Persistance des éléments du gothique anglo-saxon dans Léviathan
p. 235-248
Texte intégral
1Le gothique anglo-saxon, genre littéraire qui a vu le jour dans le roman de Horace Walpole Le Château d’Otrante (1764), a prospéré en Angleterre jusqu’à la deuxième décennie du dix-neuvième siècle. Ce qui unit les romans les mieux connus du genre – ceux de Lewis, de Beckford, de Radcliffe, de Maturin – c’est leur décor médiéval, leur appétit pour la terreur, leur vue pessimiste des rapports humains. Le genre représentait une mise en cause du positivisme du dix-huitième siècle, un retour au monde de la superstition et des croyances désuètes du monde d’avant Voltaire. Ce nouveau genre voulait, en même temps, sonder les recoins inexplorés de la psyché.
2Que le roman gothique soit, selon l’expression du Marquis de Sade, « le fruit indispensable des secousses révolutionnaires dont l’Europe entière se ressentait1 » au dix-huitième siècle ou la conséquence, selon Maurice Lévy2, d’une révolution antérieure, « the Glorious Revolution » de 1688 en Angleterre, il représente néanmoins un premier effort pour mythifier le passé féodal. L’auteur ose maintenant pénétrer dans le château médiéval qui lui donne accès à un monde clos. Le romancier gothique recréera ce monde à l’image de ses propres rêves, voire de ses propres cauchemars. L’intérêt de ces romans pour le passé historique est cependant éphémère : le château et le despote qui l’habite fournissent au romancier gothique des archétypes littéraires. Ces archétypes reparaissent sans cesse dans les romans gothiques de la période mais ce que l’auteur explore à travers eux n’est pas le passé, c’est un autre pays largement inconnu, c’est-à-dire son propre inconscient, voire la psychologie humaine. Le château gothique avec ses souterrains secrets, ses portes fermées à clef, ses escaliers tournants qui représentent les contours secrets de la vie intérieure de l’homme, devient donc un paradigme pour l’esprit humain. Le héros despotique incarne les désirs souvent inconscients de l’homme.
3Or, pour ses premiers lecteurs, ce qui distinguait avant tout le gothique anglo-saxon était la terreur qu’il évoquait par ses effets surnaturels. Les romans gothiques représentaient l’irruption inattendue du surnaturel dans un siècle qui méprisait l’idée de forces qui dépassent la pénétration du rationnel. Le romancier gothique maintenait, cependant, un rapport original avec le surnaturel : bien que le roman mette en scène des forces surnaturelles et terrifiantes, leur irruption a toujours lieu à l’arrière-plan du monde ‘réel’. Le roman gothique, par ses efforts pour convaincre le lecteur que, comme le dit Roger Caillois, l'« irruption inadmissible » dont il témoigne se produit « au sein de l’inaltérable légalité quotidienne »3, marque l’entrée du fantastique dans les lettres anglo-saxonnes. Par suite de l’influence de ses propres textes et à travers le fantastique comme genre littéraire, le roman gothique a continué à exercer une influence sur maints écrivains dont l’œuvre est postérieure à 1825, date normalement considérée comme marquant la dernière limite du roman gothique en Angleterre.
4L’influence du roman gothique sur Léviathan (1929)4 est le sujet de notre étude aujourd’hui. Avant de nous lancer dans le roman lui-même, nous voulons d’abord identifier les éléments saillants de la tradition et ensuite montrer la persistance de ces éléments dans les premiers écrits de Green. Notre but sera de mettre en lumière l’influence de la topographie gothique sur les décors et atmosphères greeniens, en particulier ceux de Léviathan ; de montrer comment la peinture des personnages greeniens reflète les rapports humains comme ils sont vus par le romancier gothique ; enfin, d’illustrer comment l’action des premiers écrits de Green, surtout de Léviathan, fait écho aux fuites et aux poursuites du roman gothique. Dans la dernière partie de notre étude nous énoncerons nos conclusions quant aux rapports complexes entre l’écriture de Julien Green et la tradition gothique.
5En guise d’introduction à cette étude nous voulons d’abord dire quelque chose sur les raisons pour lesquelles Julien Green a subi l’influence du gothique anglo-saxon. Green, bien que né en France, est de nationalité américaine. La famille Green est restée fidèle à ses racines culturelles : Green était dès le plus jeune âge parfaitement bilingue et outre la Bible il semble que la lecture de Dickens et des sœurs Brontë était de règle à la maison5. En effet, le caractère anglo-saxon des premiers écrits de Green a été vite remarqué : Edmond Jaloux situe Green « dans le cousinage des Brontë et de Hawthorne »6. François Mauriac dira en 1951 que Julien Green était comme le fils d’Emily Brontë7, l’auteur de Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent) (1847), roman qui sent fortement l’influence de la tradition gothique. En effet, Green lui-même a récemment soutenu cette opinion sur son œuvre dans une préface au livre de Michael O’Dwyer, Julien Green : A Critical Study : « La langue est française – dit-il – mais la voix est anglo-saxonne »8. C’est en 1919, cependant, que Green a fait la découverte littéraire qui devait marquer profondément sa fiction : celle des contes et des romans gothiques de Nathaniel Hawthorne. Pour Green, Hawthorne est « un des plus grands magiciens du monde9 » et ce qui le lui rend cher est « cette valeur qu’il donne au silence et à tout l’invisible »10. La valeur que Hawthorne donne à l’invisible est à voir dans des contes comme Young Goodman Brown (Le jeune Maître Brown) (1835) et The Minister’s Black. Veil (Le Voile noir du Pasteur) (1836), contes gothiques que Green prise comme « les plus magnifiques histoires de la littérature, sans rivales dans aucune langue »11. Selon Green, ce sont ces deux nouvelles qui l'« ont le plus marqué dans la vie »12. En effet, le tout premier écrit que nous avons de la plume de Julien Green, The Apprentice Psychiatrist (1920) est une reprise à la Hawthorne du thème gothique du scientifique affolé par la science. Ce que Green a hérité de Hawthorne est un genre littéraire qui explore le monde caché de la conscience humaine, monde qui attirait l’intérêt du jeune Green, ainsi que la volonté d’écrire sa propre vérité.
6Nous voulons traiter maintenant de trois éléments du roman gothique, c’est-à-dire la scène, la peinture des personnages et l’action, afin de montrer leur influence sur les premiers écrits de Julien Green. En situant Le Château d’Otrante dans un château médiéval, Walpole avait légué à la tradition son symbole le plus puissant. Le château comme symbole du passé ancestral du héros gothique et en même temps de sa psyché tortueuse domine le récit gothique. Il est toujours informe, voire ruiné et situé dans un lieu sauvage et isolé. En pénétrant dans le château les personnages entrent dans un monde clos et c’est dans ce monde clos qu’auront lieu les poursuites et les fuites si typiques du roman gothique. Le château devient lieu de torture d’où l’issue semble impossible.
7Or, si les premiers romanciers gothiques ont vite exploité et épuisé toutes les possibilités du château comme symbole, des écrivains du dix-neuvième siècle, qui ont subi l’influence de la tradition, ont modifié à leur propre usage le symbole. Chez Emily Brontë dans Les Hauts de Hurlevent et chez Nathaniel Hawthorne dans La Maison aux sept pignons (1851) le château ancestral devient une grande maison informe et sombre. La maison représente toujours, cependant, l’héritage maudit des protagonistes ainsi que la psyché complexe du héros. Le critique américain, Hyatt W. Waggoner, dit au sujet de la maison aux sept pignons de Hawthorne : « La maison est à la fois scène et symbole : elle est l’antagoniste dans le drame du Bien et du Mal »13. Il est à noter que dans presque tous les récits du jeune Green des maisons semblent plus ou moins dominer l’action ; la maison constitue, selon les termes de Michèle Raclot, « un véritable protagoniste du drame »14. Ce rôle de la maison, qui reproduit celui du château gothique ou de la grande maison de Hawthorne, se voit clairement dans les deux premiers romans de Green, Mont-Cinère (1926) et Adrienne Mesurat (1927)15. Dans Léviathan aucune maison ne domine l’action. La maison des Grosgeorge devient néanmoins une prison pour Guéret comme elle l’est pour Mme Grosgeorge ; le restaurant Londe en est une aussi pour Mme Londe et pour Angèle. Si le héros greenien est emprisonné dans le donjon de soi-même, c’est la maison qui est le symbole de cet emprisonnement. Nous tenons à montrer dans notre étude comment Julien Green crée également, dans Léviathan, un monde cauchemardesque où la nature est maudite, la scène est rétrécie et les personnages sont tous emprisonnés.
8La dette littéraire de Green envers le gothique se voit dans la peinture des personnages. Les premiers récits gothiques mettaient en scène un mâle agressif et possessif et une femme spirituelle et passive, l’un agresseur, l’autre victime. Cette opposition reflète la vision sociale de l’auteur gothique qui révèle à son public le vrai résultat de l’individualisme du monde moderne : l’être humain se croyant capable de tout, tente de démolir les contraintes de la société traditionnelle. Or, par la confiance excessive dans ses propres dons, le héros gothique déchaîne un pouvoir qu’il ne sait pas maîtriser. La nouvelle Christine (1924) se prête à une telle lecture : Jean, le jeune héros, est le modèle du mâle agressif pendant que Christine est, un avatar de l’héroïne vulnérable et passive. La situation de Jean est celle de l’antihéros gothique classique : incité par le désir et ne reconnaissant pas les origines du pouvoir qui le pousse, il tente de démolir les obstacles qui le séparent de l’objet de son désir, Christine, et heurte ainsi les interdits de la société. Quant à Christine, cet objet du désir du héros, existe-t-elle vraiment ? Son front et ses joues ont « une teinte presque surnaturelle » et Jean contemple « cette petite fille dont [il] aurai[t] été prêt à croire qu’elle était une apparition ». Jean ne la revoit que « de la manière la plus imparfaite » à tel point qu’il est prêt à croire avoir rêvé la rencontre : « avec quelle joie n’aurais-je pas appris qu’il ne s’agissait que d’une illusion et que cette petite fille que je croyais avoir vue n’existait pas ! ». Christine semble également être muette. Tous ces détails poussent le lecteur à croire que Christine n’est en effet qu’un produit de l’imagination fertile du jeune héros. Pour nous le grand intérêt de ce couple Jean-Christine, ces avatars du mâle agressif et de la femme fuyante voire spectrale du roman gothique, est qu’il prépare le couple Guéret-Angèle de Léviathan. Nous traiterons plus tard de la provenance gothique de ce deuxième couple, Guéret-Angèle.
9Ce qui rendait saisissant avant tout le genre de Walpole était les spectres, les succubes et les monstres qui peuplaient le paysage gothique. Mary Shelley dans son chef-d’œuvre Frankenstein (1818) et Bram Stoker dans Dracula (1897) n’ont pas seulement stimulé l’imagination de maints cinéastes, ils ont également rendu populaires les figures du double et du vampire, deux personnages capitaux du roman gothique. Nous voyons les figures du scientifique doué et de son double dès la première nouvelle de Julien Green, The Apprentice Psychiatrist (1920). Quant au vampire, qui vit en suçant le sang de ses victimes, nous en voyons aussi, légèrement transformés, dans l’œuvre greenienne. Ainsi la Vicomtesse du Visionnaire (1934) est, dans son dernier acte d’amour avec Manuel, une version féminine du célèbre Comte Dracula : Manuel a l’impression de « réchauffer une morte » ; le corps de la Vicomtesse est « pâle et froid » ; au plus haut de leur frénésie Manuel sent les dents de la Vicomtesse « couper [s]a chair à la naissance du cou et [il] pouss[a] un cri de terreur » ; après l’acte Manuel découvre que la Vicomtesse est morte16. Nous reviendrons plus tard au vampirisme lors de notre discussion sur les personnages de Guéret et Mme Grosgeorge de Léviathan.
10Le troisième élément de l’écriture gothique dont nous voulons traiter est l’action. L’action du roman gothique est le produit inéluctable du décor et de la peinture des personnages et consiste en une série de fuites et de poursuites par lesquelles la victime essaie de sortir de sa prison et le villain, le traître, tente d’assouvir sa faim destructrice. L’action est une série de scènes hautes d’intensité qui mettent en scène la confrontation entre le Bien et le Mal. Chez Julien Green, la poursuite est souvent de nature psychologique et les frontières traditionnelles entre le Bien et le Mal sont plus difficiles à déceler. L’action de la nouvelle Léviathan (La Traversée inutile) (1926) est axée sur ce thème gothique le passager à bord du navire Bonne Espérance essaie de fuir sa mauvaise conscience pendant que le capitaine tente de lui arracher son secret. Dans le roman Léviathan les poursuites sont réelles – Guéret qui traque Angèle – et psychologiques – Mme Londe qui traque le secret de Guéret.
11Dans la troisième section de notre intervention nous voulons nous approcher du roman Léviathan afin de mettre en évidence la grande influence du roman gothique sur sa composition. En en faisant cela nous espérons élucider le caractère anglo-saxon de l’œuvre greenienne.
12Commençons notre analyse par le décor et notons que Léviathan partage l’atmosphère hostile et étouffante du roman gothique. Dans le roman gothique la nature est notoirement hostile – rappelons Victor Frankenstein à la poursuite du monstre à travers un désert de glace et de neige ou le château de Dracula dans les montagnes hostiles de. la Transylvanie – et dans Léviathan nous trouvons des échos de cette hostilité dans la froideur surnaturelle qui règne autour des personnages : « Aucune plante ne résistait à ce froid »17, « il soufflait une bise coupante »18, « un vent glacial soufflait autour d’eux »19, « le vent glacial sécha la sueur sur son front »20, « la température glaciale [...] régnait autour d’elle »21.
13Bien que l’histoire de Guéret ne soit pas limitée à une seule maison, son monde est rétréci comme le remarque le narrateur au début du chapitre six, première partie :
Sa chambre, basse de plafond, avec une fenêtre étroite, le restaurant de Mme Londe, le petit café désert, la villa des Grosgeorge, tels étaient les quatre points cardinaux de sa vie nouvelle22.
14En effet la topographie de ce monde reflète admirablement l’obsession de Guéret car, comme le remarque le narrateur, les rues et les routes des deux villes ne permettent à Guéret que d’aller de « l’un à l’autre coin de sa prison »23. Or, Guéret n’est pas le seul personnage emprisonné dans un monde qui, à l’instar du roman gothique, reflète ses propres obsessions. Mme Londe, seule dans sa chambre, cède à la panique :
Ainsi accroupie et gémissante, elle faisait songer à un gros animal qui souille tristement sous la porte de sa prison24.
15La prison de Mme Grosgeorge a une qualité métaphysique qui reflète l’angoisse dont elle est victime :
[…] elle s’était laissé prendre aux petites habitudes d’une vie médiocre [...] sa raison ne manquait pas de lui dire qu’elle était trop âgée pour songer à se rendre libre [...] Il fallait une âme plus forte que la sienne pour échapper à sa prison25.
16Angèle, en héroïne gothique, est emprisonnée non seulement par le désir de l’homme qui la traque mais aussi par les nécessités du monde cruel qu’elle habite et par son propre corps. La dernière scène du roman illustre son emprisonnement d’où la seule issue est la mort : une dernière fois elle tente de s’évader de la prison du restaurant de Mme Londe mais y est ramenée ; or cette fois il ne reste de sa vie que « la douleur dont sa chair était affligée »26 et elle finira par rompre ses derniers liens avec cette vie afin de s’évader de sa prison.
17Passons maintenant à la peinture des personnages dans Léviathan. En effet, la peinture des personnages est étroitement liée dans le gothique au décor puisque la scène est une représentation concrète de la vie intérieure du héros. L’élément le plus saillant de cette vie intérieure de Guéret est le désir qui le tourmente et le pousse à des actes dont il ne se sent pas coupable. Ce désir incontrôlable de Guéret dote le personnage de pouvoirs presque surnaturels. Le héros se revêt de pouvoirs vampiriques lors de la scène du viol imaginaire d’Angèle qui prépare la vraie attaque au bord de la rivière. Guéret se précipite sur la maison où loge Angèle « comme sur un ennemi » ; une force d’une provenance mystérieuse « parut le soulever du sol et l’attacher au rideau de fer » ; après plusieurs tentatives infructueuses, ses paumes saignant et le « sang coulant le long des poignets », il réussit à escalader la façade du bâtiment et à pénétrer dans la chambre d’Angèle ; bien qu’Angèle ne soit pas là, Guéret est enivré de son parfum et il promène « ses paumes sanglantes » tout autour du lit27. La description rappelle celle de Dracula du roman gothique de Bram Stoker escaladant les murs du château pour pénétrer dans la chambre de sa victime afin de commettre l’agression symbolique.
18Guéret n’est pas, pourtant, le seul vampire du roman. Julien Green exprime le sadisme de Mme Grosgeorge dans des termes qui rappellent le vampirisme du roman gothique. Le vampire tout en gardant les apparences humaines, est en réalité un monstre ou une bête qui se nourrit du sang de sa victime. Dans une scène célèbre du roman, Mme Grosgeorge perd son humanité avant d’agresser son fils : son « immobilité » paraît « épouvantable » ; elle écoute son fils et le précepteur « avec une espèce de férocité » ; ses traits semblent « incapable[s] d’exprimer aucune émotion humaine » ; elle savoure la confusion et l’humiliation des deux en « retenant son souffle dans ses narines, comme une bête voluptueuse » ; avant l’agression, elle est « immobile comme une statue ». L’agression ressemble à celle du vampire : « Lève la tête et regarde-moi », dit-elle au garçon qui, en vraie victime gothique, est blond et chétif, avec un visage dont la terreur [...] accentuait la pâleur ». Puis en préparant l’agression Mme Grosgeorge fait un geste qui en révèle la nature vampirique : « En disant ces mots elle serra un peu les dents et planta ses yeux dans ceux de son fils [...] ». Enfin elle frappe « l’enfant au visage avec la force et la brutalité d’une machine »28. (C’est nous qui soulignons).
19Après l’événement elle est transfigurée, elle goûte avec ses yeux le sang du garçon et, comme le vampire traditionnel, rajeunit :
[...] elle semblait ne pas entendre ses cris et observait à présent la joue où l’empreinte rose de la main palissait peu à peu. Quelque chose d’étrange s’était glissé dans les prunelles noires de cette femme, une expression d’avidité et de plaisir qui transfigurait son vieux et joli visage et lui prêtait comme un regain de jeunesse [...] rien n’existait plus pour elle en dehors de la meurtrissure infligée par ses doigts29.
20Plus tard nous verrons une autre référence à la nature vampirique de Mme Grosgeorge quand, en rencontrant Angèle, elle se retourne vers elle « avec une sorte d’avidité, ainsi qu’une bête eût pu faire en présence d’une proie » et elle a « un regain d’énergie [...] à la vue de l’être que Guéret avait désiré, poursuivi, frappé »30. (C’est nous qui soulignons).
21Nous voulons maintenant traiter de l’influence du gothique sur le portrait d’Angèle, la victime de l’agression de Guéret. À cette fin nous examinerons la troisième rencontre entre Angèle et Guéret sur la passerelle. Guéret attend Angèle, dont le prénom nous donne un indice sur ses vraies origines, pendant un quart d’heure, puis « elle parut ». Elle porte « un grand panier » sans effort, ses gestes sont « grave[s] et roy[aux] », son visage est « parfait ». Puisque c’est par les yeux de Guéret que nous la voyons on suppose que ce portrait est quelque peu idéalisé. Or, quand nous lisons que « ce visage parfait, ce corps [...] anéantissaient l’univers autour d’eux » et que Guéret la voit « pour la première fois, blanche, enveloppée de lumière » et que « l’éclat de lumière obligeait Guéret à baisser la tête » on commence à penser à une vision31. En effet, avant la rencontre, Guéret essayait de se rappeler exactement le visage d’Angèle mais il « ne réussissait pas à le voir32. » Or, quand Angèle saisit la main de Guéret il remarque que « cette chair n’avait pas la chaleur qu’il attendait ». Enfin quand la rencontre tourne mal, Angèle se sauve : Guéret attend et puis court pour tenter de la voir mais Angèle, en vrai fantôme gothique, « avait eu le temps de traverser la Preste [la rivière] et de disparaître »33. Ce n’est pas simplement une rivière qu’Angèle traverse, elle disparaît de ce monde pour accéder à un autre car dans la première partie du roman elle dispose d’une double nature. Elle est à la fois la prostituée du restaurant Londe et l’être séraphique qui hante l’imagination de Guéret.
22Nous voulons maintenant traiter de l’action de Léviathan afin de montrer sa dette envers la tradition gothique. Comme nous l’avons déjà dit, l’action du roman gothique consiste, en grande partie, en une série de fuites et de poursuites : le héros qui représente le désir déchaîné tente d’assouvir une faim dont il ne comprend pas les origines ; sa victime, spirituelle et passive, tente de s’évader du donjon du château gothique. Dans Léviathan, cependant, tous les personnages sont à la fois auteurs et victimes de ce genre de persécution : ils sont tous emprisonnés et sont parfois poursuivis par d’autres personnages mais le plus souvent par leur propre destin, par leurs propres désirs. Guéret est « comme un être affolé qui se jette contre les murs de sa geôle et cherche à échapper »34, ses périples à travers la scène rétrécie sont les efforts d’un être affolé pour échapper à son destin ; Angèle supplie incessamment Guéret, son geôlier, « lâchez-moi », « laissez-moi »35 mais sans succès ; Mme Grosgeorge se sent poursuivie par un destin arbitraire et la « sensation d’être la proie d’une force capricieuse ne la quittait jamais »36. Guéret poursuit Angèle et il est poursuivi à la fois par Mme Londe et par les enquêteurs. Angèle est également la proie de Mme Londe. En effet, le cas de Mme Londe illustre très bien comment Julien Green renouvelle le motif gothique : la vieille chipie, poussée par une curiosité qui masque une passion plus profonde, se nourrit de la vie secrète de ses clients au restaurant Londe ; sa vie est enfin bouleversée par l’arrivée d’un homme dont elle ne sait éclairer le mystère. La volonté toute puissante de traverser le voile d’autrui afin de le posséder, la pulsion de commettre un acte de viol psychique, est une autre forme du vampirisme du roman gothique.
23Dans la dernière partie de cette intervention nous voulons traiter de manière plus détaillée du rapport entre Léviathan et le gothique comme genre littéraire. Si nous situons les premiers écrits de la plume de Julien Green sous le signe du gothique nous sommes néanmoins conscient de leur distance par rapport aux premiers romans de Walpole, Lewis, Beckford, Radcliffe et Maturin. Nous avons déjà signalé le fait que la première grande vague de ces écrivains gothiques a vite épuisé les ressources symboliques du décor médiéval, surtout du château gothique. Il est de même clair que les notions du Bien et du Mal ont beaucoup évolué depuis l’époque de Walpole et ses disciples. Walpole traite du Mal et du Bien dans son chef-d’œuvre comme deux forces opposées et bien définies. Julien Green traite du mal psychologique dans Léviathan, mais Guéret et Mme Grosgeorge sont ébahis par le Mal qu’ils reconnaissent dans leur nature profonde, ils ne comprennent pas ces forces intérieures qui les dominent et qui les poussent à agir. Ainsi, Guéret ne se reconnaît pas dans l’homme qui a assailli Angèle :
Toutes les raisons qu’il se donnait à lui-même, le désir, la colère, la peur, n’expliquaient pas comment, pendant quelques heures, une transformation si profonde avait pu s’opérer en lui et faire de sa main un instrument de meurtre37.
24L’incertitude de Guéret esquisse celle de son créateur qui semble dans ses premiers écrits, au moins, ne pas comprendre l’origine du Mal. Un résultat de la confusion morale qui règne dans le monde de l’œuvre greenienne est la fusion du héros et du villain, le traître du roman gothique. Le héros greenien devient donc un être double, déchiré par le mal psychologique qui l’habite. Julien Green réussit à créer dans Guéret un personnage dédoublé qui attire en même temps la sympathie et le dégoût du lecteur.
25Le cas d’Angèle, l’héroïne du roman, illustre bien comment Julien Green ‘humanise’ – pour emprunter un mot à J.-P. Sartre38 – le gothique. Si la description de la troisième rencontre entre Guéret et Angèle évoque l’influence de la tradition gothique, le personnage reste la plupart du temps ancré dans le monde ‘réel’ du roman. Bien que le portrait d’Angèle doive beaucoup à ceux des spectres du roman gothique, son entrée ne représente plus l’irruption brusque du revenant ou du succube du roman gothique ; il s’agit plutôt d’une mise à jour subtile de l’étrangeté de l’être humain lui-même. L’auteur a recours à la tradition gothique pour réussir cette mise à jour.
26Notre examen de Léviathan nous a permis de caractériser l’action du roman comme une série de fuites et de poursuites. Pourtant, les fuites et les poursuites de Léviathan sont soit réelles – Guéret traque Angèle qui essaie de se sauver – soit psychologiques – Mme Londe est poursuivie par la volonté de tout savoir de la vie intime de ses clients, elle poursuit donc sans répit le secret d’autrui. Julien Green apporte ainsi à la tradition du roman gothique ce que nous appellerons ‘l'intériorisation’ de l’action. Le roman gothique visait toujours la psychologie profonde du héros – ainsi le monstre de Frankenstein représente la psychose de son créateur – chez Julien Green l’action est souvent intériorisée et se déroule non pas dans un paysage symbolique mais dans la psyché morbide du héros lui-même. C’est ainsi que la prison de laquelle Guéret, Mme Grosgeorge, Mme Londe et même Angèle tentent de s’évader n’est plus le donjon du château gothique mais une prison psychologique, ce que John Milton appelait, dans un vers cher à Julien Green, « the dungeon of thyself »39.
27Pour conclure notre intervention nous voulons faire mention d’un petit incident révélateur du Voyageur sur la terre. Peu de temps après l’arrivée de Daniel O’Donovan à Fairfax, le voyageur sur la terre trouve une chambre et sort de sa valise les livres qu’il avait emportés avec lui. Nous nous rappelons que le capitaine avait conseillé à Daniel de n’emporter avec lui que « des choses indispensables »40. Quels sont donc ces livres et sont-ils en réalité « indispensables » ? Laissons la parole à Daniel :
Il y avait Frankenstein de Mary Shelley, Le Vampire de Byron, des romans de Hawthorne et quelques traductions de livres français, mais ces derniers appartenaient à mon oncle [...] J’étais fort attaché à ces livres. Je les avais lus un très grand nombre de fois [...]41.
28Il nous semble que « ces...volumes fatigués par un long usage » auxquels Daniel pensait plus « qu’à n’importe quelle autre chose dans [s]a vie »42 nous fournissent un indice clair sur l’importance de la tradition gothique non seulement pour le voyageur mais aussi pour son créateur, Julien Green.
Notes de bas de page
1 Toutes nos références sont indiquées dans la Bibliothèque de La Pléiade. Les caractères romains renvoient aux tomes de cette édition. – Marquis de Sade, Idées sur les Romans, cité dans Mario Praz, Préface à Tree Gothic Novels, London. Penguin, 1968, p. 14.
2 Voir Maurice Lévy, « Le Roman gothique, genre anglais », dans Europe, Paris, Messidor/Temps Réels, 1984, no 659 (mars 1984), p. 6.
3 Roger Caillois, Au cœur du fantastique, Paris, Gallimard, 1965, p. 161.
4 Léviathan a paru intégralement dans la Revue de Paris entre décembre 1928 et mars 1929. Première publication en volume : Paris, Plon, 1929, collection « Le Roseau d’or », Œuvres et Chroniques, 4e série, 4.
5 Julien Green. L'Avenir n'est à personne. Journal (XV), Paris, Fayard, 1993, p. 73.
6 Robert de Saint-Jean, Julien Green par lui-même, Paris, éd. du Seuil, 1967, p. 51.
7 Voir Michaël O’Dwyer, Julien Green : A Critical Study, Dublin, Four Courts Press, 1997, p. 41
8 Ibid., p. 7.
9 Julien Green, Journal (sans date) in Œuvres complètes, Bibl, de La Pléiade, IV, Paris, Gallimard, 1975, p. 1240.
10 Ibid., p. 600, (22 août 1941).
11 Julien Green, « Pourquoi suis-je moi ? », Journal (XVII), Paris, Fayard, 1996 (le 18 février 1996).
12 Ibid.
13 Hyatt W. Waggoner, Hawthorne : A Critical Study, Cambridge (Massachussetts), The Belknap Press of Harvard University Press, 1963, p. 163. C’est nous qui traduisons (« The house is both setting and symbol : it is the antagonist in a drama of good and evil »).
14 Michele Raclot. Le Sens du mystère dans l'œuvre romanesque de Julien Green, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1988, p. 19.
15 Dans Mont-Cinère la maison ancestrale représente l'héritage maudit d’Emily Fletcher et c’est la maison qui conduira Emily et sa mère à une destruction réciproque. Dans Adrienne Mesurat la maison est, en effet, une prison pour Adrienne ; elle devient ensuite un lieu cauchemardesque d’où elle cherche vainement à trouver une issue.
16 Julien Green, Le Visionnaire, in Œuvres complètes. Bibl, de La Pléiade, II, Paris, Gallimard, 1973, p. 377-8.
17 Julien Green, Léviathan, in Œuvres complètes, Bibl, de La Pléiade, I, Paris, Gallimard, 1972, p. 709. À partir d'ici nous indiquerons seulement les références dans le texte même.
18 Ibid., p. 752.
19 Ibid., p. 778.
20 Ibid., p. 803.
21 Ibid., p. 810.
22 Ibid., p. 617.
23 Ibid., p. 617.
24 Ibid., p. 703.
25 Ibid., p. 710-711.
26 Ibid., p. 813.
27 Ibid., p. 670-674.
28 Ibid., p. 613-616.
29 Ibid., p. 616.
30 Ibid., p. 747.
31 Ibid., p. 619-623.
32 Ibid., p. 606.
33 Ibid., p. 621-623.
34 Ibid., p. 676.
35 Ibid., p. 678-680.
36 Ibid., p. 711.
37 Ibid., p. 769.
38 Jean-Paul Sartre, Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 127. Sartre rend hommage à M. Blanchot (après Kafka) pour avoir « humanisé » le surnaturel : c’est l'homme qui est l’objet fantastique.
39 Julien Green emploie ce vers du Samson Agonistes du poète anglais John Milton (1608-1674) en épigraphe à sa courte biographie de Nathaniel Hawthorne, Un puritain homme de lettres, in Julien Green, Œuvres complètes, I, (« Le donjon de toi-même »).
40 Julien Green, Le Voyageur sur la terre, in Bibl, de La Pléiade, tome I. p. 31.
41 Ibid., p. 39.
42 Ibid., p. 40.
Auteur
Lecteur de français, doctorant, Mullingar, Irlande
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