6. Raspail et la défense des savoirs ouvriers et artisanaux sous la monarchie de Juillet
p. 157-171
Texte intégral
1François-Vincent Raspail est une figure polymorphe qui défie les frontières qui s’édifient au xixe siècle entre l’expert et le profane, le savant et le politique. Né à Carpentras en 1794, Raspail se politise très tôt : pendant les Cent-Jours, il fait scandale à Avignon en composant des chansons à la gloire de Napoléon ; installé à Paris après 1816, il étudie d’abord le droit avant de se tourner vers la médecine et les sciences ; il se lance alors dans d’ambitieux travaux scientifiques et publie quelques études remarquées. Parallèlement, il adhère au carbonarisme et rédige plusieurs pamphlets républicains. Cet entrelacement permanent de la science et de la politique, de la posture du savant et du réformateur est bien connu et a contribué à l’édification de la légende de Raspail1. Après la révolution de juillet 1830, Raspail mène de front une ardente activité politique et la publication de grandes synthèses scientifiques : blessé sur les barricades de Juillet, il s’affirme comme un républicain hostile au régime de Louis-Philippe. Le 14 juillet 1831, il fait d’ailleurs partie de ceux qui défilent contre le nouveau pouvoir avant d’être arrêtés. Il est l’un des principaux condamnés du procès des Quinze (janvier 1832) puis du procès des Vingt-sept (décembre 1833) au cours desquels le pouvoir tente de décapiter le mouvement républicain en incarcérant les dirigeants de la Société des amis du peuple et de la Société des droits de l’homme. Il est enfermé quelque trente mois dans les prisons de Sainte-Pélagie, de la Force ou de Versailles. C’est aussi durant cette période qu’il publie ses premiers grands ouvrages comme son Cours élémentaire d’agriculture et d’économie rurale à l’usage des écoles primaires, édité par L. Hachette en 1832. L’année suivante, il publie aussi son Nouveau système de chimie organique, rédigé en prison. Dans cet ambitieux traité, Raspail entend sortir des seules « classifications arbitraires » pour élaborer un véritable « système neuf et fondé rigoureusement sur des expériences ». Son projet est total : « j’ai toujours considéré comme le comble du ridicule de n’étudier la nature, qui est l’ensemble harmonieux de toutes les lois, qu’en ne consultant que l’une d’elles » affirme-t-il2. Après 1830, il se tourne également vers l’économie politique qu’il explore à partir de ces travaux de chimiste, comme l’a montré Ludovic Frobert en examinant les relations entre sa théorie cellulaire et son économie politique républicaine3.
2Entre la science, la réforme sociale et le politique, la trajectoire de Raspail ne pouvait manquer de rencontrer celle du monde ouvrier parisien, également en voie d’organisation et en quête d’autonomie après les déceptions qui suivent la révolution de Juillet à Paris et les révoltes des canuts à Lyon. La trajectoire de Raspail possède en effet de nombreux points communs avec d’autres formes de politisation qui se déploient, à l’époque, dans les milieux populaires et ouvriers. Comme Raspail, les « barbares » des faubourgs stigmatisés par le publiciste Saint-Marc Girardin commencent à repousser les instances officielles et la philanthropie des élites ; ils revendiquent une autonomie de jugement et de discours4. En 1834, Raspail lance d’ailleurs son journal Le Réformateur afin de diffuser des savoirs à destination des publics ouvriers autodidactes :
Jusqu’à présent les journaux quotidiens ont été exclusivement consacrés à la classe éclairée et à la classe adulte. Nous désirons, nous, que l’ouvrier et que l’enfant trouvent dans nos pages les éléments de leur instruction quotidienne.
3Le bulletin scientifique et industriel doit permettre au lectorat de prendre connaissance des dernières innovations et découvertes de la science5. Durant ses deux années d’existence, Le Réformateur devient le porte-parole des ouvriers comme des républicains avancés, mais il subit quatorze procès et le montant de ses amendes s’élève à 115 000 francs. Après l’attentat de Fieschi, Raspail est de nouveau incarcéré fin juillet 1835, et Le Réformateur cesse de paraître. À sa sortie de prison, après l’échec de l’expérience du Réformateur, Raspail se consacre à l’application de ses thèses en chimie et physiologie, il édite les premières éditions de sa brochure Cigarettes et camphre et camphatières hygiéniques à la fin des années 1830. En 1843, il publie les trois volumes de son Histoire naturelle et de la santé et de la maladie et débute peu après la publication de son Manuel annuaire de la santé, dont le succès considérable associe définitivement son nom au domaine de la médecine sociale.
4Dans ses écrits des années 1835-1845, Raspail tente d’opérer une profonde « révolution culturelle » en encourageant et soutenant « l’autonomie » du peuple. Ce projet implique d’élever le niveau culturel des classes populaires comme préalable à leur émancipation. Dans cette perspective, Raspail s’intéresse notamment aux questions de santé et de maladie, particulièrement sensibles à l’époque des grandes épidémies de choléra ; c’est la détresse médicale des populations, confrontées à l’inefficacité des savoirs médicaux et des praticiens, qui pousse Raspail à intervenir dans ce domaine6. Mais Raspail va plus loin : au-delà de la décentralisation du savoir scientifique et médical, il se fait le défenseur des savoirs propres au peuple. Ces savoirs ouvriers et artisanaux, généralement méprisés par les élites, reposent sur un rapport concret au monde, fondé sur l’expérience et l’observation quotidienne. Pour Raspail, il ne s’agit pas seulement de diffuser le savoir d’en haut mais de « valoriser un autre savoir oublié et méprisé par un pouvoir centralisé et monarchique » ; à l’encontre du modèle de vulgarisation qui s’imposera plus tard, l’œuvre de Raspail s’inscrit à un moment singulier des rapports entre science et société. Sa « science populaire » entend contester le monopole du savoir détenu par une petite élite professionnelle en promouvant « une science alternative, qui tire sa légitimité du peuple »7. Entre 1830 et 1835, alors que les grèves, les conflits sociaux et les insurrections se multiplient dans le pays, Raspail se rapproche du monde ouvrier, qu’il a, par ailleurs, côtoyé durant ses séjours en prison, et dont il devient à la fois un héros et un porte-parole.
5En suivant comment Raspail intervient dans divers conflits et controverses qui agitent le monde du travail de la monarchie de Juillet, l’enjeu est d’explorer l’action de Raspail comme défenseur des savoirs pratiques des artisans contre le savoir des experts qui commence à l’emporter à cette époque8. Il s’agit d’explorer comment Raspail intervient dans les luttes autour du processus de prolétarisation ; le mot prolétaire dans son sens moderne de dépossession apparaît à cette époque pour décrire la perte des savoir-faire qui touche le monde ouvrier. Par ses interventions comme expert dans des procès et des controverses industrielles, qu’il s’agisse de la fabrication du pain, du travail des doreurs sur métaux, ou encore de l’insalubrité de la céruse9, Raspail devient un acteur des débats qui accompagnent l’industrialisation naissante ; il met la science au service de l’autonomie artisanale à un moment où celle-ci est de plus en plus niée et contestée par l’évolution de l’industrie et le projet d’élimination des routines ouvrières.
I. La défense des « routines » ouvrières face à la fausse science des experts
6Les recherches chimiques de Raspail embrassent plusieurs disciplines et le conduisent à travailler au cours des années 1820, sur les tissus vivants, c’est alors qu’il met au point son microscope et explore les cellules des végétaux et des animaux10. Raspail se lance dans la chimie à un moment où cette science est redéfinie en profondeur par l’émergence de la chimie organique. À la charnière entre théorie et pratique, entre science et artisanat, Raspail participe d’un changement d’épistémè plus ample. La « révolution chimique » d’Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794) et la réorganisation des institutions éducatives et savantes durant la Révolution française, modifie en profondeur la chimie. Comme l’ont montré notamment Bernadette Bensaude-Vincent ou Sacha Tomic, la chimie se constitue à la charnière du monde savant et artisanal, l’invention de la chimie organique autour de 1830 – en remplacement des anciennes chimies animale et végétale – ne résulte pas d’un changement de paradigme théorique mais davantage d’une mutation des pratiques, face à l’augmentation du nombre de substances chimiques découvertes, les chimistes de l’époque ne sont jamais des savants isolés dans leur laboratoire mais ils sont en permanence confrontés à des enjeux sociaux et à la demande sociale, qu’il s’agisse de crimes, de controverses sur les fraudes ou les falsifications11.
7Dans les années 1830, Raspail en vient à défendre les routines et les savoirs « d’en bas ». Dans Le Réformateur de 1834-1835, il défend ainsi les compétences des artisans qu’il définit pragmatiquement comme « la capacité utile et indispensable de l’homme de métier » – pouvant s’appliquer à toutes les sphères de l’activité :
Que m’importe que ce soit une feuille de carton ou une feuille de cuir, ou une feuille de cuivre que vous proposiez à l’élaboration de mon imagination ; le talent seul que je mettrai à exécuter mon œuvre me fera sortir de la foule, et non la matière sur laquelle j’aurai opéré12.
8Pour lui, la politique doit d’ailleurs être le lieu où ces différentes compétences font l’apprentissage en commun de l’administration de la chose publique, c’est dans cette perspective que Le Réformateur devient un lieu de ralliement pour des compétences présentes partout en province, c’est aussi pour cette raison qu’il multiplie les sondages et enquêtes auprès du peuple. Raspail ne s’adresse pas en premier lieu aux prolétaires qui retiennent l’attention des observateurs sociaux de l’époque, mais davantage aux gens de métiers, aux ouvriers qualifiés de l’artisanat, c’est-à-dire « à la fraction la plus éclairée de la population ouvrière, celle qui a reçu les bienfaits d’une instruction primaire, cette portion que l’on peut à peine diviser en bourgeoisie et en population ouvrière tant elle passe vite de l’une à l’autre nuance »13.
9Parmi les ouvriers, le succès est réel mais inégal, hors de Paris c’est surtout à Lyon que Raspail semble obtenir le soutien de la population ouvrière, dans cette ville « la méthode nouvelle s’est tellement répandue dans la population laborieuse qu’il n’est pas un seul ouvrier qui ne possède son manuel et ne soit en état de composer lui-même ses médicaments »14. Raspail est d’ailleurs très attentif à la situation lyonnaise comme le montre sa correspondance – son fils Benjamin entretient de nombreuses relations avec des libraires et des pharmaciens de la ville dans les années 184015. Dans ces publications, Raspail se fait le relais et l’ardent défenseur des compétences ouvrières, il montre souvent combien le « bon sens », les « routines » ou les « contre-statistiques » des ouvriers sont supérieures à la fausse science des experts autoproclamés. Cette attaque des experts et de l’académie explique l’immense succès de Raspail ; il rencontre en effet la quête d’autonomie du monde du travail en voie d’organisation.
10Dans ses écrits, Raspail prête ainsi une grande attention aux classes populaires, aux ouvriers et à leurs savoirs pratiques, il évoque assez régulièrement leur « bon sens » contre les erreurs des savants. Dans l’édition refondue de son Nouveau système de chimie organique, il écrit par exemple que la médecine « a tort de dédaigner la routine de ce qu’elle appelle l’ignorance, quand cette routine remonte à une haute antiquité. Il faut qu’il y ait quelque chose de vrai dans une longue pratique et dans une habitude qui se perd dans la nuit des temps ; l’instinct populaire repousse vite des moyens inutiles qui lui coûtent cher »16.
Sous le rapport des faits [ajoute-t-il] qui est plus compétent que le vulgaire, lui qui en est témoin chaque jour et à chaque instant du jour ? Si l’on veut prendre la peine de jeter un regard sur l’histoire du progrès des sciences, on aura plus d’une occasion de se convaincre que la théorie est presque toujours venue à l’appui des usages et des pratiques, qu’une longue tradition a rendues populaires.
11Alors que le choléra fait des ravages dans les grandes villes françaises, Raspail prend les épidémies comme exemple de cet aveuglement des savants officiels :
[L]a science […] a trop fermé l’oreille à tout ce qui s’était fait avant elle, elle pourtant qui, au bout du compte, et après avoir entassé phrases sur phrases, a été forcée de convenir qu’elle n’en savait pas plus que tout le monde sur ce point.
12Raspail reprend la notion de routine qui se diffuse alors en se chargeant d’une connotation péjorative, mais en en renversant le sens : la routine devient chez lui un guide salutaire, un moyen de relier le présent au passé, la théorie et les savoir-faire empiriques, les découvertes savantes et les savoirs pratiques. Dans ses écrits des années 1840, il met d’ailleurs régulièrement en scène de simples ouvriers qui ont raison contre les académiciens. Dans son Histoire naturelle de la santé, publiée en 1843, il décrit par exemple le bon sens ouvrier triomphant de l’abstraction académique :
Un illustre académicien, qui travaille la statistique avec des additions et des soustractions seulement, faisait un jour observer à son auditoire, pour lui prouver combien les mœurs du peuple étaient corrompues, qu’on voyait tous les vingt pas un cabaret dans la rue Mouffetard ; et que, dans la Chaussée-d’Antin, on rencontrait à peine un marchand de vin au coin des rues. Un ouvrier qui fait de la statistique avec du bon sens, lui répondit : « Cela vient de ce que, dans la Chaussée-d’Antin, chaque habitant a sa cave, et des meilleurs vins fournie ; et que, dans la rue Mouffetard, le peuple n’a d’autre cave que le cabaret. Mais, dans la Chaussée d’Antin, chaque riche consomme plus, à lui seul, en un repas, qu’un pauvre diable ne parvient à le faire, ou bout de trois semaines ». Tout l’auditoire, y compris le professeur, conçut parfaitement bien la justesse de cette contre-statistique17.
13Raspail ne se contente pas d’éduquer le peuple en vulgarisant sa science ou en élaborant une science populaire, il se propose de défendre les savoirs d’en bas contre le discrédit dont ils font l’objet. C’est précisément à cette époque, dans les années 1830-1840, qu’émerge le discrédit des artisans et la dénonciation des routines ouvrières et artisanales ; l’idiome de la routine se répand de plus en plus pour désigner les pratiques et modes d’organisation artisanaux. Les ingénieurs, économistes et technologues sont les premiers à utiliser largement cette notion pour distinguer leur science, fondée sur la théorie, des simples pratiques artisanales qui se contenteraient de suivre « aveuglément » les méthodes passées, « sans savoir en apprécier les avantages et les inconvénients »18. Jean-Baptiste Say, soucieux de légitimer la science économique encore fragile et embryonnaire, ne cesse par exemple de dénoncer « les sentiers de la routine » dans lesquels restent enfermés la plupart des hommes19. Raspail à l’inverse défend et valorise les routines ouvrières. Il insiste sur la validité des savoirs populaires, il intervient d’ailleurs directement dans certaines controverses qui agitent le monde ouvrier et artisanal sous la monarchie de Juillet. Si Raspail utilise l’opinion populaire dans sa lutte contre l’académie et la science officielle, les ouvriers l’utilisent aussi dans leur propre lutte, comme une caution savante. Qu’il s’agisse de la fabrication du pain, du travail des doreurs, ou des risques associés à l’insalubrité des métiers, à chaque fois Raspail prend la défense des « routines ouvrières », des savoir-faire pratiques des artisans contre l’alliance des savants et des industriels.
II. La question du pain et la justification des routines boulangères
14La question de la boulangerie suscite d’abondants débats dans les années 1830. Alors que le commerce du pain s’étend, la question des subsistances demeure vive et les débats sur les conditions de fabrication s’accentuent. Raspail s’intéresse depuis longtemps à la question du pain et des farines : dans les années 1820, il étudie la composition du gluten et dès 1831, il publie un article sur le sujet à partir de son expérience en prison20. Il est l’un des premiers à proposer une « analyse microscopique sur le pain » à une époque où la panification reste un mystère. Son expérience en prison joue un rôle majeur dans son intérêt pour la question du pain comme il l’a d’ailleurs raconté dans ses « Lettres sur les prisons de Paris ». Il y découvre la « torture de l’estomac », notamment l’exécrable qualité du pain fourni par « un riche adjudicataire ». Alors que Raspail se plaint aux autorités, l’inspecteur des prisons lui lance un défi : qu’il démontre par « l’analyse chimique » que le « pain était nuisible à la santé » ; l’administration pénitentiaire lui donne même les moyens d’improviser un laboratoire21.
15Dans les années 1830, le débat sur les fraudes s’accentue parallèlement à l’augmentation du nombre de boulangers. C’est dans ce contexte que la chimie et la mécanique commencent à chercher à transformer la fabrication du pain, notamment l’étape cruciale du pétrissage de la pâte jugée particulièrement insalubre. Dès la fin du xviiie siècle, les chimistes Parmentier et Cadet tentent de transformer la panification en une opération purement chimique, contrôlée par les savants ; Parmentier crée d’ailleurs une école dédiée à la panification. Pour ces savants soucieux de moderniser la fabrication du pain, les boulangers sont ignares, stupides, mus par la seule routine. Steven Kaplan a montré comment cette volonté de prise de contrôle par la science provoque la « résistance active des boulangers qui ne goûtaient point l’analyse sombre et le discours méprisant de la Science, intrusion jugée inutile et offensante »22. Pour les chimistes et les médecins, l’art du boulanger ne doit pas être laissé entre les seules mains des hommes du métier. Puisque la panification est essentiellement une opération chimique, affirment-ils, il revient aux chimistes de l’expliquer et de la contrôler23. Chimie et mécanique doivent s’associer pour rationaliser la fabrication du pain.
16Les premiers pétrins mécaniques datent du xviiie siècle : en 1760, un boulanger parisien met au point un prototype composé d’une herse actionnée par une manivelle permettant d’agiter la pâte. En 1796, un autre boulanger nommé Lembert, met au point une mécanique à pétrir en employant le principe de la baratte : un grand cylindre en bois hermétiquement fermé effectuait sept ou huit révolutions par minute autour d’un axe horizontal. Cette « Lembertine » reçoit, en 1811, le prix de 1 500 francs que la Société d’encouragement pour l’industrie nationale avait promis en récompense de la machine capable de réaliser « la pâte la plus parfaite »24. Même si cette méthode n’est pas suffisante, puisqu’elle ne réalise pas le délayage, elle peut néanmoins être considérée comme le point de départ de la mécanisation du métier25. Sous la Restauration, son utilisation se heurte toutefois à l’hostilité des ouvriers.
Nous avons nous-même fait exécuter la Lambertine, en 1814, à Guéret [(Creuse), écrit le chimiste et technologue Lenormand]26, le pain y a été parfaitement préparé, sans aucune peine, mais le boulanger a été obligé d’en abandonner l’usage par les menaces que lui firent les garçons qui craignaient de manquer d’ouvrage.
17Lenormand déplore que la « crainte de devenir victime de la prévention des ouvriers a forcé d’en suspendre l’emploi » ; il dénonce « la coalition des garçons boulangers qui refusent de mettre en pratique ce nouveau procédé, par la seule raison qu’il est nouveau, sans vouloir même examiner que la conservation de leur santé leur en prescrit l’usage »27. À Metz, la Société des lettres, sciences et arts offre, en 1828, une prime de 100 francs au premier boulanger qui accepterait d’utiliser le pétrin mécanique, mais c’est insuffisant pour « vaincre sur ce point la routine [et] les préjugés »28.
18Les innovations se multiplient surtout après 1830, neuf appareils sont mis au point entre 1830 et 1840 et treize autres de 1840 à 185029. Dès la fin de la Restauration, une boulangerie utilisant le pétrissage mécanique fonctionne à Paris. En 1830, l’entreprise Cavalier, Frère & Cie commercialise une gamme de machines allant de 300 à 1 000 francs. Elles sont construites dans les ateliers du mécanicien Calla et une soixantaine a déjà été vendue à cette date à Paris, Sedan ou Épernay30. À Lille, un nommé Doussart demande le soutien des autorités locales pour installer une boulangerie mécanique qui permettrait « une économie de la main-d’œuvre »31. Ces mécaniques à pétrir sont également présentées lors de l’exposition industrielle de 1834. Elles annoncent des prodiges : aux dires de certains inventeurs, elles permettraient d’obtenir en dix minutes « avec la plus grande propreté, la meilleure pâte possible », alors qu’il faudrait trois quarts d’heure au moins de travail manuel pour le même résultat32. Félix Haize, installé rue du Faubourg St-Martin à Paris, promet que ses pétrins permettent à un homme seul de réaliser « facilement » 300 kg de pâte en seulement 15 minutes. Même si ces résultats sont sans doute très exagérés, ils témoignent des fortes attentes qui existaient à l’époque à l’égard de ces nouveaux procédés.
19Dès 1829, les chimistes annoncent en effet que grâce au « pétrin mécanique », « le pétrissage se fait avec propreté, et sans qu’on ait besoin de toucher la pâte. Il est à désirer que son emploi se propage dans l’intérêt de la salubrité »33. Mais devant les protestations et incertitudes qui accompagnent leurs diffusions, le préfet de Paris nomme, en 1838, une commission chargée de réaliser des tests et des expérimentations comparatives sur le travail manuel et mécanique et sur les diverses méthodes mécaniques disponibles. Mais ces expériences échouent à prouver la supériorité des mécaniques sur le travail à la main, le rapport rédigé par le chimiste Gaultier de Claubry – par ailleurs, membre du Conseil de salubrité – explique la faiblesse des rendements des procédés mécaniques par la mauvaise volonté des ouvriers qui auraient saboté l’expérience afin de maintenir les « routines » du métier34.
20Gaultier de Claubry avait d’abord été un industriel, directeur d’une fabrique d’aciers, avant de se tourner vers la science et de devenir répétiteur à l’École polytechnique et pharmacien à l’École de Paris. En 1832, il soutient une thèse sur « l’Acétification » qui lui ouvre la position de professeur-adjoint de chimie de l’École de pharmacie de Paris en 1835. Comme ardent défenseur des nouvelles méthodes mécaniques, Gaultier de Claubry souligne combien le pétrissage manuel « ne présente pas le caractère de propreté que l’on aurait droit d’exiger ». Le pétrin mécanique au contraire permet de mettre le corps à distance puisque « par le moyen des machines, l’ouvrier peut ne toucher la pâte que pour la mettre en planche »35. Par la suite, les manuels médicaux ne cessent de répéter que les « appareils de panification […] finiront par détruire la dégoûtante routine de l’art du boulanger »36. De nombreux chimistes s’intéressent alors à la question du pain, Anselme Payen – autre industriel propriétaire d’une raffinerie de sucre de betterave avant d’abandonner ses affaires en 1835 pour devenir professeur de chimie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers – consacre un de ses cours à la panification en 1842 et défend ardemment les pétrins mécaniques, pour des raisons d’hygiène et de rentabilité37.
21Contre l’avis de ces chimistes industrialistes, Raspail se fait au contraire le défenseur des savoirs et des pratiques des boulangers. Dans la première édition de 1833 de son Nouveau système de chimie organique, la controverse sur les avantages et défauts du pétrissage mécanique n’est pas encore mentionnée. Mais dans la nouvelle édition de 1838, refondue et considérablement augmentée, la question du pétrissage est désormais présente et Raspail fait de la lutte des boulangers l’un des symboles de la supériorité des routines artisanales. Cet ajout a sans doute lieu après les expériences comparatives de 1838 qui eurent un certain écho à Paris ; il témoigne de la forte implication de Raspail dans les débats qui agitent la boulangerie des années 1830. Contre l’argumentation des industriels et des savants hygiénistes, Raspail défend la routine des boulangers : « en fait de panification et de fermentation panaire, le plus habile chimiste manipulateur est encore le geindre », affirme-t-il38. Étudiant le gluten et sa composition, Raspail remarque qu’il « s’agglutine mieux par certains procédés de la malaxation que par d’autres ». Ainsi, le travail des bras convient mieux que celui des mécaniques en fer :
[L]es mouvements musculaires sont encore, jusqu’à ce jour, ceux qui conviennent le mieux à cette altération de tractions et de compressions, que l’on désigne sous le nom de pétrissage ; et la meilleure mécanique, jusqu’à ce jour, est encore le pauvre geindre, qui saisit à deux mains la masse, la lance de tout son poids sur le fond du pétrin, la pétrit du poing et la foule avec les pieds, la déchire en lambeaux, la réunit en masse, qui en ouvre enfin, par la division, les dernières lacunes à l’eau et à l’air qu’il y emprisonne sans retour39.
22Au final, conclut-il, « dans ce siècle de désorganisation, les boulangers menacent d’en savoir plus que les chimistes sur les points de leur profession ».
23Cette analyse de Raspail est par la suite reprise par les ouvriers. Sous le Second Empire, le boulanger Boland affirme par exemple que « quelques boulangers ont pensé […] que les bras de l’homme communiquaient à la pâte une chaleur que le fer, au contraire, devait retirer. D’autres, on peut dire les ignorants […] ont cru que les sécrétions ammoniacales, quelquefois acides, qui s’échappaient du corps de l’homme par l’action pénible du pétrissage, étaient favorables au développement de la fermentation »40. Selon cette analyse, justifiée « par l’opinion d’un savant, auquel le mérite, généralement reconnu, donne une certaine autorité populaire », le corps est non seulement un outil mais aussi un ingrédient qui intervient directement dans le processus productif. Boland déplore que les préjugés des boulangers soient ainsi validés par l’analyse scientifique de Raspail. L’invisibilité de ce savoir-faire ouvrier non formalisé devient un instrument de résistance entre les mains des artisans. La science populaire de Raspail ne fonctionne pas à sens unique : s’il défend les routines ouvrières pour contrer l’influence croissante de la science académique officielle, les ouvriers et artisans utilisent et enrôlent en retour Raspail dans leurs luttes quotidiennes comme dans leurs discours.
III. Contre les monopoles industriels, Raspail et les controverses sur les procédés de dorure
24À la même époque, une autre affaire oppose Raspail et l’industriel Christofle à propos des nouveaux procédés de dorure ; elle s’avère encore plus intéressante, et surtout bien mieux documentée. Autour de 1840, un vaste débat oppose en effet inventeurs, savants, artisans doreurs et industriels à propos de récents brevets déposés pour dorer sans mercure41. Comme le montre sa correspondance avec l’avocat Marie en mars 1841, Raspail s’implique abondamment dans la controverse aux côtés des artisans doreurs et contre l’industriel Christofle et les chimistes, notamment Gaultier de Claubry, à nouveau promu comme expert officiel42. Autour de 1840, la mise au point de la galvanoplastie, c’est-à-dire la technique utilisant le principe de l’électrolyse pour appliquer sur la surface d’un objet, un dépôt métallique au moyen d’un courant électrique continu, est abondamment discutée dans le monde du travail parisien. Avec l’accroissement du marché du luxe, l’émergence de la bourgeoisie et de nouvelles pratiques de consommation, la demande pour les objets dorés et argentés s’étend, alors que les procédés de fabrication à base de mercure restent peu efficaces et très insalubres et dangereux pour la main-d’œuvre. « La profession de doreur sur métaux était une de celles qui apportaient le contingent le plus triste au martyrologe de l’industrie », écrit Figuier dans les années 186043.
25Dès la Restauration, un prix de 3 000 francs est créé par l’Académie des sciences afin d’assainir l’art du doreur ; le prix est remis au chimiste d’Arcet qui met au point des cheminées permettant d’augmenter considérablement le tirage tout en entraînant hors des ateliers les vapeurs nocives. Mais cette amélioration ne modifie pas radicalement le travail et sa dangerosité, car comme l’écrit Figuier un peu plus tard, « les ouvriers, avec leur insouciance ordinaire, ne tenaient aucun compte des précautions recommandées, et les fabricants eux-mêmes, bien que contraints par l’administration à construire leurs fourneaux dans le système de d’Arcet, se dispensaient de les faire fonctionner dans leur travail habituel »44. Depuis longtemps, diverses méthodes plus salubres et efficaces avaient été expérimentées. En 1805, le chimiste italien Brugnatelli dépose ainsi de l’or sur des objets plongés dans une solution de chlorure d’or à l’aide de la pile inventée par son compatriote Volta. Mais le procédé n’est vraiment reconnu et publié qu’en 1837 par le physicien russe Boris Jacobi à Saint-Pétersbourg et par Thomas Spencer en Angleterre, puis industrialisé par la maison Charles Christofle à Paris et les établissements Elkington à Birmingham. Le terme galvanoplastie est d’ailleurs adopté peu après la présentation du procédé par Jacobi à l’Académie de Saint-Pétersbourg. Selon cette méthode, l’objet est plongé dans un bain électrifié de dorure ou d’argenture et reçoit une pellicule plus ou moins épaisse du métal précieux en suspension. Ce nouveau procédé change progressivement la donne de l’orfèvrerie française, des couverts et des articles de table en métal ordinaire se transforment en argenterie « à la disposition de tous ». L’orfèvre français Charles Christofle est le premier à se lancer dans la fabrication industrielle de ce « plaqué argent » : de 1842 à 1860, la société Christofle vend plus de cinq millions de couverts argentés, inventant « le luxe à bon marché »45 !
26Le débat est pourtant vif autour de 1840. Il porte sur l’origine de la nouvelle méthode et le monopole d’exploitation accordée par les brevets ; le conflit devient virulent entre les artisans doreurs parisiens et le gros fabricant Christofle. Alors que les Elkington exploitaient déjà la nouvelle méthode en Angleterre, en 1836, Henry Elkington dépose un premier brevet d’importation en France pour « un procédé perfectionné de dorure sur certains métaux et autres objets ». Son innovation consiste à introduire une dissolution basique de carbonate de potasse plutôt qu’un acide pour réaliser l’opération chimique de la dorure. Dans les années qui suivent, il dépose des additions à son brevet de 1836. En 1838, un autre brevet d’importation est déposé en France par son frère Georges-Richard Elkington pour des « procédés propres à argenter », suivi d’additions pour l’appliquer à d’autres métaux comme le zinc46. Ces divers brevets donnent rapidement lieu à « plusieurs centaines de procès en contrefaçon » entre 1836 et 1842, quelques-uns sont particulièrement importants car ils mobilisent des experts et des contre-experts opposant les principaux savants de l’époque ; c’est durant cette phase que Raspail intervient. On sait qu’il participe régulièrement à des procès comme expert ; dans ce cas, il prend la défense des contrefacteurs et des artisans doreurs contre les innovateurs anglais associés à l’industriel français qui a acquis leur brevet.
27Divers artisans doreurs contestent en effet le monopole et contrefont illégalement le procédé décrit dans le brevet en contestant l’antériorité des Britanniques ou même l’originalité de leur découverte qui aurait été débattue depuis longtemps et relèverait donc d’un savoir commun à la profession. Ils contestent toute prétention à privatiser et prendre un monopole sur ces procédés qui devraient – jugent-ils – pouvoir être utilisés par tous. Raspail rapporte ainsi qu’à « la première annonce de ce procédé que publièrent les journaux anglais et français », plusieurs doreurs vinrent le trouver afin de « s’assurer de la valeur de la découverte »47. Déjà célèbre dans les milieux populaires parisiens, Raspail devient un recours et un contre-expert régulièrement sollicité par les mondes du travail en butte aux transformations rapides de la grande industrie de l’époque. Un des artisans doreurs les plus actifs contre le brevet se nomme Bédier ; c’est lui qui obtient l’appui de Raspail. En 1840, Raspail publie un premier mémoire, suivi en 1841 d’un long texte synthétisant les enjeux de l’affaire alors qu’un nouveau procès démarre. Ce long mémoire est publié anonymement dans La revue scientifique et industrielle, ce qui montre que Raspail est encore bien introduit dans le champ académique à cette date. Cette revue avait été fondée peu de temps avant par le docteur Gustave Augustin Quesneville, un ancien directeur d’une fabrique de produits chimiques, reçu docteur en médecine en 1834. Dans ce texte qui aura un certain écho, Raspail prend le contre-pied des discours officiels à l’égard des brevets sur les nouveaux procédés de dorure et défend les « anciens doreurs » contre le monopole de l’industriel Christofle48.
28Les artisans doreurs soutenus par Raspail contre-attaquent et demandent la déchéance du brevet. L’argumentation de Raspail porte sur le fait qu’Elkington a dissimulé ses véritables « moyens d’exécution ». Bédier n’a pas copié le procédé comme l’affirme l’inventeur allié à l’industriel, il est parvenu à mettre au point une autre méthode, parallèlement à Elkington, en la prenant « dans les livres ». La question porte en définitive sur la légitimité de l’inventeur et la définition de l’innovation : peut-on la privatiser ou appartient-elle au domaine public, peut-elle être individuelle ou relève-t-elle d’un savoir collectif et partagé ? Le mémoire de Raspail fait grand bruit et provoque la réponse de Payen au Conservatoire national des arts et métiers et, de nouveau, de Gaultier de Claubry, « répétiteur à l’école polytechnique » et très vif opposant à Raspail. En mars 1841, un second procès correctionnel s’ouvre et le tribunal se transporte cette fois au laboratoire de chimie de la Sorbonne où Raspail et Gaultier de Claubry doivent mener des expériences de dorure avec les seules indications du brevet. Alors que Raspail affirme qu’il est impossible de dorer à partir de ces seules indications, Gaultier de Claubry tente de son côté de prouver que c’est possible49. La lutte est vive entre les deux hommes qui rivalisent de dextérité pour prouver leur supériorité. Raspail dénonce les mensonges de Gaultier qui affirme être parvenu à « bien dorer » grâce aux seules indications du brevet alors même qu’il ne sait pas décaper ; il ressemble à « un artiste qui assurerait avoir exécuté un tableau de son invention sans connaître un mot de l’art du dessin »50. Au terme de ces expériences, Raspail est convaincu d’avoir raison, « la valeur de mon opinion s’est multipliée de huit cents objets environ, qui ont passé par nos mains », affirme-t-il à l’avocat chargé de défendre les doreurs. Trois caisses d’objets dorés déposées au greffe du tribunal sont là pour l’attester et le tribunal donne finalement raison aux doreurs soutenus par les expériences de Raspail.
29Devant cette décision, Elkington et Christofle changent alors de stratégie et cherchent l’appui de l’Académie, de la Société d’encouragement, et des principales institutions scientifiques du pays. Cette affaire apparemment limitée devient peu à peu une controverse scientifique majeure qui oppose les principaux chimistes de l’époque comme Payen ou Gay-Lussac. Dans un article publié contre Raspail dans Le musée de l’industrie, le chimiste est présenté comme quelqu’un qui « de parti pris ou par esprit de contradiction, trouve toujours à redire aux rapports ou travaux qui émanent des membres de l’Académie des sciences de Paris »51. Raspail dénonce de son côté les chimistes officiels vendus aux intérêts des plus gros industriels, incompétents et mensongers. Il élargit surtout le débat à la question sociale alors au cœur des préoccupations politiques de la monarchie de Juillet. Derrière les controverses sur la dorure et la propriété des nouvelles méthodes, Raspail dénonce la misère des artisans doreurs, « le trouble » dans lequel sont plongées « les familles des doreurs de la capitale, par ces saisies et des tracasseries si peu en harmonie avec le progrès de nos libertés et des arts industriels ». Raspail n’hésite pas à politiser l’expertise savante en ajoutant :
Lorsqu’il s’agit de décider une question, de laquelle peut dépendre la ruine de sept à huit cents ateliers, il est plus que jamais du devoir du chimiste chargé de la mission d’éclairer la justice, il est de son devoir, dis-je, de mettre à contribution toutes les ressources de son art, d’apporter dans ses recherches une exactitude mathématique ; et de ne pas se contenter d’une simple appréciation faite à vol d’oiseau, et d’une probabilité de laboratoire, qu’on vient traduire ensuite en certitude dans un rapport judiciaire52.
30L’historiographie tend à reproduire les jugements critiques et condescendants formulés par les principaux savants de l’époque à l’égard de Raspail. L’historien de l’entreprise Christofle par exemple considère que Raspail fit preuve de xénophobie en reprochant aux inventeurs d’être anglais, il le juge par ailleurs incompétent. Raspail et Christofle se vouaient une hostilité marquée et l’historien de l’entreprise, célébrant le dynamisme d’entrepreneur de Charles Christofle, a choisi son camp53. Mais Raspail n’est pas contre le nouveau procédé, et son intervention porte moins sur la nationalité des inventeurs que sur la question de la légitimité de leur droit de propriété sur les nouvelles méthodes de dorure, sur leur droit à privatiser ce qui devrait appartenir à tous les fabricants. Raspail refuse l’appropriation privée au profit d’un seul et cherche un moyen de mettre l’innovation au service du plus grand nombre. Il tente de théoriser ce que serait une innovation démocratique et socialement acceptable, favorable au plus grand nombre, contre le monopole industriel. Il prend la défense des « anciens doreurs sur bijoux [qui] furent forcés de fermer leurs ateliers, de se créer de nouveaux modes d’existence, quelques-uns jusque-là honorablement établis, se virent réduits à offrir aux passants sur le boulevard des cannes et des chaînes de montre »54. Après 1837, beaucoup de doreurs en bijoux sont en effet obligés de fermer boutique alors que Christofle vendait aux artisans le droit d’utiliser le brevet pour lequel il avait pris un monopole.
31L’action de Raspail vise en définitive à s’opposer à un gros industriel modernisateur, proche des sphères savantes dont il obtient l’appui et le soutien, en défendant les intérêts des petits doreurs au mercure, et leur droit à recourir librement et gratuitement aux nouvelles méthodes de travail plus salubres. En intervenant comme expert des artisans contre les savants proches du pouvoir, Raspail défend aussi une certaine théorie de l’innovation qui – lorsqu’elle est utile comme c’est le cas ici – doit être démocratique et partagée par tous plutôt que monopolisée. Cette controverse intervient en effet en même temps que le débat sur la réforme des brevets d’invention. La loi sur les brevets de 1791 avait tardé à être appliquée et suscitait d’innombrables débats dans la première moitié du xixe siècle55. Des industriels et savants comme Franqueur dans son Dictionnaire technologique de 1823, dénoncent la mansuétude des tribunaux à l’égard des contrefacteurs, et demande une loi aussi sévère qu’en Grande-Bretagne. En 1829, le gouvernement lance une grande enquête sur les brevets en vue d’une réforme de la législation, mais la révolution de juillet 1830 enterre le projet ; celui-ci renaît dans les années 1830 et un projet de réforme est élaboré en 1837, mais la nouvelle loi n’est adoptée qu’en 1843. Le débat sur la dorure et ses méthodes est exactement contemporain des discussions sur la réforme des brevets. Il porte sur ce qu’est une invention, sur les droits de l’inventeur, sur le privilège exclusif d’exploitation, sur le coût de la taxe ; la réforme de 1843 supprime ainsi les brevets d’importation jugés abusifs et autorise les étrangers à prendre un brevet en France. La loi de 1844 réaffirme par ailleurs, le caractère délictueux des contrefaçons et en confie l’examen aux tribunaux correctionnels pour accélérer les procédures.
32Ce projet de loi provoque des oppositions et divers débats sur le sens des inventions. Comme en Angleterre, la monarchie de Juillet voit en effet le développement d’un véritable culte rendu aux inventeurs, mais face au modèle de l’inventeur individuel et héroïque, les radicaux William Cobbett et Thomas Hodgskin outre-Manche, ou Raspail en France, dénoncent la vanité des prétentions du grand inventeur56. Pour eux, l’invention est le résultat d’une accumulation de savoir-faire qu’aucun individu isolé ne peut s’approprier ; contre l’idéologie de l’inventeur héroïque, Raspail s’efforce de penser l’« invention démocratique ». Pour Raspail, « en dorant mieux on peut faire sa fortune, mais on n’acquiert par, pour cela, le droit de priver les autres de l’avantage d’exploiter, à leur manière, le même procédé qui est dans le domaine public »57. En reconnaissant des droits individuels et des privilèges sur une découverte, le modèle du brevet néglige la dimension collective de l’invention qui, loin d’être le fruit du génie individuel, est le produit du développement de la société dans son ensemble. Certains ouvriers et socialistes comme Proudhon demandent d’ailleurs la gratuité des brevets, que l’État indemnise les inventeurs et permette l’utilisation par tous des découvertes, notamment pour des inventions utiles comme celles qui protègent les ouvriers travaillant avec le mercure. Pour des raisons sanitaire (protéger la santé des ouvriers) et politique (reconnaître la dimension collective des découvertes et refuser leur privatisation), Raspail entre en guerre contre le brevet Elkington et la prétention de Christofle à l’utiliser à son seul profit.
*
33Toujours à la charnière de plusieurs mondes, Raspail est également au cœur des grands débats économiques qui agitent la monarchie de Juillet. Alors que l’industrie capitaliste s’étend en donnant naissance à la question sociale, aux progrès du machinisme, à la prolétarisation de l’artisan et au recul de la petite entreprise, Raspail imagine et défend une république d’artisans indépendants, riches de leur savoir-faire et de leurs compétences, capables de mettre à profit les progrès des sciences et techniques au service d’une société égalitaire. Pour cela, il intervient à plusieurs reprises dans les controverses qui agitent le monde des métiers, comme expert devant les tribunaux, comme caution et autorité intellectuelle mobilisées par le monde des métiers en crise ; il défend une science à la fois populaire et politique. La popularité de Raspail en 1848 s’explique aussi par son intervention dans le monde des métiers. Il n’est pas seulement un médecin soignant les pauvres, une figure de philanthrope radical, il est aussi un contre-expert qui intervient dans les débats au sein du monde du travail, il est un allié des artisans de métiers contre la grande industrie modernisatrice qui commence à s’appuyer sur la science pour transformer le travail.
Notes de bas de page
1 Weiner Dora B., 1968, Raspail, Scientist and Reformer, New York/Londres, Columbia University Press.
2 Raspail François-Vincent, 1833, Nouveau système de chimie organique, Paris, Baillère, p. 9.
3 Frobert Ludovic, 2011, « Théorie cellulaire, science économique et république dans l’œuvre de François-Vincent Raspail autour de 1830 », Revue d’histoire des sciences, vol. 1, n° 64, p. 27-58.
4 Rancière Jacques, 1981, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard.
5 Cf. Barbier Jonathan et Frobert Ludovic, 2015, « La république dans la commune. Le réformateur de Raspail », in Coll., Quand les socialistes inventaient l’avenir. Presse, théorie et expériences, 1825-1860, Paris, La Découverte, p. 127-139.
6 Cf. Léonard Jacques, 1981, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, Paris, Aubier.
7 Démier Francis, 1992, « Démocratie politique et démocratie culturelle chez Raspail, de la révolution de 1830 à la révolution de 1848 », in Poirier Jacques et Langlois Claude (dir.), Raspail et la vulgarisation médicale, Paris, Sciences en situation, p. 39 ; et Bensaude-Vincent Bernadette, 2013, L’opinion publique et la science. À chacun son ignorance, Paris, La Découverte ; ainsi que sa contribution dans ce volume.
8 Sur l’invention d’une nouvelle « science » alliée à la grande production manufacturière, cf. Carnino Guillaume, 2015, L’invention de la Science. La nouvelle religion de l’âge industriel, Paris, Le Seuil.
9 Question que nous n’évoquerons pas ici, mais qui a fait l’objet d’une importante recherche récente : Rainhorn Judith, 2015, Poison légal. Une histoire sociale, politique et sanitaire de la céruse et du saturnisme professionnel, xixe-premier xxe siècle, Mémoire d’HDR, Paris, Sciences Po.
10 Sur le « jeune chercheur » des années 1822-1830, voir Weiner Dora B., 1968, Raspail…, op. cit.
11 Bensaude-Vincent Bernadette, 2008, Matière à penser. Essais d’histoire et de philosophie de la chimie, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest ; Tomic Sacha, 2010, Aux origines de la chimie organique. Méthodes et pratiques des pharmaciens et des chimistes (1785-1835), Rennes, PUR.
12 Le Réformateur, 19 décembre 1834.
13 Le Réformateur, 10 mars 1835, cité par Démier Francis, 1992, « Démocratie politique et démocratie culturelle chez Raspail », art. cit., p. 33.
14 Correspondance de Benjamin Raspail avec les libraires de province, archives départementales du Val-de-Marne, 69J 260.
15 Voir notamment sa correspondance avec le canut et futur député Sébastien Commissaire ; Démier Francis, 1992, « Démocratie politique et démocratie culturelle chez Raspail », art. cit., p. 43.
16 Raspail François-Vincent, 1840, Nouveau système de chimie organique, vol. 2, Bruxelles, Société encyclographique, p. 112.
17 Raspail François-Vincent, 1843, « Causes des maladies relatives à la qualité et à la quantité des substances nutritives », in Raspail François-Vincent, Histoire naturelle de la santé et de la maladie chez les végétaux et chez les animaux en général et en particulier chez l’homme, Paris, Levavasseur, § 2, p. 135.
18 Borgnis Giuseppe Antonio, 1818, Traité complet de mécanique appliquée aux arts, Paris, Bachelier, p. x.
19 Say Jean-Baptiste, 1852, Cours complet d’économie politique pratique, Paris, Guillaumin (3e éd.), t. 2, p. 114.
20 Raspail François-Vincent, 1831 (4 décembre), « Essai d’analyse microscopique sur le pain des prisons de Paris par un homme qui en a mangé », Le Lycée. Journal des sciences et des sociétés, cité par Raspail François-Vincent, 1833, Nouveau système de chimie organique…, op. cit., p. 14.
21 Raspail François-Vincent, 1839, Réforme pénitentiaire. Lettres sur les prisons de Paris, Paris, Tamisey et Champion, vol. 2, p. 246, 248.
22 Cf. Kaplan Steven, 2010, La France et son pain. Histoire d’une passion, Paris, Albin Michel, p. 119 ; et Jarrige François, 2010 (mai-juin), « Le travail de la routine. Autour d’une controverse sociotechnique dans la boulangerie française du xixe siècle », Annales, HSS, n° 3, p. 645-677.
23 Kaplan Steven, 1996, Le meilleur pain du monde. Les boulangers de Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, p. 75.
24 Bulletin de la société d’encouragement pour l’industrie nationale, 1811 (septembre), p. 225 et 1811 (octobre), p. 269-272.
25 Figuier Louis, 1877, Les Merveilles de l’industrie ou Description des principales industries modernes. [4] Industries agricoles et alimentaires, Paris, Furne, Jouvet et Cie, p. 44 ; Giedion Siegried, 1980 [1948], La mécanisation au pouvoir. Contribution à l’histoire anonyme, Paris, Centre Pompidou, p. 158-159.
26 Mertens Joost, 2002, « Technology as the science of the industrial arts : Louis-Sebastien Lenormand (1757-1837) and the popularization of technology », History and Technology, vol. 18, n° 3, p. 203-231.
27 « Boulangerie », in Francoeur Louis-Benjamin et Lenormand Louis Sébastien (dir.), 1823, Dictionnaire technologique des Arts et Métiers, Paris, Thomine et Fortic, t. III, p. 379-380.
28 Mémoire de la société des lettres, sciences et arts et d’agriculture de Metz, 1827-1828, Metz, Lamort, 1828, p. 59.
29 Arpin Marcel, 1948, Historique de la meunerie et de la boulangerie, t. 2 : la boulangerie, Paris, Le Chancelier.
30 Bulletin des sciences technologiques : cinquième section du Bulletin universel des sciences et de l’industrie, Paris, Bureau du Bulletin, 1830, t. xviii, p. 170-173.
31 Établissement d’une boulangerie mécanique à Lille, Cambrai, 17 janvier 1829, archives départementales du Nord, M 442/6.
32 Notice des produits de l’industrie française, Paris, Éverat, 1834, p. 169.
33 Journal de chimie médicale, 1829 (juillet), n° vii, p. 383.
34 « Rapport sur la fabrication du pain par le pétrissage à bras et par les machines ; fait au nom d’une commission spéciale par M. Gaultier de Claubry », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1839 (janvier), t. xxi, p. 6-88.
35 Ibid., p. 36.
36 Descuret Jean-Baptiste Félix, 1856, Les merveilles du corps humain : précis méthodique d’anatomie, de physiologie, Paris, Labé, p. 132.
37 Recueil de la société polytechnique, 1842 (août), n° 56.
38 Raspail François-Vincent, 1840, Nouveau système de chimie organique…, op. cit., p. 333
39 Ibid., p. 334-336.
40 Boland, 1854, Observations sur l’application de la mécanique à la boulangerie, Paris, Bouchard-Huzard.
41 Sur ce secteur et l’ascension de l’industriel Christofle, il faut consulter la thèse très documentée de Ferrière Le Vayer Marc (de), 1995, Christofle : deux siècles d’aventure industrielle, 1793-1993, Paris, Le Monde Éditions.
42 Lettre de Raspail à A. M. Marie, bâtonnier de l’ordre des avocats, rue neuve des petits champs, mars 1841, bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, fonds Raspail, ms 2748.
43 Figuier Louis, 1868, Les Merveilles de la science ou description populaire des inventions modernes, Paris, Furne, Jouvet et Cie, vol. 2, p. 334.
44 Ibid.
45 Viruega Jacqueline, 2006, « Les entreprises de bijouterie à Paris de 1860 à 1914 », Histoire, économie & société, n° 4, p. 79-103.
46 Voir l’analyse détaillée des différents brevets dans Ferrière Le Vayer Marc (de), 1995, Christofle…, op. cit.
47 Raspail François-Vincent, 1841, Réponse de M. Raspail à l’avis donné pr MM. Pelletier, Payen et Gaultier de Claubry relativement au procédé de dorure pour lequel M. Elkington a pris un brevet le 15 décembre 1836, Paris, Imprimerie Bourgogne et Martinet.
48 Raspail François-Vincent, 1841, « Précis historique et analytique sur les divers procédés de dorure sans mercure et par immersion ; procès auquel cette innovation vient de donner lieu ; examen du rapport de l’institut sur la dorure par le galvanisme », Revue scientifique et industrielle, vol. 7, p. 461-537.
49 Lettre de Raspail à M. Marie, bâtonnier de l’ordre des avocats, rue neuve des petits champs, bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, fonds Raspail, ms 2748 : 1070690-91.
50 A. M. Marie, bâtonnier de l’ordre des avocats, rue neuve des petits champs, 31 mars 1841, bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, fonds Raspail, ms 2748 : 1070690-92-3.
51 « De la dorure par voie humide et courant voltaïque, et de l’application de métaux sur d’autres métaux par l’emploi des mêmes moyens », Bulletin du musée de l’industrie, 1842, n° 1, t. 1er, p. 127.
52 Raspail François-Vincent, 1841, Réponse de M. Raspail…, op. cit., p. 17.
53 Cf. Ferrière Le Vayer Marc (de), 1995, Christofle…, op. cit., p. 78.
54 Raspail François-Vincent, 1841, « Précis historique et analytique… », art. cit., p. 462.
55 Galvez-Behar Gabriel, 2008, La république des inventeurs. Propriété et organisation de l’innovation en France (1791-1922), Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 27 ; Baudry Jérôme, 2014, Une histoire de la propriété intellectuelle : les brevets d’invention en France, 1791-1844. Acteurs, catégories, pratiques, Thèse de doctorat en histoire des sciences, Paris, EHESS.
56 Macleod Christine, 2007, Heroes of Invention. Technology, Liberalism and British Identity, 1750- 1914, Cambridge, Cambridge University Press.
57 Raspail François-Vincent, 1841, Réponse de M. Raspail…, op. cit., p. 17.
Auteur
Historien, maître de conférences à l’université de Bourgogne et membre de l’Institut universitaire de France (Centre Georges Chevrier, UMR-CNRS 7366). Ses travaux portent sur l’histoire de l’industrialisation et des mondes populaires, des conflits sociaux et des pensées socialistes. Il s’intéresse en particulier à l’histoire sociale du déferlement technique et aux transformations environnementales de l’époque contemporaine. Il a notamment publié Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences (Paris, La Découverte, 2014) ; en collaboration avec Emmanuel Fureix, La modernité désenchantée. Relire l’histoire du xixe siècle français (Paris, La Découverte, 2015) ; et en collaboration avec Thomas Le Roux, La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel (Paris, Le Seuil, 2017).
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