Léviathan : une écriture de la mélancolie
p. 145-158
Texte intégral
1Affronter un roman intitulé Léviathan, c’est s’attendre à la rencontre du monstre aquatique que dresse, dans la Bible, le discours divin. Que notre imagination lui prête la forme d’un serpent, d’un dragon ou d’un crocodile, nous savons que surgira la Bête mystérieuse et redoutable. Or la violence incendiaire et meurtrière que Green a déchaînée dans Mont-Cinère et Adrienne Mesurat, nous ne mettons pas longtemps à la retrouver dans son troisième roman : fureur et crimes y rendent très vite présente une férocité inhumaine. Et pourtant, Madame Grosgeorge, ou Guéret, ou Madame Londe sont-ils vraiment à la hauteur du monstre biblique ? Pouvons-nous, sans leur prêter une grandeur artificielle, les assimiler à Léviathan ? Et par quel miracle Angèle ne participerait-elle pas de la monstruosité des autres créatures romanesques greeniennes ? Peut-être la figure effrayante de Léviathan se dissimule-t-elle ailleurs dans le roman. Puisque, dans tout chef-d’œuvre romanesque, l’écriture est autant signifiante que l’histoire racontée, ne pourrions-nous retrouver cette forme serpentine, inquiétante, insaisissable dans les structures mêmes de l’œuvre ? Le roman du crime que nous lisons dans Léviathan semble en effet n’être que la face visible d’une composition beaucoup plus rigoureuse et subtile si l’on place Angèle en son centre, et non Guéret. Alors seulement, sous l’action dramatique qui lie les protagonistes mais intéresse si peu le romancier, nous entreverrons le secret d’un texte digne d’être intitulé Léviathan, nous approcherons de la « vérité » que Green, dans sa première nouvelle publiée, Christine, n’avait pas osé approfondir, mais dont son troisième roman sonde « la tristesse » avec l’audace du désespéré.
2Il est incontestable que l’histoire de Guéret confère au roman cohérence et unité. Nous trouvons d’ailleurs au sixième chapitre de la première partie une image qui évoque clairement la solidité d’une structure centrée sur un personnage prisonnier à la fois de sa passion amoureuse et de la tristesse de la vie provinciale : « Sa chambre, basse de plafond, avec une fenêtre étroite, le restaurant de Mme Londe, le petit café désert, la villa des Grosgeorge, tels étaient les quatre points cardinaux de sa vie nouvelle »1. Ainsi sont posés les lieux où va naître et se développer le désir de vengeance de Guéret, et sur lesquels, après les crimes perpétrés par celui-ci, va se répandre la dévastation. Green est même assez habile pour regrouper dans un finale pathétique tous les comparses de ces différents lieux, établissant entre eux, par le moyen de la « petite Fernande », un lien inattendu et dramatique. Comme l’analyse J. Petit, Guéret reproduit la figure romanesque traditionnelle de l’étranger dont l’arrivée « détruit l’équilibre lentement acquis2 » d’un petit bourg provincial et y répand la mort, puisqu’elle précipite la fin de quatre personnages et la ruine du cinquième. Par l’onde de choc qu’engendrent la passion et la folie criminelle de Guéret apparaît donc unifiée une structure d’abord fortement éclatée, puisque les univers de la blanchisserie, du restaurant de Madame Londe et de la Villa Mon Idée n’entretiennent au départ aucun rapport de nécessité. Green d’ailleurs accentue cette discontinuité en juxtaposant brutalement les chapitres de sa première partie ; par cette sorte d’asyndète structurelle, il visualise la distance presque infinie entre des univers que Guéret réunira par les liens du malheur.
3Mais si nous nous contentons de cette structure, nous n’arrivons pas à saisir comme un tout organique le roman de Julien Green. Nous en faisons le roman d’un crime passionnel artificiellement enrichi par les amples plongées que réalise le romancier dans ces abîmes de laideur et de haine que sont le restaurant de Madame Londe et la villa des Grosgeorge. Certes Julien Green se souvient encore en 1962 du goût qu’il éprouvait en écrivant Léviathan pour les personnages secondaires de son œuvre – « (...) les amoureux m’assommaient. Je ne me passionnais vraiment que pour les personnages secondaires3 »-, mais on l’imagine difficilement cédant à sa prédilection au détriment de l’équilibre de son roman. D’ailleurs même quand le lecteur, enfoui dans le récit de la souffrance des autres personnages, oublie Guéret, il continue de pressentir l’existence d’un lien mystérieux entre eux et lui. Ce lien commence à apparaître dès qu’au cœur de la composition, on place non plus Guéret, mais Angèle.
4Angèle est le soleil de Lorges. Dans ce petit bourg qui s’oppose à son voisin Chanteilles comme la nuit s’oppose au jour, la tristesse à la gaieté, la Sommeillante à la Preste – les rivières des deux bourgs – Angèle, au nom prédestiné et « belle comme le jour4 » selon les dires de Madame Londe, est le seul rayon de lumière. C’est toujours dans l’éclat de sa chair, dans la blancheur de son corsage ou de ses draps qui rivalisent avec la splendeur de sa chevelure brune, que le texte la fait surgir, comme aux yeux de Guéret lors du second rendez-vous : « (...) il la voyait pour la première fois, blanche, enveloppée de lumière5 » Mais Green lui refuse aussi toute vraie souillure du corps, toute vraie noirceur de l’âme. Il l’offre à notre imagination, non sous les horribles caresses des clients de Madame Londe, mais dans la solitude de Saint-Jude. Resplendissante de fraîcheur et baignée de la « brume et [d]es incertitudes » de l’enfance6, elle est, dans l’univers sinistre de Lorges, celle qui permet de croire encore au bonheur. C’est pourquoi elle est la joie de tout le monde et pas seulement de Guéret. À son approche, note Green, les visages sourient, les mains se tendent7 ; elle hante les rêves de tous les personnages masculins qu’elle parvient à retenir à Lorges, et dans la décision de Madame Londe de recueillir l’orpheline, il n’a sans doute pas été indifférent que celle-ci fût belle comme le jour. Enfin la deuxième partie du roman nous apprend que Madame Grosgeorge n’a pas non plus été insensible à la beauté rayonnante d’Angèle. Son acharnement à lui faire révéler son visage défiguré doit se lire comme un effet de la jalousie, donc la reconnaissance implicite du pouvoir de la beauté. Objet de tous les regards, de tous les désirs, Angèle est le cœur vivant du roman de Green, qui s’achève d’ailleurs sur les derniers battements de ce cœur, alors que rien n’est précisé de la fin de Guéret.
5Car Angèle meurt, mais avant elle, au centre du roman, périssent sa beauté et la promesse du bonheur que celle-ci contenait. Lu ainsi, le roman de Green devient la parabole du bonheur impossible. En effet, ce que met en scène le romancier dès l’instant de la défiguration, c’est l’enfoncement de Lorges dans l’obscurité ; ce qu’il écrit après Nerval, c’est le double cauchemar narré dans Aurélia : « L’Univers est dans la nuit ». Si, Angèle vivante, Guéret était encore capable « malgré sa tristesse8 » de regarder le firmament et ses étoiles et d’y retrouver un instant la foi dans le bonheur, Angèle défigurée, il ne peut plus que s’enfoncer dans les ténèbres : autour de lui, Lorges n’existe plus que par ses rues non éclairées9, puis par le « grand trou d’ombre »10 que dessine l’entrée du chantier de charbon. Dans la fantasmagorie nocturne que créent en celui-ci l’obscurité de la nuit et la clarté de la lune, et entre songe et veille comme les héros nervaliens, Guéret ne va plus oser quitter « le refuge »11 de l’ombre. Puis la longue ellipse qui succède à cet épisode est la transposition saisissante de la dissolution du héros dans la nuit. Mais l’obscurité que fait naître l’effacement de la beauté d’Angèle se répand aussi sur les autres habitants de Lorges. La seconde partie de Léviathan semble la réécriture du « Chant d’automne » de Baudelaire : les « froides ténèbres » de l’hiver y entrent en correspondance avec le désespoir et la mort qui gagnent les personnages. Green y multiplie en effet les images d’agonie et de fin du monde. Madame Grosgeorge, après avoir erré des journées entières sur le lieu du crime, « pareille à ces oiseaux sans but que l’on voit tournoyer dans le ciel et dont une balle meurtrière interrompt les volées éperdues »12, s’abandonne à l’horreur et à la folie d’aimer un assassin, et se sent de plus en plus « étrangère au monde »13, comme si « une force irrésistible eût voulu la détacher de la terre, d’elle-même. 'Qu’ai-je donc ?’, pensait-elle. Est-ce ainsi quand on va mourir ? »14. Madame Londe est rongée par le temps avec une rapidité étonnante dès que la disparition d’Angèle fait fuir ses clients. Des portraits impitoyables notent les ravages accomplis : « le cauchemar était vrai, elle était vieille, laide, percluse ; chaque pas qu’elle faisait lui arrachait un gémissement et une grimace (...) ; elle n’y voyait pas, elle entendait mal, la vie ne voulait plus d’elle »15. Enfin à la figure rayonnante d’Angèle se substitue d’abord une créature voilée de noir qui se veut prisonnière de sa chambre sinistre, puis une « folle »16, échevelée et hurlante, comme si c’était le masque même de Méduse qu’elle avait aperçu dans les yeux de Fernande reflétant son image.
6De cette tristesse abominable qui recouvre les personnages « comme la mer recouvre une grève »17, Baudelaire nous propose une version grandiose dans son poème « L’Irrémédiable ». Or toutes les images retenues réfèrent à un univers de monstres aquatiques. En effet, l’être infortuné est pour Baudelaire :
Un Ange, imprudent voyageur
(...)
Au fond d’un cauchemar énorme
Se débattant comme un nageur,
(...)
Un damné descendant sans lampe
(...)
D’éternels escaliers sans rampe,
Où veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent visibles qu’eux.
7Guéret n’est que l’instrument des cataclysmes de Lorges. Le Malheur n’y est pas l’effet d’un homme, mais de ce monde terrifiant, de ce Léviathan évoqué par les personnages à chaque page du roman : le sort, la fortune. Pour tous, la vie humaine est le produit d’une « atroce ordonnance » ou d’une « Nécessité haineuse », d’un « Dieu féroce », du « jeu cruel » d’une « divinité cachée », d’une « volonté mystérieuse », ou encore d’une « force » capricieuse, d’un « adversaire déloyal », d’une « Providence inique », si bien que s’impose cette conclusion : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des méchancetés du sort... »18. Et leur histoire, en effet, est l’illustration de cet acharnement que Baudelaire aurait dit diabolique. Ce roman noir parmi les romans noirs dénonce l’épouvantable ironie du sort qui a accouplé Madame Grosgeorge à Monsieur Grosgeorge, livré une orpheline « belle comme le jour » à une Madame Londe, fait s’éprendre Guéret déjà vieilli, « flétri, amer »19 d’une jeune femme à l’éblouissante fraîcheur, proposé à Angèle l’amour sous les traits d’un homme « à la figure longue et triste »20 : « Avec quelle joie elle se fût lancée dans une aventure romanesque avec un garçon de son âge, aux manières délurées, au visage plaisant ! Au lieu de quoi... Le sort se moquait d’elle, vraiment »21. Mais de cette perfidie dirigée contre les humains, Green donne la vision la plus saisissante dans l’ahurissante scène de l’escalade de la fenêtre d’Angèle par Guéret. Le corps à corps de l’homme et de la façade dans la nuit est décrit avec une telle minutie technique qu’elle suppose ou l’aide d’un croquis, ou un fabuleux pouvoir visionnaire. Or c’est l’affrontement même de l’homme et de Léviathan que ce texte presque intolérable impose à notre imagination, la lutte forcenée et grotesque d’un homme crucifié par le désir du bonheur, collé à la façade comme un de ces « grands oiseaux de nuit qu’un mur trop pâle fascine et attire »22, qui, malgré la passion éprouvée et endurée, ne trouvera qu’une chambre vide. « La minute décisive était passée »23. La puissance hostile qu’il sent déchaînée contre lui durant cette tentative où il joue sa vie et son sort, il va lui donner corps à mesure qu’il sera englouti par le malheur, entendant « rugir » le ciel au moment où il frappe Angèle, et percevant la rumeur de Paris autour de sa propre terreur comme le mugissement « d’une bête énorme et maladroite qui l’eût cherché dans la nuit »24. Mais c’est au moment où il a « [l]’impression d’être en quelque sorte arrivé à la limite de son malheur »25, c’est-à-dire après son double crime, que, dans le chantier à charbon, se révèle à lui dans sa dimension « effroyable » la figure de Léviathan : vision fabuleuse que celle de ces trois tas de charbon transfigurés par la lune en une « eau qui s’agite et chatoie » – aussi brillante sous la lumière lunaire que les « larges yeux de phosphore » des monstres baudelairiens – et d’où surgit le dessin d’un « rire silencieux dans une face de métal », image même de la « Vorace Ironie ». Ce que surprend Guéret dans le « silence de minuit », c’est l’énorme machination par laquelle des divinités infernales fixent, non pas son misérable sort, mais « le sort même de la création »26, le vouant sans pitié à la « désolation »27.
8C’est donc une vérité d’une infinie « tristesse », comme le pressentait le narrateur de Christine, qui se déploie au cœur du roman, au terme de sa première partie. On comprend mieux alors que le désespoir envahisse la seconde. En effet Green dans cette partie évoque non seulement l’ampleur des malheurs qui succèdent à la défiguration d’Angèle, mais il oblige tous les personnages à partager la révélation faite à Guéret. Développant monstrueusement la technique du discours intérieur, il leur donne la conscience suraiguë du poids du Malheur dans leur existence. En effaçant de ce monde la promesse du bonheur inscrite dans la beauté d’Angèle, en servant la cause de Léviathan, Guéret a semé « la peste » autour de lui, c’est-à-dire la fin des illusions. C’est Angèle – parce que « le mensonge est le fond de sa nature »28, comme l’écrit impitoyablement Green – qui met le plus de temps à renoncer à l’espoir, mais « elle s’était montrée à Fernande pour savoir le pire et chasser de son cœur les dernières illusions qu’il conservait encore. C’était une manière de se libérer ; rien ne torture, rien n’asservit comme l’espoir d’un bonheur terrestre (...) »29. Ce culte de la vérité désespérante, qui se corrompt chez Angèle en joie effrayante « de voir à quel point son abaissement était profond » (ibid.), nous le retrouvons chez Madame Grosgeorge, que Guéret, par son crime, révèle à elle-même, qui admire chez lui la détermination à « gâcher son avenir »30, et qui veut que les faits lui prouvent « qu’elle avait raison de ne rien espérer »31. Madame Londe, elle, en un écho parfait, voyant fuir ses clients, « eût voulu (...) que le désastre fût plus complet et que la preuve fût faite, une bonne fois, de l’iniquité de la Providence »32. Tous ainsi, dans la seconde partie du roman, n’ont qu’un but : atteindre la « paix dans le désespoir »33, cette paix qui est l’épouvantable rejeton de Léviathan, qui hante bien d’autres œuvres de Green, et sur laquelle, dans notre roman, s’exprime explicitement la voix du narrateur : « Il y a une étrange satisfaction à toucher le fond du désespoir ; l’excès du malheur procure une espèce de sécurité, havre de grâce pour l’âme naufragée qui n’ose plus croire »34. L’image du naufragé, familière aux lecteurs greeniens, renvoie au royaume aquatique de Léviathan, mais pour en faire cette fois le monde de la désespérance, où gît ce monstre « plus laid, plus méchant, plus immonde » que décrit Baudelaire : L’Ennui. De même que pour le poète, ravagé par le spleen, « rien n’égale en longueur les boiteuses journées », de même pour Madame Grosgeorge, convaincue qu’il ne faut jamais espérer35, le temps se vide de tout attrait : « Jusqu’à sa mort, il faudrait s’éveiller le matin et reprendre la vie où elle l’avait laissée ; il ne lui serait pas fait grâce d’un seul jour »36.
9Dans cette structure qui fait du roman de Green le récit du triomphe de Léviathan rendant le bonheur impossible sur terre, on perçoit encore une progression dramatique : la seconde partie consomme lé désespoir des personnages. Mais il est possible de faire émerger une troisième et dernière structure à laquelle la notion d’Ennui conduit naturellement. En effet, si le discours intérieur se dilate démesurément dans la seconde partie, il est abondamment présent aussi dans la première. Une étrange analogie relie en fait l’avant et l’après des crimes de Guéret. Même encore éclairée par la présence d’Angèle, Lorges baigne déjà dans une étonnante tristesse. Dès que le rideau se lève sur les univers de Madame Londe et de Madame Grosgeorge, la souffrance se devine dans le regard « sombre et désapprobateur »37 des héroïnes, l’ennui suinte de leur décor pauvre ou riche, mais frappé de la même immobilité tragique38. A peine apparues dans le roman, les deux femmes sont fixées dans des images insoutenables. Tout lecteur garde en mémoire l’épouvante que l’arrivée de Madame Grosgeorge engendre chez son fils et le précepteur de celui-ci, et la détresse inexplicable qui s’empare de Madame Londe à la première chamaillerie avec Angèle : « (...) son cœur crevait d’amertume et maintenant elle pleurait à chaudes larmes, debout dans la splendeur du crépuscule (...) »39. Et même alors qu’elle domine ses clients et triomphe de Guéret, le romancier nous avertit que « son âme insatisfaite retrouv(e) le néant au sein même de sa victoire »40. D’ailleurs la mort rôde aussi à la table de son restaurant sur les « joues couperosées »41 de M. Borges, menacé à tout instant d’une attaque. Enfin cette « rouée »42 d’Angèle nous est présentée dans la solitude et le silence de Saint-Jude, s’abîmant dans la nostalgie de tous les bonheurs qui lui ont été refusés, exaspérant « la plaie vive » de ses souvenirs et sortant de l’église « le cœur plein de colère et de désespoir »43. Que conclure de ce goût du malheur chez les personnages avant même que le Malheur n’ait frappé ? Qu’ils sont tous affligés d’une « nature mélancolique », et que Green d’un bout à l’autre de son roman – sans crainte de se répéter – s’est complu à peindre le sombre visage de la Mélancolie. Le terme, en effet, touche tous les comparses du drame, apparaissant dès le deuxième chapitre à propos de Guéret : « Par un caprice de l’esprit comme en connaissent les natures mélancoliques, il se vit faisant tout le contraire de ce qu’il voulait... »44. Puis la mélancolie est présentée comme le poison qui « consum(e) lentement »45 la vie de Madame Londe, tandis qu’il fait s’égarer Angèle dans le regret de son enfance. Ce n’est que dans la deuxième partie que le mot est prononcé pour Madame Grosgeorge46, quand la dureté orgueilleuse du personnage commence à céder au poids trop lourd de la souffrance. Il est intéressant de noter que le terme « mélancolie » sert à qualifier aussi les héros de La Traversée inutile, nouvelle de Julien Green dont le premier titre était Léviathan : « Vous me croyez gai, sans doute, y déclare le capitaine de navire, parce que je plaisante (...). Au fond, j’ai la gaieté des mélancoliques »47. Puis un magnifique texte y associe la mélancolie, l’ennui et la mer. Or quand on consulte les ouvrages qui ont récemment réalisé la synthèse des rapports entre l’art et la mélancolie depuis l’Antiquité, on prend très vite conscience que le personnage de Guéret est emblématique – excepté le génie – d’un état psychologique considéré tantôt comme l’effet d’un tempérament maladif, tantôt comme un sentiment passager. Il en réunit en effet tous les signes, et d’abord, par sa tête inclinée et sa silhouette voûtée48 sur lesquelles s’ouvre le roman, il introduit le motif de « la figure penchée », essentielle selon Jean Starobinski49 à l’expression du Spleen, en particulier chez Baudelaire. Il serait aisé de montrer comment cette figure se trouve reproduite par Madame Londe et Madame Grosgeorge, comment Angèle n’est jamais plus belle pour le romancier que sa tête brune courbée50, « les cils de ses paupières baissées dessin(ant) de longs arcs noirs et ajout(ant) à son jeune visage le charme d’une expression réfléchie et mélancolique »51. Mais il faut aussi, pour souligner la communauté d’inspiration des premiers romans de Green, rappeler cette scène non écrite d’Adrienne Mesurat, mais évoquée dans le Journal de 1949 – on se souviendra qu’Adrienne est brune comme Angèle : « Dans le chemin de fer, Adrienne voyait un contrôleur qui ressemblait à son père. Elle s’était acheté une colombe et sa chevelure se répandait sur la cage qu’elle recouvrait entièrement »52. Or Green ajoute entre parenthèses : « (Je tenais particulièrement à cette image qui s’était présentée à moi avec force ; c’était même une des raisons pour lesquelles je voulais écrire ce livre.) » (ibid.). Aussi, en récapitulant les autres signes qui font de Guéret une « nature mélancolique », faut-il savoir les reconnaître chez tous les personnages nés de la plume de Green dans les années où il écrit Léviathan, mais aussi peut-être dans l’ensemble de son œuvre. Du mélancolique, Guéret a la difficulté à sortir du silence, le sentiment de fatigue et d’impuissance53, l’impression de vieillesse précoce, le besoin de fuir la vie dans l’inconscience du sommeil, la hantise de la culpabilité et le goût de l’auto-accusation – comme dans la scène dramatique où Angèle, sur son ordre, doit lui dire qu’il la « dégoûte »54-, le masochisme impitoyable, Guéret, nous dit le texte, ayant « en lui un besoin de tourmenter sa plaie, de se déchirer, de s’empoisonner avec ses ongles, puisqu’il ne pouvait pas guérir »55. Sa défiance à l’égard du Destin le rend superstitieux et le conduit à substituer sans cesse aux images de la vie celles de la mort, d’où l’admirable tableau noir et blanc d’Angèle gisant sur son lit, étouffée, avant même qu’il ait pu la rejoindre et porter la main sur elle56. C’est la même propension du sujet mélancolique à établir une distance infranchissable entre le monde et lui qui le rive au miroir. Accessoire essentiel du spleen dans Les Fleurs du Mal, le « sinistre miroir » arrête les regards pleins d’incompréhension des trois personnages féminins de Léviathan57, mais surtout, dans la scène du chantier de charbon, sous la forme d’un baquet d’eau éclairé par la lune, il envahit le texte, Guéret luttant contre sa peur, sa fatigue et la nuit pour parvenir à se voir, à voir l’autre en lui, le meurtrier. Or tel est bien l’effet du miroir dans le contexte de la Mélancolie : comme l’écrit Starobinski, « le Je-Miroir figure un aspect extrême de la mélancolie : il ne s’appartient pas, il est pure dépossession »58. Enfin, il est un dernier élément que Baudelaire plus particulièrement nous apprend à lier étroitement à l’Ennui quand celui-ci prend les proportions d’un gouffre : c’est la haine, autre face de l’ennui puisque les deux termes sont inséparables étymologiquement. Inutile de rappeler aux lecteurs de Léviathan à quels paroxysmes de violence la haine du Malheur, la rage d’être en vie et de souffrir portent tous les personnages, non le seul Guéret. Madame Grosgeorge souffletant son fils avec jouissance est le double de Guéret frappant Angèle à la face au lieu de la violer. L’Ennui justifie la violence, même meurtrière, car celle-ci est le seul moyen, pour le mélancolique, d’échapper au sentiment de son impuissance et de s’éprouver vivant. C’est pourquoi Madame Grosgeorge acceptera avec plaisir, dans la seconde partie du roman, de « se sentir l’âme un peu scélérate »59 ; ainsi s’explique aussi que l’action violente, destructrice, soit toujours vécue par le personnage comme un « enchantement »60, le mélancolique étant arraché dans ces moments de fureur à son état dépressif habituel. Ces signes de la Mélancolie se retrouvant chez tous les personnages et à toutes les étapes du récit, il semble bien qu’à la structure dynamique du roman se superpose une structure fondamentalement répétitive. Mais la figure inclinée de la Mélancolie n’est-elle pas justement celle de la créature perdue dans ses pensées, ressassant interminablement ses idées noires comme le font Guéret, Madame Londe, Madame Grosgeorge, Angèle ? Ainsi se justifient les si longs discours intérieurs, relayés par le discours du narrateur, qui constituent la majeure partie de Léviathan. Finalement ce roman est lui-même à l’image de l’élément marin au mouvement immobile que Green a toujours considéré comme un péril abominable pour les natures mélancoliques.
10Mais alors le monstre que le roman de Green dresse rugissant devant nous serait peut-être moins la cruauté du Sort que celle d’une imagination malade. Le romancier nous dirait non pas que la vie est vouée au Malheur, mais qu’il existe un Mal effroyable contraignant certains hommes à le croire.
(...) l’Espoir
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
11écrit Baudelaire, et, parce que le poète dit « je », nous osons lui prêter ce mal. Mais nous savons par le Journal de Green que même au sein du bonheur, celui-ci connaissait des accès de tristesse accablants, de mélancolie pathologique61. Il semble que ce fût le sentiment du néant qui alors s’emparait de lui62. Dans le Journal de l’année 1928, non seulement est évoquée la profonde neurasthénie da sa sœur Lucy qui partage alors temporairement sa vie63, mais surtout Green y compare ses états de tristesse à une « mare d’eau stagnante qui (l’)empoisonne »64. Eau trouble, poison, nous voici renvoyés à l’univers imaginaire de Léviathan. Or c’est dans les mêmes pages du Journal de 1928 que Green, évoquant son travail de romancier, note : « Page 164 de mon roman. Il me semble que dans cette page, j’ai atteint le fond de toute la tristesse qui est en moi, mais n’en parlons pas et transformons en histoires nos petits ennuis ». Puis une semaine plus tard : « Page 178 de mon roman. Voici la vérité sur ce livre : je suis tous les personnages... ». Nous semblons donc autorisés à assimiler le ressassement désespéré des héros de Léviathan à celui de leur créateur, obligé pour survivre, comme tous les grands poètes du Spleen, à transfigurer sa souffrance en un chant désolé et superbe. Madame Grosgeorge, Guéret, Angèle, Madame Londe seraient alors les strophes, différentes et profondément semblables, d’un même long poème où Green, mettant en scène des adultes et non plus des adolescents comme dans ses romans précédents, et élargissant son univers romanesque à toute une petite société, ose livrer enfin le fond de la tristesse qui est en lui.
12Comme un gouffre toujours plus profond, Léviathan superpose donc trois structures : celle d’un crime passionnel, celle d’une parabole du bonheur impossible, enfin celle d’une complainte sur la cruauté du Sort reprise par chaque personnage, parce que chacun d’eux souffre de mélancolie. Ayant tenté une psychanalyse de ce mal, Freud l’assimile à un deuil. Le mélancolique est en deuil de soi parce qu’il est inconsciemment en deuil d’un objet aimé. Si l’on se rappelle que les quatre personnages de Léviathan, avant même le drame, ont éprouvé le sentiment d’une semblable perte, on peut penser que le deuil du premier amour de Green n’est pas encore guéri à l’époque de l’écriture du roman. Lié à l’éloignement de Dieu et à l’angoisse de la mort, il nourrira encore suffisamment la mélancolie de l’écrivain pour que dans Le Visionnaire celui-ci tente après Nerval de « montrer la mort comme un magnifique Soleil noir »65. Cependant c’est à leur frère en mélancolie, Baudelaire, que nous pouvons laisser le dernier mot, dernier mot qui explique notre présence ici : « Je ne prétends pas que la Joie ne puisse s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie en est l’un des ornements les plus vulgaires – tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de beauté où il n’y ait du Malheur (...) »66.
Notes de bas de page
1 Les citations de Julien Green sont extraites des Œuvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade ; les références à Léviathan (volume I de la Pléiade) ne mentionnent que la pagination. – Julien Green, Léviathan, tome I, p. 617.
2 Jacques Petit, Notice de Léviathan, tome I, p. 1172.
3 Julien Green, Journal, tome V, p..301.
4 Julien Green, Léviathan, op. cit., p. 738.
5 Ibid., p. 620.
6 Ibid., p. 635.
7 Ibid., p. 645.
8 Ibid., p. 610.
9 Ibid., p. 689.
10 Ibid., p. 690.
11 Ibid., p. 695.
12 Ibid., p. 717.
13 Ibid., p. 776.
14 Ibid.
15 Ibid., p. 740.
16 Ibid., p. 730.
17 Ibid., p. 780.
18 Ibid., p. 611-612-612-668-677-710-758.
19 Ibid., p. 581.
20 Ibid., p. 549.
21 Ibid., p. 650.
22 Ibid., p. 671.
23 Ibid., p. 674.
24 Ibid., p. 767.
25 Ibid., p. 691.
26 Ibid., p. 692.
27 Ibid., p. 693.
28 Ibid., p. 762.
29 Ibid., p. 754.
30 Ibid., p. 713.
31 Ibid., p. 744.
32 Ibid., p. 732.
33 Ibid., p. 791.
34 Ibid., p. 746.
35 Cf. p. 748.
36 Ibid., p. 787-788.
37 Ibid., p 590.
38 Cf. p. 610 et 630.
39 Ibid., p. 645.
40 Ibid., p. 601.
41 Ibid., p. 657.
42 Ibid., p. 663.
43 Ibid., p. 655.
44 Ibid., p. 586.
45 Ibid., p. 601.
46 Cf. p. 709.
47 Julien Green, Léviathan au La Traversée inutile, tome I. p. 276.
48 Cf. Léviathan, p. 582.
49 Jean Starobinski, La Mélancolie au Miroir. Trois lectures de Baudelaire, édition du Seuil, Paris, 1989, p. 8.
50 Cf. Ibid., p. 634.
51 Ibid., p. 634.
52 Julien Green, Journal, tome IV, p. 1111.
53 Cf. Léviathan, p. 619.
54 Ibid., p. 680.
55 Ibid., p. 663.
56 Cf. p. 665.
57 Cf. p. 590-753-708.
58 Jean Starobinski, La mélancolie au miroir..., op. cit., p. 17.
59 Julien Green, Léviathan, p. 714.
60 Ibid., p. 687.
61 Cf. Julien Green, Journal, tome IV, p. 1026.
62 Cf. Julien Green, Journal, tome IV, p. 75.
63 Ibid., p. 25.
64 Ibid., p. 26.
65 Ibid., p. 207.
66 Baudelaire, Œuvres complètes. Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 657-658.
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Autour de Julien Green au cœur de Léviathan
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