8. Entreprise, couple et famille
Un projet commun pour des buts différents
p. 157-168
Texte intégral
1Les entrepreneurs de travaux forestiers (ETF) – des bûcherons, des débardeurs ou des sylviculteurs indépendants cotisant à la Mutualité sociale agricole (MSA) – forment de très petites entreprises (TPE). Les entreprises de travaux forestiers sont, pour les deux tiers (Schepens, 2007), des entreprises unipersonnelles, c’est-à-dire ne fournissant d’activité qu’à une unité de travail humain, l’entrepreneur lui-même. Dès lors, si l’agriculture est un « métier de couple » (Barthez, 1982), le travail forestier, à l’instar de la viticulture (Bessière, 2010), semble se dispenser de travail féminin. Cependant, une analyse trop rapide de ce constat risque d’en entraîner une mésinterprétation. Premièrement, parce que ne pas être salariée de l’entreprise de leur mari n’implique pas que les femmes d’ETF n’y prennent pas part. Deuxièmement, parce que le nombre d’individus rémunérés par l’entreprise varie au cours de la carrière de l’ETF, non pas uniquement pour répondre à des nécessités productives mais aussi pour des raisons de transmission.
2Dans un premier temps, nous verrons pourquoi il faut être deux pour que l’entreprise de travaux forestiers soit viable. Puis, nous nous intéresserons aux intérêts apportés par chaque membre du couple à cette aventure. Pour finir, il s’agira de comprendre en quoi ces intérêts différenciés impactent la transmission de l’entreprise.
3Certes les deux membres du couple participent au projet entrepreneurial, cependant celui-ci n’a pas la même valeur en fonction du moment de la carrière du couple et des acteurs qu’il implique. Ainsi, d’une chance pour l’économie familiale, l’entreprise devient une servitude de laquelle on doit protéger sa progéniture.
I. Être en couple pour s’installer
4Seuls 10 % des indépendants vivent seuls (Chaleix, 2001) et les ETF ne font pas exception. La nécessité pour ces professionnels d’être en couple est renseignée déjà depuis longtemps (Bertaux, Bertaux-Wiame, 1976 ; Gresle, 1981). Ce qui évolue, en revanche, c’est l’absence de nécessité actuelle du mariage, un simple concubinage suffit. L’accroissement des unions libres est, pour Céline Bessière (2011), une stratégie de séparation des biens visant à éviter le risque financier en cas de décès ou de séparation.
5De plus, François Gresle remarquait :
Le mariage s’avère-t-il une condition presque nécessaire et préalable à l’installation, puisque la proportion de célibataires parmi les commerçants apparaît réduite et que l’établissement suit plus qu’il ne précède l’union matrimoniale (Gresle, 1981, p. 50).
6Nos analyses confirment que, sur le terrain des ETF, la vie de couple précède l’installation : le couple est premier, l’entreprise vient ensuite.
7Ainsi, certains de nos informateurs sont d’abord passés par une phase de désunion (Théry, 1993) avant de pouvoir envisager devenir entrepreneur. C’est le cas de Marc, fils d’un entrepreneur dans la micromécanique ayant fait faillite. Marc est diplômé de micromécanique – il s’était préparé à prendre la succession de son père – et travaille dans cette branche, en tant que salarié d’entreprise, pendant les dix premières années de sa vie active. Durant ce laps de temps, il se marie avec une fille de boulanger et espère que son beau-père lui proposera de prendre sa succession. Il s’entretiendra avec sa femme à ce sujet mais les enfants de boulanger ne devenant pas eux-mêmes boulangers (Bertaux-Wiame, 1982), sa belle-famille et son épouse le décourageront dans ce projet. Suite à ce refus, il se réoriente professionnellement – « j’en avais marre de l’usine » – et entre à l’Office national des Forêts (ONF), tout en poursuivant des rêves d’indépendance professionnelle. Il souhaite s’installer en tant que bûcheron-débardeur, autrement dit ETF. Cependant, il n’est pas plus soutenu dans ce projet :
Ils décourageaient vraiment les gens à se mettre à leur compte : « Tu ne peux pas savoir ce que c’est, tu ne te rends pas compte, c’est du travail ». C’est peut-être pour ça que j’ai tout plaqué et que je suis parti. Et puis ma femme était pareille : « T’es bien à l’ONF, tu peux pas savoir, tu ne sais pas ce que c’est ». Et puis moi, j’avais envie d’entreprendre, j’avais des idées, des projets et puis eux non, c’était l’inverse. […] Alors j’ai tout laissé tombé : l’ONF, ma femme et je suis venu m’établir ici comme ETF. Tout s’est passé en même temps.
8« Tout s’est passé en même temps », y compris son installation avec sa nouvelle amie. Celle-ci ne s’opposera pas à ses souhaits d’indépendance professionnelle. Bien au contraire, elle l’accompagnera dans ce projet faisant du projet d’entreprise un projet de couple. Comme toutes les compagnes d’ETF – mais aussi d’autres indépendants (Célérier, 2014) –, elle participe à la vie de l’entreprise sans en retirer un salaire et elle a, par ailleurs, une activité rémunérée hors de l’entreprise familiale, ce qui est rarement le cas chez les femmes d’indépendants (Bessière, 2010).
9Sans cette implication des femmes dans la sphère professionnelle hors et à l’intérieur de l’entreprise familiale, il n’y a pas d’entreprise possible. L’activité de l’ETF ne produit pas assez de revenus pour que l’entrepreneur puisse se permettre d’embaucher un comptable, dès lors c’est sa compagne qui s’en charge. L’ETF lui-même ne peut pas le faire : faute de compétence parfois, mais surtout faute de temps. Une fois l’exploitation des bois terminée, il faut encore nettoyer, réparer le matériel, préparer les prochains chantiers. Seul le dimanche est chômé pour le passer en famille même si la balade dominicale est souvent forestière pour inspecter les chantiers à venir.
10Cette nécessaire implication féminine dans la vie de l’entreprise ne peut se réaliser contre le gré des femmes. Ces dernières doivent être en accord avec le projet d’indépendance professionnelle, car celui-ci va leur demander un investissement important : cela nécessite qu’elles acceptent de réaliser une « triple » journée de travail. À leur travail salarié hors de l’entreprise familiale, indispensable surtout lors du démarrage de l’entreprise pour apporter un peu de stabilité au revenu du foyer, s’ajoute le travail réalisé pour le compte de l’entreprise : travail administratif et secrétariat (Célérier, 2014), mais aussi approvisionnement de l’entreprise en matériaux divers (pièces détachées, chaînes pour les tronçonneuses, huiles pour les machines…) que l’entrepreneur ne trouve pas le temps de se procurer. À ces deux journées de travail s’en ajoute une supplémentaire, classique celle-ci, faite de travail domestique (Nicole-Drancourt, 1989 ; Guionnet, Neveu, 2007).
11La participation de l’ETF à la vie domestique est, pour ainsi dire, nulle et l’espace domestique est un espace féminin, jusqu’au bureau où est réalisé le travail pour le compte de l’entreprise, toujours présenté comme « le bureau de madame » (Antony, ETF). Si les ETF passent alors la majeure partie de leur temps en forêt, le temps que les femmes vont consacrer à l’entreprise, directement ou non, se déroule hors forêt1. Les membres du couple ne feront que se croiser, car on ne prend pas de vacances quand on est ETF. Si l’on comprend bien l’intérêt de l’entrepreneur dans ce mariage, pourquoi sa femme accepte-t-elle ces conditions de vie maritale ? Qui plus est, pourquoi accompagne-t-elle ce projet qui fait d’elle une quasi « mère célibataire » en termes de tâches domestiques mais avec un double emploi : un salarié et un gracieux pour l’entreprise.
II. Mobilité sociale ascendante
12Les études sur le divorce (Théry, 1993) montrent qu’il faut deux conditions pour que les femmes – ce sont-elles qui majoritairement réclament le divorce (Bessière, 2011) – entreprennent de se séparer de leur conjoint : un travail qui leur fournit une indépendance économique et le sentiment, pour le dire comme François de Singly (2002) que la vie maritale n’a en fait qu’un coût, leurs maris en ayant confisqué tous les bénéfices. Or, on ne divorce pas chez les ETF, dès lors, et malgré le coût que semblent supporter ces femmes, il faut qu’elles y trouvent un intérêt.
13Cet intérêt est souvent celui d’une ascension sociale plus rapide (Barrère-Maurisson, Battagliola, Daune-Richard, 1983). Les femmes d’ETF sont issues des classes populaires (beaucoup d’ouvriers, de petits employés en ce qui concerne les pères, et des mères presque toujours au foyer), cependant elles sont plutôt diplômées comparativement à leurs parents et à leur classe sociale d’origine. Le fait que les familles d’origine de ces femmes aient investi l’institution scolaire indique un projet d’ascension sociale. Pour autant, ces femmes connaissent les mêmes problèmes que beaucoup de femmes issues des classes populaires : même diplômées, elles ont des difficultés à trouver un emploi à la hauteur de leur qualification et leur projet de mobilité sociale s’en trouve ralenti, si ce n’est stoppé. Objectivement, à l’image des boulangères d’Isabelle Bertaux-Wiame (1982), leur mobilité sociale ascendante a plus de chance de se réaliser à travers les projets portés par leurs époux.
14Ces femmes s’approprient alors le projet porté par leur mari. C’est ainsi qu’il devient un projet de couple, projet qui se réalise à partir de l’implication des deux protagonistes. Si une femme ne veut pas prendre part à l’entreprise, celle-ci ne verra pas le jour. C’est le cas pour Éric, salarié d’un ETF. Il souhaite se mettre à son compte mais sa femme ne veut pas en entendre parler. En entretien, elle laisse entendre qu’elle n’a pas épousé un fantôme :
Déjà qu’il fait des grosses journées… Mais là, le soir quand il rentre, il a fini. Alors que son patron, il doit encore préparer les machines pour le lendemain, réparer ce qui est cassé, passer deux, trois coups de fil. Si c’est pour ne pas le voir, moi, je préfère qu’il reste salarié (conjointe d’Éric).
15Malgré ses envies d’indépendance, Éric ne deviendra pas entrepreneur de travaux forestiers. Certes, il pourrait divorcer, cependant il n’est pas dans la configuration sociale de ceux pour qui il est essentiel de devenir indépendant. Effectivement, n’importe qui ne peut pas devenir ETF, cela est réservé aux « déshéritiers » (Schepens, 2007), seuls à paraître susceptibles de résister aux difficiles conditions d’exercice de l’activité. Un « déshéritier » est un fils ou petit-fils d’indépendant, récipiendaire d’un ethos (Fusulier, 2011) d’indépendant. Or il ne peut le réaliser à travers l’entreprise familiale car celle-ci a cessé d’exister (pour cause de faillite, de divorce…). À cela s’ajoute la faiblesse des capitaux économiques disponibles ainsi que des capitaux scolaires peu adaptés (par leurs insuffisances ou leurs trop grandes spécificités) au marché du travail. Ceux qui deviendront ETF souhaitent être indépendants mais ne le peuvent pas et vivent comme un « déclassement » (Tripier, 1986) le fait de ne pas être « leur propre maître ». Dans ces conditions, l’entreprise de travaux forestiers est, pour ainsi dire, leur seule chance de devenir indépendant, car elle ne réclame qu’un faible investissement économique et scolaire. Pour tous les autres, la dure condition d’ETF (tant physique que familiale), rapportée aux gains économiques et symboliques susceptibles d’être obtenues via l’indépendance dans les travaux forestiers, n’est pas enviable.
16L’entrepreneur et sa compagne sont alors portés par un même projet d’ascension sociale et voient dans l’entreprise un moyen de le réaliser. Cependant la cohésion du projet commun semble ne concerner que le couple – « complémentaire » écrirait Isabelle Bertaux-Wiame (2004) – et non ses enfants. En effet, si en tant qu’épouses, les femmes d’ETF sont toujours très positives quand il s’agit de dire ce que l’entreprise leur a apporté, en revanche elles se font plus critiques quand elles endossent leur rôle de mère.
J’aimerais que [mes enfants] trouvent quelque chose de bien pour eux. Qu’ils aient une bonne situation et en étant bien. Ne pas trimer toute leur vie, comme nous, pour pas grand-chose (conjointe d’Arthur).
17L’entreprise qui a permis d’acheter une maison, de vivre plutôt confortablement, qui leur a permis de passer d’une classe populaire à une petite classe moyenne, cette entreprise, on ne souhaite pas qu’elle se transmette aux enfants.
18Les entrepreneurs en font pourtant le souhait. Ils imaginent bien leur fils prendre leur suite.
- Auteur : Est-ce que vous aimeriez que votre fils vous succède ? - Albert, ETF : Pourquoi pas ? On en discute parfois.
19Cependant, ce souhait ne se traduit dans la réalité que dans 10 % des cas.
III. Transmettre ?
20Le couple n’est alors complémentaire que dans le cadre de la réalisation d’une trajectoire sociale ascendante, cependant cette mobilité est un moyen pour l’un, alors qu’elle est un but pour l’autre. L’ETF réalise un projet de « contre mobilité sociale » (Girod, 1971) dans le sens où il retrouve davantage un ancien statut social – celui de son père ou grand-père – plutôt qu’il n’accède à un nouveau statut. Pour l’ETF, l’intérêt de cette contre-mobilité est qu’elle donne accès au statut d’indépendant. Cependant, sa compagne ne poursuit pas le même objectif. Ce qu’elle recherche, c’est une trajectoire de mobilité sociale qu’elle a moins de chances de réaliser seule. Si ces deux objectifs sont atteints grâce à l’entreprise, en revanche, par la suite, les buts deviennent divergents.
21L’entrepreneur, comme la très grande majorité des indépendants professionnels, cherchera à fonder une dynastie familiale (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1996) et, très tôt, il désignera l’un de ses enfants pour lui succéder (Jacques-Jouvenot, 1997). En revanche sa compagne espère que ses enfants poursuivront la mobilité sociale ascendante qu’elle a initiée. Cette mobilité a pour point de départ la situation actuelle des enfants : ceux-ci sont fils et filles d’ETF. Dès lors, c’est en comparant cette position de départ avec leur position d’arrivée que l’on pourra évaluer la mobilité effective des enfants. Dans ce cadre, que l’enfant devienne entrepreneur de travaux forestier permettrait à son père de voir l’injonction familiale paternelle à l’indépendance perdurer, mais donnerait à sa mère un sentiment d’échec. En reproduisant la position actuellement tenue par son père, l’enfant met fin à la mobilité initiée par ses parents et poursuivie par sa mère.
22Dès lors, les femmes d’ETF orientent leurs enfants hors de l’entreprise familiale en insistant sur l’importance des études.
Moi, je vais pousser mes enfants à faire des études et, ce qui serait bien, c’est qu’ils deviennent fonctionnaires. C’est ça que j’aurai voulu faire (conjointe d’Anthony).
23Dans le même temps, elles font de l’activité paternelle un « répulsif » (Soares, 2011), ce qui leur permet d’instaurer des « contre-désignation » paternelle : « Si tu ne travailles pas bien à l’école, tu seras bûcheron comme ton père ». À travers ce type de remarque, l’enfant ne peut pas se projeter à la place tenue par son père, il ne peut pas « s’y voir » (Delbos, Jorion, 1984) à son tour.
24La désignation d’un héritier réalisée par les pères se heurte alors systématiquement au projet élaboré par les femmes pour leurs enfants. Certes, un entrepreneur peut « forcer » son fils à venir travailler en forêt :
Il n’avait pas de travail alors je lui ai dit : « Bon, ben, tu vas venir avec moi au bois ». Alors il est venu avec moi, il a fait une saison et à la première occasion, il s’est sauvé (Didier, ETF).
25Cependant, l’enfant ne se montrera pas « courageux » (Schepens, 2013), de la sorte il ne répondra pas aux attentes de ce monde : se lever tôt, rentrer tard, travailler six jours sur sept, ne pas prendre de vacances, toujours être disponible, ne pas se plaindre de la fatigue, etc. Contrairement à son père, il ne sera pas motivé par ce travail, il ne verra pas l’intérêt de prendre autant de risques physiques, de ne pas avoir de vie sociale et familiale. En bref, il ne sera pas un « bon » professionnel. Cependant, il ne peut pas l’être : il n’est pas un « déshéritier ». Puisque son père a réussi à devenir indépendant, il n’a lui-même aucune trajectoire de contre-mobilité à réaliser. Devenir ETF à son tour n’a aucun intérêt, il va plutôt, comme l’entend sa mère, prendre appui sur le statut social de ses parents pour poursuivre une trajectoire de mobilité sociale ascendante.
26Si les pères n’arrivent pas à se faire entendre de leurs enfants, c’est bien parce que les mères sont les seules présentes auprès de leurs fils. Ce sont elles qui, dans la division sexuelle des tâches qui préside à l’organisation de l’entreprise, occupent tout l’espace domestique : le père absent ne pèse alors pas lourd dans la socialisation de ses enfants.
27Pour autant, l’ETF et sa femme tiennent à ce projet de couple réalisé dans l’entreprise. Ils ne souhaitent pas que la retraite de l’entrepreneur entraîne la cessation de l’activité. Quand l’ETF en activité se rend compte que son fils ne prendra pas sa suite, il s’enquerra d’un autre successeur. Pour le trouver, il mettra « des jeunes » à l’épreuve et testera en acte la motivation de ceux-ci pour les travaux forestiers. C’est à ce moment-là, après une longue période de travail en solitaire, qu’il formera des apprentis ou embauchera des salariés. Ces deux statuts sont transitoires et mènent à celui d’entrepreneur. Ainsi, on n’est salarié qu’un temps dans le monde de travaux forestiers, soit on s’installe ETF, soit on change de marché du travail. Cette « période d’essai » des futurs entrepreneurs potentiels permet de sélectionner et de ne former que les seuls « déshéritiers », ceux qui sont prêts à faire preuve de « courage » quand l’ETF les désigne en leur proposant un avenir forestier : « Quand tu seras ton propre maître, tu devras… ».
28Il s’agit là bien plus de transmission que de succession. Aucun échange économique ne préside à la transaction, mais on y retrouve des échanges symboliques (Gillet, 1999). Si le salarié ou l’apprenti accepte la désignation, il deviendra « le jeune » de l’ETF. Sur notre terrain, le terme de « jeune » désigne les jeunes gens que l’on encadre, mais aussi ses propres enfants. Dès lors, le « désheritier » désigné devient le « fils professionnel » d’un ETF devenu « père adoptif » (Joly, 1994, p. 57). Ce « fils professionnel » utilisera le nom de famille, support de la réputation de l’entreprise, pour pouvoir travailler, pour justifier sa place professionnelle sur ce marché du travail (Schepens, 2008). Seul le nom de l’entreprise, qui est le nom de famille de l’entrepreneur, est connu sur ce marché : on confie un chantier à l’entrepreneur et c’est lui qui est responsable de sa réalisation, qu’il soit réalisé par l’ETF ou par un de ses « jeunes ». Dès lors, il faut pouvoir se réclamer de ce nom pour s’inscrire dans le tissu entrepreneurial existant et avoir une activité.
29Ce qui en fait un fils professionnel, c’est aussi que les femmes d’ETF ne s’opposent pas à cette transmission. « C’est tout de même notre vie que l’on transmet » (conjointe de Frédéric, femme d’ETF). Cette filiation professionnelle est alors un moyen de « laisser une trace » (Héritier, 2010) de son passage professionnel. Dans ce cadre, l’important est que l’entreprise perdure à travers les générations professionnelles, car on en est bien plus le récipiendaire que le propriétaire. Ce qui explique que l’on ne vende pas l’entreprise : on ne peut pas tirer de bénéfices économiques d’objets inaliénables (Godelier, 1996). Elle s’inscrit alors dans une économie de la réciprocité et les ETF et leurs femmes trouvent, chacun à leur manière, important de faire bénéficier d’autres, dans la même situation qu’eux, de ce qui leur a permis de réaliser leur mobilité/contre-mobilité sociale ascendante.
Conclusion
30À l’instar des patrons des grandes entreprises chimiques allemandes, devenir ETF représente « une promotion sociale importante. […] Elle peut même apparaître comme une revanche sociale après avoir connu un déclassement » (Joly, 1994, p. 53). Dans le domaine des travaux forestiers, cette « revanche » n’est possible qu’à travers la création d’un projet de couple autour de l’entreprise. Cependant, la finalité poursuivie à partir de l’activité d’entrepreneur n’est pas la même en fonction des membres du couple. L’entrepreneur veut devenir indépendant, alors que sa compagne souhaite avoir une mobilité sociale ascendante plus importante que ce qu’elle pourrait réaliser seule. Ces deux objectifs sont atteints dans la reprise d’une entreprise de travaux forestiers. En revanche, en ce qui concerne les suites à donner au projet entrepreneurial, des divergences se font jour. L’entrepreneur souhaiterait voir son fils prendre sa suite, ce qui n’est pas le cas de sa compagne. Si l’entreprise est présentée par les femmes comme étant une chance pour elles, dès qu’elles endossent le rôle de mères des enfants, potentiels repreneurs, l’entreprise est présentée alors comme une servitude.
31Les femmes, par leur place particulièrement prépondérante dans la sphère domestique chez les ETF, sont alors à l’origine de l’impossible création d’une dynastie forestière. Pour autant, elles n’interdisent pas toute transmission, mais celle-ci doit se réaliser hors du cadre familial. Alors un « jeune » sera élevé, c’est-à-dire sélectionné, désigné, formé puis habilité de manière à ce qu’il puisse reprendre une place professionnelle dans le monde des travaux forestiers.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Tel n’est pas le cas pour une autre population travaillant en forêt : les bûcherons-tâcherons. Ces derniers ne sont pas des entrepreneurs mais leur statut – salarié-tâcheron – leur confère une certaine indépendance. Si nous ne les avons pas rencontrés sur nos terrains d’enquêtes, ils sont présents dans une région voisine où ils forment des équipes familiales de deux ou trois personnes (Gros, 2014). Dans ce cadre, ils peuvent être accompagnés par leur épouse sur le chantier en forêt. D’après les travaux de Julien Gros (2014), cette dernière semble y réaliser des travaux « domestiques » : elle range le chantier, « apporte les bidons d’essence, […] prévoit le repas. Elle « […] soulage » [son époux] dans son travail » (Gros, 2014, p. 1).
Auteur
Maître de conférences en sociologie à l’Université de Bourgogne. Il est membre du Centre Georges Chevrier (UMR CNRS UB 7366) et membre associé au LaSA. Ses travaux portent sur les groupes professionnels à travers leur reproduction dans le temps, la transmission du travail, le recrutement des nouveaux membres, les organisations catégorielles et l’écologie des mondes professionnels, les stratégies collectives permettant de résister à l’activité. Il a publié récemment : « Entrepreneurs de Travaux Forestiers : le corps à l’épreuve du marché » in Célérier Sylvie, Le travail indépendant. Statut, activité et santé, (2014, Paris, Liaisons sociales) ; « Sélection, désignation, habilitations. Le recrutement de médecin en Unité de Soins Palliatifs comme processus », Revue Française de Socio-Économie, n° 14, 2014.
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