Conclusion
p. 255-258
Texte intégral
1Cet ouvrage est une contribution complémentaire des historiens au débat qui occupe les esprits depuis que la désindustrialisation est devenue plus tangible dans les pays anciennement industrialisés et particulièrement en France où le phénomène atteint une ampleur plus forte qu’ailleurs. Ce colloque vient après d’autres travaux importants1 et nous souhaitons qu’il soit une étape dans la dynamique d’une école française de l’industrialisation/désindustrialisation que Michel Hau appelle de ses vœux en introduction du présent colloque.
2Désindustrialisation, « désouvriérisation » (Beaud et Pialoux, 2012) ; des mots qui sonnent comme défaite ou comme changement perpétuel ? Il semble bien que nous soyons confrontés à un des « obstacles épistémologiques » de Bachelard car nous n’avons pas envie que l’industrie disparaisse en France et en Europe. Les historiens cherchent des réponses, qu’ils s’inspirent de Karl Marx et du Manifeste du Parti communiste : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux », ou bien qu’ils aient à l’esprit les thèses de Schumpeter sur la « destruction créatrice ». Nous savons que l’industrialisation est consubstantielle de la désindustrialisation (Woronoff, 1994). Mais voilà, la désindustrialisation en cours en France est rapide et récente. On peut imaginer que de nouvelles formes de production des biens matériels émergent (Veltz et Well, 2015) mais la disparition des industries des « Trente Glorieuses » (sidérurgie, aluminium, chimie, pétrochimie, automobile) est plus rapide que l’émergence de l’industrie nouvelle. L’Industrie ne disparaît pas quand l’Asie devient « l’atelier du monde » (car cela n’arrive pas qu’aux autres) mais destruction et création en Europe et en France ne se réalisent pas à la même vitesse.
3Il y a la question du désamour. L’industrie est moins désirée aujourd’hui qu’elle l’était auparavant. Parmi les explications proposées par X. Daumalin à propos des abandons d’industrie par la bourgeoisie marseillaise, il cite « la lassitude aussi, voire l’inquiétude, de la bourgeoisie d’affaires à l’égard d’activités jugées désormais moins rémunératrices et trop risquées pour l’avenir du patrimoine familial ». Cette remarque nous renvoie au rendement du capital et au livre essentiel de Thomas Piketty (2013).
4Mais il n’y a pas que la bourgeoisie et le patronat qui se détournent des usines. Hier synonyme d’emplois, l’usine est à présent trop souvent regardée comme source de contraintes par les populations voisines. L’acceptabilité du fait industriel recule sous la pression du « pas dans mon jardin ». Les directives sur le respect de l’environnement, les innovations des entreprises en matière de responsabilité sociétale et environnementale et la valorisation de l’attractivité des formations à l’industrie sont engagées dans une course de vitesse pour interrompre le désamour.
5Parmi les pistes ouvertes par ce colloque, on retiendra les interrogations sur la chronologie de la désindustrialisation, celles sur ces causes et sur leurs effets. Si la contribution de T. Strangleman rappelle que la désindustrialisation commence Outre-manche au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les origines chronologiques de la désindustrialisation sont évoquées de façon très diverses dans ce colloque comme dans les débats. Entamée dans les années 1950 (X. Vigna), elle est sensible dès les années 1960 pour les industries marseillaises (X. Daumalin) ; pour d’autres elle s’amorce avec le choc pétrolier de 1974, ou bien encore dans les années 1980 (L. Segreto) si ce n’est depuis la crise financière de 2008. Paul Bairoch a consacré un chapitre à la désindustrialisation de l’Occident qui « commence dès le milieu des années 1960. Cependant, dès les années 1920, on peut discerner dans quelques secteurs et dans quelques pays des antécédents à ce phénomène » (Bairoch, 1997, p. 189). Chacune de ces bornes chronologiques contient sans doute sa part de vérité en fonction des définitions et des concepts à propos desquels le consensus scientifique est encore loin d’être réalisé.
6Les causalités pointées dans le présent colloque sont tout aussi nombreuses que les chronologiques : la responsabilité des élites patronales et des politiques économiques (J.-C. Daumas) ? la compétitivité des entreprises (L. Segreto) ? La division internationale du travail (X. Vigna). Et, en arrière-plan, la financiarisation de l’économie ainsi que la troisième mondialisation qui s’est amplifiée au tournant du millénaire (Beffa, 2012). En vérité les historiens sont, comme les économistes et les sénateurs, en recherche. Notons d’ailleurs qu’un rapport du Sénat répond à la question posée par le colloque : « La désindustrialisation : une réalité mais pas une fatalité » (Chatillon, 2010-2011).
7Nous citerons volontiers L. Segreto dans le présent colloque à propos de « la facile recherche des coupables et la difficile définition des nouvelles stratégies ». Ce qui nous est donné à voir de « la ré industrialisation » (A. Dalmasso) montre qu’il ne s’agit pas de réponses globales. Depuis 2009, la relocalisation a généré seulement 2 000 emplois et ce ne sont pas les péripéties de la Fonderie Loiselet, relocalisée en 2013 et en faillite dès la fin de l’année, qui pourraient changer la perception que nous avons de ce processus à propos duquel certains politiques ont beaucoup communiqué.
8La perception classique de la diversité des territoires est renforcée avec les exemples de territoires industrialisés qui se renouvellent (Kharaba ; Raggi ; Froment ; Judet) ou qui se diversifient de façon divergente (Combal). Il est cependant difficile de se rassurer avec la bienveillance nationale de F. Braudel : « L’industrie faiblit dans telle ville, dans telle région, elle reprend son souffle dans une autre ville, dans une autre région » (Braudel, 1986, t. 2, p. 295). La désindustrialisation nationale est bien en cours.
9Faut-il conclure de façon optimiste ? « Il est très difficile renverser cette tendance structurelle, mais ne pas essayer de le faire est encore pire » (L. Segreto). On ne peut accepter la fin de l’industrie car elle signifierait la diminution à terme du niveau de vie. Les ressources du tourisme et de l’agriculture ne suffisent à fournir des excédents de la balance commerciale ou même son équilibre.
10Trop de nos impressions ou de nos certitudes sont issues de notre roman continental (Nora, 2011). Et si la financiarisation de l’économie qui détourne certains acteurs de la fabrication de biens manufacturiers n’était qu’une conjoncture ? Une étape ? Relisons Braudel : « C’est la panne relative des affaires marchandes qui a sans doute rejeté tant d’hommes d’affaires vers les prêts aux gouvernements et les changes, une sorte de capitalisme financier, dans la seconde moitié du XVIe siècle » (Braudel, 1966, t. 1, p. 404). Observons que le financier Warren Buffet vient de racheter en juillet 2015 l’entreprise « Precision Casparts » qui produit des boulons et des écrous. Des boulons et des écrous ! Pour l’aéronautique certes. Et si la désindustrialisation n’était que le nom que nous hésitons à donner à la troisième industrialisation, c’est-à-dire l’industrialisation perpétuelle qui se renouvelle avec l’économie du numérique et la digitalisation des entreprises ? « À moins d’admettre simplement que la révolution industrielle se poursuit imperturbablement autour de nous. Qu’elle ne cesse d’être, comme je le pense avec admiration mais pas toujours avec plaisir, en mouvement » (Braudel, 1986, t. 2, p. 271).
Bibliographie
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Bibliographie
Bairoch Paul, 1997, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du XVIe à nos jours, t. 3, Paris, Gallimard.
Beaud Stéphane et Pialoux Michel, 2012, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Éditions La Découverte.
Beffa Jean-Louis, 2012, La France doit choisir, Paris, Seuil.
Braudel Fernand, 1966, La Méditerranée, t. 1, Paris, Armand Colin.
— 1986, L’identité de la France, t. 2, Paris, Arthaud.
Chatillon Alain, 2010-2011, Rapport d’information au nom de la mission sur la désindustrialisation des territoires, n° 40, Paris, SÉNAT.
Lamard Pierre, Stoskopf Nicolas (dir.), 2009, 1974-1984 : une décennie de désindustrialisation ? Paris, Picard.
10.14375/NP.9782070133703 :Nora Pierre, 2011, Historien public, Paris, Seuil.
Piketty Thomas, 2013, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil.
Veltz Pierre, Well Thierry, 2015, L’industrie, notre avenir, Paris, Eyrolles.
Woronoff Denis, 1994, Histoire de l’industrie en France du XVIe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil.
Notes de bas de page
1 Par exemple : Lamard et Stoskopf, 2009.
Auteur
Est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille, chaire Jean Monnet ad personam d’histoire de la construction européenne. Ses recherches portent sur l’histoire de l’industrie et de la construction européenne. Parmi ses publications : La sidérurgie française et la maison de Wendel pendant les Trente Glorieuses 1945 - 1975 (Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2015) ; Les mutations de la sidérurgie mondiale du XXe siècle à nos jours/The Transformation of the World Steel Industry (avec Charles Barthel et Ivan Kharaba) [Bruxelles, Peter Lang, 2014] ; Banques et industries. Histoire d’une relation timorée du XIXe à nos jours (avec Ivan Kharaba) [Dijon, Études universitaires de Dijon, 2013] ; Fifty years of European coal and steel, 1952 – 2002, (Luxembourg, Commission européenne, Office des publications, 2004).
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