Chapitre premier : l’épistolier en activité
p. 19-85
Texte intégral
1La rédaction des lettres fut une activité quotidienne pour Marcel Proust. Assurant l'essentiel des rapports entre le malade reclus et le monde extérieur, la correspondance joue, dans la vie du romancier, un rôle voisin de celui que joue la vie professionnelle chez les autres, – mais ici une vie différée, convertie en mots, transcrite sur du papier, une vie d'écrivain. Les cinq mille lettres qu'a pu rassembler pour nous Philip Kolb représentent, de 1879 à 1922, quarante années d'écriture quasi quotidienne. Une telle activité a beau avoir été menée comme sans y penser, elle ne pouvait rester inaperçue ni inspirer un total silence à Proust, qui, au hasard des circonstances, jour après jour, a analysé et défini semble-t-il toutes les circonstances possibles liées à une correspondance. Cet art poétique des échanges épistolaires, on se devait de le reconstituer le plus soigneusement possible, au seuil des diverses études qui peuvent être consacrées à la correspondance de Marcel Proust.
Écrire et lire en famille
2Bien qu'il ait, on le verra bientôt, formellement nié illustrer par ses lettres le genre épistolaire, Marcel Proust écrit ses missives dans le sillage de nombreuses correspondances littéraires, dont il porte, malgré lui, l'empreinte.
3La culture artistique de la mère de Proust, Jeanne Weil, grand amateur d'art, qui aidera plus tard son fils à traduire Ruskin, explique que l'écrivain soit pour ainsi dire né dans une atmosphère de correspondances littéraires. Aussi Mme Proust se dédoublera-t-elle dans le roman en la mère et la grand'mère du héros, toutes deux lectrices de Mme de Sévigné, et de l'imaginaire Mme de Beausergent, car il faut conserver à la fiction ses droits.
4Les lettres sont d'abord nées d'un échange de livres. La toute première lettre publiée, du 5 septembre 1880 (Proust a donc neuf ans), est pour dire à une cousine : « Je te remercie beaucoup des livres que tu m'as envoyés. Celui que je t'ai rendu m'a infiniment intéressé » (1-95). Le plus souvent, Proust et sa mère empruntent des livres à un cabinet de lecture, qu'ils nomment par habitude le Cab. lec., et la lettre naît de cette circulation de livres, d'où résulte souvent un petit jeu de miroirs : écrire une lettre sur un volume de correspondance. Le 16 septembre 1896, Proust, âgé de vingt-cinq ans, écrit à sa mère : « J'ai écrit toute la matinée à Madame Lemaire. Aussi tu seras aujourd'hui un peu sacrifiée ! J'ai demandé au Cab lec comme tu disais jadis La Correspondance de Schiller et de Goethe1 » (11-123). Les lettres de Proust ont pris naissance dans une atmosphère d'intimité familiale et dans un contexte littéraire, – et ce fait n'est pas sans importance pour la suite.
5Mme Proust hante par ses lettres l'enfance et la jeunesse du futur écrivain comme une Mme de Sévigné domestique. Elle spiritualise l'activité épistolaire, la sauve à chaque instant de l'anodin, revêt le quotidien d'une enveloppe artistique : « Comme nos lettres ne peuvent jamais se répondre, écrit-elle en 1895, j'ai éprouvé comme quand on consulte mal le no du catalogue au salon, et que cherchant le nom d'un portrait, on trouve "Nature morte" » (1-425). L’ingéniosité des comparaisons éloignées, le supplément d'art ajouté à la vie, la contemplation des natures mortes, rien de cela ne sera un jour perdu pour le romancier de la Recherche.
De multiples modèles littéraires – Mme de Sévigné
6Les recueils de lettres que Proust a lus au cours de sa vie reflètent fidèlement ses goûts littéraires, sa préférence pour les XVIIe et XIXe siècles.
7La culture de Proust comprend bien sûr la correspondance de Voltaire. Mais, comme pour tout ce qui concerne le XVIIIe siècle, le dénigrement sous-jacent se laisse deviner. Car rien ne vaut une lettre de Mme Straus : « Vous êtes merveilleuse. Et cette "relation épistolaire" des "affaires" que vous me faites faire avec une si prodigieuse habileté et tant de cœur, est aussi spirituelle mais me plaît mieux que la Correspondance de Voltaire. À charme de style égal, je préfère celui qui prend sa source dans une personnalité qui m'a toujours troublé. Sans compter les bonnes nouvelles surprenantes que me donnent vos lettres, et que ne m'apportent pas celles de Voltaire » (XVI-372). Nous sommes à la fin de 1917, et Proust a toujours fait semblant de courtiser le modèle de la duchesse de Guermantes. En 1919, l'écrivain malade rêve à la vie de salon, surtout, dit-il, « quand on lit les correspondances du XVIIIe siècle à une Mme Geoffrin par exemple » (XVIII-71). Encore ici la culture de l'écrivain est-elle sans doute indirecte, car il pourrait avoir consulté un livre que Pierre de Ségur avait publié en 1897, Le Royaume de la rue Saint-Honoré : Mme Geoffrin et sa fille2.
8En fait, le fonds de la culture épistolaire de Proust est constitué, ainsi qu'il l'écrit lui-même en 1896, par les « Correspondances » du XVIIe siècle (II-111). Le plus souvent, quand l'épistolier parle de ses propres lettres, c'est sous le regard et avec l'inflexion de Mme de Sévigné3 (qu'il a lue, comme ses contemporains, dans l'édition Monmerqué de 1862 : Lettres de Mme de Sévigné, de sa famille et de ses amis), non seulement durant toute sa jeunesse, mais encore par exemple en 1916 : « Mais à quoi bon vous écrire si mes lettres ne vous parviennent pas ? Et si vous les recevez, et que jamais vous m'envoyiez une carte postale, ne négligez pas le gentil conseil de Mme de Sévigné à sa fille quand elle lui dit qu'à ceux qui sont au loin, qui s'inquiètent que les lettres ne parviennent pas, il n'est pas superflu, il est doux de dire ce qui fait sourire chez les marchands : "J'ai bien reçu votre lettre du..." » (XV-333).
9On peut s'interroger sur la lettre incriminée par Proust. Je pense qu'il s'agit d'une missive adressée à Mme de Grignan, le 11 février 1671, qui dit en effet : « ayez soin de me mander si vous les avez reçues [mes lettres]. Quand on est fort éloignés, on ne se moque plus des lettres qui commencent par J'ai reçu la vôtre, etc. »4. Se profile en outre derrière cette recommandation une maxime générale : « Les moindres circonstances sont chères de ceux qu'on aime parfaitement, autant qu'elles sont ennuyeuses des autres »5.
10L'influence des lettres de Mme de Sévigné sur Proust est volontiers signalée par les spécialistes de Proust, mais, mis à part les travaux de Roger Duchêne, presque jamais illustrée. C'est que l'épistolière, que l'on juge d'après la lettre – en l'occurrence apocryphe – sur les foins, n'est pas toujours reconnue pour l'écrivain profond, qu'elle est pourtant à part entière. Il y a tant à dire sur les lettres de Proust, que je ne puis songer à beaucoup dire en outre sur leurs ressemblances avec celles de Mme de Sévigné ; mais puisque mon propos est la correspondance, j'aurai plusieurs fois à revenir sur ces affinités profondes, à presque trois siècles de distance, entre les deux épistoliers.
11Proust cite d'ailleurs en majorité des lettres du début, c'est-à-dire écrites par Mme de Sévigné en 1671, l'année du départ de Mme de Grignan. C'est en effet une habitude de notre écrivain, de lire par prédilection le début et la fin – parfois même la fin avant le début – d’un livre. Si les lettres de Mme de Sévigné inspirent non seulement plusieurs thèmes, mais le ton et le style de la correspondance de Proust (et l'on y reviendra), il faut pourtant noter une différence essentielle : Mme de Sévigné écrit à sa fille, qui est la moitié d'elle-même et plus ; après la mort de ses parents, qui justifierait dans les lettres de Proust pareille intimité ? Les lettres à son frère se comptent sur les doigts des deux mains. Mais de loin en loin, avec ses destinataires féminines (je dirai pourquoi dans la rubrique « L'univers des lettres »), Proust retrouvera cette intimité littéraire, jadis vécue en correspondant avec sa mère, et apprise en lisant Mme de Sévigné.
12Dans l'exemple qu'on vient de lire, situé en 1916, Proust joue le rôle, grondeur et affectueux, de Mme de Sévigné. Mais au temps de la tendre jeunesse, il cédait ce rôle à sa mère pour occuper la place de Mme de Grignan. En 1903, Mme Proust, fervente, comme sa propre mère, de Mme de Sévigné, se plaçait dans la lignée de la grande épistolière, et restituait l'atmosphère de ses lettres en écrivant à son fils : « J'ai reçu ce matin ta lettre datée Jeudi [...] – très gentille – et qui ne répondait pas encore à ma réponse sur l'hôtel d'Évian. Mais je suis outrée ! que tu oses dire que je ne lis pas tes lettres quand je les lis, relis, regrignote tous les petits coins puis le soir tâte encore s'il reste quelque chose de bon à savourer » (III-411). Pareille dégustation est familière à Mme de Sévigné : « Dès que j'ai reçu une lettre, j'en voudrais tout à l'heure une autre ; je ne respire que d'en recevoir »6. C'est du reste cette dernière lettre que le narrateur des Jeunes filles en fleurs cite pour illustrer le fait qu'à Balbec, sa grand'mère reçoive tous les jours une lettre de sa fille (I-56-57).
13Il est permis de se demander si toute l'activité épistolaire de Proust, qui nous occupe ici, n'est pas un héritage maternel. L'écrivain s'est formé à l'esprit des correspondances par sa mère, et aura le sentiment de perpétuer quelque chose de son souvenir en s'exprimant par lettres durant toute sa vie.
14Si Proust ne se vante jamais d'écrire des lettres dans le style de Mme de Sévigné, il se réjouit d'en recevoir. Quand Jacques Porel, le fils de l’actrice Réjane, lui écrit pour annoncer son mariage, il verrait bien à sa place, dans un manuel sur l'art épistolaire, « cette "lettre d'un jeune homme qui annonce son mariage", entre deux Sévigné bien choisies » (XVII-119). Et quand Mme Straus remercie Proust pour l'envoi d'une boîte de chocolats, l'allusion tourne au jeu de mots : « La lettre sur le chocolat mérite autant la célébrité que la lettre sur les fauteuils. Comme disait M. de Montsaulvin "Ne seriez-vous pas tentée d'en donner un petit recueil ?". En vous lisant, j'ai senti que la boîte était affreuse, le chocolat détestable (il l'est partout cette année et je ne crois pas qu'il eût été meilleur là où j'avais dit à Céleste d’aller, chez votre rivale épistolière Sévigné, qui eût pu écrire la lettre sur les chocolats) » (XVI-374-375). Car aux chocolats Sévigné, vendus rue de Sèvres, s'ajoutent bel et bien des lettres de Mme de Sévigné sur le chocolat, tout nouveau à Paris au XVIIe siècle, recommandé à Mme de Grignan comme un médicament.
15La correspondance de Voltaire n'intéresse pas Proust, entre autres parce que le financier Lionel Hauser y trouve un exemple pernicieux : Proust et Voltaire sont choyés par une Cour compatissante, et au milieu d'un concert de compassions, survivent à toute leur génération. Proust-Léonie rechigne à cet humour, et nous passons donc (sans oublier toutefois que l'écrivain a lu dans sa jeunesse la correspondance entre Goethe et Schiller) au XIXe siècle.
16Il s'ouvre avec Joubert (1754-1824), l'ami de Chateaubriand7, dont la Correspondance (1849) constitue un véritable bréviaire pour Proust, au point d'en extraire parfois deux simples adverbes, pour le plaisir : « Je vous écrirai donc aujourd'hui "tout bonnement" comme disait Joubert à Chateaubriand (car cette grande génération était simple, les très jeunes gens d'aujourd'hui ne le sont plus guère) » (XVI-299), – à commencer par Proust : Philip Kolb a lu toutes les lettres de Joubert, il n'y est écrit nulle part « tout bonnement ». Plus sérieusement, l'écrivain lit Joubert comme La Rochefoucauld et La Bruyère : pour y recueillir des maximes, semblables à celles dont (à l’image encore de Mme de Sévigné) il parsèmera ses propres lettres. Car cet inventeur de la phrase démesurée aime aussi la formulation concise. En fait Proust emprunte le plus souvent, à l'occasion du nouvel an, ses citations au recueil des Correspondants de J. Joubert paru en 1883 chez Calmann-Lévy (11-321, note 8), ou aux Pensées et maximes (1842).
Balzac contre Flaubert
17L'année 1910 est une période de la vie de Proust particulièrement consacrée à lire les correspondances d'écrivains du XIXe siècle. Le Figaro publie les lettres de Musset à Aimée d'Alton, et Proust consigne, dans un carnet de notes, une réflexion sur cette lecture très intéressante à appliquer à sa propre correspondance : « On sent dans sa vie, dans ses lettres, comme dans un minerai où elle est à peine reconnaissable quelques linéaments de son œuvre, qui est la seule raison d'être de sa vie »8. À un autre moment, évoquant ses nuits déjà consacrées à écrire la Recherche du temps perdu, il compare ses relectures à haute voix et « les appels de Flaubert disant à Bouilhet dans sa solitude : "Es-tu content de moi" »9. Le romancier est donc en train de lire la correspondance de Flaubert dans l'édition Louis Conard.
18Cette lecture, qui inscrit des traces à peu près chaque année dans les lettres de Proust, aboutira en 1920 à une petite polémique. L'auteur de la Recherche publiera alors dans la N.R.F. un article resté célèbre « À propos du "style" de Flaubert », lequel contient cette remarque incidente : « Ce qui étonne seulement chez un tel maître c’est la médiocrité de sa correspondance. [...] Cette hausse brusque et apparente que subit le talent d’un écrivain dès qu’il improvise (ou d'un peintre qui "dessine comme Ingres" sur l'album d'une dame laquelle ne comprend pas ses tableaux), cette hausse devrait être sensible dans la Correspondance de Flaubert. Or c'est plutôt une baisse qu'on enregistre » (Essais et articles, p. 592). Il faudra revenir sur ce jugement étrange, que les détracteurs de Proust se sont fait trop vite le plaisir d'appliquer à sa propre correspondance. Le critique Paul Souday a beau contester, dans Paris-Midi du 9 janvier (XIX-58, note 3), les réserves de Proust, celui-ci persiste et signe dans ses lettres : « Vraiment ce serait navrant pour Flaubert d'avoir tant travaillé à ses livres et qu'ils ne fussent pas supérieurs à ses lettres » (XIX-61). À la fin de la même année, Souday célébrant, dans son feuilleton du Temps (12-13 novembre 1920) « cette admirable Correspondance, la plus belle depuis celle de Voltaire, où la passion de la littérature implique et comprend celle de la science et de la liberté » (XIX-595, note 2), Proust prend aussitôt la plume et adresse des remarques à l'auteur de l'article : « On n'est pas forcé de penser exactement la même chose que quelqu'un avec qui on se trouve pourtant en profonde sympathie sur les sujets littéraires. Vous m'en donnez l'exemple vous-même, et je ne sais même pas si, dans votre article du Temps [...] votre admiration pour la Correspondance de Flaubert n'est pas inconsciemment surexcitée par les réserves que je fis sur elle (réserves que vous avez sûrement oubliées) » (XIX-594). La parenthèse finale montre du moins, outre la modestie constante d'un auteur qui pense que ses écrits sont loin d'être impérissables, que Proust, lui, n'a pas oublié ses réserves. Nous y reviendrons.
19Une lettre très tardive, puisqu’elle est du 19 septembre 1921, révèle combien Proust connaissait la correspondance de Balzac. Évoquant la dernière section de la Recherche parue en mai, Le Côté de Guermantes II – Sodome et Gomorrhe I, le romancier réveille ainsi l'intérêt de Gallimard : « Je vous recommande à nouveau de vous donner un peu de mal pour le lancement de mon nouveau livre sur lequel j'entasserais volontiers tous les éloges que Balzac dans sa correspondance, donne, avec autant de naïveté mais du génie, aux siens » (XX-465). Il était déjà fait allusion à cette correspondance en janvier 1908, en des termes qui annoncent ce Contre Sainte-Beuve auquel Proust va travailler dans quelques mois. L'écrivain s’en prend à Péguy, pour lequel il se montrera toujours peu bienveillant, ce qui le conduit à ce détour par Balzac : « Quant aux plaisanteries idiotes, il y en a dans la correspondance de Balzac ». Péguy en cela serait donc excusable. Seulement chez ce dernier, « pas une idée neuve, pas une impression, une expression originale » (XXI-630), que, du moins, on trouve partout dans l'œuvre de Balzac, et qui définissent l'art véritable aux yeux de Proust. Nous apprenons chemin faisant que Balzac, lui, est double : l'homme se livre à des idioties dans ses lettres, mais l'artiste dans son œuvre fait partout acte d'originalité. C'est déjà la thèse de Contre Sainte-Beuve, bientôt en chantier.
20Or précisément, tout un passage de Contre Sainte-Beuve (qui fut conçu, comme on le sait, en 1908-1909), traite déjà de la correspondance de Balzac. Notons que ce jugement est à opposer point par point à celui porté sur Flaubert : « Il n'y a pas ici à séparer sa correspondance de ses romans. Si l'on a beaucoup dit que les personnages étaient pour lui des êtres réels et qu'il discutait sérieusement si tel parti était meilleur pour Mlle de Grandlieu, pour Eugénie Grandet, on peut dire que sa vie était un roman qu'il construisait absolument de la même manière. Il n'y avait pas démarcation entre la vie réelle (celle qui ne l'est pas à notre avis) et la vie de ses romans (la seule vraie pour l'écrivain). Dans les lettres à sa sœur où il parle des chances de ce mariage avec Mme Hanska, non seulement tout est construit comme un roman, mais tous les caractères sont posés, analysés, déduits, comme dans ses livres, en tant que facteurs qui rendront l'action claire » (Contre Sainte-Beuve, p. 266).
21Proust il est vrai ne discutera pas dans ses lettres sur le mariage d'Odette ou de Gilberte (Du côté de chez Swann et La Fugitive), car il considère sa création comme une activité trop personnelle et secrète pour demander son avis à quiconque. Curieusement, un passage de Jean Santeuil réfutait par avance la réflexion consignée dans Contre Sainte-Beuve, puisque Proust écrivait alors : « "Si je pouvais avoir cela, dit Balzac dans une de ses nouvelles, je n'écrirais pas de romans, j'en ferais". Et pourtant chaque fois qu'un artiste, au lieu de mettre le bonheur dans son art, le met dans sa vie, il éprouve une déception et presque un remords qui l'avertit avec certitude qu'il s'est trompé. En sorte qu'écrire un roman ou en vivre un, n'est pas du tout la même chose, quoi qu'on dise » (p. 490). Quoi qu'il en soit de cette discussion interne dont on mesure ici l'importance pour Proust et son lien direct avec la lecture de correspondances d'écrivains, c'est en méditant la correspondance de Balzac qu'est en train de naître, on le voit, le principe célèbre énoncé un jour dans Le Temps retrouvé : « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature » (1V-474).
22Cette intimité avec la correspondance de Balzac tient à ce que l'auteur de La Comédie humaine projette l'ombre de son modèle sur la création de la Recherche. Proust chemine dans les lettres de Balzac comme on pénètre dans les coulisses de l'invention. Il fallait que l'auteur de La Prisonnière connût bien cette correspondance pour être à même d'évoquer, dans le passage célèbre sur les grands créateurs du XIXe siècle, l'ivresse éprouvée par Balzac, « quand celui-ci, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de l'Évangile, s’avisa brusquement en projetant sur eux une illumination rétrospective qu'ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son œuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime » (III-666-667).
23Voilà notre réflexion déjà bien avancée sur les rapports entre les lettres de Proust et son œuvre romanesque. Si en effet on réunit ce qui est dit des lettres de Musset dans le Carnet de 1908, et de la correspondance de Balzac dans Contre Sainte-Beuve, on voit à peu près défini le point de vue auquel est interprétée la Correspondance de Marcel Proust tout au long du présent ouvrage.
Jeux littéraires annexes
24Comme Proust était un inlassable lecteur mais ne confiait pas toutes ses lectures à ses correspondants, il est impossible de dresser un catalogue complet des correspondances d'artistes qu'il a lues. Il a partiellement entendu parler de la correspondance de Victor Hugo, car il écrit en octobre 1920 : « Je ne sais si vous avez lu l'article de Daudet dans la Revue universelle sur Hugo. Il est superbe » (XIX-511). Léon Daudet (signale Philip Kolb dans la note 9) venait de consacrer vingt-six pages, dans la Revue universelle du 1er octobre, à rendre compte d'un recueil de lettres de voyage de Victor Hugo que Louis Barton avait publié sous le titre : Un voyage romantique en 1836. Mais le romancier devait avoir une connaissance beaucoup étendue de la correspondance de Victor Hugo, car une de ses citations favorites, quand on lui écrit une lettre intelligente ou quand on publie un compte rendu perspicace sur ses livres, est celle-ci : « On aimerait composer un volume pour vous faire écrire une page »10. Il s'agit d'une lettre de Victor Hugo à Paul de Saint-Victor du 4 avril 1866, et Proust nomme le destinataire. Philip Kolb propose, comme édition, la Correspondance 1836-1882 parue en 1898.
25De façon plus inattendue, Proust garde un souvenir précis des lettres du musicien Mendelssohn, lues en traduction dans le volume de Paul de Stoecklin paru en 1908 (XVI-58, note 3), puisqu'en 1917, il caractérise son personnage Bloch comme « aussi fâcheusement muni d'"Empfindelei" que dépourvu d'"Empfindelung" (je ne sais pas très bien l'orthographe de ces mots boches, lus je crois dans la correspondance de Mendelssohn qui manquait hélas plus qu'il ne le croyait de la seconde) » (XVI-57). En dépit de ce parallèle, le musicien romantique doit, à cette heure, inspirer davantage le portrait de Vinteuil que celui de Bloch.
26Apparemment en contradiction avec la thèse défendue dans Contre Sainte-Beuve, selon laquelle c’est par son œuvre, et nullement par sa vie, qu'un écrivain doit être abordé et peut être connu, Proust cherche à lire la correspondance des auteurs contemporains dont les livres ont suscité son intérêt ou son admiration. Des auteurs contemporains, ou disparus depuis peu. En 1905, Proust lit le livre que Léon Séché a consacré à Sainte-Beuve11, – car ce sont les publications occasionnées par le centenaire de la naissance du critique qui ont attiré sur lui l'attention de l'écrivain, ce qui aboutira, quelques années plus tard, à la conception de Contre Sainte-Beuve.
27L'épistolier entretient Mme Straus des lettres, citées dans cet ouvrage, qu'ont échangées Sainte-Beuve et Marceline Desbordes-Valmore (auteur favori, rappelons-le, de Robert de Montesquiou). Le commentaire de ces extraits (V-120-121, et note 8) produit une curiosité plus générale : « Je vais m'informer s’il n’existe pas une Correspondance complète d'elle » (p. 138, et note 13). Il existait en effet, note Philip Kolb, une édition de la Correspondance intime de Marceline Desbordes-Valmore (publiée par Benjamin Rivière, bibliothécaire de la ville de Douai), parue en deux volumes, en 1896, chez A. Lemerre. Proust à vrai dire ne l'a peut-être pas lui-même consultée, car il répond ici plutôt à l'intérêt manifesté par Mme Straus qu'au sien propre.
28Mais il est plaisant de voir l’idée d'enquêter sur les lettres d'un écrivain naître chez Proust en lisant un livre sur Sainte-Beuve, ce Sainte-Beuve auquel il répliquera pourtant bientôt que seuls les écrits publics d'un auteur permettent d'en juger la valeur avec sûreté. De façon plus profonde, une telle approche de la correspondance de Marceline Desbordes-Valmore révèle ce qu'un écrivain tel que Proust peut attendre en réalité des lettres d'un autre écrivain : certaines de ces lettres, publiées par extraits, le poussent à s'interroger sur la personnalité de leur auteur. Et il remonte des extraits à la correspondance complète – ainsi qu'il l'écrit lui-même –, en vue d'approcher plus avant le secret de l'écrivain, c'est-à-dire à la fois de parvenir jusqu'à la source et d'acquérir une vision d'ensemble de son inspiration en rapport avec son caractère. Bref, une correspondance peut être le support d'une interrogation immanente sur les écrivains ; et une correspondance complète nourrit le rêve de comprendre l'écrivain qui l'a produite d'une façon toute particulière. C'est précisément ce rêve que nourrit le lecteur de la correspondance complète de Marcel Proust.
29La première lettre publiée pour l'année 1909 est pour demander à Lucien Daudet : « vous ne m'avez pas envoyé ces lettres de Boylesve à Jammes qui m’eussent fait tant de plaisir, mes deux favoris dans les vivants » (IX-17). Il n'y a pas en fait contradiction entre l'attitude de Proust et sa réfutation de Sainte-Beuve (j'y reviendrai en détail). Retenons surtout que si l'écrivain cherche à compléter sa lecture des contemporains préférés par l'examen de leur correspondance, Philip Kolb était moralement habilité à publier les lettres de Proust lui-même.
30La lecture des recueils de lettres permet à Proust de se livrer à un jeu littéraire plus général, qui n'est pas étranger à sa façon de composer la Recherche, et qui consiste à superposer les références livresques à double ou multiple fond. Quel amusement de citer une lettre de Flaubert sur la correspondance et les romans de Voltaire (et plus encore pour nous qui découvrons le rapport dans une lettre de Proust) ! « J'ai lu, écrit-il en 1921, il y a bien des années, une lettre de lui [Flaubert], très connue du reste et, je crois, sur Candide, où tout en admirant énormément la visite au seigneur Pococurante, il dit qu'il aurait fallu le montrer au lieu d'expliquer » (XX-191).
31Le jeu de miroir est assez complexe, car la lettre de Flaubert sur Voltaire (citée par Philip Kolb dans la note 3) a semble-t-il inspiré le jugement défavorable que porte Proust à son tour sur les lettres de Flaubert. Le souvenir de Proust est, là encore, très précis, puisque Flaubert écrivait à Louise Colet : « On s'extasie devant la correspondance de Voltaire, mais il n'a jamais été capable que de cela, le pauvre homme ! c'est-à-dire d'exposer son opinion personnelle et tout chez lui a été cela. Aussi fut-il pitoyable au théâtre, dans la poésie pure. De roman il en a fait un, lequel est le résumé de toutes ses œuvres, et le meilleur chapitre de Candide est la visite chez le seigneur Pococurante où Voltaire exprime encore son opinion personnelle sur à peu près tout. Ces quatre pages sont une des merveilles de la prose ». La séparation entre l'homme et l'œuvre, la valeur des correspondances d'écrivain, l'idée qu'un roman peut condenser toute une pensée, et quatre pages résumer tout un roman, le dénigrement de la littérature engagée et de la confidence directe, voilà l'abondante réflexion qu'inspire à Proust la lettre de Flaubert, et ces thèmes se trouvent tous illustrés dans son œuvre.
32À un niveau plus élevé, puisqu'il s'agit, non plus de correspondances privées, mais d'œuvres purement littéraires, Proust se plaît à citer le recueil des Lettres portugaises (1669) à travers un passage des Mémoires de Saint-Simon (XV-93 et note 5). Les références superposées donnent aux objets, chez Proust dans ses lettres comme aux yeux du héros enfant de la Recherche, un supplément de patine esthétique.
Et les romans par lettres ?
33Proust s'étant peu attardé à lire les écrivains du XVIIIe siècle, lequel siècle est, comme l'on sait, l'âge d'or du roman par lettres, ce genre littéraire a, par voie de conséquence, peu nourri son esprit. Il connaît, au titre de la culture générale, le premier et le dernier grand roman par lettres du XVIIIe siècle, soit Les Lettres persanes et Les Liaisons dangereuses. En 1916, il écrit, à Lionel Hauser séjournant à Madrid, en référence aux Lettres persanes (1721) : « Il est vrai que de Paris certain Persan écrivait à son ami, lequel était resté à Ispahan. Mais c'était Montesquieu qui écrivait les lettres ; je ne l'ai pas à ma disposition » (XV-266). Dans Le Temps retrouvé (1V-467), Proust évoque par ailleurs le contraste entre la personnalité de Choderlos de Laclos et Les Liaisons dangereuses (1784), mais l'idée lui fut inspirée, à mon avis, moins par la lecture directe du roman que par un article lu en 1921 dans L'Opinion12.
34Dans la période toute contemporaine de Proust, Colette adresse, dès sa parution en 1919, son roman Mitsou à l'auteur de Swann, lequel commente les lettres du personnage tout au long de sa réponse à l'auteur (XVIII-119).
35Mais l'essentiel à dire dans ce domaine est que Proust lui-même a collaboré à un roman par lettres. C'est au cours de l'été 1903 qu'il a commencé à l'écrire, en collaboration avec trois de ses amis. Philip Kolb, qui a réuni cinq lettres de Proust à ce sujet13, reconstitue toute l'affaire : le progrès du roman, ses personnages, leurs noms et leurs rapports mutuels. Comme il avait écrit « La confession d’une jeune fille » dans Les Plaisirs et les jours (1896), Proust tient le rôle d'une dame du monde qui tombe amoureuse d'un sous-officier. Les lettres qu'il va écrire à cette dame seront adressées à un abbé, son confesseur. C'est Daniel Halévy, l'ami de lycée de Proust, qui fera cet abbé. Louis de La Salle sera officier, colonel ou général, on ne sait encore. Proust reçoit les premières lettres de ses protagonistes ; aucune ne le satisfait : celle de l'abbé, assez drôle, est trop courte ; celle de l’officier raconte les amours de la dame. Il serait mieux, objecte-t-il, que l'amour se découvrît dans les lettres de la dame, et à son insu. Le projet est bientôt abandonné, mais donne certainement à penser à Proust, toujours à l'affût des questions de création.
36S'il est trop individualiste, en matière artistique, pour croire à la possibilité d’une composition collective, ce court projet du moins l'incite à méditer sur les ressources de la polyphonie. Et de fait, la Recherche est certes le fruit d'un seul et unique narrateur, mais chaque personnage parle sur un ton de voix, dans un style, qui n'est qu'à lui. Toutefois, Proust considérait le roman par lettres comme une sous-section secondaire, sinon même inférieure, du genre romanesque. En juin 1922, il adresse à Mme de Pierrebourg un éloge de Paul Hervieu, dont la baronne s'est attachée à faire survivre le souvenir, et souligne les étapes du progrès littéraire sensible dans l'œuvre d'Hervieu : « Hervieu ne suivit-il pas cette voie difficile et pleine de riche imprévu, lui que nous avons vu passer des courtes nouvelles, au roman par lettres comme Peints par eux-mêmes, puis au roman tout court comme l'Armature » (XXI-244). Dans cette hiérarchie des écrits romanesques, il est clair que le roman par lettres sert de marche-pied au « roman tout court ». Si donc Proust connaît mieux que quiconque les ressources de la polyphonie, il ne la tolère, ne la laisse s'épanouir, qu'à la condition que le récit prenne sa source dans un seul locuteur, qui, exerçant son autorité et même sa domination sur tout ce qui n'est pas lui, garantit par là même la cohérence dogmatique de l'œuvre, et représente à lui seul la supériorité de l'esprit sur le monde sensible. Voilà les considérations qui éloignent, en fin de compte, l'auteur de la Recherche du roman épistolaire. Il est vrai que l'exemple de Werther aurait pu lui suggérer un roman par lettres sans dispersion polyphonique ; mais même ainsi, la présence du destinataire, qui justifie le monologue de fait du personnage, restreint trop le champ de la parole, et la répartition des épisodes en lettres prive le romancier de l'effet de continuité et de masse sur lequel au contraire Proust compte par-dessus tout.
37Les personnages de la Recherche écrivent aussi des lettres, des télégrammes, des billets. C'est que Proust admet sans restriction cette convention littéraire. En 1915, Jacques-Émile Blanche publie dans la Revue de Paris le troisième volet de ses « Lettres d'un artiste », et le romancier fait cette remarque : « le genre épistolaire était ici un simple artifice de composition (et fort légitime) » (XIV-113 et note 2). Proust ne fera pas autre chose en 1920-1921, quand il donnera des études critiques à la Nouvelle Revue Française : pour se simplifier la tâche, il conférera à ses articles sur Flaubert et sur Baudelaire « la forme : Mon cher Rivière » (ainsi qu’il le dit lui-même), c'est-à-dire exprimera ses idées en recourant à la convention de lettres ouvertes adressées au directeur de la revue.
Aspects matériels de la correspondance
38Comment se sont écrites, accumulées et conservées les cinq mille lettres de Proust que nous pouvons lire ? La correspondance elle-même renferme de multiples renseignements sur les conditions de sa production.
39Elles révèlent toutes que Proust écrit ses lettres, comme son œuvre, couché. Elles sont produites par un homme alité, et restent inséparables de l'univers de la chambre14. Inséparables plus précisément du désordre du lit, elles sont écrites le plus souvent sur un papier dont le filigrane fournira à Philip Kolb un indice précieux de datation (voir la note 1 apposée à chaque lettre), mais parfois l'épistolier, au sortir d'une crise d'asthme, utilise ce qu'il a à portée de la main, c'est-à-dire le papier des fumigations. À l'instant où Proust apprend par le Figaro que l'Académie des Sciences vient de primer les travaux de son ami le duc de Guiche, en août 1912, l'écrivain félicite le lauréat en ces termes : « Je vous envoie sous une forme bien inélégante et sur le papier qui allume mes poudres antiasthmatiques – le seul que j'aie sous la main – mes félicitations » (XI-172, et note 2).
40Mais que Proust dispose de papier ministre ou de papier à fumigations, sa plume court avec agilité. Le romancier écrit beaucoup de lettres par jour, comme les dates de chacune suffisent à le montrer, lesquelles s'amoncellent sur son lit. Une lettre de 1907 à Robert de Montesquiou commence ainsi : « Je vous avais écrit avant-hier, mais les lettres s'accumulent autour de mon lit, on ne peut plus les retrouver et il faut les recommencer » (VII-177). À ce désordre s’ajoute le fait que Proust, s'il expédie certaines lettres comme tout le monde par la poste, en fait porter beaucoup – c'est l'avantage d'avoir des domestiques – directement au destinataire. Il arrive donc que plusieurs lettres soient écrites le même jour à un seul destinataire : il y a la lettre, puis le post-scriptum à la lettre, enfin le post-scriptun au post-scriptum. Au cours de ces trois étapes, Proust commence par dire ce qu'il avait à dire, puis répète ce qu'il a dit par crainte de ne pas s'être bien fait comprendre, pour enfin annuler dans sa troisième lettre ce qu'il a dit dans les deux précédentes.
41D'un bout à l'autre de sa vie, Proust a conservé l'habitude de ne jamais dater ses lettres. Il en coûtera de gros efforts à Philip Kolb, mais les amis de l'écrivain le lui reprochaient déjà, ainsi qu'il appert au début de cette lettre d'octobre 1906, adressée à Georges de Lauris : « J'ai reçu hier deux lettres de vous, celle que vous m'aviez écrite qui s'était, comme vous avez dû le deviner, croisée avec la mienne d'avant-hier (reçue par vous hier sans doute ou avant-hier soir) et une autre, mon cher Georges, toute cachetée, émergeant par un mystère que j’ai lieu de croire très factice, de mes papiers, et qui était... d'il y a au moins trois semaines. Je ne peux affirmer la date, car bien que dans cette lettre vous me reprochiez de ne pas dater les miennes, elle est sans date (un simple jour) » (VI-248 ; je souligne). Mais ce que montre un tel préambule épistolaire, c'est que l'absence de date est palliée par le réseau très serré des lettres échangées : pour combler le vide chronologique, Philip Kolb recourra à toutes les lettres environnantes et insérera la lettre sans date dans cette sorte de roue à pignons, avec la rigueur d'un véritable horloger.
42Dix ans plus tard, rien n'aura changé, et l'on voit Lionel Hauser, le conseiller financier de Proust, s'en plaindre en 1915 : « Mon cher Marcel, [...] je te prie, au nom de ma dactylographe, de bien vouloir continuer à dater tes lettres. Cela ne t'occasionnera qu'un tout petit supplément de fatigue et cela lui facilitera singulièrement son travail de classement » (XIV-322). Continuer est un bien grand mot, puisque Proust n'a jamais commencé. L’écrivain, à qui il arrive parfois de se montrer docile, tâche d'appliquer ce bon conseil, mais une lettre écrite à Hauser l'année suivante dresse un piètre bilan de ce louable effort : « Mon cher Lionel, je m'aperçois que les dates de mes lettres sont quelquefois celles de leur confection, mais non de leur départ (Monsieur Delessert, administrateur du Nord, disait : "Nos trains arrivent rarement, mais partent toujours à l'heure fixée sur l'horaire"). Je ne peux même pas en dire autant de mes lettres, puisque je retrouve sur ma table [de nuit] celle qui t'était destinée » (XV-89). Voilà.
43Beaucoup de lettres se perdent, dans un pareil fatras. Proust le reconnaît lui-même, dans une lettre d'août 1920 à Jean-Louis Vaudoyer : « mes lettres n'arrivent pas toujours, mais aussi ne partent pas toujours. Sans doute par excès de fatigue, je les oublie dans des papiers, et j'en retrouve tout d'un coup qui datent d'un an » (XIX-395).
44Les lettres reçues subissent le même sort. Quand Proust était plus jeune, sa vieille domestique Félicie Fitau (le premier modèle de Françoise) y était pour quelque chose, comme on le voit dans cette lettre de 1906, par laquelle l'écrivain entretient Reynaldo Hahn de certaine lettre du peintre américain Sargent : « Désirez-vous seulement que Sargent ne soit pas perdu, ou désirez-vous l'avoir maintenant ? À cause de la manie de Félicie de mettre les lettres, l'une dans un livre, l'autre dans un journal, l'autre sous un tapis, l'autre derrière la pendule etc., cela peut être assez long à trouver » (VI-338, et note 6).
45À partir de 1914, Céleste, qui remplit la fonction prestigieuse de coller les fameuses « paperoles » d'ajoutages dans les cahiers de la Recherche, tentera de même d'introduire un minimum d'ordre dans les lettres reçues par son maître, comme le montre cette rapide mention de 1920 : « Céleste range mes lettres dans des boîtes » (XIX-370). Comme tous les êtres désordonnés, Proust trouve que cet ordre, imposé de l’extérieur, gêne, au lieu de la faciliter, son activité épistolaire. D'autant que son papier à lettres est, lui aussi, dans une boîte, c'est-à-dire bien rangé, donc introuvable ou du moins inaccessible. Proust commence ainsi une lettre à Gaston Gallimard, en janvier 1922 : « Excusez de nouveau ce papier : ma boîte de papier à lettres est vraiment la proie d'une sorcellerie » (XXI-48). Trop de boîtes nuisent au courrier ; le désordre sur le lit est au fond pour le malade un art de vivre : le moyen de tout avoir sous la main.
Lettres brûlées, lettres conservées
46Beaucoup de lettres se perdent aussi parce que Proust dépêche sa gouvernante, son chauffeur, son valet de chambre ou son secrétaire (voilà le service des postes de Marcel Proust), auprès du destinataire, qui est prié de lire la lettre, de la rendre sans un mot au porteur, lequel la rend à Proust qui la brûle aussitôt. Il s'agit le plus souvent, on le devine, des lettres jugées compromettantes par leur auteur, parce qu'elles révèlent son homosexualité. Comme Mme de Merteuil (voir la lettre 85 des Liaisons dangereuses), mais sans cynisme et par simple honte ou par le souci des conventions sociales, Proust se donne pour règle de ne laisser à ce sujet aucune preuve écrite.
47C'est par pure plaisanterie que Proust termine en 1901 une lettre à Léon Yeatman par ces mots : « Soumettez à votre femme la justesse de cette citation et qu’ensuite cette lettre sacrilège soit la proie des flammes et de l'oubli » (11-420). La lettre suivante, un pastiche de Molière adressé à Mme Yeatman elle-même, commence par ce post-scriptum : « A brûler » (11-421).
48C'est une habitude, dans les conversations avec Antoine Bibesco, d'appeler tombeau tous les propos confidentiels qui doivent être tenus secrets (c'est-à-dire que le méphistophélique Bibesco va répéter partout). En 1902, Bibesco est le confident de l'intérêt platonique que porte Proust à Bertrand de Fénelon, surnommé entre eux « Ses yeux bleus ». Le post-scriptum d'une lettre de septembre à Antoine Bibesco révèle l'atmosphère de secret dans laquelle l'écrivain maintient cette question, secret qui aura de grandes conséquences sur le sort réservé aux lettres : « P.S. Très important et ultra tombeau. Comme tout un côté caché de la vie de "Ses yeux bleus" serait peut-être découvrable aujourd'hui ce soir, dis-moi exactement les heures de la journée où tu seras chez toi pour que je puisse au besoin si je le voulais communiquer avec toi [...], car sans toi je ne pourrais rien savoir. Garde cette lettre soigneusement cachée et rapporte-la moi quand tu me verras » (111-135). La lettre suivante, adressée au même sur la même affaire, se termine par cette mention : « Tu me rapporteras cette lettre chez Larue » (111-136). En 1903, voilà qu’Antoine Bibesco est devenu lui-même, et d'ailleurs de façon tout aussi illusoire, l’objet des assiduités de Proust, qui termine sa lettre par cette mention soulignée et transcrite deux fois : « Renvoie-moi cette lettre par le porteur » (III-311).
49Une autre série de lettres à brûler est constituée des messages envoyés à des destinataires non identifiés et destinés à obtenir des renseignements pour des raisons, aux yeux de Proust, inavouables. Une telle missive mystérieuse de 1903 contient cette recommandation : « vous seriez bien gentil de m'écrire (et le mieux serait de donner la réponse au porteur à cause du caractère délicat de la lettre) » (VII-334). Une semblable lettre de 1916, adressée à un destinataire non identifié, se termine par ces mots : « Détruisez cette lettre à moins que vous ne me la renvoyiez » (XV-204). Il faut croire que le dévouement dont fait preuve Proust en 1917 pour Charlie Humphries, valet de chambre, n’est pas tout à fait innocent, puisque Charlie, dans la Recherche, sera le nom que donnera le baron de Charlus à son protégé Morel et qu'en outre le romancier ajoute à nouveau en post-scriptum de sa lettre : « Vous me ferez plaisir en brûlant cette lettre » (XVI-327). « Car il est préférable, lit-on juste au-dessus, qu'on n'identifie pas exactement ».
50Proust a appliqué avec une telle rigueur ce principe à ses lettres échangées avec Alfred Agostinelli, qui servira de modèle principal à Albertine, que rien de cette correspondance n'a pu être retrouvé, – sauf une lettre, de 1914, pour cette raison fort célèbre, laquelle révèle le soin qu'a mis son auteur à détruire les autres : « Je vous avais demandé de me renvoyer ma lettre, vous ne l'avez pas fait. Je vous avais demandé de plus de mettre beaucoup de cachets à votre enveloppe. Vous ne l'avez pas fait non plus. Pour la lettre recommandée, elle ne traîne pas et vous pourriez me renvoyer ensemble (avec de formidables cachets) celle-ci et l'autre ». Proust revient à ses recommandations après la signature : « Si vous me renvoyez les lettres, il faudrait mettre des cachets très larges et plusieurs. De plus, il faudrait les mettre dans deux enveloppes différentes car elles ne tiendraient pas dans une seule » (XII1-220-221). La note de Philip Kolb (no 25) est intéressante, qui suggère qu'en demandant au destinataire de lui renvoyer ses lettres, Proust semble non seulement vouloir éviter qu'elles ne soient lues par autrui mais aussi se ménager la possibilité de les utiliser pour son roman, ce qu'il fera pour un passage de La Fugitive (voir la note 15). Nous y reviendrons.
51L'écrivain se livre-t-il à quelque considération générale sur l'homosexualité, comme c'est le cas dans une lettre de 1908 à Anna de Noailles, il conclut par ces mots : « Madame, brûlez cette lettre au nom du ciel, et n'en divulguez jamais le contenu ! » (VIII-73). Le « ciel » ne dut guère s'intéresser à cette cause : Anna de Noailles publia la lettre, avec les autres émanant de Proust, en supprimant le passage incriminé, mais conserva le manuscrit, puisque Philip Kolb en retrouva la partie occultée à la Bibliothèque Nationale (note 1).
52De proche en proche, beaucoup de lettres eussent dû disparaître ainsi, car Proust, ayant pris l'habitude de faire mystère de tout au contact d'Antoine Bibesco (le roman tirera un immense bénéfice de ce travers de caractère), la moindre information devient ultra-confidentielle, et donc la lettre doit être brûlée. En 1907, Proust écrit noir sur blanc à Reynaldo Hahn que son valet de chambre Ulrich a une maîtresse. Tombeau ! « Brûlez ! » (VII-285). En 1913, l'auteur de Swann a pensé présenter son roman, qui vient de paraître, au prix Goncourt, et s’en est ouvert à Louis de Robert. Tombeau encore, détruisez tout ! Cette fois, Louis de Robert ne comprend rien à tant de prudence, qu'il prend pour un manque évident de confiance, ce qui amène Proust à s'expliquer ainsi : « Quant au manque de confiance que vous semblez me reprocher, quelle idée ! Je disais "détruisez" parce que violant en quelque sorte un secret en vous disant cela, j'avais peur que ma lettre pût traîner, être vue, perdue, que sais-je, tout ce qui peut arriver si facilement ; mais j'en juge peut-être par le désordre de ma chambre où tout s'empile et se mêle et peut-être chez vous, plus ordonné et qui n'êtes pas comme moi toujours couché, de telles confusions sont-elles impossibles » (XII-356). C’est vraisemblablement à cause de tels scrupules que la précédente lettre de Proust et la réponse de Louis de Robert n'ont pu être retrouvées (notes 3 et 4). En 1921, grande affaire encore : L'Action française acceptera-t-elle de rendre compte du dernier tome paru de la Recherche, qui se termine par le premier chapitre de Sodome et Gomorrhe ? Le romancier s'en entretient avec Gustave Tronche, de la N.R.F., mais à une condition : « Vous serez bien gentil de rendre cette lettre à Odilon après l'avoir mise sous enveloppe que vous fermerez » (XX-353). Ce n'est pas assez que la lettre revienne à Proust pour éviter que quelqu'un à la N.R.F. la lise ; imaginons que le chauffeur la voie et qu'il en parle aux cuisines, et à partir de là, Dieu sait à qui.
53Le lecteur de la correspondance ne manque pas alors de se demander comment il peut lire aujourd’hui toutes ces lettres réputées brûlées sur-le-champ. D'abord, le destinataire, plutôt que de brûler la lettre, a jugé préférable de la renvoyer à son auteur. Et Proust était trop désordonné pour avoir pensé à les brûler. On les a retrouvées dans ses papiers après sa mort, comme l'indique chaque fois Philip Kolb15. Il est plaisant de remarquer que plus Marcel Proust égare de lettres, plus Philip Kolb en retrouve. Les deux personnages, quoique avec des intentions en apparence opposées, se complètent à merveille.
54Certaines lettres enfin nous ont été conservées parce que Proust en a gardé le brouillon, ou établi une copie. Une lettre célèbre à Anatole France (V-62-65) de 1905, nous est connue par son brouillon (le même phénomène s'est reproduit, à grande échelle, pour Contre Sainte-Beuve, comme on le verra dans le chapitre III). Une lettre de janvier 1914 à Antoine Bibesco nous prouve que l'auteur de Swann conservait un double des lettres jugées importantes (XIII-49, et note 6), puisqu’on y voit citées dix lignes d'une réplique adressée à Paul Souday qui avait éreinté le roman dans son feuilleton du Temps (voir cette lettre en XII-381). Par ailleurs, Philip Kolb signale, à propos d'une lettre de 1918, le cas exceptionnel d'un texte nous parvenant grâce à une copie que Céleste a dû établir avant l'expédition de l'original (XVII-309, note 1). Mais Proust érigeant, ainsi qu’on l'a vu, la moindre affaire en secret d'État, il a dû rarement confier ce travail de copiste à sa femme de chambre, encore qu'il se résolve, les dernières années, à lui dicter les lettres qu'il n'a pas la force de transcrire lui-même, ainsi qu'à Henri Rochat son « secrétaire », ce qui valut aux destinataires de cette époque de découvrir les pensées les plus subtiles de l'écrivain présentées selon l'orthographe la plus hilarante.
Du déchiffrement à la graphologie : l'écriture de Proust
55Philip Kolb estime, il le dira lui-même au cours du témoignage reproduit dans le chapitre III, que l'écriture de Proust est facile à déchiffrer. Elle l'est peut-être moins pour tout autre que ce maître expert, et du reste le lecteur pourra juger sur pièces puisque l’un des intérêts de cette édition est de reproduire de loin en loin, volume après volume, des pages manuscrites de lettres, ce qui donne des échantillons de l'écriture de Proust à toutes les époques de sa vie. La graphie de Proust semblait à certains de ses destinataires hiéroglyphique. « Votre écriture d'Arachné », dit Montesquiou en 1910 (XI-66). La formule ne laisse pas indifférente la susceptibilité de Proust, qui écrit à une amie en 1914 : « moi qui écris plus qu'illisiblement (vous savez ce que Robert de Montesquiou dit de mon écriture, n'est-ce pas ? "il y a des gens qui ont une écriture commune, laide, mais elle est si lisible, si claire. D'autres sont difficiles à lire, mais le dessin des lettres est si joli à regarder. Seul Marcel trouve le moyen d'unir dans son écriture la laideur et l'illisibilité". Jugement spirituel et bienveillant, comme tout ce qui vient de l'auteur des Hortensias [bleus] » (XII1-340).
56Proust prend donc son parti de ne tracer sur le papier que d'étranges hiéroglyphes. En 1912, il s'adresse ainsi à Albert Nahmias, qui s'est occupé de dactylographier et de réviser le texte de Du côté de chez Swann : « Est-ce que vous avez toujours envie de rivaliser avec Œdipe et de déchiffrer les énigmes sphyngétiques de mon écriture ? Si oui, je peux vous envoyer des cahiers qui dépassent en obscurité tout ce que vous avez jamais vu » (XI-124). Voilà une application terre-à-terre de « L'obscurité dans les lettres » de Mallarmé, texte auquel Proust avait répondu dans La Revue blanche en 1896.
57Il faut dire que les difficultés de lecture rencontrées par Nahmias avaient récemment suscité un incident cocasse. Proust venait de lui donner à dactylographier le passage de Swann où l'on voit, aux Champs-Elysées, la « vieille lectrice des Débats » (elle ne sera jamais désignée par un autre nom), chercher la place la plus flatteuse où s'asseoir. « Quand elle l'avait trouvée, elle faisait exécuter une évolution circulaire à son cou, redressait son boa », etc. (1-398). Le mot cou, écrit par Proust, est confondu avec un autre mot, comme le dit Philip Kolb, qui désigne une partie du corps féminin, ce qui nous vaut cette « lettre » d'Albert Nahmias, à lire en marge du cahier 24 déposé à la Bibliothèque nationale : « ? ? ? cher Marcel ! ! ! comment peut-elle faire faire une évolution circulaire à son "ce que vous écrivez" ? » (XI-96 et notes 1 et 2). La publication des volumes suivants de la Recherche réservera à Proust des surprises, non certes aussi extrêmes, mais très nombreuses et souvent cocasses, chaque fois que les imprimeurs ne sont pas parvenus à déchiffrer son écriture.
58Robert de Montesquiou a dû revenir à la charge dans ses commentaires caustiques, car vers la fin de la même année 1912, l'écrivain rapporte ce nouveau mot d'esprit : « Comme dit Montesquiou, les paléographes mettent trois ans à extraire quelques lignes de mes lettres » (XI-337). Proust concourt même à imposer un néologisme, quand il décrit son écriture : « je suis dans un tel état de fatigue, précise-t-il à Anna de Noailles en 1913, que j'ai – comme on dit aphasie – une espèce d'agraphie, et je ne veux pas fatiguer vos beaux yeux à déchiffrer ces hiéroglyphes sans mystère » (XII-72). Philip Kolb trouve dans Le Trésor de la langue française (note 9) un article agraphie, illustré par deux exemples empruntés à un livre de Léon Daudet paru en 1919 et à Sodome et Gomorrhe (note 9). En 1919, Proust rappellera à un autre correspondant la plaisanterie de Montesquiou sur son écriture « à la fois illisible et affreuse », mais remarque, cette fois avec une certaine fierté, que « le manuscrit [...] est ravissant et a l'air d'un palimpseste » (XVIII-295).
59Philip Kolb dans son témoignage signale à titre d'exception, on le verra, que l'écriture de Proust s'est rétrécie considérablement durant les années 1904-1905, fait qu'il y aura lieu d'interpréter alors. Curieusement, l'auteur des lettres semble avoir lui-même prévu cette circonstance dès 1902. À cette époque, Antoine Bibesco vient de perdre sa mère (ce qui sera le cas de Proust en 1905), et nous pouvons lire dans la lettre suivante cette explication, anticipée de trois ans et étrangement prophétique : « J'avais beau penser tout le temps à ton chagrin et l'imaginer cruellement, quand j'ai reçu ta pauvre lettre, quand j'ai vu ta petite écriture entièrement changée, presque pas reconnaissable, avec ses lettres diminuées, rétrécies, comme des yeux qui sont devenus tout petits à force de pleurer, ç'a été pour moi un nouveau coup comme si pour la première fois j'avais la sensation nette de ta détresse » (III-182). En 1905, l'écriture de Proust a commencé à se rétrécir avant la mort de sa mère (le 26 septembre), puisque dans une lettre du 5 mai déjà, il rapportait cette anecdote (dont la première phrase reste incomplète : « n'ayant pas été à la conférence de Montesquiou ce qui l'avait rendu furieux et ce qui avait eu pour résultat, que, sous prétexte de rapprocher ma petite écriture de la sienne, il s'était comparé lui à Salomon, et moi à une fourmi. Comme cette comparaison m'avait un peu agacé je lui avais répondu qu’il cherchait toujours à se donner le beau rôle [...], à quoi il avait répondu : "Où prenez-vous que je prenne le beau rôle. Je n'ai pas à le prendre : je l'ai" » (V-137).
La sensibilité de Proust au morphographisme
60La lettre à Bibesco de 1902 montre Proust reconstituant le visage de son destinataire à partir de son écriture. Seize ans plus tard, en 1918, l'écrivain exprimera en clair ce principe en complimentant, selon son habitude, la princesse Soutzo : « Joie de l'écriture, (cet autre cher visage de vous, qui, sur un autre plan, avec des moyens si différents, vous décrit presque aussi exactement que le premier, celui de chair) » (XVII-334). La graphie dessine comme un visage stylisé, artistique, du destinataire, surtout durant les dernières années, quand Proust, souffrant de troubles de la vue, jette sur les lettres reçues le même regard brouillé que Monet, lui aussi autour de 1920, sur son jardin de Givemy. Voici la silhouette que présente à l’écrivain une lettre d'Emmanuel Berl reçue en 1919 : « j'ai reçu ce matin une lettre de vous qui m'a fait un extrême plaisir parce que j'ai reconnu les mystérieuses arabesques que vous appelez ironiquement votre écriture. Mais cette fois-ci, ou la faute en est à mes yeux, ou vous vous êtes surpassé, mais je n'ai pas pu déchiffrer un seul mot. Je ne sais même que la lettre est de vous que parce que j'ai reconnu l'illisibilité spéciale qui est la vôtre. Mais je l'ai reconnue comme on dit : "le dessin est de tel artiste" à cause de la manière et sans voir la signature. En dictant désormais vos lettres pour moi, vous me priverez du plaisir de regarder ces signes dénués de signification rationnelle mais qui retracent pour moi votre visage » (XXI-675). En observant les caractères sur la page indépendamment de leur signification intellectuelle, comme objets et non plus comme moyens d'expression, Proust applique la définition la plus générale qu'il donne de l’art, lequel consiste à porter sur les objets un regard qui les dépouille de leur destination utile, et les fait enfin apparaître tels qu’en eux-mêmes.
61Une étude comparée des lettres traitant de graphie suggère que Proust est surtout sensible au dessin des hampes et jambages qui amènent, sous sa propre plume, outre une théorie d'éloges hyperboliques, invariablement une image architecturale et des réminiscences bibliques. L'auteur de Swann vient de recevoir un court billet d'Anna de Noailles, en mai 1919 : « Avec quel bonheur de résurrection j'ai vu après tant d'années les arceaux merveilleux de cette Écriture, desquels il semble qu'ils suffiraient à protéger le céleste Jardin que gardait l'Ange (devenu inutile) porteur de l'épée flamboyante »16. Une image voisine réapparaîtra l'année suivante pour décrire l'écriture d'Henri de Régnier : « votre écriture est si belle que certains rinceaux restent souvent purement décoratifs comme par exemple dans l'écriture de Mme de Noailles » (XIX-220). Si à Amiens, la façade de la cathédrale se transforme en livre ouvert — La Bible d'Amiens —, les lettres lues par Proust, les écritures déchiffrées dessinent peu à peu (et, des arceaux aux rinceaux, avec de plus en plus de précision) une église médiévale.
62C'est l'écriture de Mme Alphonse Daudet qui semble introduire et fonder la « série » proustienne des cathédrales graphiques, car Proust écrit dès 1913 : « j'ai eu droit encore à une nouvelle page qu'orne le dessin de ces fuseaux légers de votre écriture qui semblent un symbole » (XII-345). On aurait aimé que le romancier développât le symbole. C'est la même destinataire qui a suscité pour la première fois, et ce dès 1905, le jeu de mots entre écriture et Écriture, et donc l'association de la graphie et de la Bible : « Cela m'a fait bien plaisir de revoir votre ravissante écriture, haute, souple et délicieusement penchée, votre écriture qui a l'air du Jour de l'Écriture (sans jeu de mots) et où il semble qu'il y ait à la fois la pureté de votre regard et la fraîcheur de votre voix, écriture de Parisienne aux fines Impressions, de Française, Dame de Pray, et qui semble aussi le symbole vivant et sans cesse renouvelé de votre style » (V-45). Ici le « symbole » est mieux développé, et la destinataire, on le voit, n'a pas lieu de s'en contrarier.
Incidence de ces lettres sur le roman de Proust
63Il me semble que deux notations dans la Recherche seront tributaires de cette association, répétée dans les lettres à huit ans d'intervalle (car aucune image ne se perd dans la mémoire de Proust, et c'est ce qui confère leur importance aux lettres) entre écriture et symbole : dans Du côté de chez Swann, le pavage du chœur de l'église Saint-Hilaire à Combray, couvert d'inscriptions gothiques (1-58) ; et dans La Prisonnière, les livres de Bergotte, exposés dans les vitrines des libraires, et qui, la nuit suivant sa mort, « semblaient pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection » (III-693).
64Sachons toutefois reconnaître l'influence de Mme de Sévigné, quand Proust décrit l'émotion qu'il a ressentie à découvrir une écriture amie sur l'enveloppe d'une lettre. C'est le cas pour Jean Cocteau, en juillet 1913 : « Merci de votre lettre dont la seule écriture m'a ému car la vie m'est si cruelle en ce moment » (XII-221) ; et plus longuement à nouveau de Mme Daudet en mai 1916 : « J'ai été bien touché en reconnaissant sur l'enveloppe du "Lyceum" la jolie écriture ornementale dont la vue cause toujours une telle commotion dans mes plus vénérés et plus précieux souvenirs [...]. Je voudrais bien ne pas me contenter de regarder l'écriture aimantée où viennent se suspendre en délicat et sûr équilibre tant de moments anciens qu'elle attire et retient » (XV-134-135). Le bel alexandrin final nous rappelle qu'au Grand Siècle, Mme de Sévigné consacre beaucoup de temps à évoquer le moment, toujours attendu, où elle reconnaît sur l'enveloppe l'écriture de sa fille (sinon que l'on dit à l'époque « dessus » pour enveloppe, et « main » pour écriture) : « Je trouvai deux de vos lettres dont le dessus était écrit de votre propre main. On ne peut expliquer ce que l'on sent dans ces moments »17. Proust, lui, l'expliquera à satiété, car nous ne sommes plus à l'âge de la litote.
65L'épistolier se montre enclin à analyser plus précisément certaines particularités d'écriture. Il fait observer en 1904 au duc de Guiche : « Cher Ami veillez sur vos M [...]. Vous savez que leur raison d'être, leur charme, leurs originales délices, c'est d'être exactement des N » (IV-349).
66Aucune des cinq mille lettres qui nous sont parvenues ne montre Proust se documentant sur la graphologie, science pleinement constituée à l’époque18. Rappelons en revanche que l'affaire Dreyfus, suivie par Proust, ainsi qu'on peut le voir dans Proust au miroir de sa correspondance, dans ses moindres détails, fait intervenir de bout en bout la graphologie : l'examen, en l'occurrence capital, de toutes les écritures, est confié à Bertillon, qui dirige à Paris, depuis 1882, le laboratoire d’identité judiciaire (longtemps appelé de ce fait bertillonnage).
67De fait, l'écriture et la graphologie, ainsi que le remarque Philip Kolb (IV-351, note 4), jouent leur rôle dans le roman de Proust. Les lettres sur l'écriture visage ont inspiré une remarque des Jeunes filles sur la graphie de Saint-Loup : « il n'y a aucune raison pour que nous ne croyions pas saisir une âme individuelle [dans des caractères de l'écriture] aussi bien que dans la ligne du nez ou les inflexions de la voix » ; ainsi, note le narrateur, « chaque fois qu'à l'heure du déjeuner on apportait le courrier, je reconnaissais tout de suite quand c'était de lui que venait une lettre, car elle avait toujours ce second visage qu'un être montre quand il est absent » (11-224), le visage de son écriture. La comparaison avec les traits du visage se trouve dans la lettre à Antoine Bibesco de 1902 ; celle avec l'inflexion de la voix, dans la lettre à Mme Daudet de 1905. Le passage des Jeunes filles résulte en fait d'un montage de deux trouvailles déjà anciennes. Ce travail d'écriture à partir de lettres, on en rencontrera une multitude d'exemples au cours du présent livre et des autres ouvrages que je consacre à ces lettres, et l'on touche là à l'un des intérêts essentiels de la correspondance de Proust.
68Mais il y a plus. Le rôle des lettres et celui de la graphie dans la Recherche se trouvent réunis en deux épisodes romanesques dont le lien étroit illustre les symétries à grande échelle dont Proust avait le goût. Dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs, le héros reçoit une lettre de Gilberte, écrite « d'une grande écriture, et où presque toutes les phrases semblaient soulignées, simplement parce que la barre des t étant tracée non au travers d'eux, mais au-dessus, mettait un trait sous le mot correspondant de la ligne supérieure » (1-490). Un peu plus loin, l'on voit Françoise examiner avec suspicion « cette lettre au bas de laquelle [elle] se refusa à reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historié, appuyé sur un i sans point avait l'air d'un A, tandis que la dernière syllabe était indéfiniment prolongée à l'aide d'un paraphe dentelé » (I-493). Le héros observe ici l’écriture de Gilberte comme Proust celle de Guiche, dans la lettre de 1904.
69Ce détail, qui passe inaperçu à la lecture, prépare en fait un coup de théâtre qui surviendra beaucoup plus tard, à la fin de La Fugitive. À cette heure tardive du roman, le héros, qui oublie peu à peu Albertine morte, reçoit à Venise un télégramme de Gilberte annonçant son mariage avec Saint-Loup, mais il croit à un mot d'Albertine lui révélant qu'elle n'est pas morte (curieusement, l'écriture singulière de Gilberte, imaginée très tôt dans les brouillons de la Recherche, a favorisé a posteriori cette trouvaille tardive du romancier). Le narrateur expliquera ainsi la méprise à l'origine de cette fausse résurrection : « La dépêche que j'avais reçue dernièrement et que j'avais crue d'Albertine était de Gilberte. Comme l'originalité assez factice de l'écriture de Gilberte consistait principalement, quand elle écrivait une ligne, à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de t qui avaient l'air de souligner les mots ou les points sur les i qui avaient l'air d'interrompre les phrases de la ligne d'au-dessus, et en revanche à intercaler dans la ligne d'au-dessous les queues et les arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout naturel que l'employé du télégraphe eût lu les boucles d's ou d'y de la ligne supérieure comme un « ine » finissant le mot de Gilberte. Le point sur l'i de Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quant à son G, il avait l'air d'un A gothique » (IV-234-235).
70Il s’agit moins ici de graphologie, laquelle consisterait à interpréter le caractère du scripteur à partir de la forme et de la disposition de ses lettres tracées sur le papier, que d'une observation minutieuse de la graphie, à la source d'un coup de théâtre tel que le romancier aime à les ménager dans son œuvre cyclique. Ici, les particularités d'écriture de Gilberte, en faisant revivre un instant Albertine, s'apparentent aux lettres que Proust a adressées à Mme Alphonse Daudet, et principalement celle de 1916 dont l'écriture, disait l'écrivain, aimante tant de souvenirs anciens ; mais l'épisode de La Fugitive semble aussi influencé par la lettre d'Anna de Noailles reçue en 1919, qui procura au destinataire, on s'en souvient, un « bonheur de résurrection » (XVII1-237).
71Proust épistolier a donc transféré à son personnage de roman les remarques mêmes qu’il ne cessait de se faire sur l'écriture de ses correspondants : il s’adonnait moins, avons-nous vu, à la graphologie proprement dite qu'au morphographisme, avec d’ailleurs plusieurs décennies d'avance. Ce n'est en effet que dans les années Trente que l'on proposera de mettre en rapport les interlignes de l'écriture et la forme du visage : le corps des caractères correspondrait au nez et à la bouche, les hampes au front, et les jambages au menton (les Quinze leçons de morphopsychologie du Dr Corman, par exemple, sont de 1937).
72Il est dès lors intéressant que Philip Kolb reproduise non seulement l'écriture de Proust à diverses époques, mais aussi celle des principaux interlocuteurs dans cette correspondance. Le lecteur peut ainsi découvrir – et ma liste est loin d'être exhaustive – l'écriture d'Anna de Noailles (IV-29) ou Robert de Montesquiou (IV-83) en exemplaires nombreux, mais aussi des amis de Proust tel Robert Dreyfus (XVIII-37), Daniel Halévy (XVIII-371) ou Jacques-Émile Blanche (XVII-82), plus tard Louis de Robert (XI-260) et Jacques de Lacretelle (XVII-462), des connaissances comme Marthe Bibesco (XVIII-309) ou Jacques Benoist-Méchin (XXI-260), des écrivains comme René Boylesve (XVI-269 et XVII-200), Valéry Larbaud (XX-393), André Gide (XX-221) ou encore Colette (XX-381) et Jules Romain (XXI-415) ; enfin des modèles principaux de plusieurs personnages de la Recherche : Louisa de Mornand (IV-185-186) qui a pu inspirer Odette et Rachel, Madeleine Lemaire (XIV-94) qui sera transposée en Mme Verdurin. La Correspondance de Marcel Proust offre aussi un florilège d'autographes, un recueil d'échantillons d'écriture. Ici, le « monde de Proust » n'est plus feuilleté dans un album photographique de Nadar, mais aperçu à travers une galerie d'écritures, – ces écritures que Proust considérait justement comme un second visage.
73Si donc Proust épistolier transmet ses réflexions à Proust romancier, ce dernier leur ajoute une dimension, l'architecture de l'œuvre, que ne saurait comporter la vie. La graphie de Gilberte, qui transforme le G en un A gothique, rappelle discrètement les inscriptions recouvrant les plates-tombes, dans le chœur de l'église à Combray. Quant au G lui-même, isolé à la loupe par le héros, il faut le mettre en rapport avec Saint-Loup, que Gilberte épouse. Dans Le Temps retrouvé, Saint-Loup meurt à la guerre et son enterrement occasionne une méditation sur la même lettre G : « il n'était plus qu'un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterrement dans l'église Saint-Hilaire de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge, sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni titres, le G du Guermantes que par la mort il était redevenu » (IV-429). Saint-Loup et Gilberte sont les deux personnages dont l'écriture a été commentée ; si leur mariage, télégraphié au héros à Venise, illustre la superposition finale du côté de chez Swann et du côté de Guermantes, il est à noter que la jonction est aussi graphique, symbolisée par une seule et même lettre de l'alphabet.
74Pour ce qui est des manuscrits autographes, Proust leur attache peu de valeur. Il sacrifiera il est vrai à la mode issue des années 1880, en insérant des pages de ses cahiers dans des exemplaires de luxe des derniers volumes de la Recherche, mais ce sera pour satisfaire à la demande des bibliophiles de la N.R.F. dont il comprend peu la passion. Une lettre plus ancienne en porte déjà témoignage. En 1910, Georges de Lauris envoie à Proust son roman Ginette Chatenay, préalablement soumis en manuscrit à l'écrivain, qui avait prodigué ses conseils en 1908-1909 avant la publication. Recevant donc le volume imprimé, Proust adresse à l'auteur une lettre de remerciements qui commence par cette réflexion : « Un mot pour vous dire que j'ai reçu Ginette Chatenay, et que si remarquable que j'aie pu trouver le manuscrit, c'est maintenant que l'œuvre est déshabillée de votre chère écriture ou de la copie, que j'en aperçois toute la solidité, toute la grâce, toute la beauté » (X-85-86). Ne confondons pas l'homme et l'œuvre, sous-entend celui qui a écrit Contre Sainte-Beuve moins d'un an auparavant. Le manuscrit, la graphie, ce sont les traits individuels de l'auteur, qui doivent s'effacer ou du moins se transfigurer dans l'art, lequel en effet est d’essence universelle, et doit dégager des lois générales. Les analyses d'écriture font toutes partie du Temps perdu ; le texte imprimé, voilà l'essentiel, et qui inspire au lecteur des réflexions, pense Proust, autrement profondes.
Les lettres reçues : le langage de l'acheminement
75Seul un témoignage extérieur à la correspondance, celui de Céleste, nous renseigne sur l'attitude de Proust à l’instant où il prend connaissance de ses lettres. C'est en fin d'après-midi, pour lui le début de la journée, qu'on lui remet son courrier. Pour commencer il le désinfecte, par crainte de la contagion. Ce fait deviendra surtout vrai la dernière année de la vie de Proust, en 1922. Une lettre du mois d'avril à Sydney Schiff contient une évocation pittoresque de l'accueil que réserve Proust au courrier qui lui parvient : « la fille de la concierge ayant la rougeole et la coqueluche, j'évite de tenir les enveloppes dans mes mains. Si j'ai eu la chance de retrouver tout à l'heure la vôtre [...], cela tient à ce que ce jour-là même on a eu une étuve à formol où on plonge pendant deux heures toute ma correspondance, et que votre enveloppe s'y trouva baignée avec le reste » (XXI-117). Gare aussi aux lettres parfumées, qui réveilleraient son asthme allergique ! Proust avait dû sourire en lisant les lettres de Mme de Sévigné sur le même sujet : « Vous me dites fort plaisamment l'état où vous met mon papier parfumé »19.
76Proust gronde assez souvent ses correspondants de mal écrire son adresse, ou d'en indiquer une fautive, ou, comme ici à Cocteau pendant la guerre, de transcrire si imparfaitement le secteur du front où il se trouve : « votre bref alphabet à la fois si magnifiquement formé et d'une interprétation si difficile (comme les choses vraiment obscures de Mallarmé composées de mots si courants) devrait être réservé à la lettre elle-même », mais épargner l'enveloppe (XV-240). Le rapprochement avec Mallarmé vient peut-être aussi des poèmes adresses hermétiques que ce dernier confiait volontiers à la perspicacité des postiers. Cocteau affirme avoir lui aussi joué à ce jeu avec Proust.
77Quand c'est l'adresse de Proust qui est incorrectement indiquée, la lettre accomplit un périple que le distributeur des lettres inscrit sur l'enveloppe, et le destinataire en suit les étapes avec humour, y mesurant l'obscurité dans laquelle sont demeurés son nom et son ְœuvre : « Comme je n'habite, répond-il en 1915 à Robert de Montesquiou, ni au 103, ni au 104, mais au 102 [boulevard Haussmann], vos deux cartes, pleines de choses si belles et si drôles, m'arrivent à la fois, avec un luxe d"'Inconnus" tracés par tous les facteurs et dont je n'avais pas besoin pour savoir que je suis totalement dépourvu de notoriété » (XIV-193). L'année suivante, une missive de Charles d'Alton délivre à Proust, par son enveloppe, le même message : « Votre lettre, adressée au 201, au lieu du 102, me parvient à l'instant, avec un long retard qui me prouve que je ne possède aucune notoriété, ce qui n'est pas pour m'étonner, car une fois une lettre adressée à la maison voisine de la mienne m'était arrivée avec "Inconnu”. Comme cette fois-ci le numéro indiqué était beaucoup plus éloigné, le voyage a duré plus longtemps. Mais je vois que je ne suis pas plus "connu" qu'avant. Et cela ne changera certainement plus » (XV-52).
78L'écrivain n'est pas plus chanceux quand on lui écrit chez un éditeur ou à une direction de journal. Ici l'adresse est bonne, mais le nom est mal lu, ce qui aboutit à la même conclusion. Proust explique à Louis de Robert, en 1912 : « Vous étiez déjà connu. Moi je le suis de quelques très peu nombreux écrivains. Et de la plupart, je suis entièrement inconnu. Quand des lecteurs, chose rare, m'écrivent au Figaro après un article, on envoie les lettres à Marcel Prévost dont mon nom semble n'être qu'une faute d'impression » (XI-252).
79Les circonstances de l'acheminement des lettres renferment donc, aux yeux de Proust, tout un langage, et notamment les retards de distribution. Ils lui inspirent en 1894 cette poétique image : « On dit que la lumière des étoiles est déjà depuis très longtemps en route quand elle nous parvient. Quelque chose d'analogue a lieu pour les lettres retardées... » (II-490). Le plus curieux, c'est que le lecteur du Temps retrouvé peut lire la même image pour désigner le « rayon spécial » que nous envoient les artistes des époques lointaines (IV-474). Cette phrase célèbre du dernier volume de la Recherche est née d'une lettre de Mme de Brantes, arrivée en retard en 1894, en sorte que ces textes illustrent eux-mêmes l'image du rayon lointain qu'ils mettent en scène.
80À l'autre bout de la correspondance, Proust met en rapport (un peu comme à propos de Marcel Prévost), les aléas de l'acheminement postal et les mauvaises surprises que lui réservent les imprimeurs de son œuvre : « J'espère que vous recevez mes lettres, écrit-il à Colette en 1920 ; je n’en suis pas absolument sûr. La poste est merveilleuse. Quelqu'un m'a écrit trois fois à mon adresse, et la lettre n'est pas arrivée. La quatrième fois il m'a écrit rue Villebois-Mareuil, où je n'ai jamais habité, qui n'existe même peut-être pas, et alors j'ai reçu la lettre. Hélas les imprimeurs font de même, il faut la difficulté à vaincre pour les émoustiller un peu. Mais si je leur envoie un livre dactylographié, ils s'amusent à changer tous les mots » (XIX-502). La correspondance et l’œuvre de Proust ont ceci du moins en commun, que toute circonstance est susceptible d'y symboliser l'écrivain au travail.
81Mais à cette heure plus tardive de la vie de Proust, les aléas de l'acheminement réveilleront un réservoir de souvenirs latents. Une lettre émanant de Mme de Saint-Marceaux, correspondante rare dans les échanges épistolaires de Proust, par les avis de non-distribution qui figurent sur l'enveloppe, fera défiler dans l'imagination de l'écrivain une rétrospective de toute sa vie : « Un [...] miracle est que j'ai reçu rue Hamelin où j’habite [Proust écrit en mai 1922], la lettre que vous m'aviez adressée rue Laurent-Pichat et qui a fait un pèlerinage mélancolique pour moi, aux différents logis que j’ai habités autrefois » (XXI-200). Comme bien souvent chez Proust, l'espace est un déguisement du temps, et ici l'errance d’une lettre à travers les quartiers de Paris devient pour lui une recherche du temps perdu.
82Plus significatives car moins aléatoires que le délai d'acheminement, semblent à Proust la lenteur ou la rapidité de celui qui lui écrit. La réponse rapide est bien sûr une preuve de particulière obligeance. En 1913, Lucien Daudet lit Du côté de chez Swann sur épreuves et en rend compte à Proust dans des délais si brefs, que ce dernier répond : « je crois que ce que vous appelez votre admiration pour mon livre est un effet de votre grande gentillesse pour moi. Et peut-être n'en a-t-elle jamais eu de plus grand, de plus prodigieux que cette lecture et cette lettre immédiate, telles qu'en voyant tout à l'heure votre écriture et quelque désir que ce pût déjà être une "appréciation" [...], j'ai calculé qu'il était même impossible que vous eussiez reçu mes épreuves quand votre lettre était partie ». Des lettres, on passe à l'œuvre, car Proust ajoute : « dans le second volume vous verrez un diplomate "Grand Seigneur" si poli qu'on ne peut jamais croire que ses lettres quand on les reçoit soient déjà des réponses et qu'on croit que la correspondance s'est croisée, et qu'il semble qu'il existe des levées spéciales pour lui » (XII-257 et note 4). Il s’agit en effet du marquis de Norpois, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1-429-430). C'est à se demander si le romancier n'a pas inséré cette circonstance dans son récit à la réception de la lettre de Lucien Daudet.
83Pour remercier ses correspondants les plus diligents, Proust use d'un proverbe latin dont la fréquence tourne à l'automatisme (c'est une particularité de la correspondance, que certaines citations y sont mécaniques) : qui cito dat, bis dat (Voir XIII-92, et 228 et note 2 ; XV-225 ; XVII-150 ; XVI1I-237, 297, 303, – car la citation revient épisodiquement par rafales).
84Mais l’auteur de la Recherche reconnaît en toute chose le pour et le contre. Fait significatif, en 1914, une lettre se termine par le rituel qui cito dat, bis dat accompagné de sa traduction, et la lettre suivante, adressée à un autre correspondant, commence par l'affirmation contraire : « L'abondance, l'urgence et la ferveur des choses est, je commence à le croire, un motif de retard pour les lettres quand ce devrait être le contraire. On n’écrit tout de suite que les choses sans importance » (XIII-92). Il s'agit, faut-il ajouter, dans le premier cas, de remercier une jeune femme dont Proust autrefois a joué à se dire amoureux, l'épouse de Gaston de Caillavet ; dans le second cas, de s'excuser de répondre soi-même tardivement au très redoutable Robert de Montesquiou. On verra en outre, dans mon troisième ouvrage sur la correspondance, les fines remarques formulées par l’écrivain sur les ressources de la contradiction.
85Car Proust adhère à ce second point de vue tout autant qu'au premier. Il écrivait en 1911 à Marie Nordlinger, devenue Mme Riefstahl : « le retard qu'on met à répondre à une lettre est en raison directe de l'importance qu'on y attache » (X-319). Il récrira en 1917 à Montesquiou : « Il n'y a jamais que les lettres urgentes qu'on ajourne et les lettres essentielles qu'on n'écrit pas, parce qu'on veut toujours mieux faire, et que le retard du mieux vous fait paraître le peu trop insignifiant. Et on a tort, car en attendant le peu vaut mieux que le pas du tout, qui n'est pas forcément compris comme une preuve d'un juste sentiment de disproportion » (XVI-299). Arguties de retardataire en style Sévigné ? Pas seulement. Le qui cito dat, bis dat illustre la gentillesse dans le monde qui fait le « temps perdu » ; le retard nécessaire à l'approfondissement de la réponse montre que l'art véritable se situe en dehors de ces sphères superficielles. Si Proust remercie ses correspondants zélés, mais n'imite pas toujours leur attitude, c'est qu'installé dans son œuvre, il s'applique la réponse que faisait Néhémie à quiconque le voulait distraire dans la reconstruction des murs de Jérusalem : Non possum descendere, magnum opus facio (XX-479 et note 6).
86Il n'en reste pas moins que le romancier s'applique d'abord à lui-même les principes scrupuleux avec lesquels il juge les lettres qu'il reçoit. On a vu qu'il lui arrive d'égarer et les missives qui lui parviennent, et celles mêmes qu'il a écrites, telle par exemple la lettre de condoléances qu'en avril 1918, Proust adresse à la princesse Bibesco pour la mort de sa jeune sœur (XVII-165-166, et note 6). Cette lettre ne fut reçue qu’un an, jour pour jour, après qu'elle eut été écrite. La princesse attribue à la guerre ce long délai, à moins que l'on ne doive l'imputer au désordre qui régnait dans les papiers de son auteur.
87Dès lors, un thème revient de loin en loin dans la correspondance de Proust : au moment où il a retrouvé soit une lettre à laquelle il aurait dû répondre, soit sa réponse restée perdue dans ses papiers, il est au supplice en pensant que, tant que sa lettre d'excuses n'aura pas été remise au destinataire, celui-ci le tiendra pour un ingrat ou un indifférent. Il écrit ainsi à Lionel Hauser, le soir du 3 juin 1918 : « comme tu me dis que aujourd'hui tu pars sans doute pour Royat, l'expression de ma gratitude ne t'arrivera peut-être que par la poste, après plusieurs jours. Et tu t'imagineras peut-être devant ce retard dont tu ignoreras la stupide cause, que je suis plus prompt à demander qu'à remercier, alors que si les parois de mon cœur pouvaient te devenir transparentes, tu verrais que je suis fait de tout autre sorte, et qu'en la circonstance présente je suis littéralement malade de ne pas savoir si tu auras ce mot de reconnaissance demain, ou si, déjà parti, tu ne le recevras que par une poste lente » (XVII-278).
88Le soir du 27 avril 1919 éclate un nouveau drame semblable dans la chambre de Proust, qui écrit à Robert Dreyfus : « Je suis au désespoir parce que en cherchant des papiers, je trouve à leur place, une lettre pour toi où je te dis ma tristesse que ta Mère ait été malade et ma joie qu'elle soit guérie. Je t'y remercie aussi de renseignements [sans doute sur l'affaire Lemoine]. Donc cette lettre, dans le fouillis où je vis, n'a pas été mise, et qu'as-tu dû penser de moi ! Je compte fiévreusement les heures qui s'écouleront entre le moment où je t'écris ce mot, et celui où tu le recevras, car jusque-là tu me croiras un ingrat, un insensible, un mauvais ami. Que je voudrais que tu eusses déjà cette lettre ! » (XVIII-188).
89Cette circonstance sera transposée dans le roman. Transposée, car le héros de Proust ne vit pas alité, et l'on ne le voit donc pas écrire des lettres, reclus dans sa chambre. En revanche, dans les Jeunes filles en fleurs, il se rend à un déjeuner où Mme Swann va lui présenter Bergotte (comme Mme Arman de Caillavet organisait ses réunions mondaines autour d'Anatole France). « Au moment où j'allais passer de l'antichambre dans le salon, le maître d'hôtel me remit une enveloppe mince et longue sur laquelle mon nom était écrit. Dans ma surprise je le remerciai, cependant je regardais l'enveloppe. Je ne savais pas plus ce que j'en devais faire qu’un étranger d'un de ces petits instruments que l'on donne aux convives dans les dîners chinois. Je vis qu'elle était fermée, je craignis d'être indiscret en l'ouvrant tout de suite et je la mis dans ma poche d'un air entendu » (I-537). Le déjeuner se déroule, et voilà le héros de retour chez lui : « en vidant mes poches je trouvai tout à coup l'enveloppe que m'avait remise le maître d'hôtel des Swann avant de m'introduire au salon. J'étais seul maintenant. Je l'ouvris, à l'intérieur était une carte sur laquelle on m'indiquait la dame à qui je devais offrir le bras pour aller à table » (I-565).
90Cette maladresse mondaine a pour source les démêlés de Proust avec ses lettres. Ici, l’expérience n'est plus vécue en direct, mais différée dans une fiction ; aussi la détresse de l'écrivain devient-elle humour chez son narrateur. Il est intéressant surtout d'observer comment le romancier, pour transposer une circonstance de sa vie dans un récit fictif, extériorise la scène : ce qu'il a vécu chez lui devient une réception mondaine ; bien plus, le désordre de sa chambre devient la poche de son héros, sorte de chambre portative, transportable dans le monde.
91Ajoutons que, la vie de Proust étant dominée par les complications issues de sa susceptibilité, sa correspondance, et plus précisément l'échange des lettres, leurs chevauchements, leur perte aussi, concourent beaucoup à cet état de fait. L'épistolier se plaint de ce que son valet de chambre perd ses lettres (IX-62), et oublie d'envoyer celles qui lui sont confiées. Philip Kolb raconte à ce propos un premier malentendu, survenu en 191220. Proust voudrait assister un soir à la centième représentation d'Hérodiade, opéra de Massenet qu'il ne connaît pas. Il envoie Céline, sa cuisinière, chez le vicomte d'Alton, pour l'inviter à venir dans sa loge. Comme il n'a pu le joindre, il lui écrit le lendemain afin de lui retracer cette tentative, et de lui demander des renseignements sur des fourrures qu'il veut offrir aux filles du vicomte. Pas de réponse. Quelle ingratitude ! Car cette lettre était on ne peut plus délicate et généreuse. Une quinzaine de jours plus tard, Proust se lève, et retrouve ainsi sa lettre non encore portée. Nicolas avait omis de la poster.
92Non seulement la susceptibilité et l'esprit de complication propres au romancier se manifestent au monde extérieur par le support des lettres (beaucoup en ont témoigné, et ce regard, extérieur à la Correspondance, n'est pas inintéressant) ; mais la correspondance elle-même, par le chassé-croisé de lettres sur lequel elle repose exclusivement, semble prendre possession de la personnalité de Proust, et en porter les caractéristiques à leur comble. Si, comme l’affirme le sociologue Tarde dont s'inspirera Proust, chaque individu s'imite lui-même par l'habitude, l'activité épistolaire constitue chez l’auteur de la Recherche le mode essentiel de cette auto-imitation.
93En 1921, Jacques-Émile Blanche publie la préface d'un livre intitulé Dates, où il est question de Proust (XX-58, note 5). Un certain nombre de lettres s'échangent entre Proust, Blanche, les membres de la N.R.F. et le journaliste et critique Jacques Boulenger. D'où résulte ce billet du 29 janvier à ce dernier : « Une ligne de gratitude pour votre lettre, d'excuses pour ce que vous me dites de l'inachevé de la mienne [...]. J'ignorais absolument que Blanche que je ne vois jamais (malheureusement) vous eût demandé de publier cette préface ! De sorte que ma phrase a pris un air de demande de publicité ! Mais non, vous savez bien, vous savez tout, vous comprenez tout » (XX-93). La correspondance apporte jour après jour une sédimentation de malentendus dans la vie de Proust. Il faut parfois une lettre entière pour en dresser le bilan et en rectifier les erreurs.
94Ces quiproquos perpétuellement engendrés par les relations différées qu'instaurent les lettres entre Proust et autrui ne sont pas sans conséquences sur le destin de son œuvre. L’auteur de Swann espère en 1913 voir publier certains extraits de son roman dans la N.R.F. L'affaire se complique, car les échanges épistolaires entre Proust et Jacques Copeau, qui dirige la revue, passent par Emmanuel Bibesco, qui est à Lisbonne ! Celui-ci informe l'écrivain que les fragments proposés ont été refusés. Mais comme Proust n'a pas trouvé la lettre de Copeau incluse dans ce mot, il suppose qu'il aurait fallu payer l'insertion des extraits, malentendu qui fructifie très vite. Au bout de quelques jours, l'épistolier vétilleux retrouve la lettre de Copeau qui avait glissé dans sa poche (repensons à l'épisode des Jeunes filles). Le malentendu est écarté, mais la gêne et le ton guindé resteront longtemps de mise avec tout le groupe de la N.R.F.21. On imagine la proportion que prendront ces malentendus, durant les dernières années, dans les lettres de Proust à Jacques Rivière et Gaston Gallimard, traitant simultanément des extraits parus en revue, des extraits à préparer pour montage de textes, des volumes parus, des jeux d'épreuves se chevauchant, entre eux et avec les manuscrits, pour les sections de la Recherche en cours de préparation. La correspondance de Proust, dans les années 1920-1922, a produit, soit dit sans exagération, un martyr et un saint : Jacques Rivière.
Marcel Proust lecteur de lettres
95Une étude consacrée à la correspondance de Proust se doit d'envisager cette question : comment l'épistolier lit-il les lettres qu'il reçoit (ces lettres que Philip Kolb insère dans son édition, en italiques pour que le lecteur les distingue au premier coup d'œil du texte de Proust) ?
96Les missives qui lui parviennent sont assez souvent soumises à une véritable explication de texte, et c'est encore la susceptibilité qui aiguise la sagacité et le don d'observation de Proust, qui applique par tempérament, en lisant les lettres qu'il trouve à son réveil, la définition du style donnée par Flaubert : le style est à trouver, non seulement dans les mots, mais entre les mots et sous les mots.
97Il s'agit en effet de deviner – de suspecter – l'intention exacte du scripteur, et cette intention, soupçonne Proust, est bien évidemment différente de ce qui est dit en clair dans la lettre. L'épistolier lecteur se fie alors à son intuition, et capte dans sa lecture un je ne sais quoi, comme on disait au temps de Mme de Sévigné, hautement significatif. Bref, il pratique en fait ce qu'il redoute chez Robert de Montesquiou. Deux lettres de l'année 1912 sont intéressantes à cet égard par leur juxtaposition même (XI-306-307). Adressées l'une et l'autre à un ami différent, répondant l'une et l'autre à une lettre de cet ami, la première, adressée à Georges de Lauris, se termine par ces mots : « Croyez à ma tendre affection (quoique la vôtre m'ait parue changée) » : et la seconde, destinée à René Gimpel, commence ainsi : « J'ai été un peu déçu en recevant cette lettre de faire-part [de mariage]. Il me semblait que nous étions un tout petit peu plus liés et que vous m'auriez écrit. Mais sans doute j'ai pris pour la réalité mon désir personnel ». Les deux destinataires s'étant rappelés à Proust pour des raisons sans lien aucun entre elles, ces deux lettres, écrites au même moment, n'ont donc en commun que l'état d'esprit permanent de leur auteur.
98Susceptibilité ou au contraire sollicitude, son art de déchiffrer les lettres s'attache autant à ce qui n'est pas dit qu'aux mots écrits : « Je sens votre lettre inquiète et triste, répond-il en 1906 à Georges de Lauris, dans ses paroles et plus encore dans ses silences » (VI-248). Sachons reconnaître ici une nouvelle réminiscence de Mme de Sévigné, qui nourrit presque toutes ses lettres du commentaire psychologique et littéraire des mots reçus de Mme de Grignan ; là aussi, les silences sont observés avec plus d'attention encore que les paroles.
99Une lettre de 1916 offre le rare intérêt de montrer comment Proust déduit toute la psychologie de Gaston Gallimard des lettres qu'il a reçues de lui : « Pardonnez-moi de ne pas vous avoir encore remercié de votre lettre. Quelles inventions verbales simples et fortes et savoureuses pour exprimer l'amitié. C'est curieux combien vos lettres sont (pour user du terme qu'on emploie pour les rivières) d'un "débit" inégal. Quand vous n'avez rien qui vous touche à dire, vous ne dites à peu près rien. J'ai reçu de vous des mots écrits sans doute par politesse, et qui n'étaient que de maigres filets, on voyait la sécheresse. Cela devient un torrent quand vous roulez d'impétueux sentiments qui vous viennent des régions les plus hautes de vous-même. On ne se reconnaît plus, on se sent entraîné là où peu de temps auparavant on aurait presque pu croire (si on ne vous avait pas connu) à un lit de cailloux à sec. Et le débit (sens : diction, choix des mots), change avec l'autre » (XIX-734).
100Bref, le « débit » de Gallimard (avec jeu de mots) est intermittent. Souvenons-nous que la Recherche a eu pour un temps comme titre général Les Intermittences du cœur. On peut se demander, à partir de cette lettre, si le cours de la Vivonne, à Combray, dans Swann, ne symbolise pas le débit de l'inspiration littéraire du narrateur. Par son petit côté, ce texte montre qu'à l'image de Montesquiou, Proust parsemait ses éloges d'épines. Mais par son meilleur côté, il met très exactement en œuvre la définition de Buffon tant prisée du romancier : le style est l'homme même. Qui a dit que la correspondance de Proust n'offrait aucun intérêt littéraire ?
101Pour écrire à Marcel Proust, il était inévitable de buter sur deux pierres d'achoppement : les formules d'en-tête et de conclusion. Nombreux sont les auteurs de lettres qui remplissaient cette convention sans y penser davantage. Grave erreur ! Car c'est là précisément que le destinataire attend sa proie. Un leitmotiv des lettres de Proust est constitué par l'interprétation des codes épistolaires.
102La série s'ouvre, en ce domaine, par deux lettres de 1906, qui manifestent il est vrai un humour savoureux. Proust écrit à Élaine de Guiche : « Ne serais-je pas fondé, après un stage déjà si long, à réclamer une certaine atténuation dans les mesures de rigueur dont vous usez à mon égard, telle que la prolongation indéfinie du "Monsieur" quand vous m'écrivez, et de "sentiments" qui hésitent alternativement entre la "distinction" et la "plus grande" ou "très grande" distinction, c'est-à-dire les divers rites classiques de l'hostilité avouée ». Mais cette statistique serrée, cette analyse stylistique, n'ont pas produit l'effet escompté, puisque le lendemain ou le surlendemain, nous voyons l'épistolier prolonger ainsi ses doléances : « Je vois avec tristesse que mes suppliques au sujet de la moins stricte application de la peine de "Monsieur" avec les dispositions aggravantes et afflictives des sentiments impitoyablement distingués – sont restées sans nul effet » (VI-63). Proust met ici sa licence de Droit (1893) à contribution.
103L'épistolier reviendra une fois, beaucoup plus tard, en 1918, sur l'interprétation des formules de conclusion. Il entretient la princesse Soutzo d'une connaissance commune, un lieutenant américain et sa mère qui avait fondé une bibliothèque pour l'Alliance française de Chicago : « A propos de Mr Channon, j'ai reçu une lettre de sa mère me demandant mes livres pour une bibliothèque qu'elle a fondée, à Chicago. C'est très naturel et gentil, la fin seule m'a surpris : "Croyez à mes respectueux souvenirs". Respectueux m'a fait supposer que vous aviez inculqué à chacun l'idée que j'avais personnellement connu Jean-Jacques Rousseau et peut-être Bossuet. Souvenirs ne m'a pas moins étonné car je ne connais pas cette dame » (XVII-323, et notes 7 et 8). Malheur à celui qui inscrit distraitement, au-dessus de sa signature, une formule plus conventionnelle que la fois précédente. Jean-Louis Vaudoyer a commis par mégarde un tel forfait : « Je suis un peu triste de votre carte, lui répond Proust en 1913. Ne vous fâchez pas s'il y a un peu d'exagération à cela. [...] Seulement dans votre carte, vous m'assurez de vos "souvenirs sincères" ; jusqu'ici j'avais l'habitude de voir à la fin d'une lettre de vous les mots : "amitié", "affectueux". De sorte qu'il me semble que nos relations aient rétrogradé. Est-ce que je me trompe ? » (XII-291). Paradoxalement, cet écrivain du temps perdu et retrouvé n'aime pas qu'on se rappelle simplement à son bon souvenir.
104Mais généralement, c'est sur le code des en-têtes que s'exercent les soupçons de Proust, qui de Monsieur à Cher Monsieur, et de Cher Monsieur à Cher ami, voit des nuances aussi significatives que les différentes façons d'entrer chez Louis XIV définies par Saint-Simon. L'entête est ainsi souvent suivi d'une parenthèse qui le commente, introduisant à l'objet de la lettre comme le vestibule mène au salon. Une lettre de 1913 à Gabriel Astruc commence par un tel préambule : « Cher Monsieur et ami (je persiste à ajouter ami, mais vous semblez ne pas vouloir, je ne vois plus trace de ce mot dans vos lettres) » (XII-389). Ou mieux, comme Norpois, digne représentant du corps diplomatique, déduit tout un changement de conjoncture internationale d'un seul mot remplacé dans une dépêche officielle, l'épistolier met sa statistique des en-têtes en corrélation avec leur cause possible dans la société mondaine : « Cher Monsieur Straus, lisons-nous en 1914, j'espère que ma "gaffe" au sujet de la veuve [...] n'a pas mis de "froid" entre nous. Car depuis : "Mon cher Marcel" a été remplacé dans vos lettres par "Mon cher ami", puis par rien. Mais je pense que c'est pure coïncidence et je ne m'en alarme pas » (XIII-256-257). Cela dit par antiphrase.
105Les lettres à Lucien Daudet, publiées en nombre dans l'appendice du dernier tome de la correspondance, gagnent à être lues ainsi en continuité à ce point de vue (XXI-561 à 583 notamment). Car d'octobre 1895 à juillet 1896, les en-têtes ne cessent de se transformer rapidement selon une savante gradation : « Cher Monsieur » et bientôt « Cher ami » ; puis « mon cher Lucien » et « mon petit Lucien » ; enfin, alternativement, « mon cher petit » ou à nouveau « mon petit Lucien ». Ces entêtes sont tellement caractéristiques qu'ils sont devenus célèbres : quand le détenteur de ces lettres à Lucien Daudet les publia à part, il donna au recueil pour titre Mon cher petit (Gallimard, 1991). Bien plus, chez Proust, la grammaire des en-têtes est à ce point rigoureuse qu’elle permet parfois à Philip Kolb, sinon d'identifier le destinataire de la lettre, du moins d'écarter une fausse hypothèse à ce sujet. On ne sait à qui est adressée une lettre de janvier 1919 ; mais, note l'éditeur de la correspondance, le destinataire ne saurait en aucune façon être Fernand Vandérem, comme on l'avait supposé, car Proust écrit toujours à ce dernier : « Cher Monsieur et ami » ; or notre lettre commence par : « cher ami » (XXI-672, note 1).
106Il est certain que quelque chose de cette sensibilité linguistique a passé dans les propos diplomatiques du marquis de Norpois, qui interprète le mot « affinités » – « expression singulièrement heureuse, pour peu usitée qu'elle puisse être dans le vocabulaire des chancelleries » – prononcé par le roi Théodose en visite en France (À l'ombre des jeunes filles en fleurs, 1-451). Dans ce cas, le modèle du personnage est peut-être moins à chercher dans les diplomates de l'époque qu'en Proust lui-même, vétilleux interprète des en-têtes de lettres.
107Comme dans les relations internationales (nous sommes maintenant en 1916), les déclarations de guerre passent, dans la correspondance de Proust, par des substitutions de mots. 1916 est l'année où l'auteur de la Recherche parvient à se dégager de ses attaches à la maison Grasset pour confier la suite de son œuvre à la Nouvelle Revue Française. Il faut espérer que Bernard Grasset jouit de la même subtilité diplomatique que Norpois, car Proust annonce : « La lettre [de Grasset] m'a beaucoup froissé et déjà je vais lui écrire Cher Monsieur au lieu de Cher ami » (XV-259). Prodrome ténu d'une grande rupture.
108L'originalité d'une lettre de Proust, c'est donc que non seulement le premier paragraphe (XVI-79 et XIX-82), mais même la moitié de la lettre (XV-315-316 et XVIII-396) peuvent être occupés par des considérations sur l'en-tête. Sachons reconnaître dans ce trait de l'épistolier une ressource majeure du romancier. L'originalité de la Recherche consistera aussi en ce que toute l'attention du narrateur se concentre sur un infime détail qui devient l'essentiel. Là où tout autre rédacteur de lettre aurait exposé directement son affaire, notre épistolier discute sur l'en-tête. Là où tout autre écrivain de l'époque aurait décrit, à Combray, le mariage de la fille du docteur Percepied, notre romancier montre son héros tout occupé à observer la duchesse de Guermantes, pour savoir si son visage ressemble à son nom. L'art de Proust repose le plus souvent sur une attention décalée par rapport aux habitudes de comportement.
109Il repose aussi sur une sorte d'héroï-comique, consistant à hausser aux sommets du lyrisme le détail le plus insignifiant. La comtesse Greffuhle a dû être bien étonnée, en 1916, de voir l'écrivain lui commenter en deux pages le « Monsieur » qu'elle avait tracé en tête d'une lettre, – « le terrible "Monsieur" du début, sorte de rature initiale destinée à biffer tout ce qui pourra suivre de bienveillant » – « vertigineuses Roches Tarpéiennes où vous vous complaisez, et dont votre foudroyant : "Monsieur" est l'exemple bien fait pour terrifier. "Monsieur", la marge est tracée, le fossé creusé, la distance comptée comme pour un duel, et votre éblouissante plaisanterie : "La rencontre est maintenant inévitable" prend un sens plus hostile quand l'adversaire est d'avance accablé sous ce Pélion précipité » (XV-315-316). Une lettre écrite à la même au lendemain du prix Goncourt (XIX-82), suivant plaisamment la gamme chromatique de tous les en-têtes possibles, nous fait assister à cette chute de la roche Tarpéienne, et nous apprend en outre que Proust avait le snobisme grondeur.
110Ces querelles de mots ont pour origine la différence de vie menée par l'un et les autres : celle, active et semée d'oubli, des amis de Proust, avait peine à coïncider avec l'existence recluse, et la mémoire incisive qui en résultait, de l'épistolier. Tout ami averti de ce fait eût dû noter sur son agenda à côté du nom de Proust, l'en-tête où il était parvenu à ce jour dans ses lettres ; à défaut de cette précaution, il ne pouvait que s'étonner de recevoir, en guise de réponse à ses lettres, le seul commentaire du premier mot.
111Parfois du moins, les relations épistolaires s'instauraient plus harmonieusement, et le destinataire se voyait gratifié de tout un art poétique des formules épistolaires. Ce fut le cas de Gide en 1914 : « Cher ami (vous me permettrez bien, n'est-ce pas, d’user avec vous de ce terme qui m'est vraiment nécessaire, de ce terme poreux qui languit d'habitude, vidé par nous de tout sens, mais qui s'enfle merveilleusement quand je vous l'adresse) » (XIV-115). Il s'agit bien de remplir les mots du sens qu'ils avaient perdu. Souvenons-nous que l'écrivain du Temps retrouvé se proposera pour tâche essentielle de « rendre aux moindres signes qui [l'] entouraient [...] leur sens que l'habitude leur avait fait perdre » (IV-476).
Le style épistolaire de Proust : il existe
112Une nouvelle question résulte des exemples qui précèdent : Proust manifeste-t-il dans ses lettres un style particulier, un style différent de celui auquel est familiarisé le lecteur de la Recherche ? J'ai tâché de montrer, dans le dernier chapitre de Proust au miroir de sa correspondance, comment le style définitif du romancier a pu se former dans les lettres ; il est curieux de surprendre même sa latence puis sa naissance, de le reconnaître pour ainsi dire éparpillé. La question à débattre à présent est autre : existe-t-il un style spécifiquement épistolaire dans la correspondance de Marcel Proust ? La réponse est nettement affirmative.
113Les esprits chagrins répondraient que cette originalité de style dont je parle, c’est l'absence pure et simple de style dans les lettres. En sous-titre de la Correspondance de Marcel Proust, ils inscriraient volontiers la formule célèbre de Barthes : « ou Le Degré zéro de l'écriture ». Il est certain que Proust n'écrit jamais ses lettres « pour faire du style », et qu'il ne juge pas nécessaire de donner un tour sublime à telle ou telle communication d'information. Mais n'est-ce pas le lot de toute correspondance courante, fût-ce celle d'un écrivain ? Ne méconnaissons pas en outre que les lettres de Proust révèlent un style véritablement original, c'est-à-dire que sa phrase épistolaire dessine un visage constant et qui ne se retrouve pas dans son œuvre. L'écrivain dans ses lettres parle une langue, élaborée, qu'il ne parle nulle part ailleurs. Et les particularités de cette langue peuvent donner à penser.
L'influence de Mme de Sévigné
114Le style épistolaire de Proust porte l'empreinte, ainsi que je l'ai annoncé plus haut, du style de Mme de Sévigné, transmis à l’écrivain, outre la lecture directe, par la conversation et plus encore les lettres de sa mère. Cette influence est surtout sensible dans l'attaque vive de la lettre, le début in médias res, ce début que cultive aussi Racine, et qui fait croire que la lettre qui commence, le rideau qui se lève, rendent le destinataire ou le spectateur témoin d'un dialogue déjà commencé. Mme de Sévigné aime à faire irruption, par les premiers mots de sa lettre, dans la vie de Mme de Grignan, qui, à peine ouvert « le dessus » de la missive, lira : « Je vous conjure, ma chère bonne, de conserver vos yeux »22, ou : « Voici une terrible causerie, ma pauvre bonne », « Me voilà encore », « Je le veux, ma bonne, ne parlons plus de la perte de nos lettres ». Mais pour ces ouvertures fortissimo et staccato, rien ne vaut l'interrogation et l'exclamation.
115« Avez-vous bien peur que j'aime mieux Mme de Brissac que vous ? Craignez-vous que ses manières me plaisent plus que les vôtres ? que son esprit ait trouvé le chemin de me plaire ? Avez-vous opinion que sa beauté efface vos charmes ? ». C'est sous cette avalanche de questions que Mme de Grignan commence la lettre que lui adresse sa mère le 22 avril 1671 (p. 227). L'exclamation produit un effet plus vif encore. « Quoi ! ma bonne, vous avez pensé brûler, et vous voulez que je ne m'en effraie pas ? » (16 août, p. 321). L'illusion d'une conversation suivie devient totale quand l'exclamation, plaquée comme un accord d'ouverture, reprend seulement un mot de la lettre reçue : « Des scorpions ! » (p. 371). C'est par ces simples mots que commence la lettre du 28 octobre 1671.
116Proust épistolier, qui montre si peu le souci d'élaborer la forme de ses lettres, subit le charme de ces débuts ex abrupto. Une lettre de mars 1918 à Mme Straus commence par ces mots : « Vous partez ! C’est "le plus grand des maux, pour celui qui reste" » (XVII-148 et note 2). L'allusion aux « Deux pigeons » de La Fontaine suggère que Proust pense au Grand Siècle : l'imitation de Mme de Sévigné amène, par association d'idées, le souvenir des Fables. La même année, Mme Soutzo reçoit cette lettre en octobre : « Comment allons-nous faire ? Est-ce vraiment fini de se voir ? J'avais essayé de surmonter les idées noires qui me représentaient toujours sous l'aspect qu'elle dut avoir pendant les semaines du retour secret d'Hendaye [la princesse n'en avait pas prévenu Proust], votre chambre du Ritz » (XVII-415). Les ressemblances avec les incipit chers à Mme de Sévigné coïncident, on le remarquera, avec le motif de la séparation et de l'absence, qui fait le fond des lettres de l'épistolière, notamment les idées noires. Après le départ de Mme de Grignan, « les réveils de la nuit ont été noirs » (6 février 1671, p. 150) ; « Je suis toujours avec vous. Je vois ce carrosse qui avance toujours et qui n'approchera jamais de moi » (9 février, p. 152). Plus gaiement, Proust commence une lettre de juin 1919 à Walter Berry par cette semonce : « Que dites-vous ! Je vous interdis formellement... » (XVIII-263).
117Car ce sont aussi l'esprit, les rebondissements incessants, la variété des tons et de la forme, que Proust emprunte à Mme de Sévigné. Le post-scriptum de cette lettre de juillet 1918 au duc de Guiche semble donner l'idée de ce qu'aurait écrit l'épistolière si, conservant l'esprit de son siècle d'origine, elle eût vécu au début du nôtre : « Surtout ne prenez pas la peine de me répondre. Pour un peu ce serait un commencement de correspondance suivie, chose affreuse, ce qu'il y a de pire après : "Écrire son Journal au jour le jour". Placci le fait ; et Capel hélas en paraît impressionné. D'ailleurs Placci est charmant et connaît mieux Swann que vous, ce qui n’est pas difficile » (XVII-295). La variété des tons, que tout lecteur de la correspondance de Proust constatera partout, l'épistolier lui-même la résume et la définit, en juin 1916, dans une lettre à son ami banquier : « Mon cher Lionel, tu es fort injuste en me disant : "Comment tu ne trouves pas merveilleux que etc." quand dans chacune de mes lettres, tantôt sur le mode majeur, tantôt sur le mode mineur, tantôt en alexandrins, tantôt en vers libres, je ne cesse de te clamer combien je trouve "que c'est merveilleux" » (XV-198).
118L'une des ressources les plus audacieuses de cette variété consiste à faire sortir la lettre même du genre épistolaire, à la métamorphoser momentanément en un autre type d'écrit. Pareille tentation se retrouve identique chez Mme de Sévigné et chez Proust. Ici, la lettre se termine en dialogue. En 1916, l'auteur de Swann, qui commence à vouloir rompre ses engagements avec Grasset, résume à son interlocuteur René Blum l'état de ses relations avec l'éditeur : « Je crois que nous avons seulement échangé des paroles et des lettres, moi disant mon désir d'émigrer à la N.R.F., lui avec une délicatesse habile me laissant libre et me disant la peine que je lui ferais, moi vaincu par ce procédé restant au bercail et repoussant les offres de la N.R.F. » (XV-146). Le même procédé se rencontre couramment chez Mme de Sévigné23. Mais cette répartition des répliques, entre deux personnages, nommés simplement Lui et Moi, qui fait plus encore penser aux dialogues philosophiques de Diderot, se retrouvera dans la Recherche, certaines phrases exhibant curieusement le pronom personnel ainsi placé en anaphore. Pensons par exemple au passage du Temps retrouvé, dans lequel le narrateur découvre : « la matière de mon expérience, laquelle serait la matière de mon livre, me venait de Swann [...]. C'était lui qui m’avait dès Combray donné le désir d'aller à Balbec [...], sans quoi je n'aurais pas connu Albertine, mais même les Guermantes, puisque ma grand'mère n'eût pas retrouvé Mme de Villeparisis, moi fait la connaissance de Saint-Loup et de M. de Charlus » (IV-493-494 ; je souligne). La dualité entre le héros et Swann, ou entre le héros et autrui plus généralement, est accentuée par la position, juste après la virgule, du pronom sous sa forme tonique ou d'insistance.
119Proust pouvait encore puiser chez Mme de Sévigné l'exemple de citations en vers, insérées dans la prose épistolaire, visant à commenter plaisamment les circonstances de la vie quotidienne. C'est un charme que l'un et l’autre sollicitent des fables de La Fontaine, mais Mme de Sévigné préfère décidément Corneille. Le 20 février, elle décrit comment fut vaincu l'incendie qui s'est déclaré une nuit dans l'hôtel voisin : « On jeta de l'eau sur les restes de l'embrasement, et enfin
120Le combat cessa faute de combattants,
121c'est-à-dire après que le premier et le second étage de l'antichambre et de la petite chambre et du cabinet, qui sont à main droite du salon, eurent entièrement été consumés » (pp. 164-165). On songe un instant à l'incendie dont rêve parfois la tante Léonie à Combray, lequel incendie, lui laissant la vie sauve, apporterait une heureuse distraction à sa vie de malade (1-115). Il suffit au lecteur d'ouvrir au hasard un volume de la correspondance pour constater l’habitude qu'a Proust de parsemer ses lettres de citations. Pareille habitude demanda à Philip Kolb de vertigineuses lectures, pour identifier ces innombrables allusions.
122Les formules resserrées, enchâssées dans un flot de prose, s'apparentent à une autre habitude, celle de peupler les lettres de maximes. Je les relèverai toutes dans mon prochain ouvrage, mais il faut penser ici à rattacher cet usage aux moralistes de l'âge classique en général, et notamment à Mme de Sévigné (qui côtoyait presque quotidiennement La Rochefoucauld). Chez l'épistolière, le jeu est explicite : « Je suis triste, je n'ai point de vos nouvelles. La grande amitié n'est jamais tranquille, MAXIME »24.
123Proust, qui a publié des pastiches de 1908 à 1919, en remplit ses lettres durant toute sa vie (une rubrique sera consacrée à ce point). Cet exercice, qui repose sur la conscience et l'analyse du style et suppose qu'on écrit au sortir de lire, Mme de Sévigné l’affectionne. Prisant un roman de La Calprenède, elle écrit à Mme de Grignan : « J'écrivis l'autre jour une lettre à mon fils de ce style, qui était fort plaisante »25. Plus plaisantes encore sont les allusions, à mi-chemin entre la citation et le pastiche, au Tartuffe de Molière. « Vous savez qu'on a donné à Monsieur de Condom l'abbaye de Rebais, qu'avait l'abbé de Foix : le pauvre homme ! »26. Et déjà, le 9 avril précédent, son messager, M. de Magalotti, permettait à l'épistolière de décliner ainsi la tirade d'Orgon : « Je crois que vous serez aise de voir un homme avec qui vous parlerez français et italien, si vous voulez ; un homme dont les perfections sont connues de toute la cour ; un homme enfin, un homme qui vous porte deux paires de souliers de Georget ».
124L'auteur de la Recherche aimera aussi à terminer une amplification lyrique par une chute dérisoire, d'où naît l'humour. A propos de chute et d'humour, voici comment Mme de Sévigné relate l'accident survenu à Brancas : « Brancas versa, il y a trois ou quatre jours, dans un fossé. Il s'y établit si bien, qu'il demandait à ceux qui allèrent le secourir ce qu'ils désiraient de son service. [...] Je lui ai mandé ce matin que je lui apprenais qu'il avait versé, qu'il avait pensé se rompre le cou, qu'il était le seul dans Paris qui ne sût point cette nouvelle, et que je lui en voulais marquer mon inquiétude ; j'attends sa réponse »27. Comme je l'ai montré ailleurs28, de semblables éclats de rire retentissent sans cesse dans la correspondance de Proust.
Le big-bang du style de Proust
125Cette influence de Mme de Sévigné sera moins sensible, en dépit de nombreuses références à l'épistolière, dans la Recherche, d'abord parce que composer un roman est autre chose qu'écrire des lettres, ensuite parce que l'écrivain postule l'originalité irréductible de l'artiste, laquelle exclut la soumission à un modèle.
126Pour une raison voisine, deux traits du style épistolaire de Proust ne se retrouveront pas dans le roman, et en premier la maladresse des répétitions. Le style de Proust (les brouillons formant Jean Santeuil le montrent) est né dans l'enlisement de la répétition. Or tout l'effet d'expansion qui anime le cycle romanesque et jusqu'à ses longues phrases, pourrait s'interpréter comme une réaction vitale à cet engluement de départ29.
127S'il est une figure de style exclusivement spécifique des lettres, c'est l'antithèse. Tout ou presque, dans les lettres de Proust, semble préformé pour se diviser en le même et en son contraire, l'affirmation et la négation. Une conclusion de lettre, écrite en 1918, en donne un exemple véritablement entre mille. Proust se demande si la maladie n'est pas au fond la meilleure part de sa triste vie : « je finirais peut-être par me résigner à ignorer ce qui me peine, mener la vie plus apparemment maladive, plus réellement saine, la vie plainte par les autres, regrettée par moi, d'autrefois » (XVII-480). L'épistolier a toujours écrit ainsi. En 1896, il comparait Mme Lemaire à « un lac souriant et perfide », et ironisait sur son air, déjà très Verdurin, « de sérieux profond que donne une profonde distraction » (II-89). Le style épistolaire de Proust convertit, semble-t-il, toute donnée de l’existence en médaille à deux faces contradictoires. Après le magma de la répétition, la scission qui s'opère ici évoque un premier effort, encore schématique dans sa radicalité, de diversification. Après le Grand Tout, vient la division entre Matière et Antimatière. La correspondance cristalliserait-elle une histoire cosmogonique du style de Proust ? Assisterions-nous, au fil des lettres, au premier big-bang de son écriture ?
Un enregistrement de la conversation de Proust
128La conversation des grands écrivains suscite toujours la curiosité de la postérité, et non seulement parmi les adeptes de Sainte-Beuve. Les contemporains en sont pour beaucoup responsables, qui s'extasient sur la parole merveilleuse du génie qu'ils ont approché, puis s'esquivent au moment d'en offrir un échantillon. Nous ne saurons jamais en quoi consistaient les joutes entre Shakespeare et Ben Johnson, dans la taverne londonienne de La Sirène, mais on nous dit qu'elles étaient éblouissantes. La conversation de Goethe était réputée supérieure encore, ce dont je doute fort, aux œuvres écrites qu'il a laissées. Elle fut reconstituée de mémoire par Eckermann, dont, pour cette raison, les Entretiens avec Goethe semblaient à Nietzsche le livre le plus miraculeux de la littérature allemande. La vertigineuse conversation de Proust est vantée par tous ses amis dans leurs livres de témoignage. On peut regretter que l'écrivain n'ait pas été enregistré, tel Apollinaire confiant au phonographe, dans une séance en Sorbonne de 1914, la récitation de trois poèmes dont « Le Pont Mirabeau » ; du moins la voix de Proust est-elle enregistrée dans la Correspondance avec une extraordinaire vérité ; car ici Eckermann se transforme en une foule d'auditeurs, qui sont les destinataires des lettres, et c'est Marcel Proust lui-même qui note l'entretien.
129Paul Morand fait notablement exception à ces témoins, trop peu diserts, évoqués à l'instant. Dans Le visiteur du soir30, l'écrivain ami de Proust reconstitue en deux pages la gigantesque phrase par laquelle ce dernier se présenta pour la première fois chez lui, – phrase sinueuse, incessamment interrompue de parenthèses visant à lever les objections qu'on n'aurait songé à formuler, qui cheminait péniblement mais sûrement, retrouvant toujours son propos, entre toutes ces incidentes encombrantes. Paul Morand fit mieux. Lors d’une émission télévisée, réalisée en 1963 en hommage à Proust, prenant son livre à la main, il prononça toute la phrase en imitant la voix de Proust : une voix insistante et assez haut perchée, mais dont les registres différents rendaient parfaitement clairs les étagements logiques de la phrase, car toutes les parenthèses incidentes étaient prononcées comme une octave plus bas. Marcel Plantevignes aussi, dans Avec Marcel Proust31, assure que la phrase complexe de Proust lui fut plus aisément compréhensible quand il put se la représenter mentalement prononcée par l'auteur.
130Simplement, la phrase reconstituée par Paul Morand est entravée d'un si grand nombre d'incidentes, que l'on pense d'abord que le témoin exagère. Or la correspondance montre qu'il n'y a là nulle exagération. Car de cette période inimaginable, on trouve bien des équivalents en effet dans les lettres. La phrase épistolaire de Proust est sans cesse menacée d'étouffement par les parenthèses. Dans une lettre de 1919 à Lionel Hauser, nous voyons que « le visiteur du soir » de Paul Morand a failli se transformer en visiteur de l'après-midi, mais la phrase qui en résulte est du même ordre : « Une seule ligne (j'aurais pourtant à te parler depuis longtemps de bien d'autres choses) pour te dire (je ne doute pas du reste que ta concierge ne se soit acquittée du message) qu'il y a environ une quinzaine de jours (je crois il y a eu jeudi ou samedi quinze jours) ayant pu me lever (ce qui m'arrive à peu près une fois tous les trois ans) à la fin de l'après-midi, j'en ai profité, trouvant que ce serait mon désir le plus grand et mon devoir le plus impérieux, pour aller te serrer la main » (XVIII-88).
131Il serait trop sommaire aux yeux de Proust d'écrire l'information délivrée de toute incidente : « une seule ligne pour te dire qu'il y a une quinzaine de jours, ayant pu me lever à la fin de l'après-midi, j'en ai profité pour aller te serrer la main ». Seulement voilà : l'idée de faire court rappelle à l'épistolier toutes les questions qu'il y aurait à traiter ; le verbe dire lui fait craindre qu'on lui impute le soupçon qu'une concierge ne transmet pas les messages ; l'évaluation du délai incriminé lui semble mériter un complément de précision ; la mention d'une embellie de santé lui paraît nécessiter d'en préciser le prix, et pour valoriser son geste d'amitié, et parce que tant d'amis, dont le destinataire, le traitent de malade imaginaire ; enfin la visite projetée permet à Proust d'exprimer tout un arriéré de reconnaissance qu'il doit à Hauser. À ce prix, la phrase toute simple du départ se charge de cinq incidentes ; elle est devenue à l'arrivée une véritable aventure.
132En 1921, Proust se livre, dans une lettre à Fernand Vandérem, à un exercice acrobatique : il remercie le destinataire de l'envoi de son dernier livre, pour introduire une consultation sur les cures laxatives ! Pour ce faire, il commence par la transition la plus naturelle : si je ne vous ai pas remercié plus tôt, c'est que je suis resté alité plusieurs mois, qui introduit à cette phrase : « Comme le médecin prétend (pour me rassurer, par bêtise, ou parce que c'est la vérité, je ne sais) que ce n'est pas de l'aphasie "larvée" mais des troubles toxiques, si vous avez l'occasion de m'écrire (ne le faites pas exprès pour cela) je serais content (dans la mesure où ce mot peut s'appliquer à un désespéré) que vous me rappeliez le nom de la cure désintoxicante que vous m'avez vantée et qui consiste autant que je me souvienne dans un mélange de jeûne et de purgatif » (XX-215, et note 2).
133La parenthèse, remarquons-le, est chaque fois sécrétée par le dernier mot qui vient de naître sous la plume de Proust. Ce mot lui semble, à l'écrire, mal sonner, renfermer une inexactitude, prêter à confusion. Dès lors la parenthèse est l'équivalent en mots d'une rature : Flaubert raye et récrit, Proust explique et rectifie (et Claude Simon amplifiera encore cette pratique). La parenthèse sanctionne le mal-dit, l'inadéquation fatale du mot au sentiment, la nécessité, à laquelle est condamné le scripteur, de suspecter le premier jet, de considérer la formule qui surgit comme une improvisation, inadéquate, et donc à rectifier, sous les yeux même du lecteur. Dans son langage simple, Céleste, qui a observé Proust, qui l'a vu inventer au jour le jour, durant neuf années, exprime tout à ce sujet : « L'explication ne se répétait pas – elle avançait en se décortiquant, jusqu'à ce que ce soit éclairci »32. Ce n'est pas l'un des moindres trésors renfermés dans la correspondance, que de nous montrer Marcel Proust en train de penser, c'est-à-dire, s'agissant d'un écrivain, de créer.
134J'ai omis de dire que les détracteurs de Proust choisissent par prédilection ce genre de phrases pour rire à gorge déployée. Comme ils se privent de toute une matière à penser ! Si l'on observe les brouillons de la Recherche, on constate que Proust, du premier jet à la version définitive, rature peu : il récrit. Il recopie le passage en le modifiant. Dans la lettre, il écrit un mot, et en modifie le sens par une parenthèse. Certes, il ne faut pas méconnaître la part de sacrifices et de remplacements de textes que comportent ces réécritures. Mais force est de constater que là où un autre substitue une version à l'autre, lui augmente la version de départ. La phrase épistolaire forme une chaîne de mots dont chacun sécrète une excroissance, la parenthèse. De même, le texte du roman sécrète sans cesse des ajouts marginaux, rattachés par l'auteur à leur point d’insertion au moyen d’un trait cerclant qui aboutit au lieu de l’ajout. Bref, la parenthèse des lettres est devenue « paperole » dans l’œuvre.
135La parenthèse n’annule pas le mot qui l’occasionne, elle le corrige ; elle constitue pour finir l’essentiel, provoquant une inversion de la figure et du fond, mais elle a besoin pour se développer de ce point d’appui. Rappelons que de même, Proust a commencé par apposer des notes explicatives aux phrases de Ruskin. Enfin la parenthèse corrige le mot, non en l’effaçant, mais en se juxtaposant à lui. Toute la structure de la Recherche repose sur ce principe de disposition : en effet, le temps retrouvé rectifie le temps perdu, non en l’annihilant, mais en lui succédant. La pensée de Proust, à petite échelle dans sa phrase épistolaire parsemée d’incidentes, à grande échelle dans son cycle romanesque fondé sur le bipolarisme, suit donc la même démarche : elle a besoin de s'appuyer sur une erreur, et la première venue, pour construire une vérité, élaborée en réaction. Les deux étages ménagés par la voix de Proust déroulant sa phrase encombrée, font entendre ni plus ni moins ce perpétuel dialogue interne entre une inexactitude improvisée et la vérité correspondante ; le temps retrouvé se joue dans l’octave du bas.
136La mémoire à la fois incisive et papillonnante de Proust transformait paraît-il sa conversation en fusée de mots d'esprit et d'allusions littéraires. Georges de Lauris, quand il publia ses lettres de Proust, en laissa ce chaleureux témoignage : « Combien je dois à Marcel de phrases épinglées dans ma mémoire et dont la sonorité s'est, pour ainsi dire, enrichie des échos de tant de soirées rue de Courcelles ! De ces phrases, il faisait jaillir, par l'occasion qu'il prenait de les citer, par les mots dont il les accompagnait, tout le plus secret rayonnement. Le grand mystère de l'art se révélait par leur coupe même et la qualité de leurs images. Elles donnaient à rêver comme le détail précieux d'un tableau de maître et paraissaient décorer la profondeur d'une vie spirituelle. On se prenait à les relire inlassablement »33. Encore la profondeur des aperçus était-elle mise en valeur par la rapidité de la conversation : « les traits, rapporte Gabriel de La Rochefoucauld, étaient aigus, tenaces, et préparaient un effet final sur lequel il n'insistait jamais »34.
137Les lettres conservent le tracé instantané de ces feux d'artifice. Si la correspondance de l'écrivain manifeste un style qui lui est propre, c'est bien cette broderie et ce chevauchement de multiples styles où il entre du bavardage, de l'esprit, de l'érudition et de la tristesse. La fusée dont parlent les contemporains, la voici dans ce post-scriptum d'une lettre de 1918 à Mme Soutzo, dont l'accélération et le brio évoquent la coda d'un concerto : « J'espère que le climat de Biarritz vous fera du bien, n'altérera pas le rose cyclamen de votre cou et ne changera rien à vos lignes, à ce que Mme de Ludre appellerait sans doute votre "morphologie". Elle doit savoir si l'air de la mer peut avoir, par l'intermédiaire des nerfs, ce pouvoir malfaisant, puisqu'elle est quelque peu "psychiatre". Et comme elle est astronome aussi, je ne doute pas que si elle quittait Villejuif pour Biarritz, elle ne verrait se lever
138Du fond de l'océan des étoiles nouvelles.
139Une bonne minute pour moi dans un océan de tristesse, ce retour en voiture avec vous de chez Mme de Ludre. Mais je ne peux pas dire comme Baudelaire :
140Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses.
141Je ne possède pas non plus celui de les "exploiter" comme on dit en style militaire. Adieu Princesse » (XVII-323-324, et notes 18, 19 et 20).
142Que de péripéties en quelques lignes ! Une circonstance matérielle introduit par surprise une notation poétique, et déjà la voix du locuteur est recouverte par des voix empruntées : le mot d'une marquise, qui par son pittoresque se place à mi-chemin entre le grand monde d'aujourd'hui et le Grand Siècle de jadis, puis le vocabulaire d'une neuro-psychiatrie contemporaine du père de Proust (si même il ne se teinte pas d'une allusion à La Mer de Michelet). L'image d'un Vinci mi-psychiatre mi-astronome égare un instant dans les sciences, mais une citation des Trophées d'Hérédia réintroduit les droits de la poésie. Dans une courte pause, le locuteur reprend la parole et englobe un souvenir réel et personnel dans une antithèse, mais déjà une nouvelle citation, de Baudelaire, prend le relais (elle n'est pas étrangère à l'épisode de la madeleine), pour se métamorphoser, en pivotant sur le mot minutes, en métaphore militaire, de circonstance dans la période guerrière – en 1918 – où Proust écrit cette lettre. « Adieu Princesse » est le point d'orgue de cette polyphonie, ou le dernier nœud de cette guirlande, on ne saurait choisir.
143En 1920, Binet-Valmer reçoit, adressée à ce « cher confrère et ami lointain », une lettre de Proust qui commence par ces mots : « Je suis bien touché de votre bonté pour moi, de cette sympathie de Tantale qui ne se laisse pas saisir. Habitué depuis tant d'années à la solitude, je croyais aisé de n'aimer qu'en esprit et en vérité, et des plus chers amis que je n'ai pas vus depuis tant d'années, je me suis fait des "doubles" (comme les Égyptiens) qui me tiennent compagnie » (XIX-187, et notes 2 et 3). Ici, la vie recluse de Proust sert de pivot central, auquel s'articulent successivement une allusion mythologique, une référence évangélique et une notation anthropologique. Trois civilisations sont ainsi convoquées au service de l'idée à mettre en valeur. Pour notre épistolier, le cas reste encore assez simple.
144Les lettres renferment donc une évidente épaisseur littéraire. Régies par la plus immédiate association d'idées, les images naissent les unes des autres, et leur dérive évoque celle des nymphéas sur le cours de la Vivonne à Combray : « Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu'on croyait voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement mélancolique d'une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées »35. Ces guirlandes dénouées que sont les lettres de Proust ont pour nous le charme de révéler la force créatrice de l'écrivain à l'état de liberté rêveuse. Mais le romancier dans son œuvre s'interdira ces moments d'heureuse détente : car là tout est noué par une solide démonstration, les emprunts se voient bannis par l'originalité créatrice, et l'hétéroclite disparaît au profit d'un style dont la réussite s'accomplit dans l'homogénéité et les savants fondus.
Qu'en pensent les destinataires ?
145On a vu que la correspondance permet de reconstituer les façons dont Proust lit les lettres qu'il reçoit, et ce qu'il en retient. La question, à présent, peut être retournée : comment les destinataires perçoivent-ils les lettres qu'ils reçoivent de Proust ? La correspondance même en porte la trace.
146Deux lettres, échangées entre l'écrivain et Robert de Montesquiou, se correspondent à ce sujet. En décembre 1916, Montesquiou ironise ainsi : « J'aime toujours à lire les agréables fioritures que vous suggère, à chaque nouvelle occasion que je vous offre, le thème de votre visite à me faire, non faite, et qui se fera. "C'est une jolie chose que la feuille qui chante" disait la Dame des Rochers ; vos feuillets m'apportent cela, et je les écoute »36. C'est indirectement, en écrivant à Léon Daudet, que Proust évoquera à son tour, exactement un an plus tard, les lettres de Montesquiou : « Je reçois fréquemment des lettres superbes et courroucées de Montesquiou, mais la cause – changeante – de ce courroux est laissée – à dessein je crois – dans une telle obscurité que je ne comprends pas ses griefs, d'ailleurs amicaux. Je cherche dans mes réponses à le désarmer, mais ne reçois que des semonces aggravées et ténébreusement prophétiques écrites du Restaurant Garnier devenu son Sinaï » (XVI-381). On le voit, les lettres de Proust à Montesquiou, qui furent une première fois réunies en volume après la mort de l'un et de l'autre, constituent la partie la moins authentique, la plus artificielle, la plus guindée, de cette correspondance. Nous verrons pourtant bientôt en quoi elle renferma des ressources, précieuses et trop méconnues, pour la formation de Proust écrivain.
147En 1918, Jacques de Lacretelle évoquera les craintes, qu'il partage avec beaucoup d'autres correspondants, éprouvées quand il s'agit d’écrire, ou de répondre à Proust : « Bien que je sois moins timide en correspondance qu'en paroles, j'ai toujours à vous écrire la crainte d'être importun. Et puis, la lettre exige peut-être plus de délicatesse que la conversation ; car on ignore la disposition du destinataire dans l'instant où il la lira, tandis que dans un entretien, un peu de flair ou d'habileté (que d'ailleurs je ne possède à aucun degré) suffit pour faire deviner ce qui intéresse ou ennuie » (XVII-461). La susceptibilité, que Proust manifeste sans cesse dans ses lettres, n’est pas étrangère à ces scrupules eux-mêmes présentés avec précaution. Les lettres de Jacques Rivière respirent la même crainte obsessionnelle : surtout ne pas froisser Proust ; celles de Lionel Hauser sont animées par le sentiment exactement contraire : lui dire ses quatre vérités, que précisément personne n'oserait lui exprimer. La symétrie contrastée de ces deux correspondances est plaisante à observer.
148C'est pourtant à Lionel Hauser qu'il revient, dans une lettre de 1920, d'exposer, en référence au récent prix Goncourt décerné aux Jeunes filles en fleurs et à la Légion d'honneur qui a bientôt suivi, l'intérêt majeur de la correspondance de Proust, que ne parviennent jamais à étouffer ces quelques épines : « Moi, je n’ai pas attendu la consécration des foules ni celle du Gouvernement pour apprécier à sa juste valeur ton intelligence, ton esprit d'observation et le charme captivant de ton verbe. Chacune de tes lettres (je parle naturellement de celles purement impersonnelles que tu m'écrivais lorsque tu t'abandonnais aux inspirations de ta muse) était un pur chef-d'œuvre renfermant la quintessence de tous tes volumes déjà parus et, en puissance, le contenu de ceux non encore éclos. J'ai donc été à même de boire à la source même de cette eau pure et cristalline qui, une fois descendue dans la plaine, a été plus tard, bien plus tard, analysée par de doctes savants et reconnue digne d'être goûtée par les foules » (X1X-666). Lionel Hauser est pourtant le correspondant de Proust le plus lucide sur les défauts de l'écrivain. Il est regrettable qu'aucun détracteur lettré de la correspondance n'ait su même se hisser au niveau du jugement d’un banquier.
149Ces diverses lettres reflètent fidèlement ce que rapporteront les mêmes correspondants, après la mort de Proust, dans leurs témoignages et souvenirs. Louis de Robert évoquera simplement « ce ton un peu cérémonieux, un peu louangeur qu'il affectionnait »37. Robert Dreyfus, qui a mieux connu Proust, développe cette dualité avec une rare pénétration : « Le sens de la caricature était en lui bien trop vivace, trop irrésistible, pour pouvoir jamais se réfréner entièrement sous sa constante crainte d’affliger les gens. Ainsi essayait-il toujours de s'arrêter juste à la limite au-delà de laquelle son ironie eût risqué de tourner à la médisance et, à cet instant, par un revirement d'abord insensible, mais qui le menait très vite dans les parages de la fadeur, il se mettait à assassiner de louanges, presque aussi redoutables que des sarcasmes, ses victimes inquiètes et d'autant plus déconcertées qu'il devenait alors à peu près impossible de démêler les nuances confondues de sa force comique et de son étourdissante bienveillance »38. Par là se trouve en partie expliquée la prédominance de l'antithèse, que nous avons constatée être spécifique aux lettres de Proust.
150Les premiers volumes de Correspondance générale qui, déjà aux éditions Plon, parurent classés par correspondants, sont précédés de préfaces qui permettent de compléter les jugements qu'on vient de lire. Le premier tome, publié en 1930, qui regroupe les lettres à Montesquiou, renferme ce témoignage, indirect il est vrai, du frère de l'écrivain : « l'ensemble de ces lettres montre d'une façon complète l'échange d'idées incessant qui se produisit pendant près de trente ans entre Montesquiou et mon frère et permet, sinon d'assister à la naissance fragmentaire de l'œuvre, du moins de mieux connaître les vues de Marcel sur la composition de ses personnages » (p. IV). Dans les lettres qu'elle réunit, en 1931, dans le tome II, Anna de Noailles reconnaît « une âme active, profonde, érudite, délicatement animale » (p. 5) ; la poétesse souligne surtout la valeur unilatérale et dogmatique de ces lettres, où l'on retrouve l'attitude de leur auteur dans ses (fausses) conversations : « Marcel Proust n'interrogeait pas ; il ne s'instruisait pas au contact de ses amis. C'est à lui-même qu'il posait en silence de méditatives questions, auxquelles il répondait ensuite [...] avec une inébranlable conviction. Oui [...]. nul cœur ne fut moins hésitant que le sien, ne douta moins de sa vérité. Il imposait ce qu'il estimait, se riait à bon escient du goût d'autrui, jugeait comme on constate, fermement, bravement, sans s'inquiéter d'être jugé lui-même. Il eût soutenu contre l'univers ses certitudes, et, gracieusement mais implacablement, parqué dans un désert formé par sa réprobation, ceux qui eussent voulu attenter à ses admirations enthousiastes » (pp. 20-21). Anna de Noailles décrit pour finir le romancier et le doctrinaire, que nous entendrons parler et apprendrons à connaître dans Le Laboratoire de l'œuvre.
Les lettres falsifiées, ou le bouclier d'Achille
151À vrai dire, les destinataires des lettres ont tellement tenu en estime la correspondance de Proust, que trois d'entre eux ont jugé utile de la falsifier. Les trois cas sont totalement différents, mais ont en commun l'idée de gloire.
152Au chant XVIII de l'Iliade, nous voyons Thétis prier Héphaïstos de forger le bouclier d'Achille. Le dieu « y crée un décor multiple, fruit de ses savants pensers », c'est-à-dire que le poète, énumérant les scènes figurées, donne libre cours à son inspiration pour composer une série de médaillons (vers 482 et suivants), le ciel et la terre, et deux cités humaines, et des scènes champêtres. Seulement voilà : l'histoire nous dit que les scribes, qui recopièrent et transmirent le texte de l'épopée, furent tous tentés, en transcrivant ce beau passage : les uns, d'y ajouter un nouveau tableau poétique, les autres, d'y dépeindre leur cité, notamment Athènes. Bref, dans les versions recopiées et augmentées de l'Iliade, Héphaïstos grave tant de scènes sur le bouclier d'Achille, que même l'arme d'un tel géant ne saurait toutes les contenir.
153Si j'ai retracé ici tout au long les vicissitudes de ce célèbre épisode homérique, c'est parce que trois correspondants de Proust, en nous transmettant les lettres qu'ils auraient reçues de celui-ci, les ont traitées comme les scholiastes de l'Antiquité le bouclier d'Achille : ils ont surimprimé leurs gravures à celles de l’auteur d'origine.
154En 1909, Robert de Montesquiou reçoit de Proust un court billet très déférent : « Quelle gentillesse de m'avoir envoyé votre ravissant article. J'ai eu un extrême plaisir à le lire. Que de savoir, de goût, de grâce, d'esprit ! » (IX-125). Dans sa note 3, Philip Kolb, qui a pu comparer le texte de l'original dans une collection privée, et celui publié en 1930 dans la Correspondance générale (Plon), reconstitue tout un scénario. Montesquiou faisait recopier les lettres de Proust par son secrétaire ; il en est ainsi pour plus de deux cent cinquante lettres ; ce sont ces copies qui ont servi pour l’édition en 1930.
155L'article dont parle Proust concerne les ballets russes ; il avait été publié dans La vie parisienne des 19 et 26 juin 1909. Seulement, Montesquiou était aussi très content d’une importante étude qu'il avait consacrée au peintre belge Alfred Stevens ; c’était il y avait assez longtemps, dans La Gazette des Beaux-Arts du 1er février 1900 ; l'article occupera soixante-dix pages quand il sera repris en volume en 1921 (Diptyque de Flandre, Triptyque de France).
156Donc, Montesquiou laisse son secrétaire recopier les remerciements de Proust, puis lui dicte cette phrase (réputée toujours de Proust) : « Mais je ne puis arriver à vous trouver et pourtant je voudrais bien vous voir pour vous parler de votre merveilleux Stevens ». En inventant cette phrase pastiche, Montesquiou réussit du même coup à mettre Proust en situation de chercher à le voir, ce qu'il ne faisait plus guère depuis les premières années de leur amitié, et d'attirer l'attention de la postérité sur la critique d'art du destinataire. Montesquiou efface en outre la date de la lettre.
157Mais c'était compter sans les fines expertises de Philip Kolb, lequel constate que la phrase louangeuse ne figure pas sur l'original autographe, que Proust ne parle de Stevens dans aucune des nombreuses lettres qu'il a adressées à Montesquiou, enfin que la lettre eût été écrite en ce cas en 1900, époque à laquelle Proust ne se servait pas du même genre de papier à lettres que celui de l'original incriminé.
158Anna de Noailles non plus n'avait pas prévu que Philip Kolb expertiserait le deuxième volume de la Correspondance générale (1931) qui renferme ses échanges épistolaires avec Proust. Or, dans son Avant-propos de la même année 1909 (IX, p. XX), Philip Kolb, documents en mains, reconstitue une ténébreuse affaire. À cette époque, la poétesse, pour se venger de Maurice Barrés (car les deux écrivains étaient radicalement opposés depuis l'affaire Dreyfus, et pour d'autres raisons encore), se laisse courtiser par le neveu de celui-ci, Charles Démangé, lequel tombe éperdument amoureux. Un rendez-vous secret dans une gare où la comtesse ne se présente pas39, puis à Paris des rires étouffés derrière des portes entrebâillées, font comprendre au jeune homme qu'il a servi de distraction à tout un petit groupe. Il se suicide en août 1909.
159Pour une fois, Proust se tient peu au courant des événements survenus dans « le monde ». Il commet une énorme bévue en adressant à Anna de Noailles une lettre commençant par cette phrase : « Est-ce que vous voudriez, si jamais vous avez l'occasion de voir M. Barrés, lui dire que j'ai pensé, que je pense sans cesse à lui, avec une grande tristesse depuis cette mort affreuse » (IX-196, et notes 3 et 4).
160Au moment de publier les lettres de Proust, après la mort de celui-ci, voilà Anna de Noailles aux prises avec le plus cruel débat cornélien. Non à propos du suicidé, il n'en est pas question. Le dilemme consiste en ceci. Supprimer cette lettre semble malencontreux, car Proust l'a pavoisée des plus gracieux compliments. Il était à Cabourg, tout plein des poésies de la comtesse : « Au Casino, j'ai essayé, sur des adolescents pareils à ceux dont vous parlez, de vos Eblouissements. Et j'ai laissé, en m'en allant, de grandes amours pour vous qui naissaient dans ces jeunes cœurs. Vous auriez ri d'entendre un élève de mathématiques dire, au milieu d'une conversation scientifique, "féroce et doux comme le Jardin persan", ou bien : "il y avait tantôt au golf de fougueux papillons qui semblaient des jasmins ailés". Un autre, au nom de l'Optique, demandait si le soleil peut mettre son prisme dans un vitrail. Votre statue est dans tous les cœurs, au-dessus de celle de Victor Hugo » (IX-197). Cette scène, « à l'ombre des jeunes gens en fleurs » pourrait-on dire, était, pour la destinataire, aussi agréable à lire qu'à transmettre à la postérité.
161Mais il y avait cette tache, ce début de lettre, cette allusion à un suicide provoqué, à un épisode dont la cruauté était bien incompatible avec l'image, d'une âme sensible et délicate, que la poétesse s'est minutieusement attachée à transmettre à la postérité. Comment effacer et exhiber tout à la fois ? En falsifiant. Empruntant la machine à remonter le temps de Wells, Anna de Noailles antidate la lettre de 1903, et explique en note que Proust fait allusion à la mort de la mère de Barrés. Seulement la mère de Barrés est morte en 1901, et Proust, dans la partie la plus éloignée de sa lettre, cite non seulement les Éblouissements, recueil paru en 1907, mais Les Marches de l'Est, publié en revue en mars 1909.
162Cette circonstance m'incite à élever des doutes sur l'épisode que retrace Anna de Noailles, dans le même volume de 1931 (pp. 25-27). Proust, à la mort de sa mère, lui avait adressé une longue lettre bouleversante, dont la destinataire aurait retrouvé terme à terme les phrases, en 1920, dans l'épisode de la mort de la grand'mère, au centre du Côté de Guermantes. Cette lettre, sa propriétaire ne put un jour la retrouver ; elle lui avait été dérobée. La lettre volée – sans allusion à Edgar Poe – a-t-elle jamais existé, et sous quelle forme ?
163Le dernier cas de falsification, celui d'Antoine Bibesco, est éminemment sympathique et touchant. Comme il porte sur tout un recueil de lettres (Lettres de Marcel Proust à Bibesco, 1949), Philip Kolb doit pour le coup se transformer en détective afin de reconstituer le travail de montage d'où résultent les textes qu’il a livrés au public40.
164Un petit recueil des plus curieux, voilà comment Philip Kolb qualifie le volume paru à Lausanne en 1949, – et il nous explique pourquoi. Les textes du recueil sont loin de correspondre à celui des originaux. Les lettres publiées se composent de fragments découpés et classés de la façon la plus capricieuse, assortis de dates fantaisistes, et de débuts et fins de lettres apocryphes. Parfois, Bibesco joint des fragments de deux ou trois lettres différentes qu’il présente comme étant d’une seule lettre ; parfois au contraire, il disjoint les fragments d’une lettre pour en nourrir deux. C’est ainsi qu’une lettre, que Philip Kolb parvient à dater de 1902, apparaît pour moitié, dans le volume, aux pages 69 à 71, dans une « lettre » réputée de 1903, pour moitié aux pages 131-132, sous la date de 1906. Dans le second fragment, Bibesco intercale, après la première phrase, une autre qui est apocryphe, et termine la lettre par un post-scriptum issu d’une troisième missive. Il en résulte, note Philip Kolb, une fabrication monstrueuse (II, p. XV).
165On ne se lasserait pas de reconstituer ces découpages et ces amalgames. Deux morceaux de lettres de 1903 en forment une de 1913. À son tour, une lettre de 1913 est propulsée, en deux moitiés séparées, jusqu’en 1917. L’en-tête apocryphe amène le fantaisiste faussaire à modifier, par voie de logique, les noms propres contenus dans toute la lettre. Diverses inconséquences (à l’image de celles que Proust a laissé subsister dans Le Temps retrouvé) font revivre les morts. Une lettre datée de 1918, évoque comme encore vivant le frère d’Antoine, Emmanuel Bibesco, mort en 1917 ; une autre lettre, datée de 1913, nous montre Proust demandant : « Veux-tu que papa aille te voir ? », alors que le destinataire a lui-même assisté aux obsèques d’Adrien Proust – en 1903.
166C’est encore avec une certaine surprise que le lecteur des Lettres de Marcel Proust à Bibesco découvre une lettre dans laquelle l’écrivain développe mot pour mot aux frères Bibesco les déclarations que reproduit, à la parution de Swann, Élie-Joseph Bois dans Le Temps du 13 novembre 1913. C’est que Bibesco a repris l’article de presse, l’a habillé, après quelques coupures, d’un début et d'une fin apocryphes, qui sont beaucoup plus dans le style de Bibesco que de Proust. L’ami du romancier en fit même une plaquette, intitulée : Marcel Proust, Art poétique, et imprimée en cinquante-cinq exemplaires à Illiers-Combray41.
167Le cas diffère complètement des deux précédents, et Philip Kolb cite élégamment La Fontaine à ce sujet : « Ce sont là jeux de prince ». Ici la pure supercherie remplace l'intention de tromper. La preuve en est que le prince Bibesco fut peut-être l'un des seuls, avec Lionel Hauser, à confier définitivement à Philip Kolb toute sa collection d'originaux, laquelle ne manquerait pas de révéler le jeu fantaisiste auquel s'était livré leur propriétaire, aussi espiègle, après la mort de Proust, avec ses lettres, que de son vivant avec sa personne.
168Une autre raison, celle-là pathétique, motivait Bibesco. Son frère Emmanuel était mort en 1917, dans des circonstances tragiques. Le survivant voulut donner au frère disparu une part que les lettres de Proust, presque toutes adressées à Antoine, ne lui accordaient pas. Aussi préféra-t-il renoncer à la paternité de toute une série d'échanges épistolaires, en inscrivant un « Cher Emmanuel » apocryphe en tête de ces lettres, et en opérant tant bien que mal, dans le corps de la lettre, les substitutions que ce début imposait. Antoine Bibesco savait que Proust deviendrait toujours plus célèbre, et sa correspondance de même. Il voulut inscrire le nom de son frère sur le livre de la postérité ; comme un sculpteur médiéval parachevant son œuvre à la dérobée, il fit en sorte que la figure du disparu prît place, elle aussi, au porche de la cathédrale proustienne.
L'univers des lettres
169À l'image d'un journal, une correspondance dessine l'univers mental du scripteur. Mais à la différence du journal, la correspondance n'existe que par rapport à un destinataire : elle met donc aussi en scène la psychologie des rapports avec autrui. Quel univers psychologique et mental dessinent les cinq mille lettres, que nous pouvons lire en continuité, de Proust ?
170Face à une correspondance aussi vaste, une question de classement, ou d'ordre de lecture, se pose, et l'éditeur des lettres la soulève, au seuil de son entreprise (1-23-24) : vaut-il mieux lire les lettres classées par correspondant, ou par ordre chronologique de leur écriture, tous correspondants confondus ? La première disposition met l'accent sur la psychologie des deux personnages, le destinateur et le destinataire, que l'on voit dialoguer, de longues années durant, seul à seul ; la seconde disposition permet seule de reconstituer, comme avec les éléments d'un puzzle, l'évolution intérieure de l'épistolier, qui à tout prendre nous intéresse plus que ses interlocuteurs. C'est cette dernière solution que Philip Kolb a choisie, et je suis convaincu qu'il a eu raison, car elle promet des ressources beaucoup plus riches que l'autre. Elle l'englobe même. En effet, le classement par correspondant ne permet pas au lecteur de reconstituer mentalement l'évolution logique suivie par l’écrivain ; il faudrait pour ce faire réunir dans sa tête trop d'éléments épars. En revanche, le classement chronologique fait que la saisie de cette évolution, si complexe soit-elle, nous est donnée d'avance ; libre à nous d'isoler alors, si nous le souhaitons, dans cette polyphonie une seule voix, et de l'écouter chanter à part.
171Pour ne pas laisser perdre le profit psychologique que l'on peut retirer du classement par correspondants, je laisserai un instant de côté la merveilleuse cohérence que donne à découvrir la lecture chronologique, et je me demanderai si les lettres ne se redisposent pas, dans l'esprit du lecteur, en diverses séries.
172Il est des lettres dont le lecteur devinera le destinataire même s'il ouvre un tome de la correspondance au hasard, tant leur style se subordonne à l'identité de l'interlocuteur. Il reconnaîtra, en premier dans ce groupe, les lettres à Reynaldo Hahn : ici, l'erreur d'attribution est impossible, puisque le langage est codé par déformation des mots. Proust s'adresse à Reynaldo Hahn dans ses lettres comme Stendhal se parle à lui-même dans ses notes intimes. Encore le cas n'est-il pas si spécial qu'il y paraît d'abord. Car les lettres à tous les autres destinataires sont codées à leur manière. On n'y trouvera plus, comme ici, néologismes et dysorthographie systématique, mais c'est tout un : le sujet de la lettre et son ton, la longueur de la phrase et sa courbe, le registre du vocabulaire et jusqu'à la dimension de la missive, y sont prédéterminés par l'identité de celui à qui Proust s'adresse. De chacun, l’écrivain connaît les pensées familières, récapitule les bienfaits ou les torts accumulés. Sa générosité, sa susceptibilité, son sens de la psychologie surtout se conjuguent, de façon à le faire préalablement entrer dans la personnalité de son interlocuteur, comme il se replongeait dans les grands écrivains avant d'en composer à toute volée de brillants pastiches. Ici et là, avant d'écrire, Proust règle son métronome intérieur. Reconnaissons donc les lettres codées à Reynaldo Hahn, non comme une exception aberrante, mais comme le point d'orgue, la personnification extrême, d'une tendance sous-jacente à toutes les autres correspondances. Car chaque interlocuteur s'offre à cet épistolier reclus comme un univers clos de pensées, de souvenirs et surtout de facettes ; c'est précisément ainsi que l'auteur de la Recherche définira l'univers de l'artiste.
173Presque aussi codé apparaîtra au lecteur le langage adopté devant Robert de Montesquiou. Voilà un nouvel exemple de lettres, nombreuses, s'étendant sur presque toute la vie de Proust, dont on peut deviner le destinataire rien qu’au style. Le style est l'homme même, mais vu ici reflété dans un miroir. Le romancier se sentira toujours si guindé, si crispé, sous le regard du comte, que sa phrase ne variera jamais ou presque, transportant, jusque dans les derniers temps de la correspondance, le visage de Proust, miraculeusement conservé intact par les mots, au temps de la jeunesse, à l'époque des Plaisirs et les jours. Ces lettres figent le portrait aussi fidèlement que l'image peinte par Jacques-Émile Blanche. Sous le regard du comte ; mais aussi, quel regard ! Observons une page manuscrite de Montesquiou : chaque jambage, chaque hampe, se redresse comme un coq ou fait la roue comme un paon. Chaque mot dans la phrase (la plupart sont d'ailleurs soulignés) est comme posé sur un piédestal, et investi d'une subtilité mystérieusement sous-entendue. Montesquiou considère chaque composante de sa phrase comme autant d'autels privilégiés et de têtes couronnées – ce sont deux titres de ses recueils.
174Les détracteurs de Proust ont pris coutume de rire, et le plus bruyamment possible, des lettres à Montesquiou. Tout ce bruit les a privés d'entendre les mélodies qui se jouent dans ces lettres. Contraint à une préciosité guindée, en tout artificielle, Proust a formé son style, ni plus ni moins, en écrivant à Montesquiou. La richesse de la phrase romanesque résultera de cette excessive étude, et surtout de l'adjectif, l'épithète qui fait image, consubstantielle à son meilleur style. La préciosité des lettres et le style du roman, qui puisent à la source du même effort, forment l'échec et la réussite d’une seule et unique tentative. Les relations artificielles qu'entretient Proust avec Montesquiou obligent sans cesse le premier à buter contre cette question : comment dire les choses ? Et cette modeste interrogation, lancinante parce que le comte se manifeste souvent et qu'il ne faut pas le froisser, aura d'insondables répercussions sur la grande œuvre de Proust.
175En dépit de ses mœurs, Proust aurait pu contresigner les deux vers par lesquels Goethe termine son Faust :
176« Et l'éternel féminin
177Toujours plus haut nous attire ».
178Car toutes ses interlocutrices, Mme Straus ou Anna de Noailles, mais même Louisa de Mornand ou Céline Cottin, même la demi-mondaine ou la femme de chambre, sont, aux yeux de l'épistolier, les dépositaires d'une sagesse, à laquelle il convient de rendre un constant hommage. La femme, toute femme à qui Proust écrit, est considérée comme connaissant a priori toutes les subtilités de la vie et toutes les finesses du sentiment.
179Si l'auteur de la Recherche, dans la tradition du XVIIe siècle, fait aussi œuvre de moraliste, ce n'est pas seulement à ses lectures classiques, mais également à ses destinataires féminines, qu'il le doit. Ici fleurissent, d'emblée et naturellement, les réflexions et maximes, les « aphorismes sur la sagesse dans la vie », aurait dit Schopenhauer. Ici la doctrine se construit jour après jour, à l'ombre des confidentes attentives. Ici se façonne le penseur, mais curieusement, en toute modestie.
180Car on a le sentiment que Proust n'énonce jamais alors une sentence pour instruire sa destinataire, mais comme par simple allusion, pour que celle-ci puisse vérifier qu'il possède et sait reformuler en la circonstance une parcelle de cette sagesse dont Mme Straus et Anna de Noailles détiennent le dépôt complet. Le mystère obsédant et dérisoire que soupçonne Swann en Odette, le mystère ineffable que semble renfermer la duchesse de Guermantes aux yeux du héros – sans évoquer la fugitive-, forment autant de lointaines résultantes de ces interlocutrices privilégiées. Celles-ci semblent avoir été présentées à Proust pour relayer sa mère, au contact de qui l’écrivain apprit à écrire des lettres, c'est-à-dire à sentir et à penser par lettres.
181N'abandonnons pas trop vite les lettres qui semblent a priori ne pouvoir promettre aucune portée littéraire. La correspondance qu’échangent Proust et son ami financier Lionel Hauser chemine un temps parmi les colonnes rébarbatives de chiffres et les taux d'intérêt. Mais tout à coup, un mot, une réflexion, surgis fortuitement, sont à la source d'une série de ripostes – car les deux amis ne s'écrivent pas, ils se ripostent – sur la maladie ou la croyance religieuse, et voilà que ces précieux hors-sujets prolifèrent comme par division cellulaire.
182Mais les correspondants, fortement individualisés ou groupés en familles, ne sont pas le seul facteur qui incite le lecteur à classer intuitivement les lettres par séries. Il y a aussi le sujet ou l'objet de la lettre. À cet égard, la maladie serait plutôt un facteur d'indifférenciation (aussi bien les spécialistes de l'écriture épistolaire nous disent-ils que c'est le sujet commandé de toute correspondance) : elle est à la correspondance de Proust ce qu'est l'absence de Mme de Grignan aux lettres de Mme de Sévigné, c'est-à-dire le sujet général, qu'on ne peut extraire véritablement à part (je l'ai tenté toutefois, dans la partie centrale de Proust au miroir de sa correspondance42) sans voir tout affluer ensemble. Passé ce leitmotiv obsédant, certaines lettres dessinent des familles nettement typées. Les lettres de condoléances sont à la fois si nombreuses et si ressemblantes, que j'en ai établi, si j'ose dire, le programme, les figures imposées43. Il y a les lettres remerciant le destinataire de l'envoi d'un livre : parsemées de citations privilégiées afin de prouver que le livre a été lu et aimé, elles ne seraient que flagornerie si l'on ne s'avisait, j'y insisterai beaucoup, que Proust s'y définit lui-même en filigrane. Dans ces deux cas, les destinataires sont variés, parce que Proust lit beaucoup ses contemporains, et que l'on meurt partout. Le cas de Lionel Hauser est presque unique en son genre, car voilà un destinataire qui regroupe pour lui seul presque toutes les lettres financières ; il en est de même pour Mme Catusse, amie de la mère de Proust, à qui seule on parle de tapis et de canapés à vendre ; presque seule en fait, car un temps Mme Straus lui fait concurrence. La répartition des sujets entre correspondants semble ainsi obéir à des lois biologiques : les lettres à Untel sur tel sujet évoluent comme un rhume de cerveau, elles couvent, éclatent, atteignent un paroxysme, puis s'estompent. À chacun une part différente, mais il y a des cas de contamination.
183Proust confie ses desseins de créateur à plusieurs types de correspondants. Dans les coulisses sont admis les amis : Lucien Daudet et Georges de Lauris ont connu les plus anciens cahiers de la Recherche, Louis de Robert a pu lire tout Le Temps perdu, Marie Scheikévitch est la première à entrevoir les épisodes les plus tardifs du roman. Aux éditeurs, l'écrivain décrit son œuvre plus objectivement, et encore sous deux faces qui se sont succédé : avant la publication de Swann, il plaide sa cause, en pédagogue pense-t-il, se faisant en fait son pire détracteur. Après l'entrée officielle à la N.R.F., les lettres à Rivière et à Gallimard sont absorbées par les soucis de fabrication et – susceptibilité oblige – par les procès d'intention. Enfin, Proust répond, une fois chacun de ses livres paru, à tous les critiques qui lui semblent ne pas rendre compte fidèlement de son livre – autant dire, à tous les critiques. Lettres éminemment précieuses, car sous l'effet du mécontentement, elles poussent le romancier dogmatique à sortir du silence, qu'il s'impose par ailleurs à notre grand regret, sur ses intentions et sa méthode d'écriture. Quoiqu'appartenant à deux registres différents parmi les trois que je viens de distinguer, les lettres à Louis de Robert et celles à Jacques Rivière se complètent miraculeusement, puisque l'un s'efface, Swann publié, au moment où apparaît l'autre, représentant la N.R.F. Ces deux correspondances, mises bout à bout, forment le roman complet, offrent le reportage exceptionnel de la création de la Recherche, depuis les premières dactylographies jusqu'aux derniers ajouts.
184Les années passant, les correspondants se renouvellent. Aux amis de jeunesse, Lucien Daudet et Robert Dreyfus, aux compagnons de mondanité, tous issus du faubourg Saint-Germain, font place les connaissances de la maturité, comme la princesse Soutzo ou Marie Scheikévitch. L'obtention du prix Goncourt en 1919 peuple la correspondance d'admirateurs américains, elle la grossit de jeunes recrues qui formeront les romanciers de demain : François Mauriac, Jacques de Lacretelle. Certains interlocuteurs traversent victorieusement toutes les époques, tels Mme Straus et, quoi qu'il en dise, Robert de Montesquiou. Parfois resurgit, au milieu de l'arrivage le plus récent, une ancienne figure. À lui écrire aujourd'hui, Proust doit éprouver la sensation que lui donnent les ajouts récents aux cahiers du Temps retrouvé écrits dix ans plus tôt. Comme les côtés de Combray, les correspondants de Proust constituent les gisements de son sol mental. Le renouvellement des époques introduit dans sa vie des vagues de nouveaux venus, provoquant de ces catastrophes géologiques que son narrateur prête à la survenue des artistes originaux. Mais les voix plus fidèles, quoique entendues par intermittences, relient ces différentes strates par les sinuosités à demi effacées d'un minerai précieux.
Notes de bas de page
1 Il s'agit de la Correspondance entre Gœthe et Schiller, traduite par la baronne de Carlowitz, révisée, annotée, accompagnée d'études historiques et littéraires par M. Saint-René Taillandier, Charpentier éditeur, 2 vol., 1883. Ces lettres ont joué un rôle non négligeable dans la réflexion de Proust sur les rapports entre littérature et philosophie, comme je l'ai montré dans Littérature majeure, littérature mineure, textes réunis par Yves Delègue et Luc Fraisse, Presses universitaires de Strasbourg, 1996 : "Les notions de genres majeurs et mineurs dans l'esthétique de Proust" (pp. 121-172), pp. 154-155.
2 Note 16 de Philip Kolb.
3 Le principal spécialiste de Mme de Sévigné, Roger Duchêne, a consacré plusieurs études à ce sujet. Voir notamment "Proust, lecteur de Mme de Sévigné" (Mélanges offerts à Fritz Nies, Offene Gefüge, Literatursystem und Lebenswirklichkeit, Gunter Narr, Tübingen, 1994, pp. 225-239) et "Mme de Sévigné, personnage de roman dans l'œuvre de Proust" (Revue d'Histoire littéraire de la France, 1996-3, pp. 461-475). Voir aussi Noémi Hepp, "Le XVIIe siècle de Marcel Proust dans la Recherche du temps perdu" (Travaux de linguistique et de littérature, XII-2, Strasbourg, 1974, pp. 121-145).
4 Correspondance de Mme de Sévigné, édition établie par Roger Duchêne, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1972,1.I, pp. 155-156.
5 Ibid., p. 184.
6 Ibid., p. 161, lettre du 18 février 1671.
7 Proust le savait notamment à travers l'ouvrage de Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire (2 vol., 1860).
8 X, Avant-propos de Philip Kolb, p. VII, et Carnet de 1908, p. 108 et note.
9 X-157, et Avant-propos, pp. XVI-XVII.
10 Voir par exemple VI-353 et XVI-188, et note 2.
11 Études d'histoire romantique, Sainte-Beuve, 2 vol., Mercure de France, 1904.
12 Voir XX-495, note 3 ; j'y reviendrai.
13 IV, Avant-propos, pp. XIX-XX, et lettres 228 à 232.
14 J'y ai consacré toute une section dans Proust au miroir de sa correspondance, intitulée « L'antre du reclus », pp. 69 à 169.
15 VII-336, note 3 ; XV-205, note 9 ; XVI-329, note 6 ; XX-353, note 4.
16 XVIII-237 et note 2 ; il s'agit d'une allusion à la Genèse.
17 Op. cit., p. 348 ; lettre du 20 septembre 1671.
18 Rappelons qu'une étude graphologique circonstanciée de l'écriture de Proust est proposée, à partir d'ailleurs de lettres de l'écrivain, dans l'ouvrage de Robert Soupault intitulé Marcel Proust du côté de la médecine (Plon, 1967), pp. 171-185. Cette étude révèle notamment que Proust dissimule moins son homosexualité en raison d'un sentiment de culpabilité que par un souci, profondément enraciné en lui, des conventions sociales, et que cette tournure d'esprit est héritée de sa mère.
19 Op. cit., p. 324, lettre du 13 août 1671 ; voir aussi celle du 3 février 1672, pp. 429-430
20 XI, Avant-propos, pp. XVII-XVIII et note 54.
21 XII, Avant-propos de Philip Kolb, p. VII ; voir aussi, pp. 59-63, les lettres de Proust et de Copeau qui se font vis-à-vis. Conformément à l'usage, je désignerai par N.R.F., en italiques, le titre de la revue, et N.R.F., en caractères droits, le nom de la maison d'édition.
22 Op. cit., p. 160 ; 18 février 1671. Pour les trois lettres suivantes : p. 199, 24 mars ; p. 249, 8 mai ; et p. 353, 27 septembre.
23 Voir les lettres du 18 mars et du 22 avril 1671, pp. 146 et 158.
24 16 septembre, p. 345.
25 12 juillet, p. 294.
26 22 juillet, p. 302. Pour la citation suivante, voir p. 215.
27 10 avril, p. 217.
28 Proust au miroir de sa correspondance, rubrique "Merveilleux humour".
29 Le chapitre IX du livre précédemment cité envisage cette question.
30 Genève, ta Palatine, 1949.
31 Nizet, 1966.
32 Monsieur Proust, Robert Laffont, 1973, p. 264.
33 À un ami, Amiot-Dumont, 1958, p. 16.
34 Hommage à Marcel Proust, N.R.F., 1er janvier 1923, pp. 69-70.
35 Du côté de chez Swann, 1-167.
36 XV-340, et note 3 ; allusion à une lettre de Mme de Sévigné du 26 juin 1680, op. cit., t. II, p. 988.
37 Comment débuta Marcel Proust, Gallimard, 1969, p. 86.
38 Souvenirs sur Marcel Proust, Grasset, 1926.
39 Les descendants d'amis d'Anna de Noailles me disent que cette gare était Strasbourg.
40 Voir les Avant-propos du tome II, pp. XIV à XVII et du tome IX, p. XXII ; voir aussi en XII-310, la note 2.
41 1949 ; voir XII, note 2.
42 Première partie, chapitre III, "+L'antre du reclus", pp. 69-169.
43 Ibid., "Condoléances à programme", pp. 235-237.
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