La vision cinématographique du romancier dans Léviathan
p. 159-174
Texte intégral
1À quoi bon rappeler à des lecteurs convaincus la fécondité de l’image dans la genèse du roman greenien, du simple support de l’imagination – tableau, photographie, souvenir – à l’image rêvée, surgie de l’inconscient entre veille et sommeil. On pourrait s’attarder, non sans raison, sur l’origine autobiographique de la passerelle, à l’incipit de Léviathan, le portrait de Courbet qui a inspiré Mme Londe ou le restaurant d’Aix-en-Provence dont, selon l’écrivain, l’idée du roman serait sortie. Mais nous délaisserons ici ces images fondatrices du récit dans l’imaginaire de Green pour nous pencher sur les rapports de cet ouvrage avec le cinéma, ou plutôt, avec l’image cinématographique.
2Étant donné la date à laquelle le roman est né, et la méthode d’écriture spontanéiste du romancier, il semble exclu de chercher dans Léviathan – un livre « fait d’images » écrivait Le Grix en avril 1929 dans La Revue Hebdomadaire – une écriture consciemment inspirée par les procédés cinématographiques. Mais Julien Green était, comme beaucoup d’écrivains de son temps, influencé, plus ou moins à son insu, par l’impact sur le public du cinéma muet triomphant de ces années 1920-1930, et cela d’autant plus que sa forme de sensibilité artistique le rendait particulièrement réceptif à l’image. Si son Journal de l’époque est encore peu étendu, la préface qu’il a écrite pour le livre Stars Hollywood 1929-19391 nous renseigne sur l’intérêt qu’il éprouvait pour le septième art étant étudiant lorsqu’il passait, nous dit-il « des après-midis au cinéma », goût qu’il conservera par la suite, en particulier dans cette décade 1929-1939 où il verra « des dizaines de films, en Amérique, à Paris, à Rome, à Anvers, à Berlin », assistera à des Premières, fréquentera des cinéastes dont René Clair et Marc Allégret. Aussi est-il tentant de s’interroger, non sur une éventuelle influence directe du cinéma naissant sur l’œuvre de Julien Green, mais plutôt sur les correspondances décelables entre les techniques cinématographiques et l’art du romancier tel qu’il se manifeste dans Léviathan, sur le plan de l'image, de son cadrage et de son traitement narratif. Ce sont les qualités spéciales de sa vision créatrice qui nous intéressent ici, ainsi que le rôle structurel et sémantique des images dans la texture du roman.
3Alors que la plupart des projets d’adaptation des romans de Julien Green ont échoué, Léviathan a été porté à l’écran par le réalisateur Léonard Keigel en 1961 avec des dialogues écrits par le romancier. Ce sort exceptionnel du troisième roman de Julien Green mérite donc aussi d’orienter notre attention vers ce que le scénario de l’auteur et le film réalisé nous apprennent sur cette apparente prédisposition du roman à une transposition filmique et les difficultés d’une telle adaptation. Ce roman « dominé par une imagination visuelle » n’offre-t-il pas des résistances aux séductions cinématographiques ?
Les qualités cinématographiques des images qui créent l’atmosphère et structurent le roman
4Vers 1925 un regard différent et une sensibilité moderne apparaissent chez un public que l’image mobile accoutume à une autre vision du réel. C’est dans ce contexte de crise de la Littérature mais aussi de relations fécondes, quoique tâtonnantes, avec un septième art que Julien Green écrit l’un de ses romans les plus « visuels », et il a beaucoup de succès. Son livre est en « noir et blanc » comme le cinéma naissant. L’écrivain restera nostalgique de ces premiers films, parmi lesquels celui qui lui paraîtra toujours le plus beau de tous, Nosferatu, vu en 1922 :
La couleur était inutile ; le noir et blanc laissaient à la rétine de chaque spectateur la marge de liberté voulue pour colorer d’une autre façon que son voisin les ombres qui riaient ou souffraient sous ses yeux, défiant les lois de la physique puisque la surface plane devenait profonde2.
5Le roman semble marqué par ces « films d’avant la couleur » dont Julien Green nous dit qu’ils « suggéraient une vie rêvée, une existence sans épaisseur et aussi légère que celle que l’on a en dormant3 » Beaucoup de scènes ont lieu « entre chien et loup », comme le premier rendez-vous avec Angèle et la méditation dans l’église Saint-Jude, ou en pleine nuit comme celle de l’escalade de Guéret ou celle du chantier à charbon, pour ne citer que celles-là. C’est le roman de l’automne et de la nuit, de la grisaille, du jour qui tombe et des premières lueurs de l’aube. La lumière y est souvent artificielle et crue, elle dévoile sans pitié, comme la lueur du réverbère sous lequel Mme Grosgeorge se repaît des cicatrices d’Angèle, elle se montre brutale comme la « dure et forte lumière » de la blanchisserie qui paraît « prendre possession de la rue »4, agressive comme la lumière impitoyable de la lune qui fait miroiter les facettes du minerai et « hurle » pour dénoncer Guéret. La lune n’est pas romantique dans l’œuvre de Julien Green mais cruelle et maléfique. Sa présence dans les scènes nocturnes crée une atmosphère irréelle et les contrastes qu’impose sa clarté livide accentuent le climat de violence. Dans la scène du chantier ou de l’effraction, ombres noires et objets décolorés semblent également hostiles à l’homme, rejeté d’un monde aux surfaces d’un éclat métallique et guetté par le mystère inquiétant des masses d’ombre. Collé comme « un grand oiseau de nuit » contre le mur de la façade qu’il tente en vain d’escalader, Guéret se meurt de l’éclat mortel, du « détestable éclat de cette blancheur »5. Les contrastes, tels ceux qui opposent de façon emblématique les murs blancs et l’auvent noir de l’entrepôt, délimitent et séparent violemment choses et êtres en un monde visuellement manichéen. La tache claire du corsage, des bras ronds et des joues d’Angèle y apparaissent comme la faible lumière qui guide Guéret en sa pénombre intérieure. L’éclat triomphal qui rayonne de la jeune fille, au cours du second rendez-vous, écarte les menaces d’un paysage sans couleurs où les champs sont noirs, et les collines crayeuses. Mais elle-même n’échappe pas à la dichotomie de la lumière et de l’ombre avec sa lourde chevelure noire qui rehausse la blancheur de sa chair. Les couleurs sont étrangement absentes aussi des vêtements des personnages, souvent sombres ou gris comme le châle d’Angèle. Lorsqu’elles surgissent, c’est chargées de connotations péjoratives, telle la coiffeuse rose de Mme Londe qui fait entendre la dissonance aiguë de sa fausse jeunesse, ou la prétentieuse écarlate dont se pare la villa des Grosgeorge.
6L’imagination visuelle du romancier préside aussi à la création d’un espace romanesque nettement symbolique. Il dessine des lignes très nettes et des oppositions topiques. De longues allées d’arbres délimitent les espaces ouverts et soulignent la direction des artères principales qui mènent à la ville ou longent les deux fleuves. Ces espaces ouverts sont ceux de la liberté illusoire, de la solitude et de l’angoisse. La passerelle, espace de la rencontre éphémère, est désignée comme le lieu des rendez-vous sans espoir, de la communication impossible, un « passage » qui ne mène nulle part, sinon peut-être, au dénouement, vers un « ailleurs ». La place triangulaire du restaurant Londe et les berges de la Sommeillante représentent l’espace maudit, lieu central vers lequel le mauvais destin de Guéret le pousse perpétuellement à revenir dans un mouvement de fuite circulaire. Ces directions qu’indiquent l’enchaînement et le retour des images dénoncent l’enfermement des personnages, un espoir fallacieux d’éloignement ou de franchissement. Il est significatif qu’à l’incipit du roman le protagoniste réfléchisse, accoudé au garde-fou de la passerelle, lieu en apparence de tous les possibles, mais en réalité du leurre et de « l’impasse » morale. Le plan panoramique qui balaie alors l’étendue que parcourt l’œil de Guéret n’a pas seulement une fonction introductive. En décrivant l’emplacement où va se jouer le destin du personnage, il prépare visuellement l’idée qui sera formulée au début du chapitre I, 6. Ce sont là les points cardinaux de sa vie nouvelle, qui sont aussi les coins de sa prison.
7Les images qui délimitent l’espace diégétique introduisent des antithèses géographiques signifiantes. Les lieux de l’emprisonnement – maison de Mme Londe pour Angèle, maison de Mme Grosgeorge pour Guéret – s’opposent aux lieux semi-ouverts du repos, du répit et de la pause réflexive, tels l’église Saint-Jude ou le chantier à charbon. Les rivières des deux petites villes accolées, au-delà d’un contraste facile de leur cours souligné par le narrateur, deviennent en outre le lieu d’une opposition dramatique, puisque, si Angèle et son triste amoureux s’y disputent également sur les bords du fleuve rapide et du fleuve lent, la séquence du rendez-vous à Chanteilles, qui se passe de jour, est lumineuse et le paysage paisible fait un instant miroiter l’espoir dans le cœur des personnages. Le second plan panoramique du roman nous montre alors de loin les toits gris et bleus de Lorges, les champs, les vergers, les collines, et la ligne de fuite semble offrir une issue. Le bonheur, vu de Chanteilles, semble possible. Lorsqu’Angèle s’éloigne offensée, elle reste fière et maîtresse de la situation. Sur le chemin de halage de la Sommeillante, au contraire, lieu marécageux d’une léthargie presque maléfique, l’entrevue des deux personnages, comme on le sait, devient instantanément tragique.
8La fonction structurelle des images du décor est soulignée également par l’usage presque constant du travelling en cet espace labyrinthique où Guéret s’épuise vainement à courir sans raison et sans espoir dans sa panique d’animal traqué, et cela avant même que ses actions criminelles ne l’exposent à l’arrestation. Notons qu’il n’est jamais poursuivi mais seulement arrêté dans son élan. C’est lui-même qui ira se jeter dans le piège tendu par Mme Grosgeorge, comme il revient rôder sur la berge au risque d’être reconnu. L’influence du cinéma se fait sentir dans la suppression des liens logiques de la psychologie traditionnelle à laquelle se substitue un enchaînement irrationnel d’images. C’est en effet une logique de rêve qui incite le personnage à se sentir brusquement soulagé de sa culpabilité parce qu’il ne voit plus le corps d’Angèle allongé sur la rive. Les incohérences de la conscience et de la mémoire sont étroitement liées aux images, qu’elles soient immédiates ou passées, réelles ou imaginées :
Il avait couru le long de la rivière, puis escaladant le talus il s’était retourné malgré lui pour la voir encore ; elle était là, immobile, couchée en travers du sentier et les cheveux épars. Alors il s’était remis à courir pour se retourner un peu plus loin, mais de là il ne pouvait plus la voir. Ce fut à cet instant qu’il connut le plus grand soulagement de sa vie : rien n’était arrivé puisqu’il n’apercevait rien sur la berge, et il courut de nouveau, s’enfonçant dans le bois aussi vite que ses jambes pouvaient le supporter, de peur que la tentation ne lui vînt de regagner le petit sentier et d’aller voir6.
9Dans cette séquence où le personnage oscille entre conscience et inconscience, entre sommeil et veille, sans plus de remords que le Meursault de Camus, l’image seule, en l’absence de tout débat intérieur, semble justifier son comportement absurde. Du chapitre de l’agression à la deuxième partie, c’est le hasard des rues, des rencontres et des obstacles qui sous-tend la dynamique narrative. Même le meurtre du vieil homme n’est justifié que par un hasard tragique, et ce sont bien les images qui confèrent leur sens aux actions démentes du personnage. D’où l’atmosphère onirique du livre qui faisait dire à Gide :
Les personnages de Léviathan, l’intrigue du livre, tout est de la même étoffe que nos rêves et la projection sur fond noir de tout ce qui ne trouve pas accès dans la vie7.
Correspondance entre les images romanesques et les techniques cinématographiques
10L’écriture romanesque de Julien Green dans Léviathan s’apparente parfois à des effets spéciaux de prise de vue, très classiques, certes, mais qui montrent néanmoins chez le romancier un sens très sûr de l’utilisation de l’image, de son cadrage et des mouvements d’un « œil-caméra ».
11Pour reprendre la séquence du chapitre I, 6, où Guéret attend Angèle assis sur la rimbaldienne promenade du boulevard de la Preste, sous les tilleuls, la jeune fille apparaît brusquement en plan rapproché : elle surgit devant lui fraîche et grave, radieusement belle avec son grand panier de linge et « le jeu merveilleux de plis » de sa jupe. Elle emplit tout le champ sous les yeux fascinés de Guéret, « blanche, enveloppée de lumière ». Mais voici que les deux personnages se disputent et se séparent. Nous voyons alors, à travers les yeux de Guéret la petite silhouette d’Angèle s’éloigner, longer le quai, gagner l’escalier du pont et disparaître. La jeune fille, vue en plan d’ensemble a perdu son exceptionnel pouvoir rayonnant et la radieuse apparition, perdue parmi les passants rend au protagoniste sa liberté :
Il lui semblait qu’à chaque pas qui augmentait la distance entre eux correspondait un allégement de son cœur8.
12Le plus souvent le romancier se sert du plan général pour nous montrer son personnage perdu dans un monde inquiétant, écrasé par la domination des choses, tel Guéret « étonné comme un enfant » au pied des pyramides d’anthracite, ou Angèle menacée par l’ombre et sa destinée dans l’église de Lorges à la tombée du jour.
13Le sémantisme de l’image est aisément décrypté dans l’utilisation du gros plan à des fins de dramatisation : visage « profané » d’Angèle exposé aux regards de Fernande ou de Mme Grosgeorge, figures congestionnées des misérables clients du restaurant Londe. Mais le gros plan sur un reflet de visage est plus subtil, puisqu’il constitue alors une image au second degré qui non seulement en accentue la distance et la troublante imprécision, mais suggère aussi la dualité de l’être et la quête d’identité. C’est ainsi que Mme Londe dès le début du roman nous est présentée de cette façon indirecte, à travers le regard qu’elle porte sur elle-même, un regard méfiant qui scrute les rides et l’aube d’une défaite possible. Au cours de sa halte dans l’entrepôt, Guéret interroge son image tremblante dans un baquet d’eau sous la lune, désireux de comprendre sa métamorphose qui se révèle insoutenable. L’image spéculaire introduit concrètement ici une problématique chère à Julien Green.
14En outre, le gros plan s’accompagne d’un certain nombre d’effets spéciaux tel l’effet de ralenti qui, dans la scène de la gifle, accompagne l'image du bras de Mme Grosgeorge, ou, lors de la scène de viol, montre la chevelure d’Angèle se déroulant sur le bras de l’homme qui hésite un instant – hésitation même du destin – entre la tendresse et la violence. C’est un effet de zoom qui donne au petit vase d’étain de Mme Londe, vers lequel revient périodiquement l’image, le caractère d’un leitmotiv iconique d’une tonalité humoristique. La première apparition du petit bouquet de soucis est d’ailleurs préparée par un jeu sur la profondeur de champ où l’œil-caméra accompagne le regard de Mme Londe plongeant au-delà de la salle, vers la porte vitrée et la rue, balayant ainsi l’espace qui circonscrit le petit royaume, pour revenir brusquement au comptoir et au bouquet de fleurs, symbole des caprices de la « reine ». Il n’est pas exclu en effet que le gros plan soit, chez le romancier, de nature ironique. Tel nous apparaît celui du Christ de Mme Londe qui semble exprimer une lassitude toute humaine avec son air excédé « du spectacle de cette femme et de son inquiétude »9, ou celui du tableau de Chacornac que contemple l’œil perplexe de Guéret soucieux de comprendre comment on peut peindre des cardinaux en train de boire et des nappes de dentelle !
15Un cadrage analogique de la technique de la plongée et de la contre-plongée cinématographiques s’impose fréquemment à l’esprit du lecteur de Léviathan. Ce cadrage met en lumière la volonté de puissance ou la violence physique des personnages. Mme Londe, au chapitre I, 10, apparaît derrière son comptoir plus féroce et sourcilleuse que jamais, grâce à une image qui ne fait émerger que la tête et les épaules du redoutable personnage. Les mains mêmes sont invisibles, et le petit vase emblématique semble se déplacer seul, ce qui suscite chez les clients situés en contrebas une terreur insigne. Puis, par un changement rapide de perspective, c’est en plongée que nous apercevons la salle avec le regard surplombant de la patronne :
L’abîme de haine qu’elle dominait du haut de son comptoir, elle aurait voulu s’y jeter elle-même, en explorer le fond, les cavernes, savoir, oh ! savoir10 !
16Le cadrage romanesque confère alors, comme on le voit, un impact plus concret au déplacement de la focalisation. De pareils effets se multiplient dans Léviathan. Lors de la scène de violence sur les berges du fleuve, le visage de Guéret nous apparaît terrifiant en contre-plongée, par les yeux d’Angèle :
Il était debout devant elle, le visage en feu, lui cachant le ciel de sa haute stature, de ses épaules géantes11.
17Durant cette scène capitale du roman, un va-et-vient constant de la perspective nous montre successivement l’homme déchaîné au regard fou vu par sa victime collée au sol, puis la victime au visage tragique vue par les yeux du bourreau à son tour terrifié. Ce plan rapproché accompagné d’un pivotement de l’œil-caméra n’entraîne pas seulement un effet de grossissement épique, de dramatisation, mais aussi une visualisation frappante de la peur du bourreau devant sa victime – peur de la peur spécifiquement greenienne – une peur qui est en fait celle de soi-même sous le regard terrifié d’autrui :cette peur singulière, ce n’est ni un monologue intérieur ni une analyse rétrospective qui, dans cet épisode, nous la fait entrevoir, mais une succession d’images romanesques semblables à des images filmiques.
Les yeux de la jeune fille ne le regardaient plus, ils étaient révulsés dans un effort pour fuir le spectacle du visage qui se penchait sur elle, et telle qu’elle était, elle ressemblait à une aveugle, à une folle, elle ressemblait déjà à cette vision de l’assassinée qu’il avait eue la nuit dernière12.
18Au chapitre suivant, une technique similaire nous montre Guéret en plongée au-dessus du vieillard qu’il vient d’assommer, mais cette fois le sémantisme de l’image met en relief l’insensibilité morale à laquelle est parvenu l’assassin, dépossédé de lui-même par des forces qui le dépassent et lui interdisent tout remords :
Debout, il considéra en haletant le petit homme qu’il avait tué avec un bâton13.
19Associées à la plongée qui rapetisse le vieillard, les expressions « le petit homme » et « avec un bâton » qui mettent en valeur la facilité du geste meurtrier, contribuent à faire apparaître Guéret comme une sorte de géant hagard incapable de comprendre le sens de son meurtre.
20Au dénouement, l’image en plongée du prisonnier de Mme Grosgeorge, mesurant du regard les huit mètres qui le séparent de la liberté, souligne l’impossibilité d’une issue humaine, dans une séquence antithétique de celle qui constituait son exploit héroïque : l’ascension de la façade conduisant à la chambre d’Angèle. Arrêtons-nous un instant sur cette scène si originale de l’escalade – qui fut le premier coup frappé « sur la porte du malheur » pour reprendre la formule de L’Étranger. Le pouvoir de l’image y atteint une sorte d’acmé, et l’on est frappé par la durée de la séquence dont le dynamisme narratif repose uniquement sur l’extrême précision du détail. Celle-ci ne s’accompagne d’aucune analyse intérieure des sentiments du personnage, mais, durant plus de deux pages, on observe une série minutieuse de notations physiques, enregistrées avec la douleur qui les accompagne. L’excès même de réalisme confère à l’image un caractère hallucinant. Un gros plan sur chaque partie du corps de Guéret contribue à donner du personnage une vision morcelée. Tour à tour pieds, coudes, poignets, genoux, paumes et orteils sont éclairés dans leur douloureux effort. Cet éclatement de l’image corporelle, outre qu’il confère à la scène une réelle tension dramatique, nous suggère visuellement l’idée de l’irresponsabilité de Guéret, de la désintégration de son être. C’est en des passages comme celui-là que le roman greenien révèle sa modernité.
21Contrairement à la technique de morcellement ici utilisée, les plans panoramiques ont dans le roman une fonction de synthèse ; ils permettent de replacer le personnage dans un contexte et d’opérer un recul. Nous avons vu ce type de plan dans son rôle introducteur et au chapitre I, 6, avec le paysage de Chanteilles proposant une perspective de bonheur possible. Deux autres méritent d’être notés : dans le salon des Grosgeorge où le précepteur écoute d’une oreille distraite les ânonnements de son élève, son regard s’évade vers le jardin où se déchaîne la tempête. La rhétorique de l’image a ici valeur d’antithèse, puisqu’elle suggère un choix proposé à Guéret : à l’intérieur, la protection sociale au prix de la maîtrise des instincts et de la soumission à la norme, de l’autre côté de la vitre la liberté sauvage, mais une dangereuse marginalité. Or, c’est vers cet au-delà de la vitre que tout son être tend à s’évader. Par ailleurs, dans le chapitre qui se déroule dans l’appartement des Guéret, lieu resserré, étouffant où tout dialogue semble importun, la fenêtre ouvre soudain une brèche sur le ciel nocturne qui propose au regard de cet emmuré une autre dimension. Effleuré par le discret appel de l’Ailleurs, le protagoniste demeure cependant peu conscient du sens de cette minute :
Le firmament apparut tout à coup comme s’il pénétrait dans la pièce et la remplissait de ses étoiles, de sa nuit. L’homme tourna la tête malgré sa tristesse et regarda ; brusquement quelque chose lui fit battre le cœur, un élan confus vers cette immensité silencieuse qui semblait l’appeler à elle14.
Prédispositions et résistances du roman à une transposition filmique
22La vision cinématographique du romancier dans Léviathan rendit très tôt séduisante l’idée d’une adaptation du roman, à l’écran. Gide lui-même fut l’un des premiers à demander un scénario à Julien Green malgré les critiques assez dures qu’il formulait à l’encontre du roman : « inadmissibles dialogues (en particulier celui de Grosgeorges (sic) et de Guéret), personnages artificiellement construits (Mme Londe), situation inadmissible... »15. Le metteur en scène allemand G. W. Pabst, puis Louis Jouvet s’intéressèrent à une adaptation possible, mais ces projets n’aboutirent pas, et il fallut attendre 1961 pour qu’un film soit réalisé par Léonard Keigel en collaboration avec René Gérard, et avec des dialogues de Julien Green. Produit par Pierre Jourdan avec la firme des films de Valois, Léviathan met en scène Louis Jourdan dans le rôle de Guéret, Marie Laforêt dans le rôle d’Angèle, Lili Palmer dans celui d’Eva Grosgeorge, Madeleine Robinson dans celui de Mme Londe, et Georges Wilson dans celui de M. Grosgeorge ainsi que Nathalie Nerval dans celui de la petite Fernande. Ce film de Keigel, collaborateur connu de René Clément, fut bien accueilli et obtint même le Grand Prix de la Critique au Festival de Venise.
23Avec un scénario d’une exemplaire sobriété, le roman nous paraît réduit à une épure. Il est bien sûr impossible de savoir avec précision ce qui, dans le resserrement ou les modifications de l’action est dû à l’initiative de Julien Green ou aux exigences de l’écriture filmique. On remarque cependant avec surprise la disparition de l’image originelle de Guéret sur la passerelle, image pourtant fondamentale dans l’imaginaire greenien d’un lieu emblématique du roman. Les scènes du restaurant sont très écourtées, et le personnage de Mme Londe se voit quelque peu privé de sa puissante originalité. Moins monstrueuse et caricaturale que dans le roman, elle s’humanise et, au dénouement, son geste affectueux envers la jeune fille mourante tend à la réhabiliter aux yeux du spectateur. Si le rôle de Mme Londe s’affadit tant soit peu, celui de Mme Grosgeorge tend au contraire à prendre du relief, et l’on peut dire que c’est le personnage le plus modifié du roman. Son rôle est développé et son importance dramatique s’affirme. Elle est très tôt confrontée à Guéret et plusieurs dialogues sont introduits qui n’ont aucun support romanesque. Elle demeure hautaine et énigmatique, mais une insultante curiosité la rend plus pressante et familière avec Guéret. Le sadisme maternel s’estompe, tandis que sa passion amoureuse apparaît en plein jour. Du même coup, elle perd de sa complexité psychologique. C’est l’amour et lui seul qui semble motiver les actes désordonnés de cette femme d’autant que sa rivalité avec Angèle est tôt connue du spectateur. Personnage de l’ombre qui rôde autour de la proie offerte en ce précepteur malheureux, elle assiste au meurtre du vieillard, ce qui renforce sa complicité, mais la profondeur de sa révolte et de sa haine est gommée au profit de la passion qui l’anime, si bien que l’attirance qu’elle éprouve pour Guéret perd aussi de son originalité : ce qui attire vers cet homme le personnage romanesque est en partie sa rébellion, sa différence, hautement condamnable dans un milieu comme le sien, son caractère sauvage abandonné aux instincts, le désordre qu’il met dans sa vie. Elle se sent de secrètes affinités avec lui. Dans le film elle n’est plus qu’une femme frustrée en proie au désespoir. Elle est encore ténébreuse mais plus compréhensible.
24D’une manière générale, le scénario du film tend à simplifier les sentiments des personnages, à renforcer la cohérence des actes et la vraisemblance des propos. Ainsi Guéret est-il moins illogique dans son comportement avec la jeune fille dans les premières scènes de rendez-vous. Le « Je vois bien que vous ne m’aimerez jamais » devient « Vous croyez qu’on pourrait être heureux ? ». Dans le roman, la peur et le désir de quitter la ville entre pour une grande part dans l’acceptation finale d’Angèle. Ses sentiments à l’égard de Guéret sont d’une extrême complexité, puisque la rancune haineuse et le dégoût physique s’y mêlent au désir de séduire et au plaisir d’être aimée. Elle ne met pas Guéret en garde contre le risque d’être trahi par Mme Grosgeorge, et il s’agit même d’un calcul de sa part. Dans le scénario, l’amour de la jeune fille est sans équivoque, et le dénouement infléchit nettement le film vers la sentimentalité. C’est Angèle d’ailleurs qui vient prévenir Guéret, et non Fernande. La scène de violence au bord du fleuve est nettement caractérisée comme un viol, plus facile à justifier rationnellement. Le film fait disparaître l’inquiétante étrangeté de l’écriture romanesque de Green, et du roman ainsi décanté surgit une histoire presque banale, ou en tout cas plus rationnelle, d’amour malheureux. La démesure, la folie, le mystère des êtres deviennent presque « admissibles », pour reprendre la formule de Gide. On regrette surtout que la transposition cinématographique occulte la portée spirituelle de la scène fameuse de l’église Saint-Jude où à la longue rêverie d’Angèle se substitue désormais une brève et inquiète prière qui n’est qu’un simple aveu d’amour. Dans la scène avec Marie Guéret, l’appel du firmament a disparu lui aussi... On pourrait longuement commenter la perte de sens que font subir au roman une multitude de modifications. On se contentera de remarquer que le billet enveloppant la pierre que Guéret jette par la fenêtre d’Angèle peut être considéré comme une véritable trahison du livre, puisque Guéret n’a justement pas voulu humilier la jeune fille en lui donnant de l’argent.
25Le film de Léonard Keigel, à sa sortie, suscita des commentaires favorables de la presse16. Le réalisateur avait fait le choix esthétique, en 1961, d’un film en noir et blanc, mieux apte selon lui à traduire la poésie de ce roman tout en grisaille, et plus proche du contexte cinématographique dans lequel Léviathan avait vu le jour, au temps du cinéma muet. C’était là un choix courageux car un peu à contre-courant. Ayant eu l’occasion de revoir le film en 1995, Julien Green note dans son Journal qu’il le « plonge dans l’étonnement par sa rigueur et la beauté des images », et il ajoute :
Souvent le noir et le gris sont plus intenses que la couleur : les eaux verdâtres du fleuve, la bibliothèque d’acajou de Monsieur Grosgeorges (sic), on les voit, on en est sûr ; les éclairages nocturnes suggèrent l’étouffement de la petite ville, les tas de charbon sous la lune sont tels que je les avais rêvés17.
26Le réalisateur a réussi, en effet, la gageure de filmer son Léviathan avec des décors nocturnes en des séquences assez longues baignant dans une pénombre onirique. La fameuse scène de l’escalade et celle du chantier, qui sont muettes, doivent leur pouvoir émotionnel uniquement aux images et à la gestuelle de l’acteur. C’est le corps de Guéret et lui seul qui manifeste la descente en enfer du personnage. Dans la séquence de l’entrepôt les angles de vue nous le montrent en plongée, écrasé par la masse horrifiante du minerai, symbole de son cauchemar, puis penché sur son reflet dont nous avons une vue subjective en gros plan à la fois précis et tremblé. Nous voyons à travers son propre regard, et c’est avec une telle image sans doute, avec cette pénétration dans la conscience du personnage, que nous pouvons saisir, le temps d’un éclair, la convergence entre l’art cinématographique et l’art romanesque, car, le plus souvent, l’image filmique ne peut nous permettre de suivre le cheminement de la pensée, les remous de l’émotion du personnage, et le rôle dévolu à l’imagination du spectateur rend la réception de l’œuvre plus hasardeuse.
27Léonard Keigel, néanmoins, est allé très loin dans son désir de fidélité à l’œuvre. On apprécie l’image qui surplombe les bords du fleuve comme à vol d’oiseau, après les plans rapprochés de la scène de viol. De très haut au-dessus de la rive où git le corps blanc de la jeune fille, nous voyons Guéret s’éloigner de sa victime, mais nous le devinons plutôt, tant la plongée est profonde. Outre la beauté de l’image, cette vue permet de conserver le flou et l’incertitude du roman concernant les actes criminels du personnage, cette atmosphère indécise qui caractérise la scène et qui fait la séduction du roman greenien. Si la mort d’Angèle au dénouement perd de son ambiguïté au profit d’une interprétation romantique du personnage, la poésie de ce dénouement exploite une signification latente dans le roman du rôle rédempteur de l’amour chez ce personnage féminin dont la blancheur est l’attribut visuel constant.
28La brièveté des dialogues, la longueur des scènes muettes, la fréquence des changements de décor introduisent dans le film un rythme haletant susceptible de troubler le spectateur par son incohérence apparente, mais cette esthétique du discontinu et de la soudaineté caractérise la dynamique de l’écriture greenienne, aussi le film ne fait-il que rendre sensible à l’œil le rythme heurté du roman. Ce bondissement traduit l’instabilité émotionnelle des personnages de Julien Green, l’affolement et la brutalité qui régissent leurs rapports avec autrui. Ce sont des ruptures plus que des ellipses, et elles contribuent à créer un climat d’irréalité au sein du quotidien.
29Cependant, si le cinéaste peut capter la tonalité et le rythme du roman, il ne peut traduire en images la vie intérieure de ces êtres étrangement complexes auxquels le romancier a donné vie. Comme chez Virginia Woolf, le passage de la narration mobilisant la troisième personne à l’immersion dans la conscience des personnages en style indirect libre s’effectue, chez Julien Green, tout en douceur, sans recours à l’artificielle intrusion du monologue intérieur sous sa forme la plus moderne, mais avec une souplesse dont on n’a jusqu’ici considéré que le classicisme et non la modernité, pourtant réelle. On peut le constater dans l’exemple suivant où l’on voit le passage constant de la voix narrative à la pensée du personnage, de l’extériorité à l’intériorité et presque la fusion du narrateur et du protagoniste :
Il traversa la place en courant. Ces pensées le mettaient hors de lui. Une fureur subite le prenait contre l’ombre et les murs, contre tout ce qui lui dérobait l’amour (...) Après avoir réfléchi quelques secondes, il ramassa un caillou et le lança contre le volet ; l’imprudence de ce geste lui apparut dès qu’il l’eût accompli. Il ne fallait pas mettre Angèle en garde contre lui, il fallait la surprendre. C’était pour cela qu’il n’avait pas sonné tout à l’heure ; son instinct l’avait averti18.
30Comment traduire ces fluctuations de l’âme avec des images cinématographiques ? Ainsi dans le film voyons-nous Guéret jeter un caillou dans la chambre d’Angèle sans que la signification de ce geste nous soit donnée. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Julien Green, sensible à ce vide de signification, a voulu que le caillou fût enveloppé d’un billet destiné à faire comprendre à Angèle les intentions de Guéret.
31Léviathan est donc bien un roman dominé par l’imagination visuelle, un roman « tout en images », qu’on pourrait dire voué, plus qu’aucun autre, à une adaptation à l’écran. Certes, il nous donne envie de penser que son auteur a été séduit et influencé par le cinéma naissant et qu’il avait en tout cas une instinctive connaissance de ce que la nature, le cadrage, l’enchaînement des images, leur rôle structurel et leur sémantisme pouvaient éveiller dans l’imagination de ses lecteurs. Et pourtant, ce roman n’en oppose pas moins, comme nous l’avons vu, de fortes résistances à une transposition cinématographique. Bien que, si l’on en croit les critiques de l’époque, Léonard Keigel ait réussi « ce prodige de ne pas trahir un des écrivains les plus hautains et les plus secrets de notre littérature contemporaine »19, la vision esthétique qu’il nous propose de Léviathan ne saurait totalement combler un lecteur de Julien Green.
Notes de bas de page
1 Toutes les références des citations de Léviathan sont données dans les Œuvres complètes, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I. – Paru aux éditions Optiques Hazan en 1985.
2 « Découvrons l’Amérique ». Appendices, Pléiade, tome VI, p. 1501.
3 Ibidem.
4 Julien Green, Léviathan, tome I, p. 583.
5 Ibidem, p. 571.
6 Ibidem, p. 684.
7 Gide, Journal 1889-1939, Pléiade, p. 921.
8 Julien Green, Léviathan, tome I, p. 622.
9 Ibidem, p. 144.
10 Ibidem, p. 659.
11 Ibidem, p. 680.
12 Ibidem, p. 682.
13 Ibidem, p. 689.
14 Ibidem, p. 610.
15 André Gide, Journal, op. cit., p. 920.
16 Certains critiques cinéphiles sont plus réservés, comme on peut le voir dans le Guide des Films de Jean Tulard, édition Robert Laffont : « De l’atmosphère étouffante du livre, il ne reste qu’un film au romantisme désespéré, une adaptation soigneuse mais quelque peu appliquée où n'apparaissent guère ces sulfureuses passions qui enflamment les êtres ».
17 Julien Green, Journal 1993-1996. Pourquoi suis-je moi ?, édition Fayard, 1996, p. 286.
18 Julien Green, Léviathan, tome I, p. 670.
19 Michel Aubriant, Paris-Presse, septembre 1961.
Auteur
Université du Maine
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