familiales, toutes n’y sont pas soumises. En effet, comme le fait remarquer Jean-Claude Daumas, ces entreprises peuvent ne pas suivre cette logique patrimoniale lorsque leur créateur, c’est-à-dire le fondateur, la conçoit comme un projet personnel, comme simple un outil de travail et un moyen de gagner sa vie. Dans ce cas, ces nouvelles très petites entreprises correspondent plus à des entreprises individuelles – voire conjugales – qu’à des entreprises proprement familiales : elles ne sont pas considérées comme un bien patrimonial et représentent plutôt un projet de vie personnel.
2. Une logique de complémentarité fonctionnelle ou la division sexuelle des tâches
6La deuxième logique que nous avions identifiée dans les exploitations agricoles familiales correspond à ce que les anthropologues ont nommé la division sexuelle des tâches. Afin de bien la distinguer de la troisième logique – celle du genre – et dissiper une certaine confusion qui l’entoure, nous préférons parler de division fonctionnelle des tâches. En effet, dans le cas des exploitations agricoles familiales, nous avons pu observer que la collaboration au sein du couple pour conduire la ferme était relativement indépendante du sexe des personnes. Lorsque l’épouse n’était pas présente (décès, divorce, etc.), son travail pouvait être repris par une sœur, une mère ou une belle-mère, voire par un père ou un beau-père. En outre, si le célibat du successeur se prolongeait, deux frères ou un frère et une sœur pouvaient occuper les positions habituellement réservées à l’époux et à l’épouse. C’est pourquoi nous considérons plus approprié de parler de la division fonctionnelle des tâches qu’implique la logique de complémentarité, puisqu’elle n’est pas intimement attachée aux représentations de la masculinité et de la féminité. En fait, les représentations genrées naturalisent la division fonctionnelle des tâches en l’ancrant dans une supposée nature des sexes où les femmes déploient des tâches dites féminines et les hommes des activités dites masculines (Droz, Miéville-Ott et Reysoo, en soumission).
7Ainsi, la bonne marche d’une très petite entreprise familiale exige le plus souvent une collaboration entre deux personnes – généralement un couple, parfois avec des enfants – qui se répartissent les tâches de la sphère productive et domestique selon les personnes disponibles. Certes, cette répartition suit fréquemment la répartition « classique » des tâches entre hommes et femmes, c’est-à-dire qu’elle respecte les prescripts de la masculinité et de la féminité : la sphère domestique aux femmes et la sphère productive aux hommes, en d’autres termes le modèle du mari principal gagne-pain et de l’épouse responsable de la maisonnée. Néanmoins, cette répartition, si elle reste toujours dominante aujourd’hui, peut présenter des divergences importantes et la frontière qui sépare ces deux sphères se brouille toujours plus, comme nous avons pu l’observer dans l’agriculture suisse (Contzen et Forney, en soumission).
8Si la logique patrimoniale domine le destin des très petites entreprises familiales – tout au moins celles reçues en héritage des parents comme nous le verrons ci-dessous – sur le long terme et informe nombre de décisions stratégiques, c’est bien la logique de complémentarité qui s’impose au quotidien en répartissant les activités qu’exigent la famille et l’entreprise sur le couple, auxquels s’associent parfois d’autres membres de la famille. En effet, la complémentarité qui prévaut alors est bien ce qui permet à l’entreprise de survivre ou de se développer grâce au travail du couple, en particulier grâce à la main-d’œuvre familiale non rémunérée. Ainsi, lorsque le couple ne distingue pas l’univers professionnel et familial, confondant les activités productives et reproductives, la notion d’emploi, voire de travail n’apparaît plus au quotidien. Les activités qui concernent l’entreprise ou la famille sont souvent considérées comme un seul et même univers : celui de la vie au quotidien. Dans ce cas, le bénéfice que produit l’entreprise revient au couple, sans que les salaires de l’un ou de l’autre soient distingués. En Suisse, une des conséquences de cette situation où l’un des conjoints n’est pas salarié – le plus souvent la femme – est qu’elle ne cotise pas aux assurances sociales. Cela signifie qu’il ne bénéficie pas des couvertures d’assurances sociales individuelles, mais est seulement assurée de façon restreinte par son conjoint (AVS, assurance accident, deuxième pilier, etc.) [Droz, Miéville-Ott et Reysoo, 2014b].
3. Une logique de genre : des représentations de la masculinité et de la féminité
9L’on pourrait confondre la logique de la complémentarité – qui se fonde sur une division fonctionnelle des tâches – et la logique de genre. Cependant, la logique de complémentarité détermine des positions sociales, avec les tâches qui leur sont assignées, et non pas des prescripts genrés du masculin et du féminin ancrés – par le processus de naturalisation – dans les sexes. En d’autres termes, ce n’est pas seulement le sexe qui détermine qui occupera telle ou telle position dans l’entreprise, mais bien la division fonctionnelle des tâches.
10La logique de genre permet de comprendre le caractère socialement construit des rôles et des positions des hommes et des femmes selon les valences culturelles attribuées au masculin et au féminin. Ces dernières permettent ainsi de mettre au jour la naturalisation des rôles sociaux de sexe. Il s’agit donc de se décentrer face aux discours « biologisants » qui justifient le travail des hommes entre autres par leur supposée plus grande force physique et les tâches des femmes par leur prétendue prédisposition à l’empathie et à l’endurance. La logique de genre montre qu’aussi naturelle que la division fonctionnelle des tâches puisse paraître, elle résulte pourtant bien d’une assignation culturelle des sphères à l’un ou l’autre sexe selon des représentations sociales de la masculinité et de la féminité.
11Associée à des valences différenciées entre le masculin et le féminin, la logique de genre circonscrit les hommes et les femmes dans des positions hiérarchisées et inégales. Cette hiérarchisation apparaît dans notre analyse de l’asymétrie sémantique entre le couple agriculteur/paysanne dans les textes officiels et les formations du secteur agricole suisse (Droz, Miéville-Ott et Reysoo, 2014a). Des mécanismes d’exclusion similaires se retrouvent lorsque les logiques patrimoniales et de complémentarité attribuent des tâches spécifiques aux unes et aux autres, en les naturalisant souvent au moyen de la logique de genre3.
II. Les figures de l’entrepreneur
12Contrairement à ce que l’on observe en agriculture où la transmission de l’exploitation reste toujours au cœur de son fonctionnement, les très petites entreprises familiales présentent une plus grande palette de situations. Cela exige de préciser quels sont les types d’entrepreneur qui les dirige. Pour cela, nous nous inspirons des travaux de Jean-Claude Daumas4 qui portent sur les grandes entreprises françaises. Cet auteur suggère une typologie des entrepreneurs qui correspond bien à celle que nous avons observée au cours des entretiens que nous avons conduits avec des entrepreneurs de très petites entreprises familiales de l’Arc jurassien. Une première distinction apparaît dans le type de transmission. Une entreprise peut être créée par le fondateur ou reçue en héritage par le successeur et il convient d’en étudier précisément le fonctionnement interne, ainsi que les projets de transmission qui apparaissent bien différents.
13Dans les entreprises nouvellement fondées, l’implication des conjoints paraît moindre et la « vocation entrepreneuriale » – à l’instar de la vocation agricole qui voit le couple se « donner » à l’exploitation (Droz, 2001) – où les deux membres du couple se consacrent à l’entreprise semble encore en devenir. Nous pouvons distinguer des entreprises où les sphères domestiques sont bien séparées de la sphère professionnelle. Dans certains cas, le conjoint n’intervient pas dans le fonctionnement de l’entreprise, à tel point que l’on peut se demander si le qualificatif de familial s’applique bien à ce type d’entreprise qui correspond grosso modo au modèle d’individualisme professionnel proposé par Contzen et Forney pour le monde agricole suisse (en soumission). Ce modèle repose sur une séparation claire entre les activités professionnelles au sein du couple (ou du binôme central de la maisonnée). Chacun(e) exerce sa profession de manière autonome. Si des services occasionnels sont rendus, ils ne relèvent pas de l’évidence. Ce modèle correspond le mieux à l’idée d’une égalité stricte et symétrique et l’on y trouve une tendance à répartir plus égalitairement les tâches ménagères. Ainsi, l’entreprise et le ménage sont séparés, notamment sur le plan de la comptabilité. Certains de ces entrepreneurs affirment d’ailleurs explicitement ne pas souhaiter transmettre leur entreprise et la considèrent comme un simple outil de travail. D’aucuns la vendent ou la mettent en faillite pour en construire – ou en reprendre – une nouvelle plus prometteuse. Il semble qu’ici la logique économique qui exige que l’entreprise dégage un bénéfice prime sur les considérations patrimoniales qui voient dans l’entreprise plus qu’un outil de travail : un patrimoine à transmettre et un élément de l’identité familiale. Cela semble être particulièrement le cas dans la restauration par exemple5.
14Un autre type d’entreprise est perçu par le fondateur comme un bien patrimonial, ce qui la destine à la transmission. L’on observe alors la logique patrimoniale prendre de l’importance et le couple se donner à l’entreprise pour la développer, afin d’en garantir la transmission à un héritier. Celui-ci est d’ailleurs socialisé dans cette perspective : les parents l’associeront très tôt à la marche de l’entreprise et le destineront explicitement à sa reprise. L’on retrouve ici le processus d’exclusion des frères et sœurs de l’héritage – ou plus vraisemblablement d’héritage inégalitaire (Augustins, 1989) – pour assurer la reprise de l’entreprise familiale par un héritier, afin d’en assurer sa pérennité. Le fondateur se perçoit alors comme le créateur d’une lignée d’entrepreneurs familiaux qui deviendront les « passeurs » intergénérationnels du patrimoine familial. La logique patrimoniale et la logique complémentaire s’articulent alors, afin de garantir la survie de l’entreprise (Droz, Miéville-Ott et Reysoo, en soumission).
15Lorsqu’une très petite entreprise familiale est reçue en héritage, la logique patrimoniale déploie toute sa vigueur et les propos que nous avons tenus pour les exploitations agricoles familiales s’appliquent très bien à ce type d’entreprises. Les successeurs la considèrent souvent comme un patrimoine reçu des ancêtres et ressentent le devoir impératif de la transmettre à ses enfants. En d’autres termes, ils ne disposent pas du droit de vendre – ou d’aliéner abusus – l’entreprise qu’ils ne croient posséder qu’en vertu d’un droit d’usage intergénérationnel. D’où des stratégies d’investissement qui se déploient sur le long terme, tant dans les très petites entreprises familiales que dans les grandes entreprises familiales :
L’inscription de la gestion des patrons familiaux dans un horizon de long terme est sans doute le trait qui les distingue le plus nettement des dirigeants des entreprises non familiales, et peut-être plus encore aujourd’hui où, sous l’empire de la finance, le « court-termisme » l’emporte (Daumas 2012, p. 44).
16Ainsi, ni la logique d’une économie financière ni la spéculation sur le cours des actions ne s’appliquent à ce type de repreneurs.
17Si nous poursuivons l’intuition que Jean-Claude Daumas nous a proposée en s’inspirant de ses recherches sur les très grandes entreprises françaises6, nous pouvons distinguer deux types idéaux de repreneurs : le continuateur et le refondateur. Le continuateur reçoit l’entreprise de ses parents et accepte la charge ou le destin de la transmettre à ses enfants. Il s’efforce de maintenir l’entreprise en activité, tout en la développant quelque peu, sans toutefois chercher à la transformer. Le continuateur est donc un « passeur d’entreprise » d’une génération à l’autre, s’acquittant de ce devoir filial : il maintient l’entreprise et la remet à ses enfants, sans s’y engager corps et âme comme le ferait un nouvel entrepreneur ou un refondateur.
18C’est là qu’apparaît la figure du refondateur qui se lance à corps perdu dans l’entreprise familiale et cherche à innover, à créer de nouveaux produits ou à ouvrir l’entreprise à de nouveaux types de production. Ce refondateur associe au successeur la figure du créateur d’entreprises que nous avons évoquée auparavant. Il est en quelque sorte l’idéal-type de l’entrepreneur familial où la logique patrimoniale s’articule à celle du profit. En d’autres termes, le refondateur utilise la logique économique et la logique de complémentarité pour développer ou transformer une entreprise familiale héritée dans le but de la transmettre à ses descendants, tout en dégageant un bénéfice qui lui permet de vivre sans pour autant mettre en péril l’entreprise.
III. L’entreprise familiale
19Si nous portons maintenant notre regard sur l’entreprise familiale elle-même, il paraît important de ne pas nous borner à observer l’instant présent, mais bien d’en considérer les cycles de vie. Ainsi, l’entreprise familiale s’inscrit dans le cycle de vie des personnes qui la composent (préparation à la reprise, reprise, développement ou maintien, transmission). L’on peut également considérer qu’elle présente sa propre temporalité. Il convient ici de rappeler les travaux d’Alexandre Tchayanov – l’un des pères fondateurs de la sociologie rurale – sur le développement des exploitations paysannes russes (Tchayanov, 1990). Après une analyse fine du travail fourni par les membres d’une exploitation agricole familiale, cet auteur montrait que la quantité de travail dépend de la composition de la famille (nombre d’enfants) et du rapport entre consommateur et producteur au sein de l’unité familiale. L’on peut s’inspirer de ces résultats pour avancer l’hypothèse que la composition de la famille des entrepreneurs déterminera – partiellement – l’implication de ses membres dans l’entreprise, ce qui influera sur ses capacités de développement.
20L’on peut ainsi supposer qu’en l’absence d’enfants, les formes que prendra la répartition des tâches, c’est-à-dire les expressions de la logique de complémentarité, pourront être plus variées et parfois plus égalitaires qu’après la naissance du premier enfant et futur héritier. C’est ce que nous avons pu observer dans les exploitations agricoles familiales suisses où le modèle de l’individualisme professionnel prévaut dans les couples sans enfant (Contzen et Forney, en soumission ; Droz, Miéville-Ott et Reysoo, en soumission). Ainsi, la naissance des enfants modifie profondément le fonctionnement de la famille et donc la répartition des tâches au sein de l’entreprise. En général, l’épouse diminue le temps qu’elle consacre à l’entreprise pour le dédier aux enfants, en particulier en Suisse où les structures d’accueil préscolaire et parascolaire restent très limitées en milieu rural (Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014).
21Avec la scolarisation des enfants, elle aura tendance à se réinvestir progressivement dans l’entreprise jusqu’à ce que le successeur potentiel, en général un fils, commence à s’y impliquer pour se former au métier auquel il se destine. L’engagement du successeur dans la bonne marche de l’entreprise aura pour conséquence de reléguer progressivement sa mère dans les activités de la sphère domestique et de la voir diminuer son implication dans l’entreprise familiale… bon gré, mal gré ! C’est tout au moins ce que l’on peut observer dans le monde agricole suisse où les épouses développent souvent une branche d’activité qui leur est propre sur l’exploitation et s’en retirent lorsque leur fils commence à travailler sur la ferme. Remarquons que ce retrait progressif d’une branche commerciale de l’exploitation suscite souvent des sentiments contradictoires : la mère se réjouit de voir son fils prendre des responsabilités dans la ferme, alors que l’épouse regrette l’indépendance financière et organisationnelle qu’elle connaissait lorsqu’elle gérait seule son activité. Les rôles d’épouse et de mère suscitent ainsi parfois une tension affective forte que l’on peut discerner dans les discours que nous avons recueillis (Droz, Miéville-Ott et Reysoo, en soumission).
Conclusions
22En nous inspirant des recherches que nous avons conduites dans le monde agricole franco-suisse et des textes de cet ouvrage, nous avons proposé d’interpréter les pratiques et les représentations des petits entrepreneurs familiaux en distinguant trois logiques sociales : la logique dynastique ou patrimoniale, la logique de complémentarité fonctionnelle et la logique de genre. Nous avons vu que ces différentes logiques permettent de comprendre maintes pratiques au sein des très petites entreprises familiales de l’Arc jurassien. En particulier, la logique patrimoniale informe le destin de nombreuses très petites entreprises familiales qui dépendent de la complémentarité fonctionnelle des membres du couple pour assurer leur bon fonctionnement. Or, ces tâches complémentaires sont souvent réparties selon les représentations de la masculinité et de la féminité qui prévalent aujourd’hui, ce qui tend à confondre deux logiques : la complémentarité fonctionnelle et les représentations de genre.
23Toutefois, toutes les très petites entreprises familiales ne suivent pas aveuglément la logique patrimoniale, comme c’est la règle en agriculture : le monde des très petites entreprises familiales en milieu rural jurassien apparaît donc bien plus divers que celui de l’agriculture. Ainsi, il nous a paru nécessaire – en nous inspirant des travaux de Jean-Pierre Daumas sur les grandes entreprises – de présenter les quatre figures de l’entrepreneur que nous avons identifiées à partir des entretiens que nous avons conduits. Ces figures se déclinent également selon deux logiques : patrimoniale et entrepreneuriale.
24La première correspond donc à la logique patrimoniale que nous avons évoquée et impose la transmission de l’entreprise aux générations futures. L’entrepreneur peut avoir hérité de l’entreprise familiale et l’on se trouve alors dans le cas de figure des exploitations agricoles où la logique dynastique prévaut. Il peut également s’agir d’une nouvelle entreprise que son créateur destine à ses descendants. La seconde logique coïncide avec le projet économique de l’entrepreneuriat : il s’agit de développer une entreprise pour dégager un bénéfice qui permette à l’entrepreneur et à sa famille de vivre. Nous avons vu que ces deux logiques permettent de construire les idéaux-types des quatre figures de l’entrepreneur. Elles permettent alors de rendre compte de la réalité fort diverse des très petites entreprises familiales de l’Arc jurassien.
25Toutefois, cette perspective structuro-fonctionnaliste des logiques sociales qui informent les très petites entreprises familiales doit être intégrée dans une approche dynamique qui tienne compte de leur développement diachronique. C’est pourquoi nous avons proposé d’inclure une approche temporelle dans notre analyse, afin de tenir compte des cycles de vie, tant de l’entreprise que de la famille qui la compose. En effet, nous avons montré en agriculture que les différentes configurations familiales que l’on peut observer dans l’agriculture suisse se déploient également selon le cycle de vie de la famille (Contzen et Forney, en soumission). Ainsi, une répartition plus égalitaire des tâches s’observe souvent chez les couples sans enfant. La naissance du premier enfant modifie cette répartition fonctionnelle des tâches et tend à faire basculer la configuration familiale vers une répartition plus conventionnelle des tâches entre homme et femme. Il convient donc également de tenir compte des cycles de vie de la famille si l’on veut comprendre plus finement le monde des très petites entreprises familiales rurales de l’Arc jurassien.
26Pour conclure sur une hypothèse, nous proposons de voir dans le fonctionnement des très petites entreprises familiales – c’est-à-dire dans l’articulation des trois logiques que nous avons évoquées – tant leur force que leur faiblesse. D’un côté, l’intrication des sphères productives et reproductives, ainsi que le projet dynastique de la transmission de l’exploitation rendent ces entreprises d’autant plus résilientes face aux aléas économiques. D’un autre côté, une rupture familiale menace le cœur de leur fonctionnement et donc hypothèque lourdement leur avenir, à moins qu’un « remplaçant » ne puisse reprendre au pied levé le rôle que jouait le conjoint disparu. En fait, la famille représente tant un atout qu’une menace pour les très petites entreprises familiales.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Augustins Georges, 1989, Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans les paysanneries européennes, Nanterre, Société d’Ethnologie.
Contzen Sandra et Forney Jérémie, en soumission, « Gendered division of labour on the move : a typology of Swiss family farming ».
Daumas Jean-Claude, 2012, « Les dirigeants des entreprises familiales en France, 1970-2010. Recrutement, gouvernance, gestion et performances », Vingtième siècle, vol. 114, n° 2, p. 33-51.
10.14375/NP.9782081228344 :Daumas Jean-Claude, Chatriot Alain, Fraboulet Danièle et Fridenson Patrick (dir.), 2010, Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion.
10.4000/jda.2617 :Droz Yvan, 2001, « Le paysan jurassien : un fonctionnaire qui s’ignore ? Le mythe du libre entrepreneur et la réalité des subventions fédérales », Journal des anthropologues, vol. 84, p. 173-201.
— 2002, « Du lait comme valeur. Ethnologie des fermes jurassiennes », Ethnologie Française, vol. XXXII, n° 2, p. 209-219.
Droz Yvan et Forney Jérémie, 2007, Un métier sans avenir ? La Grande Transformation de l’agriculture suisse romande, Paris, Karthala-IUED.
Droz Yvan et Lavigne Jean-Claude, 2006, Éthique et développement durable, Paris, Karthala et IUED.
Droz Yvan et Miéville-Ott Valérie, 2001, On achève bien les paysans. Reconstruire une identité paysanne dans un monde incertain, Chêne-Bourg/Genève, Georg.
Droz, Yvan, Valérie Miéville-Ott, Dominique Jacques-Jouvenot & Ginette Lafleur, 2014, Malaise en agriculture ; une approche interdisciplinaire des politiques agricoles : France-Québec-Suisse, Paris, Karthala, 189 p.
Droz Yvan, Miéville-Ott Valérie et Reysoo Fenneke, 2014a, « L’agriculteur et la paysanne suisse : un couple inégal ? », Revue suisse de sociologie, vol. 40, n° 2, p. 37-68.
— 2014b, « La main-d’œuvre familiale non rémunérée orpheline des prestations sociales suisses : le cas des exploitations agricoles familiales », Revue Suisse de Sécurité Sociale, vol. 1, p. 228-230.
— en soumission, « Les logiques sociales de l’exploitation familiale agricole ».
Forney Jérémie, 2010, Produire du lait, créer du sens : adaptations et résistances quotidiennes chez les producteurs de lait suisses romands, Thèse de doctorat, Neuchâtel, Université de Neuchâtel.
Jacques-Jouvenot Dominique, 1997, Choix du successeur et transmission patrimoniale, Paris, L’Harmattan.
Jacques-Jouvenot Dominique et Gillet Marie, 2002, « L’agriculture en Franche-Comté : un métier patrimonial rediscuté », Étude Rurales, vol. 159-160, p. 111-128.
Marti Laurence, 1996, La grande famille ; Pratiques, représentations et identités horlogères dans le Jura suisse, Lyon, Université Lumière, Lyon 2.
Tchayanov Alexandre V., 1990, L’organisation de l’économie paysanne, Paris, Librairie du Regard.
Notes de bas de page
1 Voir le texte de Maylis Sposito dans cet ouvrage qui présente la recherche que nous conduisons. Ce texte est issu des entretiens conduits par Laurent Amiotte-Suchet, Michele Poretti et Maylis Sposito. Il est également le fruit des nombreux débats que nous avons avec eux, ainsi qu’avec Dominique Jacques-Jouvenot, Valérie Miéville-Ott et Fenneke Reysoo. Nous les en remercions grandement et portons seul la responsabilité des inexactitudes ou des contresens qu’il peut contenir.
2 Voir les textes de Florence Cognie, Charlotte Delabie et Florent Schepens dans cet ouvrage pour des exemples forts divers de l’imbrication famille/entreprise.
3 Voir le texte de Caroline Henchoz dans cet ouvrage qui analyse finement l’enchevêtrement des logiques de complémentarité et de genre en ce qui concerne un élément hautement révélateur : la gestion de l’argent au sein du couple. Fenneke Reysoo montre également dans son texte que cette imbrication des logiques patrimoniales et de complémentarité déploie des conséquences différenciées selon le sexe du patron de la très petite entreprise familiale : si l’homme compte sur le travail « invisible » de son épouse, une rupture (décès, accident invalidant ou divorce) met en péril la survie de l’entreprise, alors qu’une très petite entreprise familiale dirigée par une femme n’est que rarement soutenue par le travail « invisible » de son époux. Dans ce dernier cas, une rupture n’a que peu de conséquences sur la survie de l’entreprise.
4 Communication lors du colloque du 6 février 2014 organisé par le LASA, Université de Franche-Comté, à Besançon. Voir également son texte dans cet ouvrage et son dictionnaire des patrons français (Daumas, Chatriot, Fraboulet et al., 2010). Voir également le texte de Maylis Sposito dans cet ouvrage.
5 Communication personnelle Laurent Amiotte-Suchet et Michele Poretti.
6 Voir la note 4.
Auteur
Anthropologue, spécialiste de l’anthropologie rurale et religieuse, il enseigne à l’IHEID de Genève et est professeur associé à l’Université Laval. Il a conduit de nombreuses recherches au Kenya sur le pentecôtisme et la conversion religieuse. Il dirige actuellement plusieurs équipes de recherches sur les structures anthropologiques du religieux (Kenya, Brésil, Suisse), les nouvelles configurations de genre et de génération en agriculture suisse, les ruptures domestiques dans les entreprises familiales de l’Arc jurassien, ainsi que sur les conséquences sociopsychologiques de politiques agricoles (France-Québec-Suisse). Publications récentes : « Conflicting realities : Kikuyu childhood ethos and the CRC ethic », in Karl Hanson et Olga Nieuwenhuys (eds), Reconceptualising Children’s Rights in International Development : Living Rights, Social Justice, Translations (Cambridge, Cambridge University Press, 2012) ; avec Hervé Maupeu, « Christianisme et démocratisation au Kenya », Social Compass, vol. 60, n° 1, 2013 ; avec Valérie Miéville-Ott, Dominique Jacques-Jouvenot et Ginette Lafleur, Malaise en agriculture ; une approche interdisciplinaire des politiques agricoles : France-Québec-Suisse (Paris, Karthala, 2014) ; éditeur avec Philippe Chanson, Yonatan Gez et Edio Soares, Retours croisés des Afriques aux Amériques : de la mobilité religieuse (Paris, Karthala, 2014).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La formation d’une opinion démocratique
Le cas du Jura, de la révolution de 1848 à la « république triomphante » (vers 1895)
Pierre Merlin
2017
Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe
Gérard Chouquer et Marie-Claude Maurel (dir.)
2018
Deux frontières aux destins croisés ?
Étude interdisciplinaire et comparative des délimitations territoriales entre la France et la Suisse, entre la Bourgogne et la Franche-Comté (xive-xxie siècle)
Benjamin Castets Fontaine, Maxime Kaci, Jérôme Loiseau et al. (dir.)
2019
Un mousquetaire du journalisme : Alexandre Dumas
Sarah Mombert et Corinne Saminadayar-Perrin (dir.)
2019
Libertaire ! Essais sur l’écriture, la pensée et la vie de Joseph Déjacque (1821-1865)
Thomas Bouchet et Patrick Samzun (dir.)
2019
Les encyclopédismes en France à l'ère des révolutions (1789-1850)
Vincent Bourdeau, Jean-Luc Chappey et Julien Vincent (dir.)
2020
La petite entreprise au péril de la famille ?
L’exemple de l’Arc jurassien franco-suisse
Laurent Amiotte-Suchet, Yvan Droz et Fenneke Reysoo
2017
Une imagination républicaine, François-Vincent Raspail (1794-1878)
Jonathan Barbier et Ludovic Frobert (dir.)
2017
La désindustrialisation : une fatalité ?
Jean-Claude Daumas, Ivan Kharaba et Philippe Mioche (dir.)
2017