Présence du corps dans Léviathan
p. 201-219
Texte intégral
1À ceux qui avaient cru pouvoir réduire le personnage à l’état d’être de papier, voire de simple signe linguistique, Francis Berthelot a répondu récemment par un livre intitulé avec pertinence Le Corps du héros1 qui prouve que même imaginaire, même tissu de mots, il n’en reste pas moins doté d’une présence toute physique, dont les incidences sur la structure romanesque sont multiples et essentielles. L’œuvre de Julien Green ne figure pas dans le vaste corpus de romans français et étrangers d’où il tire ses exemples ; elle aurait pourtant pu y trouver naturellement place, tant on est frappé, à la lecture d’un roman comme Léviathan, du relief saisissant qu’y prennent les corps des personnages, êtres de fiction dont la réalité physique, l’apparence mais aussi les sensations, nous sont représentées avec un luxe de détails, une précision clinique, qui ne nous laissent rien ignorer de leurs particularités ni de leurs réactions émotionnelles. Autant dire que les portraits, lieux traditionnels de l’inscription du corps dans le texte, abondent dans Léviathan et qu’ils s’y révèlent d’une importance stratégique, dans la mesure où sous la plume de Green, le corps parle, jouit d’une telle expressivité qu’il suffit en quelque sorte d’ouvrir l’œil pour voir défiler sur les traits d’un visage et les jeux de physionomie l’histoire dramatique de chacun des protagonistes, la genèse de la passion et des frustrations qui les crucifient2.
2C’est pourquoi si nous nous proposons d’étudier ici la méthode du portraitiste, de relever les différents procédés descriptifs qu’il utilise pour caractériser la beauté ou la laideur des personnages, situer leur corps dans l'espace et en noter les sensations, il nous importera surtout de déchiffrer cette éloquence des corps et d’en apprécier les conséquences sur le déroulement de l’intrigue romanesque et notamment sur son schéma relationnel. De fait, le corps n’affecte pas seulement les parties descriptives du roman. Si sa présence nous paraît aussi déterminante, c’est que les actions qu’il mène ou qu’il subit, les liens qu’il noue avec son entourage constituent l’un des éléments de structuration les plus constants et les plus efficaces dans ce roman. Tout y est affaire de corps : les personnages se définissent d’abord par la relation qu’ils entretiennent avec leur propre corps, avec l’apparence et les désirs qu’il leur impose, avec le vieillissement ou les mutilations dont il est victime et qu’il leur faut subir. Source de tensions internes, ce vécu difficile est à l’origine de leur drame et conditionne leurs relations souvent conflictuelles avec autrui. Ressort dramatique, le corps l’est encore parce qu’il joue dans l’action romanesque et dans la distribution des fonctions des personnages, le rôle moteur : Angèle est ainsi par son corps tour à tour objet de désir, donc de quête et de rivalité, moyen de pression entre les mains de Mme Londe qui se sert de ses charmes pour régner sur sa clientèle, objet de peur et de répulsion enfin pour la plupart, lorsque Guéret lui a ravi sa beauté. Convoité, utilisé, haï, évité, ce sont ces différents états du corps qui créent la dynamique romanesque et provoquent le réajustement incessant de ses configurations relationnelles. C’est donc cette extraordinaire fécondité dramatique du corps qu’un roman comme Léviathan nous invite aussi à découvrir. La perspective est ici d’autant plus riche qu’elle nous conduit au cœur d’un des grands mythes de l’univers romanesque de Green, celui de la beauté, dont il éprouve à travers le destin d’Angèle toutes les potentialités romanesques, dont il excelle surtout à rendre les troublantes ambiguïtés.
3L’importance accordée au corps dans ce roman se mesure d’abord à la fréquence des portraits et à la minutie de la description des parties du corps ainsi que de ses facultés et de ses sensations. On remarque ainsi que tous les personnages, y compris les figures secondaires comme M. Grosgeorge, son fils André ou la femme de Guéret, sont objets de portrait, et souvent même de plusieurs portraits disséminés au fil de la narration. Les simples figurants eux-mêmes se voient dotés d’un physique particularisé, à l’image du garçon de café que Guéret tâche de faire parler au début du roman et dont l’auteur ne manque pas d’esquisser la silhouette et le profil, « long, sournois et curieux3 » Ces portraits sont d’autant plus développés et fouillés qu’ils caractérisent l’un des personnages clés du roman. Pour les figures secondaires au contraire, Green se contente de portraits à relief, organisés autour de quelques traits saillants, ceux-là mêmes qui distinguent le mieux le personnage et qui le définiront désormais aux yeux du lecteur. Il arrive qu’il ne retienne qu’un trait dominant, simplification qui a toutes les chances, si elle porte sur une difformité physique ou un trait de caractère ridicule, de donner au portrait la sévérité et le mordant d’une caricature. Il en va notamment ainsi pour celui de M. Grosgeorge, personnage grotesque dont le corps est décrit de manière à suggérer le vice qui s’est emparé de tout son être et qui guide le cours de son existence, la convoitise sexuelle :
Le propriétaire de la villa Mon Idée portait une soixantaine d’années avec la bonhomie qui vient avec l’âge lorsque la santé ne s’y oppose pas trop. Les cheveux blancs couvraient encore la tête au-dessus des oreilles et de la nuque, mais laissaient à découvert un front rose à peine ridé et tout le haut du crâne. Les traits étaient lourds, la bouche épaisse et large, la mâchoire vigoureuse. Un nez charnu et recourbé donnait à son profil quelque chose de volontaire et de sauvage qui démentait le regard guilleret des yeux bruns. Il était vêtu d’un costume d’étoffe grise tel qu’en portent les chasseurs, mais une cravate à pois, digne d’une mise un peu plus soignée, mettait un gros trait noir sous le double menton comme pour marquer une limite4.
4Tous les traits notés, à commencer par l’épaisseur du visage et l’énergie menaçante du profil, manifestent cet appétit charnel et préparent la vision cauchemardesque que va avoir Guéret d’une « bouche qui se pinçait et se gonflait tour à tour, impatiente et cruelle, tourmentée d’une faim que la vie ne comblerait jamais »5. La présence du portrait-charge exprime à l’évidence le dégoût ressenti par l’auteur face à de tels êtres entièrement dominés par leur concupiscence, répulsion dont Mme Grosgeorge se fait du reste le porte-parole, en qualifiant d’« ignoble » le spectacle qu’il offre d’une des formes les plus viles « de la gourmandise humaine »6. C’est toute la haine avouée par Green dans son Journal pour « l’instinct sexuel » qui se dit ici et qui le pousse à donner du désir une image infâme, en dégradant à outrance la figure de celui qui a fait de la quête du plaisir sa raison d’exister.
5Qu’il séduise ou qu’il répugne, qu’il soit longuement ou prestement décrit, on constate donc que chaque personnage de ce roman possède un corps dont les particularités physiques retiennent immédiatement l’attention et dont la réalité organique ne se fait jamais oublier. C’est d’ailleurs dès leur première apparition que Green glisse en général leur portrait, profitant ainsi de la curiosité provoquée par l’arrivée du nouveau venu pour renseigner le lecteur sur son compte. On notera en outre qu’il a soin de justifier à chaque fois la présence du portrait et d’en naturaliser l’insertion, en prenant pour prétexte des moments de réflexion ou d’observation pendant lesquels le personnage est à même de décrire ou d’être décrit7. La pose devant un miroir est l’une de ces séquences traditionnellement propices à la description : Green l’utilise de fait à plusieurs reprises dans Léviathan, pour dépeindre ses personnages alors qu’il est normal que leur regard s’attarde sur leur reflet et le dévisage. Une seule fois, il s’interdit de représenter tout de suite le personnage qu’il vient d’introduire : ainsi, lors de sa première rencontre avec Guéret, Angèle, que nous découvrons alors, n’a droit qu’à quelques esquisses de son physique dispersées tout au long de la scène et présentées du seul point de vue de Guéret. Le choix de la focalisation interne et l’absence de portrait en pied se révèlent ainsi hautement significatifs : Green nous fait comprendre qu’à ce moment-là du roman, Angèle est comme dépossédée de son corps qui n’existe qu’à travers le regard avide d’autrui, comme simple objet de désir.
6Pour les autres, le corps s’expose d’emblée et occupe constamment le devant de la scène. Il n’est pas en effet un passage de ce roman qui n’illustre ce souci de Green d’incarner fortement ses personnages, de souligner leur présence physique, leur existence d’individu de chair et d’os souffrant et jouissant par le corps. Outre les nombreux portraits, on remarque que le moindre dialogue y est ponctué de notations descriptives relevant les gestes, les attitudes, les jeux de regard et de physionomie, les modulations de la voix qui trahissent les émotions successives ressenties par ceux qui parlent ou qui écoutent. Dans ce besoin de montrer sans cesse des personnages tributaires d’un corps soigneusement caractérisé, on retrouve sans nul doute l’expérience greenienne de la création littéraire, ce privilège qu’il a de « voir » nettement ses personnages et de tirer son inspiration de la force de cette apparition qui s’impose à lui. C’est encore la conséquence de son souhait de faire véritablement vivre ses personnages comme des personnes réelles, de leur prêter ce souffle, ces émotions, cette intense présence physique qui vont donner le change au lecteur et l’obliger à croire en eux comme Green a toujours dit qu’il croyait « fortement », « naïvement » en ses créatures de fiction8.
7On s’explique alors mieux l’abondance et la surprenante précision des descriptions dans lesquelles il se complaît à détailler les sensations de ses personnages. A plusieurs reprises dans Léviathan, Green se livre en effet à des analyses d’une finesse et d’une justesse exceptionnelles des états d’égarement dans lesquels se retrouvent les êtres submergés par la souffrance physique ou morale, entraînés par la fureur de leur désir et de leur colère, ou rendus fous par la peur panique que leur inspirent des éclats de violence adverse. L’acharnement à rendre compte de la moindre sensation et le plaisir évident pris à sonder les états limites de la conscience où, sous le choc d’une émotion, l’être perd peu à peu le contrôle de lui-même, conduisent d’ailleurs Green à revenir plusieurs fois sur une scène, notamment lorsqu’il s’agit d’une scène de violence, pour nous faire partager et le trouble du bourreau emporté par une pulsion meurtrière, et la douleur de sa victime terrorisée. Ainsi, rien ne nous sera épargné de l’agression d’Angèle par Guéret : nous connaîtrons d’abord dans les moindres détails les sensations de peur et d’horreur éprouvées par cet homme qui frappe surtout la femme qu’il aime pour détruire l’insoutenable image de criminel que son regard lui renvoie9, avant de revivre à travers le souvenir d’Angèle le supplice de la jeune femme, et de retrouver avec elle jusqu’au goût salé et à l’impression de brûlure causés par le sang qui inonde son visage :
Le premier coup lui brûla la face de l’œil gauche à la lèvre ; le sang filtra jusqu’au fond de sa bouche ; elle perdit connaissance et comme elle s’éveillait, un peu plus tard, un goût salé lui poignit la langue, mais c’était l’insupportable souffrance de sa chair qui l’avait ramenée à elle : du feu semblait couler sur son visage. Le sang ruisselait de sa tête et couvrait ses bras et sa poitrine. De tous les spectateurs que ses hurlements attirèrent alors, pas un n’osa la toucher et il fallut qu’elle les suppliât pour qu’ils la ramenassent chez elle10.
8De telles descriptions font du reste plus qu’attester la complaisance que met Green à fouiller les degrés paroxystiques de la souffrance et de la violence. Elles illustrent l’usage particulier qu’il fait du réalisme en mettant la clarté et l’extrême précision de sa prose au service de la peinture du corps lorsque ce dernier vient à échapper à toute prise de la conscience et de la raison. Paradoxalement, la minutie presque maniaque de ces descriptions, leurs non moins remarquables sobriété et concision disent la confusion des sens, l’ébranlement de l’être à ce point sonné par l’émotion qu’il donne souvent l’impression de glisser progressivement dans la folie. La maîtrise de la forme, le parti pris de dépouillement d’un style qui se refuse à toute image un peu trop voyante rendent manifestes le désordre et l’emportement des sens, ou font ressortir ce que dans son trouble le personnage a d’étrange, de profondément irrationnel. Ainsi en va-t-il du portrait de Mme Londe qui nous la montre se dévisageant devant son miroir avant de paraître sur le théâtre de son minable restaurant. Curieusement, la rigueur et l’exactitude de cette description qui n’en finit pas de relever les moindres particularités du visage et surtout de ses yeux, avec leurs « prunelles noires où la lumière jetait deux points jaunes »11, ont pour effet d’intensifier l’étrangeté de cette attitude et nous persuadent peu à peu que ce personnage est bel et bien à ce moment-là dans une sorte d’état second. Nous lirons du reste par la suite qu’« Il semblait que cette femme sortît d’un enchantement et que, se réveillant d’un magique sommeil, elle recommençât à vivre »12. La netteté du portrait, par son intensité même, décèle tout ce que ce regard si « tendu » a d’insolite et finit par nous faire considérer l’ensemble de la scène comme une hallucination. Ainsi, au moment même où l’auteur porte sur le corps une attention aiguë et semble vouloir en analyser clairement le psychisme, il le déréalise en laissant deviner ce qu’un tel comportement a de bizarre et d’irrationnel. Il le rend ainsi d’autant plus étrange et fascinant qu’il lui conserve son apparence dé tous les jours, mais pour donner à sa réalité physique l’éclat de la vision.
9On voit donc que Green applique au portrait la technique qui lui est chère de recourir à « un fort dosage de réalisme » pour que « le vrai fasse passer l’imaginaire »13. La précision et la rigueur de la description lui permettent de glisser subrepticement vers les zones obscures et mystérieuses de la personnalité. Sans rien abandonner de la limpidité naturelle de son style, il n’en représente pas moins par exemple dans les nombreux portraits imaginaires de Léviathan les fantasmes érotiques et meurtriers que suscite dans l’esprit tourmenté de Guéret son désir forcené pour Angèle :
Il la voyait aussi : elle était étendue un peu en travers de son lit, la tête en arrière, offrant sa gorge au crime ou à l’amour, et ses bras levés comme des ailes disparaissaient dans le flot noir de ses lourds cheveux. Elle dormait pareille à une morte. Le sang avait ralenti sa course dans ses veines et ne colorait plus ses joues. Si quelqu’un la tuait une nuit, c’est ainsi qu’on la trouverait, sûrement, mais elle serait nue et ses bras, ses cheveux traîneraient jusqu’à terre ; si quelqu’un la serrait jusqu’à chasser l’air de ses poumons pour toujours, elle aurait ce visage blême, cette bouche entrouverte qui ne pourrait plus crier14.
10Précis, sobre, ce portrait, qui est pourtant le fruit d’une hallucination, dit la malédiction de l’érotisme dans l’univers romanesque de Julien Green, qui voit dans le crime son « aboutissement naturel »15. Il montre l’essence mortifère du désir, dont l’assouvissement, pour être total, exige le meurtre. Il a en outre valeur prémonitoire, puisque Guéret, juste après avoir violenté Angèle, la découvrira exactement dans la même position, « immobile, couchée en travers » non plus du lit, mais « du sentier et les cheveux épars »16.
11Fascinants par ce réalisme visionnaire qui leur est propre, les portraits dans Léviathan le sont encore par l’efficacité romanesque que leur confère l’éloquence des corps qu’ils représentent. Jamais gratuits, jamais réduits à une simple fonction mimétique, ils se voient au contraire dotés d’un pouvoir cataphorique dans la mesure où ils révèlent le caractère des personnages, les souffrances qu’ils endurent, et annoncent clairement le drame à venir. Partant du principe que l’extérieur dit l’intérieur, le romancier les compose en sélectionnant les traits physiques qui vont pouvoir faire office d’indices. C’est dire qu’il nous invite à dépasser le pittoresque de ces corps pour percevoir, au-delà de l’apparence physique, la passion qui les anime et qui fait leur tourment. C’est donc à un véritable exercice de déchiffrement que se prête le portrait greenien, tant du reste par les traits fixes du corps qu’il enregistre que par l’image qu’il donne du corps en mouvement. De fait, Green a très bien su profiter du privilège qu’a l’écrivain par rapport au peintre, contraint de figer sur sa toile une attitude ou un geste, de pouvoir capter le mouvement dans sa continuité et sa transformation, et donc de pouvoir montrer son personnage en train de bouger, de se déplacer, d’agir. C’est pourquoi il ne se contente pas de portraits statiques relevant les invariants d’un physique, mais, après avoir signalé ces données qui ne changeront pas, les complète au gré de portraits instantanés qui suivent les personnages dans leur évolution et les représentent en pleine action. Le procédé a l’avantage d’intensifier l’impression de vie laissée par ces personnages que l’on voit changer et réagir aux situations dans lesquelles ils se trouvent. Il permet surtout à Green d’intégrer le mouvement et la relation à l’espace à leur caractérisation17. Que les postures, les gestes, la façon d’occuper l’espace et de s’y mouvoir soient constitutifs de l’image renvoyée par un corps et puissent aussi bien découvrir l’intériorité d’un caractère et d’une vie, le romancier le souligne, du reste, dans Léviathan, par l’intermédiaire de Guéret. De fait, observant la démarche rapide et brusque de Mme Grosgeorge allant et venant sur la route où elle espère le rencontrer, ce dernier ne peut s’empêcher de s’exclamer :
Quel merveilleux accord entre l’âme et les gestes pour qu’une attitude du corps, une manière de se retourner et de lever les épaules puisse révéler toute la sécheresse et la dureté d’un cœur18 !
12Cette remarque, notre lecture de Léviathan nous prouve qu’elle pourrait s’appliquer à n’importe quel de ces personnages, tant leurs gestes, souvent machinaux et répétitifs, laissent deviner les angoisses qui les obsèdent. Ainsi en va-t-il de Guéret, à propos duquel le romancier souligne d’emblée cette dépendance du corps et de la pensée :
Par un geste incessant il frottait les mains l’une contre l’autre et marchait de ce pas exact et rapide qui traduit parfois le cours d’une pensée absorbante, comme si quelque chose des préoccupations de l’âme passait dans le corps, et lui imprimait un rythme19.
13Ainsi en va-t-il surtout de Mme Londe, dont la volonté de domination se perçoit à sa façon d’occuper l’espace de son restaurant, de s’y placer et de s’y montrer avec tout l’aplomb d’une souveraine intraitable. Immobile, les rares gestes qui lui échappent alors pour changer le bouquet de place ou ouvrir son fameux livre noir n’en sont que plus révélateurs20 : ils rythment la partie qui se joue entre elle et ses clients ; ils manifestent son souci de ne pas perdre contenance, mais laissent en fait deviner, par leur caractère instinctif, l’anxiété et l’exaspération qui s’emparent d’elle, à l’idée d’être prise en flagrant délit d’ignorance et dans l’incapacité d’exercer sur l’un de ses clients sa perverse tyrannie.
14S’il ne méconnaît pas le pouvoir révélateur des gestes et des comportements, Green continue néanmoins de mettre en relief dans ses portraits synthétiques les parties du corps jugées les plus expressives dans la tradition romanesque. On s’explique ainsi qu’il s’attache à décrire presque exclusivement les visages, et surtout le regard, depuis toujours considéré comme le miroir de l’âme, et néglige la caractérisation du reste du corps, à l’exception du vêtement, toujours soigneusement décrit, parce qu’il indique la condition économique et sociale du personnage, et trahit les efforts malheureux consentis pour masquer un physique ingrat ainsi qu’une existence mesquine. Le meilleur exemple est encore ici Mme Londe, dont la personnalité est tout entière contenue dans le regard dur, inflexible, impitoyable qui, par sa sévérité et sa cruauté, annonce le caractère perfide et presque sadique d’une curiosité derrière laquelle se cachent la volonté de puissance, le désir de maîtriser entièrement son prochain pour le faire souffrir, en jouant de ses penchants secrets les plus vils. Les « prunelles noires où la lumière jetait deux points jaunes » suffisent par ce reflet fauve à mettre en valeur sa férocité, en l’assimilant à un animal prédateur, à « une bête qui va faire un bond ». Si ce regard qui agresse et qui pétrifie accentue la monstruosité de cette nouvelle Gorgone, le vêtement quant à lui souligne plutôt sa laideur et sa gêne matérielle, exhibant ainsi aux yeux de tous cette vie de privations que la fière patronne s’emploie à cacher :
Elle était vêtue de taffetas noir, le buste serré dans un corsage qui emprisonnait le cou jusqu’au menton, mais laissait libres, sous des volants de guipure, des poignets ronds et potelés. Une améthyste à la main droite, une broche sur le haut de la poitrine laissaient percer un souci d’élégance, mais il y avait dans l’étoffe autour de la taille quatre ou cinq vilaines reprises qui avouaient des temps difficiles et une gêne mal dissimulée21.
15Ces quelques lignes sont intéressantes dans la mesure où elles nous révèlent ce souci constant de l’auteur de jouer du physique et de l’habillement pour démasquer les êtres, pour faire apparaître malgré eux la vérité de leur caractère et de leur vie. Green est en effet sans arrêt à l’affût de ces petits détails, de ces mimiques ou de ces gestes apparemment anodins qui laissent en fait soupçonner la médiocrité d’une vie ou l’agitation des passions vainement contenues. Ainsi Mme Londe a beau tenter de paraître impassible, de discipliner son corps en l’emprisonnant dans son corsage et en mesurant ses mouvements, son humeur, les sentiments qui l’assaillent ne s’en affichent pas moins immédiatement sur son visage, qui s’empourpre, par exemple, bien malgré elle, à l’arrivée non prévue de Guéret22. Son drame est de ne pouvoir empêcher que ce visage, en fait extrêmement mobile, ne reflète aussitôt le trouble ressenti.
16Il en va de même pour tous les autres personnages de ce roman qui sont très souvent sous le coup d’émotions d’une violence inouïe qu’ils ne peuvent dissimuler. Leur corps leur est dans tous les cas une gêne, dans la mesure où il échappe à leur contrôle et livre au regard d’autrui les pensées qu’ils auraient tout intérêt à lui dérober. Il ajoute encore à leur malheur en imposant à chacun d’eux ses appétits, en nourrissant en eux un désir auquel ils ne pourront que se soumettre. De fait, si le corps triomphe dans Léviathan, c’est bien parce que toute tentative d’en refouler ou d’en sublimer la convoitise sexuelle se révèle d’emblée vouée à l’échec. On a souvent remarqué que si Green avait dans ce roman augmenté le nombre des personnages importants, il leur avait néanmoins donné un caractère et une destinée similaires. De fait, tous sont les jouets d’une passion inassouvie qui s’exprime directement ou, dans le cas de Mme Londe notamment, emprunte des voies détournées pour réapparaître sous forme de curiosité maladive23. Tous subissent de plein fouet cette « tyrannie » du corps qui veut sans cesse du plaisir dont parle Green dans Chaque homme dans sa nuit24. La plus représentative est en cela Mme Grosgeorge, dont le portrait met tout de suite en valeur une frustration qu’elle ne veut pas s’avouer, un désir qu’elle se dissimule, mais qu’elle sera bien obligée d’assumer. De fait, lors de sa première apparition, c’est un personnage essentiellement ambigu que nous découvrons, d’apparence fragile, mais en fait vigoureuse, dédaignant de teindre ses cheveux grisonnants, et pourtant, « coiffée avec un soin méticuleux », aux traits sévères, mais réguliers, durs, mais adoucis et comme attendris par l’apparence de velouté de la peau. Il n’est pas difficile de voir en elle un être de contrainte qui ne cesse de faire violence à son corps pour mater cette sensualité insatisfaite, pour faire taire cette envie d’aimer qui perce çà et là sur les traits les mieux conservés de son visage. Or, quoi qu’elle fasse pour rendre ce corps insensible, celui-ci la trahit et livre une première fois au regard d’un Guéret confondu, le secret de ce désir insatiable impossible à étouffer :
Elle se leva en disant ces mots et se dirigea vers la porte. Il était encore au même endroit et, comme elle passait devant lui, il put remarquer la délicatesse de ce ferme et gracieux profil ; la joue était avivée par une émotion dont rien ne paraissait autrement ; derrière l’oreille, un peu au-dessous d’une mèche de cheveux gris, une des baleines qui soutenaient le col montant entrait légèrement dans la chair blanche de la nuque et y creusait une fossette. Il éprouva soudain un sentiment confus où l’admiration se mêlait au dégoût, et, saisissant son livre et ses papiers, il suivit Mme Grosgeorge dans l’antichambre25.
17Il suffit ici d’un détail, la fossette, pour révéler les plaisirs auxquels aspire inconsciemment cette femme et que tout aussi inconsciemment, elle cherche peut-être à susciter. On sait en effet que dans la rêverie érotique que fait naître le corps féminin, la fossette est un lieu qui réveille le désir. Comme le remarque Sylvie Collot à propos de la topologie amoureuse de Zola, en « révélant le moelleux, la perméabilité, l’ouverture soudaine du corps désiré, [les fossettes] prédisent l’intrusion possible, sont la faille minime qui donne à l’homme l’espoir d’une sensualité ainsi dévoilée, et miment pudiquement un autre creux convoité »26. À lui seul, ce petit détail déjoue la stratégie de renoncement choisie par Mme Grosgeorge et met à nu la vérité de ce corps qui s’offre au désir, en dépit de sa froideur et de sa monstrueuse cruauté.
18Un tel exemple nous prouve encore que pour Green, le langage du corps est d’une telle évidence qu’il rend superflue l’analyse psychologique. De fait, le romancier ne dit mot ici de la frustration éprouvée par Mme Grosgeorge, que nous devinons seulement à travers les traits physiques qu’il lui prête. Plus tard dans le roman, cette femme reviendra sur ce désir vainement contenu, sur cet amour « méprisé et détesté », mais en fait « toute sa vie désiré »27, et nous aurons alors tout le loisir de constater combien son portrait la rendait prévisible, en annonçant très clairement l’échec du refoulement. La remarque se doit, du reste, d’être généralisée, car c’est en fait pour tous les personnages que le roman déroule le drame dont leur corps révélait les prémices. On pourrait aussi bien le montrer à propos de Guéret, dont le portrait initial, tout en contrastes, trahit la timidité, la peur, le manque de fermeté et de volonté, en attirant par exemple l’attention sur son dos voûté et la mollesse des chairs du visage, mais laisse aussi percevoir la sensualité, le désir de plaire en dépit de ce physique ingrat, et surtout, la possible violence, attestée par la grande taille et la vigueur du corps ainsi que par l’énergie des mains, toujours prêtes à frapper28. Cette valeur prédictive conférée systématiquement au portrait ajoute sans nul doute au tragique de Léviathan qui apparaît bien alors comme un roman de la fatalité dans lequel les personnages restent jusqu’au bout soumis aux penchants, aux passions que leur corps nourrit et rend manifestes29. Privés de toute liberté, ils subissent la loi de ce corps qui échappe à toute maîtrise au point de donner l’impression d’agir seul, en toute autonomie, à l’image des mains de Guéret, d’emblée prédestinées par leur puissance à la violence, et qui vont effectivement satisfaire cette pulsion criminelle en s’abattant sur Angèle, sans que Guéret se montre capable de les retenir30.
19Si tous les personnages ne font pas l’expérience de ce cas extrême de dissociation, tous donnent néanmoins l'impression d’habiter leur corps comme une prison et souffrent à l’évidence de ne pouvoir s’arracher à son emprise, de ne pouvoir fuir ce physique et ces désirs qui leur sont imposés. C’est dire que leur drame est aussi de ne pas aimer le corps qui leur est donné et de porter sur lui le même regard de méfiance et d’hostilité qu’ils réservent à leur prochain. Ainsi fait Mme Londe, lorsqu’elle soumet son propre reflet à l’examen impitoyable de ce regard terrifiant qui lui sert à intimider ses victimes. C’est dire qu’à ce moment-là, le personnage se traite comme un être étranger, parce qu’il découvre le caractère énigmatique de son propre Moi, qui lui échappe encore par cette déconcertante altérité31. Dépossédé de lui-même, il obéit à un corps qu’il ne connaît pas et bute pour son propre compte sur ce mystère de l’identité dont Michèle Raclot a brillamment analysé toutes les manifestations et les répercussions dans l’univers romanesque de Green32.
20C’est donc une vision particulièrement noire et désespérée de la condition humaine que semble nous livrer notre visite des portraits de Léviathan. Il est vrai que le romancier paraît s’acharner à détruire toute image de grâce et d’espoir, en tournant sans cesse en dérision tous les efforts que font les personnages pour tenter de remédier à la médiocrité de leur physique ou de leur tenue. Ceux-ci ne sont en effet jamais plus ridicules que lorsqu’ils tâchent de s’embellir et de paraître élégants : c’est le cas de la femme de Guéret, dont la tentative de « s’habiller comme une dame », en dépit de son allure de paysanne, fait sourire·33, et de Guéret lui-même lorsqu’il arbore un mouchoir de soie violette, qualifié par le narrateur de « fantaisie naïve », que Mme Londe verra ensuite non plus sortir, mais « pend[re] de la poche supérieure de son veston »34. Cette dernière n’est au demeurant pas mieux traitée, puisque le narrateur constate que le rose de sa coiffeuse, seule « note gaie » dans son intérieur, y est « jetée comme par dérision, ou pour accentuer l’âpreté des couleurs et la cruelle énergie du dessin »35. De telles remarques disent l’impossibilité pour les personnages greeniens de se soustraire à la laideur de leur corps et à la mesquinerie de leur existence. Elles illustrent et généralisent la réflexion désabusée de Guéret à propos de sa femme : « Ce qu’elle a de bien ne fait qu’accentuer ce qu’elle a de mal »36. Or, s’il refuse toute échappatoire à ses personnages, le romancier ne manque pas de peindre avec une ironie féroce la déchéance physique que provoque leur infortune et qu’aggrave le vieillissement, autre fatalité du corps qu’ils subissent de plein fouet. Ainsi la décrépitude de Mme Londe nous est-elle montrée en quelques portraits qui exposent crûment les ravages de l’âge sur un corps que plus aucun artifice ne peut arranger. Après nous l’avoir présentée parée et grimée pour son numéro de tous les soirs, Green nous dévoile brutalement son corps difforme, avec « ses hanches puissantes » et « ses chevilles monstrueuses »37, son visage de plus en plus masculin pour lequel le fard ne peut plus rien38, et n’hésite pas à la décrire dans une posture grotesque, usant à l’occasion d’un vocabulaire familier qui tue le pathétique pour ne laisser à cette femme humiliée que le privilège du ridicule :
Sa voix se perdait sous le lit. Ainsi accroupie et gémissante, elle faisait songer à un gros animal qui souffle tristement sous la porte de sa prison. Derrière elle, le crépuscule d’hiver éclairait faiblement la fenêtre. À présent, elle ne bougeait pas, ne parlait plus ; son regard assombri allait de droite à gauche ; énorme et luisante dans sa gaine de serge lustrée, sa croupe immobile insultait aux derniers rayons du jour39.
21Impitoyable portraitiste, Green nous imposerait donc l’image d’une humanité radicalement laide et mesquine s’il n’introduisait au sein de cet univers grotesque le corps splendide d’Angèle en qui rayonne la beauté. C’est du reste à exprimer la fascination que celle-ci exerce, l’immense aspiration qu’elle suscite, que lui sert à l’évidence la peinture de ces corps disgracieux qui vont vouloir à tout prix se l’approprier ou se l’asservir. Incontestablement, la beauté crée un appel, une séduction à laquelle il leur est impossible de résister. Le drame est que cette attirance reste foncièrement ambivalente, dans la mesure où elle peut aussi bien travailler à l’élévation de l’homme que le rendre esclave de ses instincts les plus vils. De fait, Green projette dans Léviathan son propre vécu dramatique de la beauté, qu’il vénère en toute occasion, mais dont il ne cesse de se méfier, car il reconnaît en elle le piège suprême, l’instrument privilégié du Mal, par la convoitise qu’elle fait naître dans le cœur de l’homme40. C’est pourquoi, si elle provoque le ravissement, Angèle est aussi la redoutable tentatrice dont les charmes enflamment les sens de Guéret et le rendent à jamais prisonnier d’un désir dont la fureur le conduira au pire. Son portrait se nourrit du reste de cette équivoque, en mettant toujours en avant ce que cette beauté a de désirable et, plus insidieusement encore, en soulignant la volupté qui se dégage de ses attributs les plus innocents. Voici par exemple comment elle se présente aux yeux de Guéret :
Un quart d’heure plus tard, elle parut, le bras chargé d’un grand panier qu’elle portait sans effort. La beauté a naturellement un air de triomphe. Elle est grave et royale dans chacun de ses gestes ; à son approche, il y a dans le cœur de l’homme quelque chose qui se tait. Lorsqu'il vit cette femme se diriger vers lui, il ne retrouva plus les mots qu’il voulait dire. Ce visage parfait, ce corps qui se déplaçait noblement anéantissaient l’univers autour d’eux. Il la regardait avec voracité. Elle était vêtue d’un corsage blanc qui dégageait son cou et ses bras. Un tablier blanc couvrait sa jupe. Le jeu merveilleux des plis et de l’ombre imprimait à l’étoffe les lignes du torse, des membres. Et tout d’un coup la joie entra dans le cœur de Guéret avec plus de tumulte et de zèle que la rivière n’en mettait à se précipiter vers l’océan. Il oublia tout, ses souffrances, ses rancunes, il la voyait pour la première fois, blanche, enveloppée de lumière ; et il frémit à la pensée qu’il aurait pu ne pas venir41.
22On voit que si la blancheur contribue à sacraliser cette apparition de la beauté rayonnante, elle n’en ajoute pas moins à la sensualité de la jeune fille, en faisant ressortir les formes harmonieuses de sa silhouette et en mettant en valeur le cou et les bras, c’est-à-dire, les parties du corps qui, avec la chevelure, toujours ensorcelante, avivent le plus le désir du personnage greenien42. On comprend alors que l’aura sublime qui émane de la beauté et force son admirateur au silence de l’extase risque vite de dégénérer en concupiscence. Maléfique, le corps beau l’est donc parce qu’il réveille en l’homme l’animal mené par l’instinct, prêt à tout pour satisfaire son envie rageuse de possession. N’oublions pas en effet que chez ces êtres dominés par la frénésie sensuelle, la pulsion sexuelle se distingue mal de la pulsion meurtrière : tous les portraits d’Angèle dans le roman attestent que ses charmes, et tout particulièrement son cou et sa gorge, appellent aussi bien la caresse que le geste fou de la décapitation ou de l’étranglement43. Funeste, la beauté l’est enfin parce qu’à l’instar de l’image d’Angèle que Guéret n’arrive pas à retenir44, elle se dérobe et aiguise la souffrance de celui qui l’idolâtre sans jamais pouvoir espérer la posséder45.
23Et pourtant, Green ne se contente pas d’ajouter avec Angèle une nouvelle figure à la galerie des femmes fatales, redoutables par leur pouvoir d’envoûtement. La force de son portrait vient bien plutôt du fait qu’il a su préserver le mystère de cette beauté, en laissant s’exercer en elle cette double postulation diabolique et divine, cette double mission de tentation et de rédemption, qu’a fort bien analysées René Plantier46. Instrument du péché, mais peut-être aussi du salut, lorsque, par sa Passion, elle conduit à la joie celle qui, dans l’épreuve du plus extrême abaissement, se met à l’écoute de la Grâce47, la beauté reste cette fascinante énigme qui ouvre sur le fond secret des êtres et interroge leur destin. Elle permet ainsi au romancier d’atteindre un idéal qui est aussi bien poétique que spirituel, « réussi[r] à mettre en scène des personnages et, avec ces personnages, quelque chose qui les dépasse, qui n’est pas nommé et qui agit en eux secrètement, jour et nuit », réussir à laisser entrevoir dans les échappées du portrait, « la région secrète où Dieu travaille »48.
Notes de bas de page
1 F. Berthelot, Le Corps du héros. Paris. Nathan, coll. « Le Texte à l’œuvre », 1997.
2 Nous rejoignons ici J. Dupont qui soulignait déjà, à propos d'Adrienne Mesurat, que la singularité du roman greenien venait de cette intense présence de corps qui « parlent ». Voir : « Adrienne à corps perdu », dans Julien Green, Actes du colloque international 12 mai-14 mai 1988, CEDIC, Université Lyon III. 1989, p. 2-12.
3 J. Green, Léviathan, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, t. I, p. 585. Toutes nos références renverront désormais à cette édition. Nous utiliserons en note l’abréviation Lév.
4 Ibid., p. 623.
5 Ibid., p. 629-6.30.
6 Ibid., p. 745. J. Petit fait remarquer dans sa Notice (Ibid., p. 1173) que Green a prêté à ce personnage ses rêves et ses refus, et que c’est en écrivant une page sur elle qu’il prend conscience qu’il « [est] tous les personnages ». On constate de fait ici qu’il projette en elle son horreur de la sexualité.
7 Sur cette question de la légitimation de la description et de la pause qu'elle induit, voir : P. Hamon, Introduction à l'analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, chap. V « Le système configuratif de la description ».
8 Voir sur ce point l’article de M.-F. Canérot. « Et si écrire était vivre », Littératures contemporaines, no 4, 1997. p. 127-140.
9 M. Raclot a fort bien analysé dans sa thèse les motivations de Guéret qu’affolent la terreur d’Angèle et l’horreur de sa propre violence qu'il lit sur le visage de sa victime. Voir : Le Sens du mystère dans l’œuvre romanesque de Julien Green, Paris, Aux Amateurs de livres, 1988, t. I, p. 229.
10 Lév., p. 755-756.
11 Ibid., p. 590.
12 Ibid., p. 591.
13 Citation donnée par W. Matz, à propos du roman Si j'étais vous... Voir : Julien Green Le Siècle et son ombre, traduit de l’allemand par J. Étoré et B. Lortholary, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1998, p. 100. Pour une étude plus développée de ce mariage du réalisme et de l’étrange, de l’onirique, propre à Green, voir le substantiel article de M. Raclot, « Vision panoramique de l’œuvre romanesque de Julien Green : étapes, constantes et variations esthétiques », Littératures contemporaines, no 4, 1997, p. 68 et p. 78-81
14 Lév., p. 665.
15 C’est du moins ce qu’il dit dans son Journal, à la date du 26 mai 1955. Voir : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, t. IV, p. 1416. Pour une analyse plus fouillée du lien entre le désir et la mort, voir : M. Raclot, « Vision panoramique... », op. cit., p. 63-68.
16 Lév., p. 684.
17 Dans un chapitre particulièrement suggestif. H. Mitterand a montré, à propos de L'Éducation sentimentale et de Thérèse Raquin, la fécondité de cette caractérisation du personnage par sa relation à l’espace, Voir : « Le corps féminin et ses clôtures », Le Regard et le Signe, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1987, p. 107-127.
18 Lév., p. 765.
19 Ibid., p. 582.
20 Voir la scène dans laquelle le romancier raconte la première arrivée de Guéret dans le restaurant, ibid., p. 593-604.
21 Ibid., p. 590.
22 Ibid., p. 593.
23 Green souligne lui-même la ressemblance entre les quatre principaux personnages, lorsqu’il noie : « il n'y a là qu'une seule passion sous plusieurs formes ». Dans le roman, l’émotion que ressent Mme Londe lorsqu’elle exerce sa curiosité est comparée à « l’impatience de l'amour ». Voir : Ibid., p. 1172, 641.
24 J. Green, Chaque homme dans sa nuit, dans Œuvres complètes. Paris. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1973, t. III, p. 494.
25 Lév., p. 617.
26 S. Collot, Les Lieux du désir, Paris, Hachette Supérieur, 1992, p. 96.
27 Lév., p. 745 : « Elle découvrait enfin qu’après avoir méprisé et détesté l'amour, c’était l’amour qu’elle avait toute sa vie désiré. »
28 Ibid., p. 581-582.
29 Angèle fait ici exception, dans la mesure où l'on peut interpréter le dénouement du roman comme une libération, voire une conversion, de la jeune fille qui s’arrache à la médiocrité de son existence et au despotisme du désir pour connaître le véritable amour, pour Guéret, et au-delà, pour Dieu.
30 Lév., p. 682 : « Les poings se levaient et retombaient sans qu'il en fût le maître. (...) Il ne savait plus comment échapper à lui-même, à son crime, comment empêcher ses mains d’agir, comment arrêter ces cris. » Voir encore, p. 666 : « et ses mains, comme deux êtres animés d’une vie particulière, se fermaient, s’ouvraient, se croisaient sans cesse, heureuses et impatientes d’agir. »
31 On constate au demeurant que la question posée par le narrateur : « Quelles pensées menait cette femme ? » reste sans réponse, car ce dernier se contente de suivre le parcours du regard, sans se permettre aucune intrusion dans l’intériorité de cette femme, qui apparaît bien alors comme une énigme, y compris pour elle-même. Voir : Ibid., p. 590. Plus généralement, toutes les scènes de miroir dans Léviathan servent au personnage qui se contemple à prendre conscience de sa propre étrangeté.
32 M. Raclot, Le Sens du mystère..., op. cit., p. 272-340.
33 Lév., p. 606 : « C’était une grande femme encore jeune, mais assez laide, malgré une apparence de robustesse et de santé qui pouvait plaire. Elle faisait songer à une paysanne à qui la ville a appris à mépriser sa coiffe, son fichu et sa jupe de velours, et qui veut s'habiller comme une dame, sans parvenir à se défaire de son goût pour les vêtements noirs. » M Grosgeorge ne se fera pas faute de faire remarquer à Guéret le manque de séduction de sa femme. Voir : Ibid., p. 627.
34 Ibid., p. 582, 594.
35 Ibid., p. 590.
36 Ibid., p. 608.
37 Ibid., p. 645.
38 Ibid., p. 707 : « Dans les rides profondes qui creusaient ses joues, dans ces yeux immobiles dont le regard se tendait, la vieillesse triomphait enfin. Le nez long et lourd, les sourcils épais lui donnaient l'aspect d’un homme, et le fard, appliqué d’une main qui avait tremblé, luttait en vain pour rendre un peu de fraîcheur à une chair d’où la vie semblait déjà se retirer. »
39 Ibid., p. 703.
40 Tous les critiques ont parlé de cette attitude mixte de Green face à la beauté, adulée, mais rejetée pour la tentation qu’elle incarne. On trouvera par exemple de bonnes analyses dans le livre de R. de Saint-Jean, Julien Green pur lui-même, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1968, p. 148-149, ou dans la thèse de M. Raclot, op. cit., t. II, p. 463-542.
41 Lév., p. 619-620.
42 L’ambiguïté est présente dès la première apparition d’Angèle dans le roman, puisque la blancheur, qui connote traditionnellement la pureté, y est associée à la nudité excitante des bras et du cou : « La lune ne s’était pas encore levée et l'obscurité était épaisse, mais son regard discernait la tache pâle que faisait dans la nuit le corsage blanc de la jeune fille. Il hâta le pas et fut bientôt si près d’elle qu’il vit ses bras et son cou nus. » Voir : Ibid., p. 585. Sur le pouvoir érotique des bras, du cou et surtout, de la chevelure, chez Green, voir : M. Raclot, Le Sens du mystère..., op. cit., t. II, p. 484-486 et p. 888-890.
43 Voir, par exemple, Lév., p. 665 (« offrant sa gorge au crime ou à l’amour »), p. 676 (« Qu’aurait-il fait d’autre d’autre s'il avait trouvé la jeune femme dans son lit ? II lui aurait peut-être tranché la gorge pour se venger d’elle... »).
44 Ibid., p. 606 (« II essaya de se rappeler exactement son visage... »). L’impossibilité du portrait prouve une fois de plus que pour le personnage greenien, l’autre est radicalement insaisissable, mystérieux, énigme qui rend d’autant plus aberrant l’attachement amoureux.
45 Notons qu’Angèle elle-même connaît la fascination et la frustration de la beauté désirée mais jamais possédée, lorsqu'elle se souvient de l’émoi que suscita en elle la vue d’un ouvrier, « le cou et les bras nus » (ibid., p. 653). Son cheminement intérieur consiste, nous l’avons dit, à passer du désir à l’apprentissage de l’Amour, qui n’a que faire de la beauté des corps.
46 Nous renvoyons ici à son article, « Une beauté du diable et la beauté de Dieu dans Léviathan », dans Julien Green, Actes du colloque international 12 mai-14 mai 1988, CEDIC, Université Lyon III, 1989, p. 182-191.
47 Voir notamment, Lév., p. 754.
48 Voir successivement : « Genèse du roman », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, t. III. p. 1472 et Journal, ibid., t. IV, p. 985.
Auteur
Université de Paris IV-Sorbonne
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