7. L’entreprise familiale dans l’artisanat : rupture ou métamorphose
p. 135-156
Texte intégral
1Les sociologues, dans les années 1980, ont montré que l’artisanat était étroitement encastré dans la sphère familiale. Les recherches historiques de Pierre Labardin et Paulette Robic (2008, p. 109) mettent en évidence la spécificité de l’artisanat. Pour ces auteurs, l’artisanat est historiquement une entreprise familiale et plus spécifiquement une affaire de couple, à la différence des entreprises familiales industrielles ou de négoce dans lesquelles le « rôle de l’épouse est limité ».
2L’ensemble des travaux publiés sur l’artisanat (Jaeger, 1982 ; Zarca, 1986 ; Gresle, 1981a et b ; Bertaux et Bertaux-Wiame, 1980) dans les années 1980 insistaient sur le rôle primordial joué par la famille dans la norme de fonctionnement du métier. Cette implication de la famille était presque indispensable à la survie de l’entreprise. La famille jouait un rôle dans trois étapes de la vie de l’artisan : la transmission du métier et de la culture de métier, la création d’entreprise et la mise à son compte, la division du travail et le partage des tâches une fois l’entreprise constituée. Or, l’artisanat d’aujourd’hui n’est plus celui des années 1980. Sur la base de notre enquête1, nous montrerons comment la relation de l’artisanat à la famille s’est métamorphosée consécutivement aux transformations des systèmes productifs, des rapports de genre, et de la famille. Ces transformations concernent, d’une part, la réévaluation de la place du conjoint et de ses compétences et, d’autre part, la réévaluation de la place de la famille dans l’exercice du métier, la transmission d’entreprise et sa gestion. Pour autant, ces transformations ne font pas de l’entreprise artisanale une entreprise comme les autres, car la séparation entre sphère professionnelle et sphère familiale n’est pas totale.
I. Le métier et l’entreprise se transmettent moins souvent aujourd’hui dans le cadre familial
3Dans les années 1980, les sociologues définissent les artisans par des caractéristiques biographiques qui les distinguent des autres indépendants. Plus souvent issus des classes populaires ou héritiers, artisans de pères en fils, les artisans s’installent à leur compte après s’être mariés et après une expérience dans le métier. Formés sur le tas, en apprentissage ou issus de formations techniques, ils bénéficient de l’aide de la famille pour s’installer. Très souvent la famille, et plus précisément le conjoint, joue un rôle dans l’entreprise.
1. Éléments de cadrage
4À cette même époque, Bernard Zarca établit une typologie des artisans. Il distingue différents types d’artisans et d’entreprises artisanales (1986, p. 116-125) en fonction des origines sociales, des filières de formations et des types de capitaux dont les artisans disposent. Il oppose un artisanat « riche » constitué d’héritiers et de quelques techniciens, qu’il nomme artisanat d’installation, à un artisanat de promotion ouvrière. Les héritiers, comme les techniciens ont acquis des connaissances en gestion et ont moins de chance de partager le travail avec leurs salariés. Dans ces entreprises, la distance sociale et culturelle est plus forte entre patrons et ouvriers que celle que l’on peut trouver dans les entreprises dirigées par des artisans traditionnels d’origine ouvrière. À ces parcours et à ces origines correspondent des comportements économiques qui opposent un artisanat d’héritiers ou d’installation à un artisanat d’origine populaire. Les premiers disposent de capitaux économiques supérieurs aux seconds, ils disposent en outre, d’un capital social, d’un réseau de relations, qui leur permet de s’installer plus jeunes. Ils ont de fortes chances de consacrer plus de temps à la gestion de l’entreprise et à son développement qu’à la réalisation du travail dans l’atelier. Les chances de survie des entreprises reprises par les héritiers ou les techniciens sont plus fortes que celles des entreprises créées par les enfants d’ouvriers. L’artisanat d’héritier est plus souvent un artisanat d’employeur et la participation de la famille y est moins fréquente que dans les entreprises détenues par des artisans de promotion ouvrière. Dans les années 1980, la reprise de l’entreprise par le fils n’est plus aussi automatique qu’elle pouvait être par le passé. Dans certains métiers, des fils de cadres aisés ou de professions libérales qui ont échoué dans leur scolarité deviennent artisans. Et dans le même temps, de plus en plus de jeunes issus de familles populaires s’installent dans des métiers dont l’exercice est peu capitalistique. Bernard Zarca constate que la transmission du capital économique tend à être peu à peu dissociée de la transmission du métier. Ce que Bernard Zarca percevait s’est confirmé.
2. De moins en moins de fils d’artisans deviennent artisans : un paradoxe ?
5La situation d’aujourd’hui n’est plus celle des années 1980. D’une part, de moins en moins d’enfants d’artisans deviennent artisans2, d’autre part de moins en moins d’enfants d’artisans reprennent l’entreprise familiale. En 1976, selon l’enquête du Credoc (Ibid., p. 118), 42 % des enfants d’artisans avaient repris le fonds de leurs parents. Aujourd’hui, d’après l’étude sectorielle menée par l’ISM sur les métiers de bouche, du bâtiment, de l’artisanat de production et de la coiffure, le nombre de repreneurs familiaux se réduit pour représenter 5 à 10 % des nouveaux chefs d’entreprise, même s’il existe des disparités entre les différents secteurs (Elie, 2009). D’après cette même étude, les reprises dans le BTP se font pour 40 % d’entre elles par un membre de la famille, mais elles ne représentent que 7 % du nouveau stock d’entreprises artisanales, dans l’alimentaire le taux de reprise est élevé, entre 63 % et 84 % selon les secteurs, mais elles ne sont que 7 % à avoir lieu dans le cadre familial3. La transmission d’entreprise, du métier, de la culture de métier, des connaissances liées à la gestion d’entreprise et de « l’esprit d’entreprise » a de moins en moins lieu dans le milieu familial.
6Caroline Mazaud explique la crise des transmissions familiales par le sentiment éprouvé par les « hommes de métier traditionnels », l’artisanat de promotion ouvrière selon les termes de Bernard Zarca, d’être des hommes du passé. Ce sentiment se fonde sur l’affaiblissement du modèle du couple au travail, la déqualification de certains métiers et la difficulté, que rencontrent certains artisans à trouver des jeunes prêts à se plier aux normes et à la culture de métier. Mais surtout, les artisans qui partent actuellement en retraite considèrent que les capitaux nécessaires à l’installation et à l’exploitation de l’activité sont plus élevés que ce qu’ils pouvaient être quand ils se sont installés et ils perçoivent le statut d’indépendant comme plus risqué aujourd’hui, de par l’irrégularité et l’insuffisance des revenus. Ceci conduit les artisans à ne pas inciter leurs enfants à apprendre le métier et à reprendre l’entreprise (Mazaud, 2009, p. 124-144).
7La diminution des transmissions familiales révèle un paradoxe. Alors que les artisans valorisent dans leurs discours l’attachement à leur métier, à sa beauté, à l’autonomie dans le travail et à la promotion sociale qu’il permet par l’indépendance, ils projettent pour leurs enfants un autre avenir et envisagent pour ceux-ci, des professions « socialement valorisées ». Ceci s’inscrit dans les transformations de la société et, en particulier, dans l’opposition travail manuel/travail intellectuel et la dévalorisation des métiers manuels dans l’échelle de prestige. Un paradoxe déjà évoqué par Bernard Zarca mais qui s’amplifie aujourd’hui, comme en témoigne cet extrait d’entretien collectif :
8Madame B., artisane coiffeuse, explique :
J’aime mon métier, j’ai un beau métier […]. J’ai dit à mes fils « sauvez-vous » ! […]. Maintenant ils sont tous les deux cadres dans des grosses boîtes, mais on leur a transmis la fibre commerciale et le goût du travail […]. On a vite vu qu’ils avaient le sens commercial.
9Monsieur Z., artisan charcutier, prend la parole et justifie le choix de ses enfants de ne pas reprendre l’entreprise familiale par le goût pour les études longues :
Je continue à aimer mon métier, ce que j’aime c’est faire de la charcuterie. Je fais du service traiteur, mais ça ne m’intéresse pas, j’aime transformer le produit, et puis c’est moins pénible qu’autrefois. […] Mes fils ont tous fait des études, ils avaient le goût pour les études et étaient sérieux dans leur travail. Le premier est chirurgien, les deux autres sont encore en master. On leur a laissé le choix de leur métier.
10Madame C., artisane esthéticienne, ajoute :
J’aime tout dans mon métier, rien ne me lasse, c’était ma vocation […]. Je n’étais pas bonne élève à l’école, mais mes enfants ne sont pas comme moi, ils étaient bons à l’école […], mon mari est ingénieur et mon fils est lui aussi ingénieur, ma fille est infirmière, c’est une passionnée comme moi.
11On peut établir un parallèle avec le paradoxe du déni de transmission qu’observe Dominique Jacques-Jouvenot dans l’agriculture.
Ainsi, les cédants renvoient l’acte de transmettre à la responsabilité des successeurs, en revendiquant « qu’ils n’ont rien fait pour » alors que ces derniers, les successeurs, défendent leur statut de self-made-man, pensant ainsi échapper à l’obligation « symbolique » du rendre » (Jacques-Jouvenot, 2014).
12Mais dans le cas de l’artisanat, la diminution des transmissions familiales est effective et massive. Pour certains artisans, il ne s’agit pas de déni car la volonté de ne pas transmettre est affirmée et assumée. Pour d’autres, il s’agit d’un « déni de non-transmission ». Ces artisans renvoient le choix de ne pas reprendre l’entreprise à leurs enfants, le justifiant par la liberté de choix d’un métier de passion, l’intérêt pour les études longues.
13Les artisans disent aussi que la transmission familiale représente un risque pour l’équilibre familial et pour l’autonomie de décision de l’enfant repreneur. Ceci les amène souvent à évoquer le fait qu’ils préfèrent la reprise par un salarié.
14Madame L., artisane bouchère, explique :
Moi, j’ajouterais que quand on transmet et que la reprise se passe mal, cela cause des problèmes entre les enfants, chacun a son mot à dire sur comment l’autre aurait dû faire, j’ai vu des familles exploser à cause de ça.
15Madame L., artisane du secteur du pesage, poursuit :
Oui celui qui reprend est défavorisé par rapport aux autres. Il reprend l’entreprise et il ne peut pas utiliser le capital pour faire autre chose, les autres sont plus libres. En plus, les autres enfants peuvent avoir quelque chose à dire sur sa façon de gérer son entreprise.
16Madame B., artisane coiffeuse, ajoute :
Le mieux, c’est de transmettre à un salarié. Moi j’ai transmis à un salarié un de mes salons, un petit jeune qui était méritant. Je l’ai aidé, tout le monde me disait de ne pas le faire, je l’ai fait et tout s’est bien passé, maintenant j’en suis fière, j’ai donné sa chance à un jeune.
17Madame B., recueille alors l’assentiment du groupe :
Oui, c’est l’idéal.
18La préservation de l’équilibre familial et la projection pour leurs enfants de métiers « socialement valorisés », ne suffisent pas à expliquer les transmissions d’entreprise à un salarié. Si les artisans privilégient cette forme de transmission, c’est aussi parce qu’elle permet la projection de leur propre histoire de vie sur un jeune réinvestissant les valeurs du métier, du mérite, un jeune proche de leur histoire de vie, de leur origine sociale. Issus majoritairement du monde ouvrier, les artisans permettent ainsi à un « jeune » qui a suivi le même parcours qu’eux d’accéder à la même ascension sociale que la leur, alors qu’ils destinent leurs enfants à franchir un autre pallier de l’ascension sociale, des enfants plus éloignés de leurs origines sociales que ne le sont leurs propres salariés. C’est une des façons de surmonter le paradoxe.
19Les chiffres des reprises par un salarié ne reflètent pas de manière exacte la réalité sociale liée à la transmission d’entreprise. En effet ces chiffres prennent en compte la seule transmission directe à un salarié, mais ne font pas état des réseaux mis en œuvre dans le cadre des reprises. Très souvent, les artisans aident leurs salariés à s’installer ou « installent » certains de leurs salariés, selon leurs mots. Ce qu’ils appellent « installer un salarié » consiste à mettre en relation un salarié avec une entreprise concurrente à reprendre et à accompagner le salarié dans la reprise. C’est souvent le cas quand l’artisan considère le salarié comme n’ayant plus rien à apprendre du métier et être assez compétent en matière de gestion pour s’installer. Car les artisans ne forment plus, aujourd’hui, leurs salariés uniquement à la technique du métier mais de plus en plus souvent à la gestion de l’entreprise et à la compréhension du marché. Cette forme de transmission s’inscrit dans une logique de réseaux, mais répond aussi à une double logique économique : celle de se protéger contre la concurrence, car un ancien salarié que l’on a aidé à s’installer a peu de chance de devenir un concurrent féroce, et celle de préserver une densité artisanale, donc la consommation des clients. C’est aussi parce que ce type de transmission permet de préserver « l’idéal d’installation », l’identité artisanale et l’identité de métier. Car les artisans partagent avec ces « jeunes », plus souvent issus du monde ouvrier, les valeurs de l’artisanat, le goût du travail bien fait, le mérite, des valeurs propres au monde ouvrier qu’ils vont réinvestir dans l’artisanat. Ces salariés, quand ils s’installent à leur compte, ont plus de chance de consacrer du temps au partage du travail avec les salariés.
20Ainsi l’artisanat, bien que les origines sociales des artisans soient plus diverses, reste un lieu de promotion sociale pour les enfants d’ouvriers. Presque un tiers des artisans (31 %) sont fils d’ouvriers en 1970 (Mayer, 1977, p. 36), ils sont 34 % en 2003 à être fils d’ouvriers (INSEE, 2003).
3. Les reprises familiales : les PMIstes
21Un artisanat d’héritiers subsiste cependant. Quand les artisans font le choix de transmettre leur entreprise à l’un de leur enfant, ils s’inscrivent très souvent dans une logique PMIste. Nous qualifions de PMIste, la logique qui a pour objectif de développer l’activité, de structurer les ressources humaines, de dépersonnaliser la relation salariale, la mise en place des outils de gestion sophistiqués afin d’assurer une transmission de l’entreprise plus facilement. Ces artisans, le plus souvent non-héritiers, transmettent une organisation d’entreprise, un capital, des ouvriers formés mais moins souvent un métier. Ils engagent très souvent leurs enfants héritiers, à suivre des formations à la fois techniques et gestionnaires, les amenant à gérer l’entreprise plus qu’à maîtriser le métier et à l’exercer avec les salariés. Dans le cas des indépendants, « il a été montré quantitativement que les fils avaient plus de chance d’hériter du statut de leurs parents que les filles, […] [mais] la détermination d’un repreneur masculin se joue d’avantage sur le marché du travail qu’au sein de la famille » (Gollac, 2013, p. 725-726). Le fait d’être le fils aîné augmente les chances de reprendre l’entreprise familiale (Zarca, 1993, p. 284 ; Gollac, 2013, p. 726). Dans le cas de ces PMIstes, la dépersonnalisation de la relation salariale, la transmission d’une organisation et non pas d’un métier, peut conduire certains artisans à transmettre leur entreprise à leur fille.
22On ne peut pas parler des véritables ruptures car l’artisanat de promotion ouvrière subsiste aux côtés d’un artisanat d’héritiers et d’un artisanat d’installation. En transmettant leurs entreprises à un salarié ou en « installant » un salarié, les artisans surmontent le paradoxe évoqué plus haut et permettent à l’artisanat de rester fidèle à ses valeurs, de conserver une proximité sociale et culturelle à l’intérieur de l’entreprise, de se transformer tout en restant lui-même.
23Ainsi l’artisanat reste le point de passage de trajectoires intergénérationnelles ascendantes, en permettant l’accès à l’indépendance à des enfants d’ouvriers, en même temps qu’il s’autonomise par rapport aux ascendants.
II. Rôle de la famille dans la création : moins d’aide directe, mais une aide invisible
24La transmission de l’entreprise dans le cadre familial est moins fréquente, mais le rôle de la famille ne se résumait pas, dans les années 1980, à la seule transmission patrimoniale et à la seule transmission d’un métier. Le réseau familial jouait un rôle d’accompagnement à la création. Reprenant les mots de François Gresle, « l’indépendance suppose, presque obligatoirement, la présence active d’une famille qui entoure l’indépendant, l’oriente et le soutient » dès la création de l’entreprise (1981a, p. 487).
1. Une aide matérielle indirecte, moins visible
25La relation à l’indépendance que l’artisan revendique, l’amène à se penser comme un homme qui s’est fait seul et à être très discret sur une aide financière familiale. Cette aide financière peut être directe, sous forme de prêt ou de donation, mais elle peut aussi s’exercer de façon indirecte. Et nous avons constaté que les artisans interrogés qui n’étaient pas héritiers ont, pour une grande partie d’entre eux, bénéficié de l’aide financière invisible de leur famille. Cette aide peut prendre des formes très diverses :
Monsieur X., artisan charcutier, dont le père était boucher et le beau-père boulanger a bénéficié d’une avance sur stocks de certains produits de la part de ses parents et de ses beaux-parents ;
Madame B., artisane esthéticienne, a bénéficié de travaux réalisés gratuitement par ses frères pour la mise aux normes d’un local ;
Monsieur Z., artisan garagiste, a obtenu l’accord de son épouse pour vendre la maison qu’ils avaient acquis ensemble afin de constituer le capital nécessaire pour l’achat du garage, etc.
26Cette aide financière indirecte semble plus fréquente quand les artisans ont plus de 45 ans et qu’ils sont installés depuis plus de dix ans. Cette pratique d’aide financière fait écho aux méthodes décrites par Christine Jaeger (1982, p. 123-125) pour réunir les capitaux nécessaires à la mise à son compte : le travail au noir, l’équipement progressif, le recours à l’aide de l’entourage familial, amical ou même de l’ancien patron qui se traduit par des concours financiers ou des prêts de toutes natures, locaux terrain, outillage, ainsi que le recours au prêt bancaire que la législation commence à encourager dans les années 1980.
27L’implication financière de la famille, même si celle-ci subsiste, semble plus relative aujourd’hui, car les artisans ont plus souvent recours au prêt bancaire et ceci est d’autant plus vrai que le capital nécessaire à l’installation est plus important. De plus, les artisans s’installent plus tard que dans les années 1970-1980, l’âge moyen d’installation était en moyenne de 32 ans en 1945, de 32,8 ans en 1971, (Gresle, 1981b, p. 63), il est aujourd’hui de 37,5 ans (APCE-INSEE, 2010, p. 7), ce qui permet aux artisans de mobiliser leur épargne personnelle, voire celle du couple, plus souvent que le travail au noir pour créer leur entreprise et obtenir un prêt bancaire.
2. Une implication juridique de la famille et du conjoint
28Néanmoins, dans le cas où l’artisan a recours au prêt bancaire, l’établissement de crédit demande la caution du conjoint, nous disent les artisans. Dans le même sens, dans le cas où les artisans font le choix d’un statut juridique en société et non pas en nom propre, les associés sont, dans la grande majorité des cas, des associés familiaux, le plus souvent des conjoints. Ils disent préférer cette forme d’association à une association extérieure à la famille, pour préserver leur indépendance de décision. Le conjoint est ainsi impliqué juridiquement dans la création d’entreprise. La création de l’entreprise est encore liée à l’acceptation par le conjoint du risque financier qui porte sur le couple et non pas uniquement sur le créateur. Se mettre à son compte reste un pari sur l’avenir (Bertaux-Wiame, 2004, p. 13). Ce pari nécessite l’accord du conjoint et très souvent l’acceptation de compromis qui peuvent être divers, nous disent les artisans : ils insistent, entre autres, sur l’acceptation de ne plus partir en vacances pendant les premières années de la vie de l’entreprise, sur l’engagement en temps plus important du conjoint dans les tâches domestiques et familiales.
3. Un soutien technique et « moral »
29Ce pari sur l’avenir explique aussi l’implication de la famille dans la création d’entreprise. Cette implication s’exerce aussi sous forme d’aide technique au montage des dossiers et de « soutien moral » à la création. L’enquête réalisée par l’APCE (Agence pour la création d’entreprises) (APCE, SINE, 2006) donne les résultats suivants : la famille (le conjoint ou un membre de la famille) participe pour 46 % comme appui au montage de projet, plus fréquemment que les organismes d’accompagnement à la création, et ceci est plus vrai pour les artisans que pour les autres créateurs d’entreprise. La famille et le conjoint, en particulier, continuent à jouer un rôle majeur dans la création de l’entreprise artisanale.
30Si l’implication de la famille est moins visible, elle subsiste et évolue avec les modifications des solidarités intergénérationnelles. On observe une autonomisation des artisans par rapport aux ascendants. Cette aide plus invisible, moins directe, se concentre de plus en plus sur le couple et moins souvent sur la famille étendue.
III. Une participation du conjoint dans l’entreprise artisanale plus faible : la spécialisation et la technicité des tâches se renforcent
31Dans les années 1980, les sociologues insistaient sur le rôle très souvent indispensable du travail familial pour la survie de l’entreprise et en particulier sur le rôle des conjoints. Il est à préciser que l’entreprise artisanale reste majoritairement dirigée par le genre masculin (77 % des artisans sont des hommes, [ISM, 2009]). De ce fait, les conjoints associés, salariés, les conjoints collaborateurs ou non déclarés, participant au travail de l’entreprise sont le plus souvent des conjointes. Là encore, les choses ont évolué consécutivement aux transformations des rapports de genre et du travail.
1. Le travail des conjoints n’est plus un phénomène massif
32La loi de 2005, mise en application en 2007, qui renforce la loi incitative de 1982, rend obligatoire la déclaration du conjoint en tant que conjoint collaborateur. Cette loi avait pour objectif de conférer un statut aux conjointes qui participaient de façon régulière à l’activité de l’entreprise et de leur donner accès à des droits sociaux. Celle-ci a amené les institutions à s’interroger sur la part de conjointes qui travaillaient dans les entreprises artisanales et à constater le vide statistique. Des études ont vu le jour avant la promulgation effective de la loi. En 2005, une étude établie sur un mode déclaratif de la chambre de métiers et de l’artisanat de Bretagne évalue à 56 % le pourcentage des conjoints qui participent au travail de l’entreprise, mais évalue aussi à 75 % la part des conjoints qui exercent un travail à l’extérieur (Piquet, 2005). À cette même époque, l’ISM constate que la part des conjoints déclarés travaillant dans l’entreprise a ainsi été divisée par deux en 30 ans : 28 % en 1978 et 14 % aujourd’hui (Données 2006, ISM, 2009). Quantifier l’importance du travail des conjoints et la participation du conjoint au travail de l’entreprise est difficile, car le travail du conjoint est souvent invisible. Cette loi portait en elle un double espoir, d’une part celui d’une meilleure visibilité du travail des conjointes et de sa reconnaissance par l’adoption d’un statut4 ; d’autre part les syndicats de métiers espéraient que la déclaration des conjoints alourdirait le poids de l’artisanat dans l’économie. Ainsi, lors de nos entretiens que nous avons réalisés avant la promulgation de la loi, les responsables de la FFB (Fédération française du bâtiment), et la CAPEB (Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment)5 évaluaient à deux tiers, la part des conjoints qui travaillaient réellement dans l’entreprise.
33La loi n’a pas eu les effets escomptés, le nombre de conjoints déclarés n’a pas augmenté. Les entretiens avec les responsables des enregistrements de deux chambres de métiers nous indiquent que la fiscalisation du statut du conjoint a conduit les conjoints à se déclarer mais a aussi amené les conjoints qui n’exerçaient plus de réelle activité dans l’entreprise à se radier. Les radiations ont ainsi compensé les déclarations. Il semble que l’on assiste à un phénomène générationnel, les jeunes installés quand ils se mettent à leur compte, font de moins en moins souvent le choix de travailler en couple. Et quand c’est le cas, les artisans disent ne pas souhaiter que cette situation perdure. Dans le cas où les jeunes installés font le choix de travailler en couple dans l’entreprise, ils privilégient le statut de salarié ou de gérant associé pour le conjoint à celui de conjoint collaborateur.
34L’artisanat s’inscrirait dans l’évolution des rapports de genre, l’autonomisation du conjoint par la construction d’un parcours professionnel personnel le plus souvent salarié. Ainsi l’artisanat se rapprocherait de ce que Dominique Jacques-Jouvenot et Pierre Tripier ont observé pour les entreprises familiales.
Trente ans après le travail de Bertaux et Bertaux-Wiame, si l’entreprise familiale est toujours conduite par le genre masculin dans son écrasante majorité, elle survit de plus en plus en diversifiant ses sources de revenu. Elle abandonne donc le modèle de l’homme pourvoyeur de revenus et de la femme gestionnaire de la maisonnée, pour un modèle plus proche des « familles symétriques ». […] Elle adopte un modèle qui était le propre des catégories intermédiaires et des cadres de la fonction publique ; chacun a sa sphère de travail, l’épouse est salariée hors de la très petite entreprise ou y remplit un autre rôle que le mari, et ce rôle est bien délimité (Jacques-Jouvenot, Tripier, 2004a, p. 5-6).
35Et ceci est d’autant plus vrai pour les jeunes installés qui se déclarent de moins en moins souvent comme travaillant en couple.
2. Des disparités sectorielles et des évolutions plus visibles pour les jeunes installés
36Les études sectorielles de l’ISM portant sur les jeunes installés montrent une évolution vers plus d’autonomisation des conjoints, mais aussi des disparités sectorielles.
37Dans les secteurs de l’alimentaire et du bâtiment, l’activité du conjoint reste élevée. Elle s’élève à 50 % (ISM, 2007) pour les jeunes créateurs du bâtiment et 40 % pour ceux de l’alimentaire, mais elle est loin de celle décrite par Daniel Bertaux et Isabelle Bertaux-Wiame, dans les années 1980 : la coopération de travail au sein du ménage restait incontestablement la condition de survie économique de la boulangerie artisanale, l’installation et le maintien de l’activité artisanale étaient donc exclus en dehors d’une mobilisation familiale (Bertaux et Bertaux-Wiame, l980). Isabelle Bertaux-Wiame (2004, p. 13-40) constate l’émergence du salariat du conjoint à l’extérieur de l’entreprise comme un nouveau modèle de couples complémentaires. La participation du conjoint n’est plus aujourd’hui indispensable à la survie de l’entreprise et celle-ci n’est pas toujours souhaitée par les artisans, comme le montre cet extrait d’entretien collectif.
38Artisan de moins de 50 ans :
Mon épouse, il n’a jamais été question qu’elle travaille dans l’entreprise, elle était enseignante, elle le reste, je ne vois pas comment elle pourrait travailler dans l’entreprise.
39Artisan de moins de 50 ans :
Mon épouse a travaillé trois mois avec moi dans l’entreprise au démarrage, on a convenu d’un commun accord que cela ne menait à rien, elle est infirmière, elle avait pris une disponibilité, elle est repartie vers son travail.
40Artisan de plus de 50 ans :
Nous, on travaille ensemble, on se complète, chacun son rôle et chacun son travail, je trouve que c’est la meilleure solution de travailler ensemble.
41Conjointe associée de plus de 50 ans :
Nous aussi on travaille ensemble, je travaille avec mon mari, on se complète, il ne pourrait pas travailler sans moi ou alors il faudrait qu’il embauche quelqu’un pour entretenir la norme qualité, faire la comptabilité…
42Malgré les disparités observées en fonction des secteurs, la participation du conjoint au travail de l’entreprise change de forme, ce que confirme l’entretien, réalisé en 2011 à Paris, avec la chargée de mission de la commission des conjoints de la CAPEB :
On assiste à une évolution des mentalités, le salariat à l’extérieur de l’entreprise est un phénomène massif. Il semble qu’il y ait plus de la moitié des conjointes qui travaillent à l’extérieur. Elles ne travaillent pas toutes à temps plein à l’extérieur certaines travaillent à l’extérieur, tout en travaillant dans l’entreprise. Par ailleurs, dans le cas des nouveaux installés, lorsque l’épouse fait le choix de travailler au côté de son mari, elle choisit le statut de salarié. Les épouses qui travaillent à l’extérieur veulent sécuriser leur vie dans le cas d’un divorce ou d’un décès, mais c’est aussi sécuriser les revenus de l’entreprise par l’apport d’un salaire.
43Cette autonomisation de la conjointe grâce au salariat à l’extérieur de l’entreprise familiale se rapproche du phénomène que l’on connaît dans l’agriculture. Le travail salarié féminin y est massif, car les salaires sont affectés au financement de la vie domestique (Delame et Thomas, 2007). Ceci permet aux revenus de l’entreprise d’être exclusivement consacrés au remboursement des emprunts de démarrage et à l’accroissement ou l’entretien du capital pendant les premières années de la vie de l’exploitation. Le salaire des conjointes protège ainsi le patrimoine foncier agricole. Toutefois, le phénomène, dans l’artisanat, s’écarte de ce que l’on constate dans l’agriculture car les capitaux nécessaires à l’installation sont plus faibles que ceux des entreprises agricoles.
44On constate aussi que plus le dirigeant est polyvalent, plus son niveau d’études est élevé, plus l’effectif de l’entreprise est important, plus il est jeune, moins le conjoint semble participer au travail dans l’entreprise.
45Néanmoins, l’autonomisation des conjointes par le salariat à l’extérieur de l’entreprise, ne nous dit rien sur la participation ou non du conjoint à certaines tâches de l’entreprise. Car les tâches effectuées par le conjoint ou la conjointe ne sont pas perçues comme un travail mais comme une aide qui relève de la sphère privée.
46Artisan peintre :
Non, ma femme n’a jamais travaillé dans l’entreprise, elle avait son propre travail quand je me suis installé. Elle est indépendante […] ah oui ! La déclaration fiscale, elle l’a faite, comme elle l’a faite pour son activité, elle fait la mienne aussi.
47Artisane esthéticienne :
Évidemment mon mari a son propre travail, il est ingénieur, comme il est plus à l’aise avec les chiffres, quand il y a des prévisionnels à faire, c’est lui qui les fait. Mais cela arrive peu souvent car j’ai un comptable et je lui donne un maximum de choses à faire, car la gestion ne m’intéresse pas.
48Par ailleurs, les conjointes qui travaillent à l’extérieur sont le plus souvent des femmes diplômées (infirmières, enseignantes, etc.) ou disposant de qualifications recherchées sur le marché du travail. Pour les autres, et en particulier pour celles qui sont titulaires d’un CAP ou d’un BEP, l’installation va de pair avec l’obtention d’une fonction, la professionnalisation et le développement de compétences dans l’entreprise.
3. Division du travail, répartition des tâches
49Le travail des conjointes est loin de celui que décrivait Christine Jaeger dans les années 1980 en matière de division du travail :
L’aide de la famille et plus particulièrement de l’épouse est considérable […] et s’exerce, en particulier, dans les domaines non techniques : commerce, dactylographie des factures, comptabilité, contact avec les clients et parfois les fournisseurs, permanence au téléphone, etc. (Jaeger, 1982, p. 134).
50Les entretiens ainsi qu’un questionnaire que nous avons proposés aux artisans, nous montrent que les rôles ont évolué. On ne peut plus généraliser la répartition et l’organisation du travail : « l’homme » ou l’artisan à l’atelier, « l’épouse ou un membre de la famille » en relation clientèle et qui établit les tâches de secrétariat. Ceci ne se vérifie plus de façon aussi systématique. Si la compétence métier est détenue par l’artisane, et que son conjoint travaille dans l’entreprise, elle réalisera la production, elle gérera l’équipe de production et son conjoint réalisera la gestion. Le management de l’équipe de travail n’est pas déterminé par le genre, mais par la détention des compétences métiers. Mais le genre reste déterminant dans le choix du métier, les artisanes – qui ne sont que 23 % des chefs d’entreprises de l’artisanat – se concentrent massivement dans les métiers traditionnellement réservés aux femmes : fleuriste, couture, coiffure, esthétique, etc.
51En revanche, lorsque deux conjoints travaillent en couple, la spécialisation des compétences et la différenciation des tâches de chacun sont très fortes ; l’expertise de chacun s’est renforcée. Dans les métiers où la conjointe continue à réaliser le travail de gestion et de relation clientèle, on constate une élévation du niveau de compétence nécessaire à la réalisation du travail. Le développement de la concurrence, l’évolution des exigences législatives et réglementaires nécessitent a minima des connaissances en comptabilité, droit, gestion, marketing de base. Cet approfondissement des connaissances des conjoints pourrait amener à un renversement des représentations. Ces tâches traditionnellement considérées comme accessoires, non productives et moins nobles que le travail de production ou comme un prolongement du travail domestique, deviennent aujourd’hui stratégiques pour les TPE. L’exemple du parcours de Madame X. est représentatif de cette élévation du niveau de compétences. Les compétences de secrétariat et comptabilité s’enrichissent de compétences gestionnaires et les compétences commerciales ne suffisent plus, des compétences marketing adaptées à l’entreprise artisanale deviennent nécessaires à sa survie.
52Madame X. est titulaire d’un BP d’agent administratif et a travaillé chez ses parents boulangers pendant dix ans en tant que salariée, elle est la conjointe collaboratrice d’un artisan charcutier.
Chez mes parents, j’étais vendeuse, mais maman m’a initiée à la comptabilité parce qu’elle-même faisait sa propre comptabilité. J’ai toujours réalisé ma comptabilité et les stages m’ont permis d’approfondir mes connaissances en gestion et analyse financière. Je voulais passer le bac pro mais mon père n’a pas voulu parce que j’étais jeune et qu’il fallait quitter le domicile familial. Je ne voulais pas être commerçante, mes parents étaient commerçants et pour moi c’était consacrer toute sa vie au travail. Je voulais être comptable. Mais quand mon mari a pris la décision de s’installer en tant que charcutier, j’ai dit oui. Dans les métiers comme la charcuterie ou la boulangerie, il est préférable d’être deux : il y en a un au labo et un au magasin. Maintenant, certains s’installent seuls, mais c’est un peu plus compliqué, il faut s’organiser. C’est aujourd’hui un frein à l’installation : de plus en plus les épouses ne veulent pas suivre car elles ont déjà un travail. Par exemple, à H., deux frères sont associés, l’épouse est pharmacienne, ça ne l’intéressait pas de s’occuper du commerce. Dans la boulangerie aussi ça change, à R., Monsieur B. ne travaille pas avec son épouse. Quand la femme a une formation, elle n’est pas forcément prête à adopter le métier de son mari. C’est pour cela que l’on a des difficultés à trouver des repreneurs. Mais quand on considère d’autres métiers, on n’a pas vraiment le choix, dans les postes à responsabilité. On a des amis, l’homme a progressé, la femme s’est sacrifiée pour le suivre et a élevé ses enfants. L’un des conjoints est souvent obligé de sacrifier sa carrière, quand l’autre souhaite faire carrière. En matière de sécurité financière : travailler à l’extérieur de l’entreprise n’aurait pas été un plus pour nous. Nous faisons nos propres choix, nous sommes nos propres patrons.
53Madame X. est l’observatrice des changements qui s’opèrent dans les secteurs des métiers de bouche et qui, selon elle, explique la chute des reprises. Le travail dans l’entreprise s’inscrit assez bien dans le parcours scolaire qu’elle souhaitait effectuer et dans le métier qu’elle souhaitait exercer, celui de comptable. Madame X. a suivi des formations complémentaires, mais a aussi acquis des compétences « sur le tas ». Elle pose aussi la question de la limite de l’autonomie professionnelle dans un couple en faisant le parallèle avec un couple d’amis pour lequel la progression de la carrière était indissociable de la mobilité géographique et rendait difficile le travail des deux conjoints. Par un renversement des représentations, elle insiste sur l’autonomie que lui offre sa situation.
Nous, on se complète, on est un couple gagnant/gagnant. Il n’existe pas de répartition hiérarchique des rôles : je peux intervenir sur le travail du labo, mon mari peut intervenir sur des questions qui touchent la vente. Je gère les relations avec la banque et l’expert-comptable. Mon mari gère les relations fournisseurs, mais ce n’est pas un gestionnaire, alors j’établis des relevés de prix et des comparaisons, le labo me fournit des informations sur la qualité des produits. Je fais les salaires, les déclarations de TVA, je fais toute la comptabilité, même si bien sûr j’ai un comptable. Je fais les prévisionnels et l’analyse financière. Même si en ce moment, je délaisse un peu les prévisionnels.
54Intervention de Monsieur X. :
Ma femme est à la fois la personne qui gère le commercial, mais en tant que comptable elle peut aussi analyser l’évolution financière de la société.
55Madame X. :
Pour connaître la demande du client et son évolution, je suis en contact avec la clientèle ce qui n’est pas le cas de mon mari, d’abord j’écoute la demande du client, je regarde l’évolution des produits chez les fournisseurs, je prends des idées sur les produits tout faits, je prends des infos auprès des représentants, la confédération publie 12 revues sur lesquelles je m’appuie, j’achète en Presse des revues de cuisine. La confédération nous propose des stages : mon mari fait les stages techniques et moi, je fais les stages de gestion, de contact clientèle et d’informatique. C’est aussi moi qui ajuste et définis les quantités que le labo devra faire.
56Intervention de Monsieur X. :
C’est ma femme le chef d’entreprise, je ne dis pas ça pour plaisanter ou pour la valoriser. Mais si je tombe malade, elle pourra gérer l’entreprise, car comme l’effectif de l’entreprise me permet d’être secondé, ma femme pourrait diriger les employés du laboratoire, car elle connaît tous les métiers de l’entreprise, même si elle ne participe pas à la fabrication. Moi, je ne m’occupe pas de la comptabilité, de tous les prévisionnels, je ne me vois pas servir au magasin. Seul mon métier et la fabrication m’intéressent. Dans le cas où mon épouse tomberait malade, je ne pourrais pas gérer.
57Ce discours est fréquent chez les artisans, car lorsque l’épouse se consacre à la gestion globale de l’entreprise, l’artisan se consacre pleinement à son métier et lui délègue la responsabilité de la gestion et très souvent des décisions de gestion. Celle-ci devient à la fois gestionnaire de l’entreprise, mais surtout l’interface avec les clients et les institutions. De plus, la taille des entreprises artisanales ayant augmenté, la polyvalence et l’autonomie dans le travail restant le propre de l’entreprise artisanale, l’artisan s’appuie très souvent sur un salarié qui est capable de gérer la production en son absence ou en cas de maladie. À l’inverse, le travail de la conjointe est rarement délégué.
58Madame X. :
Je n’ai pas de problème de reconnaissance de mon travail. Mais je participe à la commission des conjoints et je suis correctrice du BCC (Brevet de conjoint collaborateur). Dans le cadre du BCC, j’ai rencontré des conjointes qui faisaient cette formation, et c’est lourd comme travail, pour être reconnues par leurs maris et parfois par leurs enfants.
59Madame X. pose très nettement ici la question de la reconnaissance d’un travail non salarié des conjointes. Cet entretien montre comment le travail dans l’entreprise de l’époux peut être synonyme d’acquisition de compétences, mais pose aussi la question du statut, de la définition du métier, de la reconnaissance, alors même que ce travail s’est technicisé, qu’il est indispensable à la survie de l’entreprise et que le conjoint artisan ne dispose pas des compétences pour réaliser ces tâches.
60Pour que l’on assiste à un renversement des représentations, il faudrait que les qualifications évoquées, marketing, droit, fiscalité, gestion appliquées aux exigences des TPE artisanales soient identifiées, évaluées et validées par des diplômes ou par des VAE6 afin d’être reconnues et que les conjointes elles-mêmes prennent conscience de ces compétences qu’elles ont la plupart du temps apprises « sur le tas » ou en formation continue. Moins invisibles qu’autrefois, le travail des conjointes et leurs compétences restent néanmoins peu visibles et peu reconnues. La diminution du travail familial et plus particulièrement du travail des épouses, l’importance que prennent les tâches non productives dans l’entreprise conduisent certains artisans à recourir à l’embauche d’un salarié pour effectuer les tâches de gestion, même quand l’entreprise reste de petite taille. Ce phénomène nouveau pourrait en partie faire évoluer les représentations attachées au travail des conjointes. La question du salariat des épouses d’artisans à l’extérieur de l’entreprise pose la question de savoir si celle-ci présage de l’avenir de l’artisanat. Car, de 1900 à nos jours, « les femmes ont été aux avant-postes de la plupart des grandes transformations de la population active. Le déclin des emplois agricoles, la désindustrialisation de secteurs entiers de l’économie, la généralisation du salariat […] » (Maruani et Meron, 2012, p. 193).
61Pour conclure, le « couple artisan » se désencastre de la famille au sens intergénérationnel, ce qui s’inscrit dans les transformations des rapports familiaux. On assiste à une autonomisation des conjoints qui suit l’évolution des rapports productifs et des rapports de genre, entre autres le développement du salariat féminin, la tertiarisation de l’économie, l’évolution et la technicisation des tâches tertiaires et gestionnaires, le développement et l’importance des fonctions non productives, l’évolution des compétences et l’augmentation des niveaux de qualifications. Cette autonomisation du conjoint passe, de plus en plus souvent, par la construction d’un parcours professionnel personnel.
62L’entreprise artisanale se désencastre de la famille, mais ce désencastrement n’est pas total, car la famille reste présente comme assistance « morale », comme aide au montage de dossier à la création de l’entreprise. Elle participe souvent par une aide financière indirecte et le conjoint, le plus souvent l’épouse, est garant en cas de défaillance de l’entreprise. Dans le cas où l’épouse travaille à l’extérieur, ses revenus sont une sécurité qui compense l’insécurité liée aux premières années de l’existence de l’entreprise. L’implication de la famille se concentre de plus en plus sur la famille nucléaire, plus que sur la famille étendue.
63Il s’agit plus d’une métamorphose, au sens défini par Robert Castel (1999, p. 21-31), que d’une évolution ou d’une révolution. On n’observe ni continuité absolue, ni rupture ou innovation absolue. En effet, malgré les transformations observées, il existe des « homologies de positions sociales » entre les artisans d’aujourd’hui et ceux d’hier. L’artisanat de promotion ouvrière se renforce aux dépens de l’artisanat d’héritiers. La diminution des transmissions familiales est moins une rupture entre les générations qu’un phénomène qui permet l’accès au statut d’artisan à des enfants d’ouvriers formés dans les entreprises artisanales. Ces artisans ont plus de chance de partager le travail avec leurs salariés, de valoriser le « faire », que de devenir des gestionnaires ou des managers d’entreprises artisanales. La rupture générationnelle permet la préservation de l’identité artisanale. Les transformations de la relation que l’artisan entretient à la famille et, en particulier, la moins grande dépendance de la sphère familiale, renforce son sentiment d’indépendance, une valeur normative de son identité.
Bibliographie
Figure 1 : Liste des entreprises étudiées
Secteur
Structure juridique
Effectif au
01/01/2014
Territoire de
l’entreprise
Serrurerie-métallerie
EURL
4
Urbain
Charcuterie-traiteur
Nom propre
7
Urbain
Entreprise générale de bâtiment
EURL
14
Urbain
Vente pneumatique
SAS
14
Urbain
Garage MRA
SARL
13
Rural
Entreprise de peinture en bâtiment
EURL
5
Urbain
Coiffure
SARL
23
Urbain
Entreprise de menuiserie
Nom propre
0
Rural
Fleuriste
Nom propre
2
Urbain
Pesage, métrologie
Nom propre
0
Urbain
Entreprise de photographie
SARL
0
Intérimaires
Rural
Prothésiste dentaire
EURL
10
Urbain
Tapissier décorateur
SARL
4
Rural
Boulangerie-pâtisserie
Nom propre
8
Urbain
Boucherie-charcuterie
Nom propre
8
Urbain
Pâtissier-chocolatier
Nom propre
3
Urbain
Entreprise de métallerie
SARL
23 à 25
Urbain
Esthétique
Nom propre
3
Urbain
Entreprise de plomberie
EURL
0
Urbain
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Note méthodologique : ce texte s’appuie sur une recherche-action, ainsi que sur une mission auprès d’artisans en difficulté. Ces deux séries de travaux nous ont permis de réaliser l’étude de 21 entreprises artisanales (cf. fig. 1, à la fin de l’article), de retracer les parcours de vie de leurs dirigeants et leurs trajectoires familiales à partir d’entretiens individuels, de réaliser plus de 20 entretiens collectifs, ainsi que des entretiens avec les représentants des institutions de métiers.
2 La mobilité nette des artisans, commerçants et chefs d’entreprise était de 32 % en 1977, alors que la mobilité nette de la population française à la même époque était de 37 %. En 2003, la mobilité nette de cette PSP était de 42 %, pour une mobilité nette de la population française de 40 %. Le calcul de la mobilité nette a été établi par nos soins à partir de Stéphanie Dupays (2006). La mobilité nette est celle qui ne s’explique pas par l’évolution de la structure sociale. Elle s’obtient en déduisant la mobilité structurelle, celle qu’impose l’évolution de la structure de la population active, de la mobilité brute ou totale.
3 Il faut ajouter que les chiffres relatifs aux reprises familiales ont de forte chance d’être sous-évalués car ces chiffres ne prennent pas en compte les reprises dans le cadre familial qui se réalisent sous forme de cession de parts de sociétés. Or les formes sociétaires ont largement augmenté ces dix dernières années.
4 Voir sur cette question l’entretien de Madame Roset qui atteste de la mobilisation de certaines conjointes en particulier dans le bâtiment en vue de l’adoption d’un statut. (Jacques-Jouvenot et Tripier, 2004b).
5 La CAPEB et la FFB sont les deux confédérations du bâtiment.
6 La VAE (validation des acquis par l’expérience), permet à toute personne qui justifie d’au moins trois ans d’expérience en rapport direct avec la certification visée, de faire reconnaître son expérience dans le but d’obtenir une certification qui peut être un diplôme, un titre ou un certificat de qualification professionnelle.
Auteur
DYSOLA, est enseignante à l’Université de Rouen et à Néoma Business School. Elle anime une recherche-action dont le but est d’observer la dynamique actuelle de l’artisanat. Ce travail a donné lieu à différentes publications : « Artisanat-Salariat : une relation paradoxale », Formes et structures du salariat (Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2011) ; « L’artisanat, figure anticipatrice d’un nouvel entrepreneuriat », Management & Avenir, n° 40, 2010, p. 79-99, disponible sur Cairn : http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/publications-de-Cognie-Florence--70862.htm) ; « L’artisan et son marché, un marché socialisateur », Traité de l’Artisanat et de la petite Entreprise (Educaweb Edition, 2009).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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