L'attirance et l'interdit : thèmes moteurs dans l’expression de l'univers greenien
p. 119-132
Texte intégral
1Dans le titre de cet exposé, aux mots désir ou tentation j’ai préféré le mot attirance. Ce mot ne figure pas dans le Littré, mais on le trouve dès 1857 dans L'Aube spirituelle de Baudelaire, où il est dit que l’azur
S’ouvre et s’enfonce avec l’attirance du gouffre.
2À la suite de Baudelaire, on lui donnera le sens le plus fort possible. Il sera question d’une « puissance d’attrait épouvantable », comme l’écrit Julien Green lui-même dans son Journal, le 25 février 1987, à propos d’une représentation de Sud en Allemagne. Cette aimantation, cet appel irrésistible se heurtera à une autre force redoutable : l’interdit imposé par la famille, par la société, par la conscience, par la religion.
3Le même Journal pose la question suivante, le 18 septembre 1973 : « La liberté de tout dire enfin conquise, que pourrait-on dire qui soit interdit ? ». Cette réflexion générale sur la liberté d’expression à la fin du XXème siècle résume aussi, et peut-être surtout, le parcours personnel de Julien Green écrivain : il a peu à peu conquis la liberté de tout dire, d’une part à travers des personnages de fiction, empêchés par des interdits redoutables d’atteindre ce qui les attire, d’autre part à travers les confidences de son Journal et les confessions de son autobiographie, qui révèlent et parfois détaillent le conflit essentiel de sa vie, entre d’invincibles penchants homosexuels et des exigences spirituelles fondamentales, indéracinables, imprescriptibles.
4Je me garderai de ramener une grande œuvre littéraire à l’histoire d’un homme. Green lui-même n’a que trop tendance à expliquer son œuvre par les problèmes qu’il a rencontrés au cours de son existence, voire par les circonstances occasionnelles de cette existence. Le cas vécu intéresse les spécialistes de psychologie ou de pathologie ; l’amateur de littérature (« l’amateur – entendons, le passionné », écrit Malraux dans L’Homme précaire et la littérature)1 s’intéresse surtout à l’univers artistique créé par un grand auteur. Green d’ailleurs semble aussi encourager cette dernière attitude, même dans certains passages récents de son Journal, comme celui-ci, d’une subtile ironie, daté du 28 août 1993 : « J’ai parfois le sentiment de vivre dans un roman de Julien Green et mon inquiétude croît de jour en jour ».
5Je justifierai aussi le parti que j’adopte par ces réflexions d’un autre grand écrivain, porteur des mêmes initiales, Julien Gracq, dans En lisant en écrivant, ce livre où pullulent les aperçus passionnants sur les rapports des lecteurs et des œuvres :
Il est remarquable que, dans cette fin du vingtième siècle, nous nous nourrissions souvent par préférence, chez les grands écrivains du passé, de ce qu’ils auraient regardé comme les miettes de leur table. Chez Gide, plutôt de son Journal que de tout le reste, et souvent même, chez Hugo, de ses Choses Vues. (...). Délaissement du chef-d’œuvre au profit de tout ce qui, de l’écrivain, babille et jase encore autour de lui en liberté (il suffirait, pour en apporter la preuve, d’établir la balance de tout ce qui se publie ou se réédite de Carnets, de Cahiers, de Journaux, de Mémoires, de Correspondances des grands écrivains, de Souvenirs grappillés sur eux, et, en regard, des rééditions parcimonieuses de leurs livres clefs)2.
6Oui, pour moi, les livres clefs de Julien Green ne sont pas ceux qui consignent des faits réels, avec, sans doute, leur incontestable authenticité, mais aussi avec ce qu’ils gardent d’anecdotique et de contingent ; ses livres clefs sont ceux où l’expression d’un univers résulte d’une nécessité organique et d’une plénitude artistique. Ainsi, le Journal rapporte les contraintes que la vie de famille imposait au jeune Green à l’époque où il débutait en littérature, mais celles que subit l’héroïne dans Adrienne Mesurat se situent sur un autre plan, presque intemporel. Terre lointaine raconte la vie de Green étudiant à l’Université de Virginie, mais Moïra se sert de ce décor et de cette atmosphère pour y installer l’univers greenien.
7L’attirance et l’interdit, la transgression et l’obstacle se retrouvent dans toutes les œuvres de Green, sous des formes variées, qui montrent l’étendue des ressources expressives chez l’écrivain. Je vais en présenter trois, qui communiquent entre elles dans les œuvres, mais que j’envisagerai successivement, pour clarifier l’exposé. Pour chacune de ces trois formes, loin de présenter une liste exhaustive, je chercherai des exemples caractéristiques.
8Voici donc trois étages différents dans l’édifice littéraire construit par Julien Green, trois pièces différemment habitées, pour utiliser une comparaison proposée par Aragon à propos de ses Cloches de Bâle : « Le roman, c’est la clef des chambres interdites de notre maison »3.
91. Dans la première chambre, la prohibition s’exerce sur les paroles plus que sur les actes. On y tourne autour des corps, mais on se détourne des mots, du moins des mots précis : le sous-entendu, l’équivoque, les points de suspension y règnent, forme de discrétion prompte à se muer en insistance pour qui sait prêter l’oreille. En 19904, Green semble partager les réserves d’Hervé Mille sur l’interprétation de Maria Casarès lors de la création de L’Ennemi en 1954, mais ceux qui ont eu la chance de voir la pièce à cette date n’ont pas oublié de quelle inimitable façon la grande actrice murmurait : « Silleranges, un monastère ! » au cours de la première scène5. Le ton était léger, l’allusion explicite. Dans Le Mauvais Lieu, il n’est pas question d’un château, comme dans L’Ennemi, mais d’un pensionnat de jeunes filles, pire que celui des Détraquées, la pièce qui enchantait André Breton au début de Nadja ; la directrice de l’établissement dit à sa grande amie Marthe Réau : « Savez-vous ce que c’est que Chanteleu ? Non, pas un enfer. (...) Chanteleu est un... » Sa partenaire l’interrompt : « Je vous en supplie, ne dites pas ce mot que je déteste »6.
10Les personnages du Mauvais Lieu exécutent un ballet tour à tour ridicule, pitoyable et odieux autour de la petite Louise, la merveille dont ils rêvent. Sans aligner une telle collection de pantins et de monstres, les romans antérieurs offrent de pittoresques personnages dont Green s’étonne qu’ils ne lui aient pas valu la réputation d’auteur comique, notamment une série de dames mûrissantes, rondes et agitées, qui s’empressent de façon suspecte autour d’une jeune fille : Mme Legras dans Adrienne Mesurat, en qui Mauriac, dès la publication, avait décelé une ogresse troublée par la chair fraîche d’Adrienne (« si M. Green n’était si chaste », écrivait-il7) ; Mme Londe dans Léviathan, qui se fait appeler ma tante par la petite Fernande avant d’envoyer celle-ci chez ses clients pour la faire succéder à Angèle, sa première nièce adoptive ; Mlle Bergère, professeur de piano dans Minuit, qui, entre deux accords frémissants, chuchote à Élisabeth qu’elle est une faunesse ; Mlle Ott, plus ou moins entremetteuse, dans L’Autre. Dans Moïra, presque tous les personnages sont épris du protagoniste, Joseph Day, qui mérite son nom par l’or de sa chevelure et par la lumière spirituelle qui émane de sa personne ; dans Chaque homme dans sa nuit, presque tous le sont de Wilfred. Mais dans ces deux romans, le rayonnement du héros leur défend les déclarations trop claires, trop directes et les réduit à des implorations implicites, des louvoiements, des frôlements. Aux antipodes de séducteurs intrépides comme Valmont et Mme de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses, ils font songer plutôt au chat gourmand évoqué par lady Macbeth pour humilier son mari, le chat gourmand qui veut, mais n’ose pas, car il craint de se mouiller les pattes.
11Max dans Chaque homme dans sa nuit, Arlette dans le Malfaiteur, et plusieurs autres personnages ne sont pas comiques, mais ils jouent la comédie. Arlette porte à une perfection quasi professionnelle le manège de gourmandise et de réticence. Cette antiquaire procure des jeunes gens aux personnes riches qui s’ennuient. Elle a rendu ce service à son amie la belle Ulrique, mais elle hésite à le rendre à la cousine de celle-ci, la jeune et pure Hedwige, malencontreusement éprise de Gaston Dolange, qui, Hedwige évidemment l’ignore, se livre pour de l’argent à des messieurs. Arlette, seulement nommée dans la première partie du roman, écrite avant-guerre, joue un rôle important dans la seconde partie, écrite dans les années 50. On peut se demander si ce prénom d’Arlette, qu’Hedwige trouve peu usité, ne renvoie pas à la grande comédienne Arletty ; en 1951, elle a justement incarné dans le film Gibier de potence, d’après un roman de Jean-Louis Curtis, une certaine Mme Alice, personnage qu’elle a dit original et insolite : elle protégeait un jeune homme qu’elle avait fait poser pour des photos compromettantes. En tout cas, la ressemblance est frappante. Hedwige avait imaginé Arlette « comme une sorte de bacchante hilare et envahie par la graisse ». Or, que voit-elle ?
Du fond du magasin, une dame en noir venait vers elle, les coudes au corps et les mains jointes en une attitude pleine de réserve. C’était une personne mince et droite dont l’âge ne pouvait se dire au juste8.
12L’antiquaire perd peu à peu cette réserve, entraîne Hedwige vers un boudoir qu’elle appelle son nid d’amour, mais n’ose lui dire pourquoi elle ne peut plaire au petit Dolange.
« Si vous croyez que ces choses se disent comme ça ! Ce n’est pas simple. D’abord rien n’est simple. Surtout maintenant... Nous vivons à une époque – depuis la guerre... Tout a changé ! Les mœurs surtout. Les mœurs ! (...) Il faut voir ça pour s’en rendre compte. Et quand je pense à ce qu’on dit... »9.
13Après des hésitations, elle montre à Hedwige ce qu’elle appelle ses trésors, des photographies de jeunes gens dans un album, et pose un doigt sur l’une d’elles.
« Celui-là, fit-elle à mi-voix.
– Que voulez-vous dire ? demanda Hedwige. Qui est-ce ?
Je ne le connais pas.
– Bien sûr, dit lentement Arlette en refermant l’album, mais il est mieux que le petit Dolange, et lui vous aurait aimée... »10.
14Elle finit par mettre le petit Dolange et Hedwige en présence dans le boudoir.
« Vous m’excuserez (...) Il faut que je surveille le magasin. Gaston, tu sais où se trouvent le porto et les cigarettes ».
Comme elle passait devant Hedwige pour quitter la pièce, la jeune fille lui prit la main et d’une voix à peine perceptible lui souffla :
« Restez !
– Petite imbécile, répondit Arlette sur le même ton, cours donc ta chance ! » Et tournant les yeux vers Gaston, elle lui jeta entre haut et bas :
« Fais donc brûler un grain d’encens dans la coupe chinoise... pour l’atmosphère »11.
15Green a dit que dans ses romans il était tous les personnages. Or l’auteur du Journal se comporte parfois avec ses lecteurs comme Arlette et d’autres personnages du même type avec leurs interlocuteurs. Brian Fitch écrivait dans Configuration critique de Julien Green (9) en 1966 : « Ses réticences, qui ne sont peut-être pas tout à fait dépourvues d’une certaine coquetterie, aiguisent la curiosité légitime du lecteur sans jamais la satisfaire ». Le 11 octobre 1995 encore, Green nous présente quelques images qui le hantent après soixante ans écoulés, comme Arlette montrait à Hedwige des photographies, en usant lui aussi des points de suspension :
L’atmosphère d’une après-midi, le jour mourant dans une chambre, une voix. Des images... des mirages... Un jeune mulâtre nu dans un grand fauteuil Napoléon III jaune bouton-d’or à capitons... Tout ceci se trouve sans doute déjà dans mon Journal complet12.
16Je connais maints fidèles de Julien Green qui le souhaiteraient immortel, pour éviter à jamais la divulgation de secrets gardés si longtemps et pour que le Journal garde toujours ce ton allusif qui ne joue pas un rôle mineur dans sa réussite littéraire.
172. Dans la deuxième chambre interdite, les gourmands font place aux affamés, les personnages secondaires aux protagonistes.
18Les romans de Green les plus étouffants correspondent à la période la plus libre de sa vie, il l’a souvent noté, par exemple le 11 novembre 1974 : « Je me roulais dans le bonheur de 24 à 36. Il y avait des minutes où cela me faisait peur, mais déjà l’inquiétude religieuse était là, grandissante. Beaucoup d’inextricable dans tout cela. Le désir de Dieu n’était jamais absent »13. Aux interdits élevés autour de sa personne pendant son adolescence, sous l’influence de sa mère et de la religion, et qui ne sont d’ailleurs pas complètement abolis, succèdent alors ceux de l’amour platonique le liant à Robert de Saint-Jean et s’opposant à son besoin d’aventures sexuelles ; puis, lorsque d’un commun accord entre les deux amis la situation se clarifie dans le sens de la liberté et de la confiance en 1929, la violence subsiste, mais moins épouvantable que dans Adrienne Mesurat ou Léviathan.
19Le Journal note, le 6 juin 1961 : « Adrienne Mesurat, c’était moi entouré d’interdits qui me rendaient fou ». En fait, c’est Adrienne que les interdits rendent, au sens propre, folle ; l’auteur, lui, maintient son équilibre, aux dépens de ses personnages. Par la nature même du genre littéraire qu’est le Journal, les tourments de l’auteur y deviennent essentiellement un objet d’étude, un thème à multiples variations, des variations qui ne trouvent jamais de conclusion définitive. En revanche, par sa nature même, un roman fonctionne de façon autonome, le destin conduit les personnages vers un dénouement presque prédéterminé.
20Dans Léviathan, désir et destin deviennent synonymes pour Guéret : « Toujours les mêmes désirs, quelle destinée rebutante ! »14. Dans Épaves, « après des années de lutte stérile », Éliane découvre sa vérité : « Elle était donc cela, un être charnel, une malheureuse affamée, et qui avait honte »15. Comme Guéret ne peut vaincre le refus d’Angèle, Éliane ne peut vaincre ni la honte qu’elle éprouve, ni l’indifférence qu’elle constate chez son beau-frère. Même situation dans Varouna, pour Marguerite en face de son beau-frère, qui, lui, tente en vain de briser le tabou de l’inceste, lorsqu’il retrouve les traits de sa femme, morte, dans ceux de sa fille ; même situation encore dans Si j’étais vous..., pour Élise en face de son cousin, marié à une autre. Dans Le Visionnaire, Manuel fixe un rendez-vous à sa cousine, dont l’insolente santé l’attire, mais il lui ordonne aussitôt de ne pas venir. Tous connaissent la servitude d’un désir qu’il leur est impossible d’assouvir. Quelle est l’œuvre de Julien Green qui, vu l’inextricable des situations et des oppositions, ne pourrait aussi bien avoir pour titre : Le Piège ?
21Après 1939, le retour de Green à la pratique religieuse n’apaise pas ses déchirements, au contraire. Le conflit entre les exigences du corps, attiré par le plaisir, et celles de l’âme, qui veut respecter les interdits formulés par la religion, devient même central dans ses œuvres les plus personnelles et les plus profondes, Moïra et Chaque homme dans sa nuit.
22La foi religieuse interdit à Joseph Day dans Moïra, à Wilfred Ingram dans Chaque homme dans sa nuit d’être l’homme de désir que la nature les contraint à être. Raffinement de cruauté caractéristique de l’univers greenien, ces obsédés sont obsédants : comme le lieutenant Ian dans Sud, ils suscitent autour d’eux désir, violence, désespoir. Ce climat de sensualité harcelante les rejette encore plus vers leurs propres contradictions. Quelle émotion vibrante, quelle grandeur se retrouvent, à chaque relecture de Moïra, dans les aveux de Joseph à son ami David !
« Je hais l’instinct sexuel (...) tout en moi est violence. (...) Je brûle, David. (...) je désire horriblement ce péché que je ne commets pas. Tu ne sais pas ce que c’est que cette faim du corps. J’ai quelquefois l’impression d’être séparé d’avec ma chair, et c’est comme s’il y avait en moi deux personnes dont l’une souffrirait et l’autre regarderait souffrir »16.
23Wilfred est lui aussi la proie d’un duel intérieur. Des expressions lancinantes reviennent au long de Chaque homme dans sa nuit :
(...) qu'il y avait toujours une partie de lui-même qui essayait d’oublier l’autre et qu’il fallait oublier pour vivre. (...) Sur toute la surface de la terre, des millions d’hommes ressentaient comme lui la morsure de cette faim animale, opiniâtre, humiliante, oui, humiliante parce qu’on y cédait toujours. (...) Il était soûl de désir. Il ne savait que faire de lui-même, de son corps et de cette faim monstrueuse qui l’habitait (...) La seule idée du plaisir l’écœurait. Il ne savait que faire de son corps (...)17
24Flaubert, pourtant bien éloigné de connaître ces douleurs, en a très bien parlé dans une lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, du 18 février 1859 :
Je suis convaincu que les appétits matériels les plus furieux se formulent insciemment par des élans d’idéalisme, de même que les extravagances charnelles les plus immondes sont engendrées par le désir pur de l’impossible, l’aspiration éthérée de la souveraine joie.
25Ainsi, chez Joseph Day et chez Wilfred, les appétits furieux et les renoncements fervents voisinent-ils au point de se nourrir mutuellement.
26Cependant, l’espoir finit par luire pour tous deux, contrairement à ce qui se passait pour Adrienne Mesurat ou pour Guéret. Joseph décide de se livrer à la police et d’avouer qu’il a tué Moïra ; David lui dit alors : « J’ai toujours cru que tu valais mieux que moi. Je le crois encore. Moi, je ne serai jamais qu’un petit pasteur. Mais toi... »18. Wilfred, plus pécheur que Joseph, reçoit aussi plus de grâces que lui. Il est même le seul personnage de Green à rencontrer un être véritablement fait pour lui : Phoebé l’aime, Phoebé le comprend ; mais Phoebé est mariée et l’interdit de l’adultère s’oppose à l’attirance qu'ils éprouvent l’un pour l’autre. À la fin, Wilfred ne commet pas de crime, c’est au contraire lui qui est assassiné, mais il pardonne à son meurtrier : alors parle « le plus grand amour »19, qui résout à jamais les conflits. Joseph et Wilfred sont les personnages les plus caractéristiques de l’univers greenien, les plus complets et, d’une certaine façon, les plus comblés.
273. La troisième chambre est moins facile à définir que les précédentes : là, le supplice devient presque délice, comme le roman devient presque poème. L’appareil enregistreur ralentit momentanément, pour s’attarder sur une image avant de reprendre sa marche. Disparus, les initiés gourmands et leurs sous-entendus ; disparus, les affamés et leurs cris. Voici le silence, compagnon de l’éblouissement. L’attraction s’exerce peut-être encore plus fortement, mais, tout en s’exerçant, elle établit une distance. On songe à ce qu’écrit Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce : « La distance est l’âme du beau ». Le supplice de Tantale consistait à voir près de ses mains des fruits merveilleux qu’il ne pouvait toucher ; l’eau jaillissait près de ses lèvres, mais sans jamais être bue par elles. Avec une puissance qui ressortit presque au mythe, dans quelques-unes des pages les plus personnelles de Julien Green, des contemplateurs adorent une beauté à la fois proche et inaccessible : alors, le désir porte en soi son propre interdit et la crainte de sa réalisation ; mais, en même temps, cette négation du désir lui permet de s’épanouir en quelque sorte à l’état pur, dans l’impossible, et sur le plan stylistique l’évocation prend la ferveur d’une invocation.
28Dans Mille chemins ouverts, parmi les souvenirs fugitifs une image se fixe quand le narrateur passe de la présentation d’un de ses camarades, soldat comme lui en Italie, au récit d’un moment où il le regarde, endormi :
Je demeurai immobile sur le seuil et le cœur me battit à grands coups. (...) Avec tout l’or de ses cheveux répandu sur l’oreiller et la ligne puissante de son long corps sinueux, il me parut si beau que j’en éprouvai une joie mêlée de frayeur, mais je ne pouvais m’expliquer ni la joie ni la frayeur. (...) ce matin-là, il se taisait, livré à mon regard et à cette chaste et ardente convoitise à laquelle je n’entendais rien. Pendant quelques minutes, je dus souffrir, et souffrir beaucoup, car je ne savais ce que je voulais ; or, je voulais furieusement quelque chose, singulière torture qui me donnait envie de me rouler sur le sol20.
29Le jeune homme ne comprenait pas, mais le souvenir ne s’est pas effacé, preuve qu’il comprenait quand même l’essentiel du délicieux supplice.
30En revanche, dans un des rares passages de Moïra où la narration quitte le point de vue de Joseph Day pour prendre celui d’un autre personnage, en l’occurrence le fier Praileau, ce dernier, posté dans un coin de la bibliothèque où travaille Joseph, comprend certainement ce qu’il éprouve :
(Il) couvrit le lecteur d’un regard dans lequel se trahissaient à la fois une curiosité extraordinaire et une sorte de fureur contenue. À le voir ainsi, retenant son souffle et le cou allongé comme un animal à l’affût, on eût cru qu’il guettait le moment propice pour frapper son adversaire, mais un geste que fit Joseph pour tourner une page produisit un tressaillement dans les épaules de l’observateur caché qui se redressa et disparut21.
31Dans le roman si dramatique et dialogué qu’est Moïra, voilà un passage tout d’immobilité et de silence, mais sa position en point d’orgue en fin de chapitre lui donne de l’importance comme jalon entre les deux grands épisodes qui, au début et à la fin, mettent aux prises Joseph et Praileau pour établir entre eux des rapports de fascination et d’interdit constituant selon Green le vrai sujet du livre. De même, dans Sud, le premier acte finit en point d’orgue sur une scène muette : le lieutenant Ian reste immobile en voyant entrer Erik Mac Clure, qui s’arrête, tous deux se regardent.
32Moïra est un roman trop dense et trop intense pour que la narration s’évade du côté du poème en prose. Il en va autrement dans des récits à la trame moins serrée comme L’Autre Sommeil et Minuit. On y trouve portées à leur perfection les figures du contemplateur avide et pétrifié et du contemplé inaccessible. Gide regrettait que L’Autre Sommeil présentât un amour platonique et que dans Minuit le mot amour fût employé au lieu du mot désir, qui eût rendu « ce qu’il y a de panique dans cette histoire »22. Néanmoins, dans le premier roman Denis est trop ébloui par Claude, dans le deuxième Élisabeth trop éblouie par Serge pour tenter d’abolir une distance enchantée.
33Au début de L’Autre Sommeil, Denis, encore adolescent, reçoit la révélation, incontestable et implicite, de sa nature profonde, en arrêtant ses regards sur son cousin Claude, un peu plus âgé que lui.
Les bras arrondis au-dessus de sa tête, il dormait si profondément que tout mon vacarme n’avait pu parvenir jusqu’à lui. La force même se montrait dans la plénitude de son sommeil (...) Un drap s’enroulait autour d’une de ses jambes, froissé et plissé comme ces étoffes que les sculpteurs grecs trempaient dans l’eau avant de les appliquer sur les membres de leurs modèles. L’autre jambe, longue et pleine, luisait dans la pénombre avec un reflet qui en dessinait les muscles, (...) mon impatience et mon ennui se muèrent tout à coup en autre chose où le plaisir avait sa part. Il m’était agréable d’être là23.
34À la fin du livre, scène symétrique, mais plus cruelle : Denis a obtenu de Claude, retrouvé après quelques années de séparation, qu’ils fassent une promenade là où ils passaient jadis leurs vacances ; Claude s’endort sous les arbres ; Denis, cette fois, sait qu’il aime son cousin, qu’il n’osera jamais lui avouer cet amour, que la distance qui les sépare ne sera jamais franchie.
(...) sur son visage le soleil qui l’avait contraint à fermer les yeux posait un masque d’or. Un léger sourire séparait ses lèvres.
Je m’agenouillai sans bruit près de lui et le regardai ; puis en me penchant un peu, je fis passer mon ombre sur ses joues et sur sa bouche, et cette espèce d’attouchement mystérieux me parut plus étrange que tout ce que j’avais pu rêver24.
35Minuit baigne dans une atmosphère plus inquiétante et plus envoûtante. La découverte de Serge par Élisabeth tient de l’apparition. Pour explorer l’une après l’autre les pièces de la haute maison de Fontfroide, la jeune fille ne dispose que de quelques allumettes ; les objets, tirés de la nuit par une flamme brève, y replongent aussitôt. Dans une des pièces, Élisabeth entend respirer un dormeur. Une première allumette lui permet de découvrir celui qu’elle attendait sans le savoir :
Jamais elle n’avait vu quelqu’un d’aussi beau que ce dormeur. (...) À présent elle n’aurait su dire si c’était la joie, une joie inquiète et déchirante, ou la plus étrange et la plus exquise douleur qui la faisait trembler ainsi25.
36Dans cette dernière phrase, les oxymores rappellent la façon dont sainte Thérèse d’Avila décrivait son extase mystique. Une nouvelle allumette livre au regard d’Élisabeth le dormeur, sur lequel elle s’incline, comme Psyché se penchait avec sa lampe sur l’Amour endormi.
Puissant et doux, le grand corps couleur d’ambre brillait par les trous de ses guenilles. L’un de ses bras était nu, les veines gonflées, la saignée palpitante ; (...) Élisabeth se penchait sur le visage dont elle effleurait de ses cheveux les joues brunes et la grande bouche rouge entrouverte ; elle eut encore le temps de voir briller les longues mèches d’or qui s’ébouriffaient au-dessus d’un petit front volontaire et ne savait où porter la vue quand, l’allumette s’éteignant soudain, le dormeur sombra de nouveau dans l’obscurité ; il ne resta plus pour trahir sa présence que ce souffle à la fois léger et profond et la chaleur de fruit au soleil qui rayonnait de sa chair26.
37Pour les personnages de L’Autre Sommeil et de Minuit, un muet Noli me tangere autorise la délectation en la tenant à distance. Pour l’auteur, la pureté poétique autorise la sensualité de l’évocation. On songe à Racine, que Green admire pour dire « des choses si violentes dans une langue aussi surveillée »27, à Baudelaire, le poète préféré de Green, notamment à ces vers du Léthé, où allitérations et assonances enchantent l’assujettissement énoncé :
À mon destin, désormais mon délice,
J’obéirai comme un prédestiné ;
Martyr docile, innocent condamné,
Dont la ferveur attise le supplice.
38Paul Valéry dit excellemment : « La définition du Beau est facile : il est ce qui désespère. Mais il faut bénir ce genre de désespoir qui vous détrompe, vous éclaire, et comme disait le vieil Horace de Corneille, – qui vous secourt »28. Ainsi la beauté désespère-t-elle les personnages de Green et sans doute Green lui-même, mais en même temps elle porte les personnages à l’extrême de l’être et l’auteur à l’extrême de son art. Green a noté à maintes reprises que, puisqu’il a reçu le don d’écrire, il doit sur ce plan-là aussi assurer son salut29. Le bonheur d’écriture ne supprime pas le conflit de l’attirance et de l’interdit, mais le domine sur le plan de l’art.
39Le plus souvent, l’univers greenien présente des divisions, des déchirements, des passages violents d’un extrême à l’autre, mais il réalise aussi parfois la fusion de l’élan et de la fixation, du destin et du délice. On connaît la célèbre conclusion d’Albert Camus : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Julien Green, lui, montre qu’il faut aussi imaginer Tantale heureux.
Notes de bas de page
1 André Malraux, L'homme précaire et la littérature, éd. Gallimard, 1977, p. 210.
2 Julien Gracq, En lisant en écrivant, in Œuvres complètes, éd. Gallimard, Bibl. de La Pléiade, tome II, p. 755-756.
3 Louis Aragon, Œuvres romanesques complètes. Pléiade, tome I, p. 692.
4 Julien Green, Journal, 14 avril 1990, éd. Fayard, 1993, p. 53.
5 Pour les citations du Journal, la date est une indication suffisante. Pour les autres œuvres, on indiquera le tome des Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade. Ici, III, p. 1089.
6 Bien qu’il soit antérieur aux romans du Sud (tome VII), Le Mauvais Lieu a été publié dans le tome VIII, p. 436.
7 Critique citée dans la notice d’Adrienne Mesurat, in Œuvres complètes, tome I, p. 1130.
8 Le Malfaiteur, Œuvres complètes, tome III, p. 345.
9 Ibid., tome III, p. 350.
10 Ibid., tome III, p. 382.
11 Ibid., tome III, p. 400.
12 Journal 1993-1996, Pourquoi suis-je moi éd. Fayard, 1996. p. 358.
13 Journal. Œuvres complètes, tome VI, p. 196.
14 Julien Green, Léviathan. Œuvres complètes, tome I, p. 606.
15 Julien Green, Épaves. Œuvres complètes, tome II, p. 156.
16 Julien Green. Moïra. Œuvres complètes, tome III. p. 87. 147, 148.
17 Julien Green, Chaque homme dans sa nuit. Œuvres complètes, tome III, p. 492, 530, 570.
18 Julien Green, Moïra, op. cit., tome III, p. 192.
19 Julien Green, Chaque homme dans sa nuit, op. cit., tome III, p. 702.
20 Julien Green, Mille chemins ouverts, in Œuvres complètes,, tome V, p. 929.
21 Julien Green, Moïra, op. cit., tome III, p. 41.
22 Noté par Green dans son Journal, respectivement le 18 juillet 1930 (tome IV, p. 74) et le 15 décembre 1936 (tome IV, p. 418).
23 Julien Green, L'Autre Sommeil. Œuvres complètes, tome I, p. 829-830.
24 Ibid., p. 875.
25 Julien Green, Minuit, op. cit., p. 556.
26 Ibid., p. 557.
27 Julien Green, Journal. 20 janvier 1931, op. cit., tome IV, p. 87.
28 Paul Valéry, Variété. Lettre sur Mallarmé. Œuvres. Bibl. de La Pléiade, tonie I, p. 637.
29 Par exemple : « L’artiste doit augmenter la beauté qui est dans le monde » (phrase attribuée au Père Couturier par le Journal, 17 janvier 1993, édition Fayard, p. 10).
Auteur
Professeur émérite Lycée Henri IV
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