11. Le système mode napolitain : désindustrialisation et recompositions territoriales (1960-2010)
p. 213-237
Texte intégral
1La question de la désindustrialisation est devenue un enjeu politique pour les pays et les aires qui en subissent les effets, l’Europe en particulier, ainsi qu’un objet de débat sur le plan scientifique. Le terme renvoie de ce fait aussi bien à l’ordre du réel – celui des drames sociaux et régionaux en raison du chômage – qu’à l’ordre du discours souvent contradictoire que l’on tient à son sujet. Dans le cadre de la thématique du colloque, nous aborderons ce processus à partir du cas de l’industrie de la mode dans la région de Naples. Il s’agit d’un territoire ambivalent associant à la fois une solide tradition artisanale, une décentralisation productive poussée et des traits relevant de la marginalité sociale. C’est également un espace charnière en ce qu’il appartient à un pays très industrialisé qui se distingue précisément par son leadership dans le domaine de la mode, tout en étant considéré comme périphérique en Italie et en Europe. Malgré sa place de premier foyer de production du Mezzogiorno italien, l’industrie manufacturière ne constitue que 9,3 % de la valeur ajoutée de la Campanie, soit bien inférieure à la moyenne nationale qui s’élève à 15,7 %1. Le système mode, en bonne place dans l’appareil industriel régional, représente 16,5 % des emplois régionaux en 2011 (13,1 % en Italie). Le terme peut être entendu au sens strict du regroupement des branches du textile habillement et du cuir et de la chaussure2, c’est-à-dire une industrie traditionnelle, mâture, à forte intensité de main-d’œuvre et, à ce titre, plus exposée à la concurrence étrangère, venant de pays en développement ou émergents. Cependant, dans une acception plus large, la mode est également un objet transversal qui, en lien avec l’évolution de l’industrie du luxe, cristallise par son contenu fortement symbolique le rapport entre logique manufacturière et logique immatérielle, au cœur des interrogations actuelles sur les mutations du système productif mondial, et constitue pour notre propos une clé de lecture intéressante à plus d’un titre, en raison notamment de ses implications sur le plan territorial : le système productif de la mode est avant tout une industrie urbaine, mettant en jeu la relation intime et historique de la ville à cette industrie, au cœur même des mutations et du processus de désindustrialisation. Il est ainsi à la croisée de deux matrices spatiales : métropolitaine d’une part, à l’image de New York ou Paris, et « districtuelle » d’autre part, dans le contexte singulier de l’Italie.
2Notre propos porte sur le sens à conférer aux changements qui ont affecté ce secteur en Campanie des années 1960 à aujourd’hui, soit depuis la période de décollage et d’épanouissement jusqu’au déclin rapide depuis dix ans des effectifs du secteur à l’échelle régionale. Nous évoquerons quelques facettes seulement de cet ample processus selon une approche géographique – qui présente par ailleurs des convergences avec les questionnements de l’histoire économique – attentive à l’articulation des échelles temporelles et spatiales. Étroitement liée à la mondialisation et à la nouvelle division internationale du travail (NDIT), la désindustrialisation est en effet plus que jamais une question de géographie, dans la mesure où les choix organisationnels ne sont pas séparables des choix géographiques, c’est-à-dire de la territorialisation de la chaîne de valeur et des stratégies de localisation-délocalisation (Antràs et Helpman, 2004, p. 575), à l’échelle planétaire ou des grandes aires régionales mais également aux niveaux locaux. Il s’agit de voir en quoi les signes de désindustrialisation peuvent être relus au prisme des recompositions territoriales des cinquante dernières années et de l’évolution du contenu de l’industrie de la mode, de sa spécificité. Au-delà du déclin indéniable que traduisent les chiffres3 et, en partie seulement, lié aux transferts des fabrications vers des pays à bas salaires, nous tenterons de voir ce que disent à la fois les stratégies d’acteurs et les mouvements sur le territoire de ce secteur en pleine transformation, et si le terme de « déstructuration créatrice » (Barrère et Santagata, 2005, p. 170) peut éclairer, voire se substituer à celui de désindustrialisation.
3La réflexion proposée s’appuie sur le croisement de sources de type quantitatif – les statistiques produites par l’Istat sur cinquante ans et leur cartographie à l’échelle régionale4 – et de type qualitatif, à partir des très nombreux entretiens issus de nos propres recherches et échelonnés dans le temps. Après avoir appréhendé l’évolution des effectifs et son inscription territoriale sur la base des données statistiques disponibles, nous verrons en quoi les stratégies d’acteurs et les transformations de « l’acte de produire » (Daumalin et Mioche, 2013, p. 6) spécifiques au secteur permettent de compléter les non-dits statistiques et d’éclairer les restructurations en cours, et leur caractère sélectif. L’étude des dynamiques en cours de l’espace métropolitain permettra dans un dernier temps d’interroger le rôle du territoire et de sa cohérence socioéconomique dans la reformulation des enjeux pour le secteur en Campanie, comme exemple de région dite « périphérique » en aire industrialisée.
I. Les mouvements de déclin et de recomposition saisis par les statistiques (1961-2011)
1. Mesurer la désindustrialisation
4La question de la mesure de la désindustrialisation renvoie tout d’abord à un problème conceptuel. Au sens premier, qui sera notre point de départ, la désindustrialisation est entendue comme processus qui se caractérise à la fois par un recul de l’emploi industriel et par une baisse de la contribution de l’industrie à la richesse créée par le pays (Alternatives économiques, mai 2012) ; ces données n’évaluent cependant que partiellement le problème : la chute de la part de l’emploi en valeur relative peut traduire des transformations qui ne sont pas seulement de l’ordre de la « perte de substance économique » (Lorenzi et Montagné, 2005)5 et que nous aborderons dans un deuxième temps.
5À l’échelle nationale, l’Italie est confrontée à une perte de vitesse du secteur de la mode depuis vingt ans, ce qui n’empêche pas un maintien de son leadership mondial, reposant sur un système territorial particulier – celui des districts industriels – qui a assuré des soldes commerciaux confortables par comparaison avec ceux du Royaume-Uni, de la France, ou de l’Espagne, négatifs depuis 1970. C’est encore un secteur de poids dans l’économie nationale : en 2009, il représente 11,1 % de la valeur ajoutée (VA) de l’industrie manufacturière italienne, 1,5 % du PIB, 11,5 % de la valeur des exportations (ibid., p. 9) et concentre 620 000 emplois (un million si on y ajoute le commerce). La Campanie participe au système national, mais de façon discrète, avec 5,1 % des effectifs en 2011 (8 % dans la branche des cuirs et chaussures), 2,6 % des exportations, et 3,6 % de la valeur ajoutée (2009). Les effectifs régionaux sont répartis pour 45 % dans la fabrication d’articles en cuir, 43,5 % dans la confection et 11,6 % dans le textile.
6Cependant, dans les aires de production méridionales, c’est aussi à ce que taisent les chiffres qu’il convient de s’intéresser : le poids de l’économie souterraine (travail au noir, évasion fiscale) a conduit durablement à une sous-évaluation des effectifs dans les industries labour intensive comme la mode ; le taux de travail non déclaré, malgré une diminution au cours de la décennie 2000, est estimé entre 40 % et 60 % selon les productions et les zones d’implantation des entreprises (sources : Filtea, CGIL ; Froment, 2001, p 81).
7Sur le plan spatial, le système mode régional s’appuie sur un territoire articulé en plusieurs pôles spécialisés, répartis sur quatre provinces. Il s’agit pour la plupart de districts industriels, identifiés statistiquement en 1991 par l’Istat, puis reconnus institutionnellement par les Régions : sur les sept homologués par la Campanie en 1996-1997, cinq concernent l’industrie de la mode. L’agglomération de Naples6 compte deux districts : San Giuseppe Vesuviano pour la confection et Grumo Nevano, de type mixte, associant cette dernière à la branche du cuir et de la chaussure. Dans l’arrière-pays, Solofra en province d’Avellino est le district historique de la tannerie et du travail du cuir, alors que ceux de Sant’Agata dei Goti-Casapulla, à cheval sur les provinces de Caserte et Benevento, et de San Marco dei Cavoti7, de taille modeste, sont spécialisés dans l’industrie de l’habillement.
2. Évolution des effectifs : césures et dynamiques territoriales
8En tant que processus, la désindustrialisation implique la prise en compte de la durée qui permet de relativiser la perte des effectifs8. On peut l’appréhender dans un premier temps à partir de l’évolution de la population des entreprises et des emplois sur la base des séries historiques des recensements de l’industrie et des services de l’Istat, effectués à un rythme décennal9. Parallèlement, les données sur la natalité/mortalité des entreprises, fournies par la chambre de commerce (Movimprese) rendent compte d’un turn-over plus élevé que dans le centre-nord de l’Italie reflétant une précarité de l’organisation des entreprises mais aussi des « créations » fictives qui correspondent en fait à un changement de raison sociale après faillite ; de nombreuses entreprises renaissent ainsi souvent de leurs cendres sans grande transformation. Sur fond de « crise lente et inexorable » de l’ensemble de l’appareil industriel napolitain (Biondi, 2008, p. 275-319), l’évolution des effectifs d’entreprises et des emplois (fig. 2) permet d’identifier trois grandes phases et deux tournants dans le cycle du système mode campanien, qu’il convient de lire à une double échelle : l’articulation de la métropole à l’espace national et international et l’organisation au sein de l’espace régional, les deux étant en interaction.
9Au cours des années 1960-1970, après une phase de redémarrage des secteurs industriels dans l’immédiat après-guerre, l’accroissement des effectifs de la mode va de pair avec une augmentation de la taille des entreprises qui correspond au passage d’une production sous forme essentiellement artisanale à une forme plus industrielle reposant toutefois sur la très petite taille des entreprises (3,9 en 1971) et sur l’importance du travail à domicile. La véritable dynamisation du secteur se fait sous l’effet de la décentralisation productive dans les années 1970 à partir des entreprises de la Troisième Italie qui s’appuient sur place sur une forte fragmentation du processus de production préalable et sur une main-d’œuvre à faible coût en raison des conditions défavorables du marché local de l’emploi et de l’importance du travail au noir. À l’échelle de l’agglomération, s’amorce un desserrement des entreprises napolitaines désireuses de s’agrandir vers les quartiers du nord de la ville et les communes de la banlieue proche profitant à la province de Naples qui domine largement la région jusqu’en 1981 avec 61 % des emplois. Le poids de Naples s’amenuise au cours de la période mais la ville concentre à cette date 40 % des effectifs de l’agglomération et un quart des effectifs régionaux. Elle conserve surtout son rôle de commandement en raison du marché de gros situé sur le territoire de la commune, autour de la Piazza Mercato, et de la présence d’une main-d’œuvre à la fois abondante et qualifiée concentrée dans certains quartiers populaires du centre historique (Froment, 2010, p. 45 et 63) qui constitue le point de départ de la diffusion des compétences vers la banlieue.
10Dans les années 1980 et 1990, les effectifs régionaux diminuent à un rythme moyen annuel contenu – de 1,9 % durant la décennie 1981- 1991 et de 0,9 % au cours de la décennie suivante – une baisse imputable aux provinces de Caserte et de Naples, alors que celles de Benevento et d’Avellino ont des taux de croissance positifs durant toute la période ; les petites communes de l’arrière-pays, plus éloignées, reçoivent aussi des commandes provenant des régions voisines de l’Adriatique. Toutefois la Campanie, comme les autres régions spécialisées du Sud, résiste mieux sur le plan quantitatif que les aires de production du Centre-Nord, alors engagées dans un profond processus de déstructuration. Cet essor en demi-teinte donne lieu dans les années 1990 à une relecture scientifique d’origine souvent méridionale (Meldolesi, 1998 ; Viesti, 2000 ; De Vivo, 2000, p. 215-260), de ces activités traditionnelles. Celles-ci sont vues comme une voie alternative ou tout au moins complémentaire de développement économique régional par l’industrie légère sous forme de système productif local. Le tissu productif, très composite associe de petites voire de microentreprises, sous-traitantes pour des sociétés le plus souvent extrarégionales dans des créneaux de bonne – voire haute – qualité ou travaillant pour les grossistes et les marchés régionaux dans des gammes de qualité médiocre. Au cours des deux décennies qui suivent le tremblement de terre de 1980, les migrations d’entreprises se poursuivent vers la banlieue, accompagnant en partie la mobilité de la population, et débordent sur la province avoisinante de Caserte au nord, sans solution de continuité. À l’échelle de l’agglomération de Naples, l’hémorragie de la commune se confirme au profit de la banlieue et de pôles logistiques émergents comme celui de Nola, qui accueille le nouveau centre de commerce de gros en 1986.
11Le tournant du nouveau millénaire ouvre une phase de « rupture », amorcée dès la fin des années 1990. Liée aux mutations profondes du système productif mondial et aux nouvelles conditions du libre-échange, elle s’exprime par un effondrement massif des effectifs dont atteste le dernier recensement : -42 % pour les unités locales et -37 % pour les emplois à l’instar de la tendance observée au niveau national (-45,6 % et -36,3 %). En tant qu’espace dominé par la sous-traitance sous contrôle de donneurs d’ordre extérieurs, le système mode régional subit plus fortement et directement la concurrence des produits asiatiques pour les productions de qualité médiocre. En outre, la délocalisation à partir des régions du Centre-Nord dans les années 1990, a entraîné une contraction de la demande en direction des territoires périphériques de l’Italie du Sud au profit de pays à plus faible coût du travail et assez proches – Roumanie, Bulgarie, Albanie, Tunisie –, touchant de plein fouet les entreprises méridionales, sous-traitantes de rang 2 ou 3.
12Pourtant, parallèlement, entre 2009 et 2012, en pleine période de crise, la province de Naples est la seule province à avoir connu un accroissement, si léger soit-il, du nombre d’entreprises dans le système mode sur les quinze provinces italiennes de production.
13À l’échelle régionale, et c’est le second caractère marquant des années 2000, on observe une contraction générale du tissu productif qui s’opère au profit de l’aire napolitaine, par défaut : sur fond d’une baisse généralisée des effectifs, la chute est plus rapide pour les provinces et districts de l’arrière-pays qui avaient émergé au cours des années 1980 et 1990. La tendance au glissement du centre de gravité depuis Naples et sa province vers des territoires de plus en plus éloignés, semble ainsi comme suspendue, interrompue.
14On peut se demander ce que signifie, dans un contexte général de déclin rapide des effectifs, cette évolution récente qui tend à repositionner plus favorablement l’agglomération de Naples au sein de la région mais aussi par rapport aux deux premières métropoles italiennes marquées par la disparition de nombreuses unités de production (fig. 3).
II. Déstructuration – restructuration (2000-2014) : ce que disent les stratégies d’acteurs
15Pour comprendre les mutations en cours depuis dix ans, nous sommes confrontés à des statistiques fragmentaires – retards de la publication des résultats des derniers recensements, sous-estimation des effectifs – donnant à voir des images contrastées de l’évolution du secteur en Campanie. C’est alors des logiques d’acteurs qu’il convient de repartir pour appréhender les mouvements en cours sur la base d’une démarche de type qualitatif11.
1. Les stratégies des acteurs depuis la fin des années 1990
16Le tissu productif est composé pour l’essentiel d’entreprises de très petite taille (93 % ont moins de 10 employés)12, de constitution assez récente, nées par essaimage, et d’un très petit nombre de sociétés, de taille moyenne13. Parmi ces dernières, certaines implantées de plus longue date à Naples ou dans la banlieue proche, opèrent dans le domaine de production de la « grande sartoria napoletana » et constituent la vitrine de l’excellence du secteur, dans le cuir comme dans l’habillement : Valentino, Tramontano, Attolini, Kiton, Isaia, Marinella, etc. Dans une logique complètement différente témoignant d’un glissement récent de « l’économie de produit à l’économie de la finance », quelques sociétés se sont imposées très récemment sur le marché national et international, en misant sur une logique de la marque et de la distribution : c’est le cas notamment de Carpisa-Yamamay associant la maroquinerie et la lingerie dans des créneaux de qualité moyenne/bon marché, et de Harmont and Blaine dans les gammes supérieures. Mais le terreau du système mode est formé par une « armée » de petites et microentreprises pour la plupart des façonniers qui constituent une ressource territoriale du point de vue de la réserve de flexibilité, autant qu’une faiblesse, la petite taille faisant obstacle à l’investissement et à l’accès au crédit.
17Nous nous appuierons dans un premier temps plus particulièrement sur l’évolution de cinq entreprises témoins14, opérant dans les gammes de moyenne haute voire très haute qualité, avant de revenir sur les unités plus fragiles dont le destin dépend souvent des premières. En dépit de leurs différences, les stratégies récentes des sociétés les plus solides sont marquées par une « montée en gamme » et de plus en plus orientées vers le « développement de marques originales ». Seule l’entreprise D’Amato Bags, spécialisée dans la maroquinerie, n’a pas de production propre et fabrique des sacs pour les griffes de luxe italiennes (Gucci) et françaises (Chanel), par l’intermédiaire de sociétés localisées en Lombardie et en Toscane.
18Ces orientations au cours des quinze dernières années s’accompagnent et impliquent d’autres évolutions touchant à la réorganisation de la production, aux marchés et au territoire.
19- L’internationalisation commerciale et la « recherche de nouveaux débouchés » (Russie, Moyen-Orient, pays émergents), répondent à la chute de la consommation nationale et européenne depuis le début de la crise. Ce déploiement se traduit par une « quête de visibilité » avec des opérations marketing plus offensives et la création, voire la multiplication rapide, de boutiques monomarques15, de showrooms dans les grandes métropoles italiennes – Milan, Rome, et Naples – avec des extensions récentes à l’étranger.
20- Les coûts de production ont été réduits grâce à une automatisation croissante des tâches (conception et coupe assistées par ordinateur, etc.) et au recours à des formes de délocalisation « légère ». L’internationalisation de la production, inégale selon les branches et entreprises s’opère sous la forme d’outsourcing – via des partenariats informels – plus que d’investissements directs étrangers (IDE). L’entreprise Omega réalise toute sa production de gants dans la zone de Naples, seules les doublures de soie sont produites en Chine ; d’autres ont fait le choix d’implanter des unités de fabrication en Roumanie ou en Bulgarie.
21- L’évolution vers des créneaux du luxe via un contrôle accru de la qualité passe par l’abandon du centre historique congestionné et le « déménagement vers des locaux plus spacieux », et plus accessibles aussi, dans la zone industrielle orientale intracommunale longtemps laissée en déshérence (Damato bags SARL), ou dans les communes de banlieue, dans des bâtiments autrefois occupés par des concurrentes moins chanceuses : Dalla Pia Group reprend en 2010 les locaux de l’entreprise Ramirez après la fermeture de celle-ci.
22- Enfin, la montée en gamme a modifié les rapports des entreprises les plus solides avec leurs sous-traitants. Les impératifs de contrôle qualité et de respect des temps de fabrication, avec des collections plus nombreuses y compris pour les marques de luxe, ont entraîné une sélection de plus en plus sévère des façonniers et l’abandon des partenaires plus fragiles, reproduisant à l’échelle locale la stratégie des grands commanditaires du Centre-Nord (Pieraccini, 2012). De nombreuses entreprises ne conservent en interne qu’un nombre limité d’emplois
23Cette évolution s’accompagne d’une « distance affichée vis-à-vis de l’économie informelle » même s’il s’agit surtout d’une position de façade qui n’empêche pas le recours à celle-ci sous d’autres formes, en déléguant notamment les pratiques illégales à des sous-traitants, à qui incombe la réduction du coût du travail. Aussi, après un mouvement de régularisation des entreprises et des effectifs entre 2001 et 2007, le retournement de tendance depuis le début de la crise montre-t-il la fragilité et la réversibilité des évolutions positives. Entre 2007 et 2012, le taux d’irrégularité de l’emploi dans l’ensemble de l’industrie manufacturière est passé de 12,1 % à 14,2 % dans le Mezzogiorno, de 1,9 % à 2,4 % dans le Centre-Nord (Svimez, 2012).
24Les stratégies adoptées sont indissociables d’une forte sélection « naturelle » des entreprises au sein du tissu productif régional fonctionnant comme un système satellitaire de sourcing et d’externalisation très fragmenté et entraînant une bipolarisation du secteur que l’on retrouve dans d’autres pays producteurs comme la France (Ammar et Roux, 2009, p. 105). D’un côté, les entreprises vulnérables, voire en grande difficulté, celles qui produisent pour des gammes de qualité plus médiocre et celles qui n’ont pas la capacité financière d’investir pour rester sur le marché, sont évincées et acculées à la fermeture, quitte à réapparaître à la faveur d’une consolidation du climat. De l’autre, on constate une amélioration de la position de certaines entreprises qui, en se restructurant, ont su et pu résister aux transformations rapides qui ont affecté le secteur, en captant des parts de marché abandonnées par les « sortants ». L’affirmation très rapide de l’entreprise – et marque éponyme – Harmont & Blaine SpA, devenue en l’espace de dix ans un leader local bien placé au niveau national, et de plus en plus à l’étranger, se traduit par un accroissement important du chiffre d’affaires passé de 4,5 millions d’euros en 2001 à 72 millions d’euros en 2013, et du nombre d’emplois multiplié par trois entre 2008 et 2013 (de 139 à 464 employés).
25L’émergence d’acteurs locaux pourrait déboucher sur une relative autonomisation du territoire régional par rapport aux donneurs d’ordre extérieurs à la région par la création de marques indépendantes et par une évolution croissante vers des formes de cotraitance plus avantageuses que la sous-traitance classique ; la plupart des chefs d’entreprises interrogés qui ont choisi de développer leur propre marque, avec des lignes diversifiées, à l’instar de Della Pia ou Bacomoda, conservent une production en contoterzo pour des griffes du luxe ou pour de grands distributeurs italiens ou étrangers, qui leur permet de diversifier les clients et d’équilibrer mieux la production au cours de l’année. Entre les deux pôles extrêmes, une myriade de PME compétentes mais faiblement modernisées, parviennent à survivre le plus souvent en produisant pour des tiers. En raison de la multiplicité des trajectoires entrepreneuriales en pleine phase de transition, il devient difficile de voir se dessiner clairement les tendances pour l’avenir du système.
26Sur le plan social, en revanche la fermeture de nombreuses entreprises comme la réduction des effectifs dans les unités en activité a eu pour corollaire un accroissement du chômage, une question d’autant plus aiguë que la Campanie est très mal placée en Europe et en Italie : avec un taux de chômage de 21,5 % en 2013, elle est en tête devant la Calabre, et ce chiffre est alourdi par le nombre des inactifs qui sont en fait des « chômeurs découragés », ce qui porte le taux de chômage « corrigé » à 33,7 % en 2013 (30,9 % en 2012) [Svimez, 2014, p. 144-145]. Les indicateurs récents soulignent la pauvreté et la marginalisation accrues d’une partie de la population. Or, malgré un gonflement des emplois au noir depuis le début de la crise, qui peut contribuer très partiellement à la chute des effectifs réguliers par informalisation de l’emploi, l’économie souterraine dans le secteur de la mode reste dans l’ensemble cyclique : les opportunités de travail au noir sont proportionnelles à celles du marché du travail régulier dans le secteur. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un secteur refuge : la baisse du nombre d’emplois affecte les effectifs réguliers et irréguliers, ce qui signifie, en phase de crise, une perte des revenus issus du travail au noir pour les ménages les plus exposés et vulnérables dans une région où 23,1 % des ménages sont en situation de pauvreté relative (Istat, 2014). La fermeture des unités signifie aussi la fin d’un rêve d’ascension sociale pour des catégories d’ouvriers qui pouvaient compter sur leurs propres compétences professionnelles acquises sur le tas pour devenir entrepreneurs.
2. Une « déstructuration créatrice »
27Donner du sens aux mutations en cours nécessite de mobiliser d’autres outils conceptuels et de poser un autre regard sur la notion même de système productif, ses limites et son contenu. L’évolution de l’industrie de la mode fournit en cela matière à réflexion, en tant que secteur associant à la fois la sphère de la créativité et la sphère de la production à très faible technologie, très intensive en main-d’œuvre (OCDE, 2005, p. 188). En dehors de tendances partagées avec d’autres branches16, elle reflète sans doute mieux que d’autres la transition vers l’économie de l’immatériel en raison de l’importante « sémiotisation de ses contenus » et de la forte imbrication de catégories et d’acteurs jusque-là distincts. Analysant l’évolution du secteur à partir de l’industrie française de la mode, Christian Barrère et Walter Santagata distinguent quatre périodes dont les deux dernières témoignent de la rapidité des transformations en trente ans. Dans un système marqué par la concurrence internationale croissante et la recherche de flexibilité (1980-1995), le succès du système mode italien est largement redevable au couple « mode et districts culturels industriels » (Barrère et Santagata, 2005, p. 180), au fondement d’un modèle italien, considéré comme plus démocratique et adapté à une demande hypersegmentée que le modèle français fondé sur la haute couture : il découle au départ moins des grands stylistes que du potentiel créatif d’une multitude d’artisans dans le cadre des districts industriels, associant « effet atelier », différenciation créative du produit, flexibilité. La phase de déstructuration de la filière mode depuis la fin des années 1990 se caractérise par une importance accrue de la créativité et du « concept » dans la valeur ajoutée du produit faisant la part belle aux donneurs d’ordre et aux distributeurs qui dominent le maillon le plus rentable de la chaîne de valeur.
28En mobilisant le paradigme de la créativité et du patrimoine, Barrère et Santagata rappellent aussi à quel point, malgré des tensions contradictoires, l’industrie de la mode est intrinsèquement – et de plus en plus – liée à des caractéristiques temporelles et spatiales, c’est-à-dire à un ancrage dans le temps et en un lieu donné qui, dans cette acception renouvelée, définissent la spécificité des productions et en font la distinction sur le marché. En même temps, le nouveau mode de production implique une interaction étroite entre la réorganisation des filières et une recherche constante de la dimension territoriale la mieux adaptée pour garantir la compétitivité sur un marché globalisé, et oblige à reformuler, dans un contexte de mise en concurrence des espaces, le rapport entre système productif et territoire, mettant en jeu le rôle de la ville au centre de réseaux de relations élargis et inscrits à des échelles multiples
29C’est peut-être selon cet éclairage que l’on peut tenter de mettre en compréhension et en relation la chute des effectifs avec les recompositions en cours à l’échelle de la métropole parthénopéenne, et notamment au recentrage du tissu productif régional sur l’agglomération.
III. Lire la désindustrialisation et la recomposition des territoires métropolitains au prisme de la créativité et du patrimoine
1. Shrinking district ?
30Au cours d’une décennie marquée par la chute des effectifs industriels, la sélection accrue des entreprises de la mode s’est traduite parallèlement sur le plan spatial par une contraction des territoires de production, accompagnée d’une réarticulation de ces derniers. Le nombre d’employés dans le secteur chute de 3,1 % en moyenne par an pour la province de Naples, de 2,8 % pour la commune-centre alors que les taux atteignent entre 5,9 % pour Benevento, 6,7 % pour Avellino, 6,8 % pour Caserte et 6,9 % pour Salerne17, étayant en cela le constat de « désertification » par la Svimez dans son dernier rapport (Svimez, 2014, p. 417). Le recentrage du tissu productif régional sur la partie dense de l’agglomération – la province de Naples regroupe aujourd’hui 56 % des emplois de la région et 56,6 % des établissements régionaux – confortée dans son rôle de core business du territoire « donnerait raison » à la dimension profondément urbaine de cette activité comme à son épaisseur historique, à la performance des réseaux de compétences et de relations sociales, économiques, etc. qui ne se déclinent plus toutefois à l’échelle communale ou de modestes districts industriels mais de plus en plus à celle d’un système territorial métropolitain, plus vaste, plus articulé et plus complexe. Un saut d’échelle en quelque sorte pris en compte par les professionnels du secteur18 et les acteurs institutionnels ; la Confindustria a restructuré son réseau avec la création d’un regroupement régional du système mode qui a pour vocation de coordonner les activités des cinq antennes implantées à l’échelle provinciale, en lien avec les initiatives de la Région : mise en place d’un plan d’action pour le développement économique et régional (PASER), création d’un comité consultatif de la « Camera della moda e del design della Campania » en janvier 2014. L’hypothèse pourrait être alors que le déclin rapide des effectifs ne signifie pas pour autant la fin d’un cycle territorial de production – si ce n’est peut-être pour quelques pôles mineurs de l’arrière-pays – mais peut être associé à un mouvement de déstructuration/restructuration du secteur régional.
31Les communes de banlieue à cheval sur les provinces de Naples et de Caserte sont devenues le centre d’un espace productif qui tend à se réorganiser autour de deux pôles : celui de Nola pour la partie sud-est de l’agglomération, à proximité du district de San Giuseppe Vesuviano, et celui de Caserta-Marcianise19 pour la partie nord qui a émergé dans les années 2000. C’est autour de ces pôles qui esquissent la carte d’un système devenu polycentrique, que sont implantées les unités les plus dynamiques, devenues leaders à l’échelle de la Campanie.
32Les recompositions territoriales qui accompagnent le processus complexe de désindustrialisation-restructuration du secteur posent sous une forme renouvelée la question du rapport ville-industrie, et plus encore de la ville au district (Lescure, 2002, p. 7-12). On constate en effet dans la durée une tendance de la part des PME qui quittent le centre à se localiser à proximité d’aires de forte concentration démographique, dans l’aire nord et nord-est de Naples plutôt que dans les zones aménagées des aires de développement industriel (ASI) ; cette préférence conduit à s’interroger sur le rôle de certaines « valeurs urbaines », nécessaires à l’organisation des entreprises et sur les opportunités offertes par les petites communes de banlieue. Les entretiens avec les chefs d’entreprise font apparaître que les besoins en main-d’œuvre, la hausse des prix du foncier et les difficultés de circulation en ville sont les principaux vecteurs de déplacement des unités ; plus qu’elle n’exerce une réelle attraction par son atmosphère créative, la banlieue proche offre une forme de compromis territorial, permettant de satisfaire les besoins des entreprises plus traditionnelles, par la reproduction des rapports avec la main-d’œuvre et la présence sur place de services logistiques de base.
33Au sein de l’agglomération, pour la commune de Naples et ses quartiers historiques, l’inversion semble accomplie : sur le plan de la fabrication, la ville est devenue désormais un satellite des districts de la banlieue septentrionale, même si elle demeure le premier noyau productif de la région en termes d’effectifs et que ces derniers ont moins baissé à Naples que dans de nombreuses communes (28,3 % pour les entreprises et 24,8 % pour les emplois à l’échelle de l’agglomération). Elle représente 22 % des emplois de la province et 12,3 % des emplois régionaux.
34Mais un nouveau rôle semble dévolu à Naples et l’on peut voir dans l’abandon de sa fonction strictement productive une normalisation apparente de la situation pour la ville qui rentre dans le rang des métropoles européennes : l’évolution du centre historique, dédié à la culture par les politiques de renouvellement urbain, a accéléré l’expulsion des activités manufacturières vers les quartiers périphériques ou vers la banlieue, attestant d’un découplage pratiquement achevé entre fonctions de commandement et fonctions d’exécution. Dans le cas de Naples, pourtant, la crise du système productif, liée à une accélération des processus de restructuration au niveau mondial, et la crise urbaine semblent converger depuis dix ans.
35Dans cette nouvelle configuration, la ville de Naples remplit différents rôles. Les « beaux quartiers » du centre fonctionnent comme vitrine pour les marques régionales, accueillant les points de vente destinés à une clientèle locale mais aussi à une clientèle de passage, aux touristes, une fonction toutefois partagée avec des lieux d’échange et de passage récemment créés : les galeries commerçantes du port de croisière ou de l’aéroport (Tramontano, Harmont and Blaine, Andreano), le pôle de la qualité de Marcianise, le Vulcano Buono de Nola, etc. Elle est aussi le lieu de concentration des principaux services aux entreprises, les communes de banlieue disposant seulement de services logistiques assez médiocres qui ne peuvent satisfaire les besoins des unités redynamisées par le changement de génération (Biondi, 2009, p. 301). Le dédoublement entre siège social des entreprises, localisé à Naples – auquel s’ajoute pour certaines sociétés, la présence de boutiques ou de show-rooms –, et siège opératif en banlieue est assez courant. La surreprésentation du quartier chic de Chiaia en nombre d’emplois par entreprise est en partie imputable à ce découplage territorial des différentes unités, alors que les quartiers populaires du centre ont perdu beaucoup de leur « substance industrieuse ».
36Enfin, la ville reste aussi le berceau historique de la production, garante de traditions plusieurs fois séculaires notamment dans le travail du cuir. À ce titre, le territoire urbain constitue en quelque sorte le label d’authenticité des productions, du savoir-faire artisanal qui confine à la créativité et à « l’art », un capital symbolique auquel recourent de plus en plus, dans leurs stratégies de marketing commercial et territorial, les producteurs locaux et les associations de catégorie et les acteurs institutionnels (Froment, 2012, p. 189).
2. Patrimoine
37L’enjeu actuel n’est pas seulement de conserver la mémoire des territoires en fonction d’objectifs d’attractivité touristique20 ou de marketing commercial : il s’agit d’un réel enjeu économique pour le secteur qui ressortit au devenir des compétences et des savoir-faire locaux, bref du patrimoine vivant. Du point de vue des lieux et du paysage urbain, il n’y a pas à Naples de patrimoine « mort » de l’industrie de la mode, pas de friches, au sens où il s’agit d’une industrie faite de TPE nichées dans des espaces non adaptés pour la plupart (appartements en étage, bassi, etc.). En revanche, cette production sous des formes proches de l’artisanat s’est inscrite durablement en des territoires spécifiés par ces fabrications auxquels elles ont conféré une identité forte – la Sanità pour les gants, les Fontanelle pour les chaussures, les quartiers espagnols, Montesanto, etc. – qui fait partie du patrimoine et de la mémoire des lieux, de ses « gènes », fondés sur un apprentissage sur le tas et intergénérationnel.
38Or, les études récentes sur le système mode dans les pays européens, montrent qu’une trop grande disjonction entre activités matérielles et immatérielles peut être risquée (Perotti-Reille, 2007 ; Barrère et Santagata, 2005) : le capital de connaissances et de compétences accumulées au niveau local dans la fabrication intervient précisément dans l’amélioration de la qualité, des processus de production, dans la créativité. La segmentation croissante de la chaîne de valeur – à l’échelle nationale et internationale –, va apparemment à l’encontre de cette démarche. De ce point de vue, le territoire métropolitain de Naples, malgré de sérieuses difficultés, ne manque pas d’atouts en raison de la proximité entre entreprises spécialisées regroupant sur le territoire des fournisseurs (tissus, préparation des cuirs, accessoires, etc.), des producteurs, des unités spécialisées dans le stylisme et le modélisme, des liens entre entreprises de taille différente d’une même microfilière de production et l’affirmation de quelques leaders qui continuent de recourir à une main-d’œuvre locale.
39Au-delà des besoins de marketing d’entreprise, l’enjeu est de conserver vivant le patrimoine constitué par l’enracinement d’une solide culture professionnelle : une question devenue cruciale depuis vingt ans pour ce qui concerne la transmission des savoir-faire et des compétences de la main-d’œuvre. Les métiers de la mode sont en effet de moins en moins attractifs pour les jeunes napolitains même les plus déscolarisés qui se réfèrent à d’autres modèles professionnels, d’autant plus que le secteur sous-valorisé reste associé à la précarité et à l’informalité. Cette évolution souligne l’ambiguïté du positionnement de la capitale méridionale, qui connaît des difficultés croissantes à renouveler une main-d’œuvre désormais plus scolarisée que les générations précédentes21 et pourtant marginalisée sur le marché du travail22, avec pour conséquence un vieillissement des effectifs, sans grand espoir de relève comme dans le gant, ou bien un remplacement par des populations immigrées originaires de Chine, et plus récemment du Pakistan, dans le district de la confection de San Giuseppe Vesuviano notamment ; les Pakistanais sont devenus en peu de temps des sous-traitants appréciés des entreprises mères endogènes situées dans le territoire vésuvien. En raison de la taille réduite des entreprises, rares sont celles qui ont les capacités financières pour mettre en place des formations pour leurs employés. Dans ces conditions, les leaders du secteur dont la survie dépend de la haute qualification des ouvriers, ont désormais recours à d’autres modes de transmission pour entretenir et renouveler le vivier de compétences locales. Kiton a par exemple créé une école de couture à l’intérieur de la société et sur les cent jeunes formés en onze ans, quatre-vingts sont restés dans l’entreprise.
40Les discours catastrophistes autour de la désindustrialisation peuvent en fin de compte avoir des effets pervers. La mort annoncée des secteurs manufacturiers considérés comme traditionnels, dont celui de la mode, relève en fait de représentations réductrices de la réalité d’un système productif complexe qui s’apparente de plus en plus au domaine de l’économie créative, tout en restant une industrie de main-d’œuvre, c’est la forte imbrication des deux qui en gêne la lecture et la reconnaissance comme ressource territoriale, au risque de masquer les enjeux majeurs pour son avenir. Au cours des entretiens, les entrepreneurs exerçant des responsabilités de coordination à l’échelle régionale évoquent non sans amertume, l’image un peu désuète et tronquée que conserve le secteur pour les représentants des institutions économiques régionales : une simple industrie de main-d’œuvre, en déclin, et à ce titre implicitement condamnée et non prioritaire dans les agendas. Les effets se lisent à deux niveaux ; d’une part, les programmes de politique économique proposés demeurent en fait plutôt des « coups » médiatiques, ponctuels, marqués par un défaut de continuité dans le temps ; d’autre part, il en va de « l’appétibilité » de ces métiers pour les plus jeunes générations. Le système mode de la Campanie pâtit d’une double dévalorisation : du secteur lui-même, attestée par ailleurs dans d’autres régions d’Italie23, mais également de la région marquée depuis vingt ans par une reprise de l’émigration – des jeunes en particulier – vers d’autres aires plus prospères. En fin de compte, les données contradictoires que livrent les appareils statistiques mais aussi les discours des principaux acteurs témoignent de processus en cours difficiles à interpréter en raison de l’accélération des transformations et du manque de recul temporel, appelant à la prudence sinon à l’humilité dans l’interprétation que l’on peut en donner.
En conclusion
41Dans un moment de mutations très rapides à l’échelle planétaire et de crise prolongée au niveau européen, l’avenir du système mode napolitain dépend largement de l’intégration socio-économique de la région et du Mezzogiorno, à la traîne de l’Europe (Rivière, 2013). De ce point de vue, Naples se trouve en quelque sorte au milieu du gué, ouvrant deux lectures possibles des changements en cours. On peut y voir la confirmation d’une durable périphéricité de la région reflétée par les principaux indicateurs socioéconomiques, avec son lot de précarité, d’informalité, de défaillance des infrastructures et de la gouvernance locale, qui risquent fort de la cantonner encore dans une fonction subalterne, ses atouts résidant essentiellement dans le faible coût relatif conjugué à la qualification de la main-d’œuvre et dans sa proximité géographique et culturelle par rapport aux « espaces qui comptent » dans l’univers de la mode. On peut aussi, en suivant l’évolution de la dernière décennie, déceler des qualités territoriales susceptibles de faire de la métropole un pôle d’excellence capable de s’imposer dans un système très concurrentiel par l’aptitude à la créativité née des réseaux de compétences professionnelles consolidés sur les territoires. Le cœur de la métropole, délesté d’une grande partie de ses effectifs manufacturiers, conserve sa centralité dans les fonctions immatérielles de la production, sans pour autant atteindre les standards des villes de même rang désormais engagées dans les activités considérées comme spécifiques de l’ère postindustrielle.
42Au-delà du seul cas napolitain, les reconfigurations en cours posent divers problèmes sur le plan conceptuel ; elles contribuent tout d’abord au renouvellement de la signification de la notion de système productif – quant au rapport matériel/immatériel essentiel dans l’industrie de la mode –, et par conséquent de la désindustrialisation, avec d’importantes implications méthodologiques et géographiques ; elle pose en effet du même coup la question de l’articulation pluriscalaire des territoires productifs : contraction et polycentrisme à l’échelle régionale, dilatation des circuits d’échanges entre le cœur de l’Europe et ses périphéries orientales et méditerranéennes, redéfinition du rôle de la ville dans la réorganisation des réseaux productifs, largo sensu. L’accélération des processus de transformation, de réorganisation des entreprises et des territoires à différentes échelles depuis le début du nouveau millénaire, semble opposer à la rapidité des changements, une certaine résilience des territoires qui procèdent davantage de la longue durée et dont on ne sait encore ce qu’ils deviendront en tant que systèmes productifs24 sur les plans économique, social et spatial.
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Notes de bas de page
1 Le taux d’industrialisation du Mezzogiorno est passé, dans l’industrie manufacturière, de 43,6 employés pour 1 000 habitants en 2008, à 37,4 en 2013 (de 106,2 à 93,9 dans le Centre-Nord pour la même période) [source : Rapport Svimez, 2014].
2 Au sens large, le système mode inclut également – en dehors de l’habillement, du travail du cuir, des chaussures – la fabrication de bijoux, lunetterie, cosmétiques et parfums.
3 Nous privilégierons l’analyse des dynamiques territoriales à différentes échelles et leur signification au détriment d’une étude approfondie de chacun des territoires concernés pour lesquels nous renvoyons à la bibliographie existant sur le sujet (cf. en particulier De Vivo, 2000, p. 215-260).
4 Une partie de cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un partenariat en cours (2013- 2015) entre l’École française de Rome et l’Istat, dont je partage le portage avec la dirigeante régionale de cette institution.
5 La baisse de l’emploi en valeur relative n’est pas nécessairement associée à une baisse en valeur absolue, si d’autres activités sont plus dynamiques, comme les services. Les progrès rapides de la productivité se traduisent par une chute de l’emploi industriel mais pas par une diminution de la création de richesse.
6 Il n’y a pas en Italie de définition statistique des agglomérations. Les limites de celle de Naples recouvrent celles de la province de Naples, quoique de façon imparfaite.
7 Pour l’Osservatorio nazionale dei distretti italiani, ces deux derniers territoires sont regroupés en un même district industriel.
8 En 1991, la province de Naples comptait le même nombre d’emplois dans le système mode qu’en 1951, après pourtant bien des fluctuations et de profondes modifications de son contenu, alors que dans le même temps la commune-centre avait perdu deux tiers de ses effectifs.
9 Les séries historiques, élaborées à partir des recensements décennaux de l’industrie et des services, ont pour base l’année 1951, ce qui pose un problème méthodologique pour la comparaison avec les chiffres issus des derniers recensements (2011) en raison des changements de classification des activités (NACE) à l’échelle européenne intervenus en 2002 et 2007. Les résultats du dernier recensement n’ont été publiés que récemment et de façon encore très incomplète, ce qui complique d’autant la comparaison.
10 Les codes Ateco2007 retenus pour l’analyse outre ceux du TAC – Textile-habillement (CB13 + CB141 + CB143), Fourrure (CB142), Maroquinerie (CB151), Chaussure (CB152) – prennent également en compte la catégorie des Métaux précieux (CM321), ce qui explique l’écart statistique avec le système mode stricto sensu.
11 Notre démarche s’appuie sur un travail de terrain, sur la base d’un échantillon de 25 entreprises dont 12 ont été suivies sur vingt ans (1995-2005-2013/2014), et d’entretiens auprès de responsables institutionnels et associatifs : Cofindustria, Regione Campania, CNA, etc. Ces sources ont été complétées par les études spécialisées menées par les institutions régionales, ainsi que par les articles de la presse nationale (ll Sole24 ore, La Reppublica et Il Corriere della Sera, incluant des pages régionales) et régionale (Il Mattino)
12 À l’heure actuelle, 85 % des entreprises en Campanie ont moins de 50 employés.
13 Les moyennes entreprises telles que définies par Mediobanca-Unioncamere, appelées également « colonnes » dans le système industriel italien sont des entreprises dont l’effectif est compris entre 50 et 499 employés et le chiffre d’affaires entre 13 et 290 millions d’euros. En augmentation depuis vingt ans dans le nord de l’Italie, elles sont de façon générale peu représentées dans les régions du Mezzogiorno.
14 Damato bags sas (maroquinerie, 10 emplois, 2e génération), Baco Moda srl-Hismos (confection, 15 emplois, 1re et 2e générations), Dalla Pia Group srl (chaussures, 45 emplois, 3e génération), Omega srl (gants, 9 emplois, 3e et 4e générations), Harmont and Blaine SpA (habillement, 1re et 2egénérations).
15 Harmont & Blaine compte 67 boutiques monomarques en Italie et 70 à l’étranger.
16 Parmi ces tendances, l’externalisation de services logistiques autrefois présents au sein de l’entreprise, aujourd’hui comptabilisés dans le tertiaire (ou quaternaire) auxquels il faut ajouter pour le système mode la catégorie design et stylisme, a contribué à la diminution des effectifs industriels. De façon plus générale, on peut parler d’une forte interpénétration des logiques de service et des logiques manufacturières ; cf. Veltz, 2008, p. 149-150.
17 Pour les unités locales, les chiffres sont respectivement de 2,7 % (NA) et 3,2 % (commune), 4,8 % (BE), 1,9 % (AV), 2,9 % (CE).
18 Les professionnels du secteur essaient d’encourager la création de consortiums et de réseaux d’entreprises : « Napoli 2001 » dans la branche du textile habillement, « Napoli shoes » a vu le jour en octobre 2013, et regroupe neuf entreprises de la province de Naples avec l’objectif de proposer des productions sous la même marque.
19 Marcianise a accueilli le TARI, pôle de la bijouterie regroupant 400 entreprises (artisanat et commerce) en 1996 et le pôle de la qualité, actuellement en faillite, en 2000.
20 En 2003 a été créé dans les murs de la Fondation Mondragone, jouxtant les quartiers espagnols, le Polo della moda : défini comme centre multifonctionnel permanent, il a été destiné à la sauvegarde et à la valorisation du patrimoine de tradition et de culture lié aux thèmes de la mode et du costume, auquel a été associé un petit musée du gant. Très peu investi et en manque de financements, il est aujourd’hui moribond (cf. Il Corriere del Mezzogiorno, 11 janvier 2014).
21 Malgré des disparités persistantes en termes de scolarisation, l’évolution de la Campanie tend à se rapprocher de celle qu’ont connue les districts industriels de la Troisième Italie à partir des années 1980.
22 Le taux de chômage des jeunes (15-24 ans) en Campanie s’élève à 51,7 % en 2013.
23 À Milan, le temps de recherche de profils professionnels adaptés à l’embauche, est en moyenne de six mois contre quatre mois en moyenne pour l’ensemble des secteurs (cf. Camera di Commercio Milano, 2007).
24 L’exemple de l’industrie napolitaine du gant est intéressant : à la fin XIXe, elle fournissait 83 % du marché national, cette part est passée à 94 % avec un nombre très réduit d’entreprises et d’employés, en raison d’un déclin très rapide de la demande à partir des années 1960-1970.
Auteur
Ancien membre de l’École française de Rome, est professeur de géographie à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis et responsable du master Méditerranée Maghreb Europe. Ses travaux de recherches, au croisement de la géographie urbaine, sociale et économique, portent sur les mutations des espaces centraux des villes méditerranéennes – Europe (Italie) et Maghreb (Maroc) –, sur les rapports entre fonction productive largo sensu et territoire, abordés au prisme de l’informalité et des normes dans les politiques de renouvellement urbain. Parmi ses publications récentes : « Lieux culturels et informalité politique à Naples : une approche par les pouvoirs multisitués » (L’Espace Politique, n° 29, 2016) ; « Mobilités des entreprises et territoires : les paradoxes du secteur de la mode à Tanger » (Annales de géographie, n° 701, 2015, p. 31- 50) ; « Territoires et mobilités des entreprises italiennes du système mode » (Entreprises et histoire, n° 74, avril 2014, p. 22-36).
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