Léviathan : roman existentialiste ?
p. 249-256
Texte intégral
1Pourquoi serait-on en droit de parler de Léviathan comme d’un roman existentialiste ? Quels sont les éléments principaux qui évoquent une atmosphère typiquement existentialiste ? Il ne s’agira pas dans cet article de donner une définition claire d’une philosophie qui a fait couler tant d’encre ces dernières décennies et cela sans qu’on soit arrivé à bien cerner l’enjeu. Nous n’allons parler longuement ni de Kierkegaard, ni de Camus, ni de Sartre, les noms qui tendent à être cités le plus souvent quand on discute du phénomène de l’existentialisme. Nous nous contentons de constater que, pour nous, un roman existentialiste témoigne de l’absurdité de la condition humaine et que Green, dans Léviathan, a devancé bien des philosophes et écrivains existentialistes.
2Camus, dans L’Étranger, donne une image saisissante d’un homme qui est incapable de ‘jouer le jeu’, ce jeu qui consiste à obéir aux conventions sociales et à mentir quand il le faut. Le héros, ou l’anti-héros de ce roman, Meursault, est condamné à mort, non pas pour avoir tué un Arabe, mais pour avoir été incapable de présenter au jury une image plus attendrissante de son propre caractère. Il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère et puis, ce qui est même pire selon ceux qui le jugent, il a couché avec Marie, une femme qu’il ne connaissait guère, quand il est rentré en ville après les funérailles. On est sensible à une ambiance noire dans L'Etranger, à la futilité de vivre courageusement tout en gardant ses convictions. Ennui, angoisse, solitude, aliénation, voilà les mots qui reviennent le plus souvent pour décrire le dilemme existentialiste.
3Dans Léviathan on trouve un tableau qui correspond à ce modèle : des personnages qui luttent en vain contre un destin implacable et qui vivent dans un univers dépourvu de chaleur humaine et d’espoir. Le titre du roman est déjà significatif : Léviathan, dans le livre de Job, est la bête de la mer, le monstre de l’ennui. Ce titre nous annonce d’emblée l’intention de Green. Léviathan symbolise l’angoisse de la solitude, l’irruption d’une force maléfique dans la vie des personnages, cette force qui va semer le chaos et le désespoir. Les premiers romans de Green ont été très sombres. Mont-Cinère et Adrienne Mesurat dépeignent des personnages qui sont impuissants devant leur destin malheureux. On sait, grâce au Journal, quel était l’état d’esprit de Green pendant les années 1920. Le 4 mars 1929, il écrit :
Grand et véhément désir de Changer ma vie, d’être libre, mais il n’y a d’issue que dans l’ascétisme ou dans le plaisir tel que je l’ai connu autrefois. Je trompe la violence qui forme le fond de ma nature en écrivant mes livres1.
4Comme c’est souvent le cas chez Green, son angoisse la plus intime est mieux exprimée dans ses écrits fictifs que dans son Autobiographie ou son Journal. En commentant le roman qu’il est en train de rédiger – il s’agit de Léviathan – en septembre 1928, il note : « Voici la vérité sur ce livre : je suis tous les personnages »2. Une telle remarque nous permet de mieux analyser le roman et de voir la façon dont le jeune Green décrit son propre désespoir, son propre ennui, ses propres frustrations spirituelles et sexuelles dans ce récit noir. Il est à la fois Guéret (‘l’homme qui vient d’alleurs’), Mme Londe, Angèle, Mme Grosgeorge. Il est le léviathan dévorateur ainsi que la victime de ce monstre impitoyable. Et nulle part on ne trouve d’issue aux dilemmes qui se posent. Tout est noir, noir comme les masses de charbon qui entourent Guéret alors qu’il se réveille pour se rendre compte de ses actes abominables :
Elles (les masses de charbon) devenaient aussi effroyables que des dieux spectateurs d’une tragédie où le sort même de la création se jouerait3.
5Le personnage semble vivre dans l’irréel, victime des dieux cruels qui lui tendent des pièges. Est-il vraiment responsable de ses actes ? Au début du roman, on nous présente un homme agité, indécis, quelqu’un qui est sans doute aux prises avec soi-même. La source de son inquiétude n’est pas claire mais on sait qu’il attend l’arrivée de quelqu’un. Son caractère semble le vouer à un destin misérable. On lit :
Son nez large et charnu, ses lèvres épaisses, trahissaient un homme de peu de volonté, mais épris de son bien-être et de ses habitudes et capable de quelque fermeté quand il s’agissait de les défendre4.
6Rien dans ces lignes ne prépare le lecteur pour les événements qui se dérouleront plus tard. Ce qui est clair, pourtant, c’est que Guéret bouleverse l’existence de ceux qu’il croise. Mme Londe, la propriétaire du restaurant où travaille l’objet de la passion de Guéret, Angèle, s’aperçoit vite de la présence d’un inconnu chez elle. Sa curiosité éveillée, elle veut tout savoir sur Guéret, surtout parce que ce dernier se montre peu disposé à se lier à autrui :
Elle n’était pas loin de le considérer comme un ennemi, pour la seule raison qu’il savait mille choses qu’elle ne soupçonnait même pas. Son nom, sa profession, sa vie, autant de secrets qu’elle aurait voulu lui arracher. N’était-ce pas un défi à sa curiosité, cette mine morose qu’elle remarquait en lui, et ce silence dédaigneux ?5.
7Elle va payer cher sa hâte d’entrer en contact avec cet homme. Car il y a chez Guéret une passion frustrée – comme chez tant de personnages greeniens – et qui le pousse vers la violence et la folie. En cela il ressemble à plusieurs des êtres que l’on rencontre chez Dostoïevski – il sommeille en lui une brute incontrôlable qui détruit tout sur son passage. Il agit comme s’il était dans un rêve, comme s’il n’était pas tout à fait coupable de ses actions. Prenons l’exemple de la nuit où il vient chercher Angèle chez elle – il vient de découvrir qu’elle se prostitue aux clients du restaurant – et où il commence l’escalade du mur afin d’atteindre sa chambre. Cette escalade est le symbole du dilemme que traversait Green à cette époque. On sait que dans les années 20 il devenait de plus en plus conscient de son homosexualité, opposée à ses convictions spirituelles. Le mur, c’est le mur qui représente l’impossibilité de concilier les deux côtés de son caractère : celui qui voulait être chaste et l’autre qui était attiré par la beauté physique et les plaisirs charnels. La folie résulte de cette confrontation amère. On remarque la force diabolique de Guéret quand il gravit le mur :
Il valait mieux mourir que de ne pas atteindre cette fenêtre, il valait mieux se briser le crâne sur ce pavé et laisser sa misérable vie s’écouler avec son sang comme une bête blessée et furieuse6.
8Arrivé enfin dans la chambre d’Angèle, il trouve qu’elle est absente, qu’elle a couché ailleurs. Il ignore la décision prise par la jeune femme de renoncer à ses activités auprès des clients de Mme Londe après avoir découvert les vrais sentiments de Guéret à son égard. Couvert de sang, a moitié fou, il s’allonge sur le lit parfumé. Le rouge, couleur de la passion et de la violence chez Green, prend une double signification dans cette scène. Guéret à la fois désire Angèle et cherche à lui faire du mal – il y a là la passion et la violence. Si seulement il savait les efforts qu’elle fait afin d’être digne de l’amour qu’il lui témoigne, il n’y aurait pas besoin de cette violence. Les draps souillés du lit d’Angèle annoncent le malheur prochain. Quand finalement Guéret la rencontre, il ne lui donne pas le temps de s’expliquer : toute la violence se déchaîne sur la malheureuse tête de celle qu’il croit lui appartenir :
[..] elle était à lui ; la vie la lui avait donnée, la volonté mystérieuse qui règle nos destinées, cette force qui domine le monde lui avait donné cette femme. Elle était à lui parce qu’il l’aimait et parce qu’il avait souffert pour elle7.
9Les choses ne sont jamais aussi simples dans la vie. La réaction de Guéret traduit son manque de logique, sa démence. Comme le héros tragique, il met en marche le processus qui va le mener à sa perte. Il commence à battre Angèle et il manque de peu de la tuer. Quelques moments plus tard, il croise un vieillard et cette fois-ci le meurtre se réalise et il devient un assassin. Après, il se calme et redevient l’homme moyen d’avant sa passion dévorante. Il n’y a pas de repentir, aucun sentiment de péché ne se voit chez lui – Dieu semble totalement absent de ce livre – ce qui illustre sa déchéance. Tous les personnages de ce livre sont voués au néant. Raissa Maritain remarquait que : « Léviathan est un tableau de la nature sans la grâce »8. Green avouait que c’était bien possible mais que ce n’était pas dans cet esprit-là qu’il avait écrit le roman. Jean Sémolué note avec justesse :
Mais en proclamant le mal du monde, les livres les plus noirs de Green se rattachent à l’espoir en Dieu, par le biais de la nostalgie. Les personnages ne peuvent supporter, qu’ils s’en rendent compte ou non, d’être dans un monde où Dieu n’intervient pas9.
10Green fait le portrait de la situation existentielle par excellence en décrivant un monde où Dieu n’intervient pas ; bref, un monde absurde. M. Sémolué croit que les personnages greeniens gardent un certain espoir malgré toute la souffrance qu’ils éprouvent. Je suis d’accord avec l’idée qu’ils ont la nostalgie du sacré, qu’ils ne perdent pas pour autant tout sentiment religieux. Angèle a un côté sentimental, superstitieux et il lui arrive d’entrer dans une église de temps en temps. Elle n’est pourtant pas imprégnée d’une foi raisonnée ; sa foi consiste à réciter une courte prière de temps en temps. Mme Londe, pour sa part, se sent abandonnée par Dieu : « (...) trahie par tout le monde, par ce Dieu qu’on disait juste et qui s’amusait à détraquer la savante machine de sa vie bourgeoise »10. Malgré ces quelques références à Dieu, il faut dire que la présence de la religion est peu répandue dans cet ouvrage. On n’a pas l’impression que Guéret est puni pour ses péchés mais plutôt qu’il est la victime des dieux implacables. Comme dans La Peste de Camus, les personnages de Léviathan sont contraints de vivre dans un monde incompréhensible, de souffrir horriblement pour des raisons qu’ils ne comprennent pas. La peste est-elle le résultat de l’abandon de leur religion par les habitants de la ville d’Oran comme le soutient le Père Paneloux ? Ou peut-être est-ce le hasard qui provoque tant de malheur. Le docteur Rieux refuse d’accepter la théorie selon laquelle la maladie devrait être acceptée comme une sorte de purification des âmes :
Mais ce qui est vrai des maux de ce monde est vrai aussi de la peste. Cela peut servir à quelques-uns. Cependant, quand on voit la misère et la douleur qu’elle apporte, il faut être fou, aveugle ou lâche pour se résigner à la peste11.
11À la différence de Camus, qui s’intéresse aux aspects métaphysiques et théoriques de l’existentialisme, Green vise tout d’abord à peindre la folie qui s’empare des gens qui sont frustrés dans leur désir de trouver des signes d’un Dieu qui se cache et se tait. Un seul espoir illumine Léviathan et c’est le changement qui s’empare de l’âme d’Angèle. Elle pardonne tout à son agresseur et elle finit même par comprendre pourquoi il a agi de cette façon. Elle refuse de livrer le nom de Guéret à la police, ou même à Mme Londe qui soupçonne l’identité de celui qui a détruit sa vie en enlevant à la fois sa beauté à Angèle et ses clients à elle-même. Angèle se sait aimée par cet homme qui n’est ni beau, ni jeune, ni riche et pour qui elle ressent quelque chose comme de l’amour. On lit :
Or voici qu’un homme, un inconnu, venait à elle. Non pas un homme comme les autres, comme les grossiers habitués du restaurant Londe qui la désiraient, la payaient et ne pensaient plus à elle, mais un amoureux, oui, un homme qui la respectait, qui lui offrait une petite bague ainsi qu’à une fiancée et ne lui parlait même pas d’argent12.
12À la fin du roman on la voit qui quitte son lit de malade pour se diriger vers un rendez-vous avec Guéret, qui n’y sera pas. On nous dit que : « Déjà ses yeux se fixaient sur la vision que les morts contemplent à jamais »13, ce qui pourrait suggérer une conversion spirituelle, une grâce. Toutefois, nous estimons que l’ensemble du roman reste existentialiste dans la mesure où les personnages sont prisonniers de leur angoisse et de leur ennui. De temps en temps on doute de la vraisemblance des événements, de la logique narrative si chère aux romanciers. Comment se fait-il que Guéret donne des leçons au fils de M. Grosgeorge qui a des relations sexuelles avec Angèle ? Ce dernier dit à l’instituteur qu’il n’a pas la femme qu’il lui faut (il a vu le couple Guéret). À part les premières pages de Léviathan, on n’entend plus parler de Mme Guéret. Et pourtant la femme du personnage principal devrait avoir un rôle important à jouer dans le roman. Quels sont les rapports au sein de ce couple ? La violence de Guéret s’est-elle déjà manifestée auprès de son épouse ? Il quitte sa femme sans jeter un coup d’œil en arrière, sans aucun remords apparent.
13Et alors Mme Grosgeorge s’éprend à son tour de Guéret et devient jalouse en découvrant qu’il aime Angèle. Elle l’emprisonne dans une pièce de sa maison et fait venir la police. Il y a tant d’incidents invraisemblables dans ce roman qu’on serait en droit de dire que l’auteur ne se soucie pas trop de règles littéraires mais cherche tout simplement à transmettre son propre dilemme spirituel. Gide lui a dit au sujet de Léviathan : « C’est une projection de vous sur le papier »14 C’est une analyse probante et juste. Le ‘moi profond’ de notre auteur se voit dans ce récit existentiel qui réflète et la déception de l’homme qui doit faire face à ses impuretés charnelles, et l’incapacité de la littérature à résoudre le conflit entre la chair et l’esprit. En outre, on nous y donne une image de la France d’Entre-deux-guerres où l’on commençait à voir l’absurdité de la condition humaine. La Première Guerre Mondiale avait révélé à quel point l’homme était capable des pires atrocités et l’on voulait donc vivre l’instant, se plonger dans le plaisir, oublier le vide au cœur de l’existence. Green, toujours en proie au doute quant à son salut, connaissait davantage d’ennui à cette époque qu’à aucune autre dans sa vie et ceci se manifeste dans ce qu’il écrit. Son propre enfer, c’est celui de ses personnages, qui sont prisonniers d’eux-mêmes, habités par un désir violent qui ne leur laisse pas de repos. Le léviathan rôde sur la terre,, le mal est partout. Léviathan est un roman existentialiste d’avant la lettre. Notons que l’existentialisme ne traduit pas la résignation lâche ou la faiblesse, mais plutôt le courage et l’engagement. Faire face à un monde absurde d’où Dieu paraît absent, voilà le défi qui confronte les personnages de Léviathan ainsi que tous ceux qui sont confrontés au dilemme existentiel. Nous terminons par une citation de Camus qui résume bien l’enjeu greenien des années 1920 :
Le ver se trouve au cœur de l’homme. C’est là qu’il faut le chercher. Ce jeu mortel qui mène de la lucidité en face de l’existence à l’évasion hors de la lumière, il faut le suivre et le comprendre15.
Notes de bas de page
1 Julien Green, Journal. 4 mars 1929, in Œuvres complètes. Paris, édition Gallimard, Bibl. de La Pléiade, tome IV, p. 39.
2 Ibid., p. 26.
3 Julien Green, Léviathan. Plon/Livre de Poche, 1929, p. 125.
4 Ibid., p. 6.
5 Ibid., p. 19.
6 Ibid., p. 102.
7 Ibid., p. 109-110.
8 Julien Green, Journal. 15 novembre 1928, tome IV, op. cit., p. 30.
9 Jean Sémolué, Julien Green ou l'obsession du mal, Paris, édition du Centurion, 1964, p. 174.
10 Julien Green, Léviathan, op. cit., p. 166.
11 Albert Camus, La Peste, Livre de Poche/Gallimard, 1947, p. 101.
12 Julien Green, Léviathan, op. cit., p. 80.
13 Ibid., p. 255.
14 Julien Green, Journal, 10 avril 1929, tome IV, op. cit., p. 42.
15 Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, édition Gallimard, Collection ‘Idées’, 1942, p. 17.
Auteur
Maître de Conférences à l'ΙΤ de Tallaght, Irlande
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