8. Travail, famille, patrimoine
p. 135-141
Texte intégral
1Travail, famille, patrimoine : ce triptyque souligne l’idéologie familialiste qui prévaut dans les très petites entreprises familiales, ainsi que le rôle crucial que la transmission du patrimoine y joue. Nous l’avons vu tout au long de ces pages, les très petites entreprises familiales fonctionnent généralement grâce à la contribution des membres de la famille de l’entrepreneur : chacun participe par son travail et selon ses possibilités au développement d’une entreprise pensée comme un patrimoine commun. En outre, l’objectif de ces familles est, le plus souvent, de transmettre le patrimoine que représente l’entreprise, ce qui suppose l’attachement de chacun à ce bien, souvent ancré dans un terroir rural et une histoire familiale. La famille fournit donc le travail nécessaire à la transmission de l’entreprise : leur patrimoine familial.
2Au terme de cet ouvrage, il convient de conclure en considérant ce que les très petites entreprises familiales nous ont appris. Comme nous l’avons mentionné, notre intention était de « sortir de l’agriculture » pour savoir si les logiques sociales et les dynamiques de genre – l’ethos paysan et les configurations familiales – mises en évidence dans les fermes suisses et françaises pouvaient, mutatis mutandis, s’appliquer hors de l’univers agricole. En effet, le fantôme de l’évolutionnisme hante toujours l’inconscient des sciences sociales et l’on aurait pu soupçonner la fascination du patrimoine ou la division fonctionnelle des tâches d’appartenir aux sociétés paysannes (Mendras, 1976 ; Redfield, 1956a ; 1956b), si ce n’est primitives, tout au moins conservant une « tradition » ancienne préservée des influences de la modernité ou d’une mondialisation, dont les sciences sociales se gargarisent aujourd’hui : identités transnationales, diasporas cosmopolites, fluctuations postmodernes, hybridités en tous genres, etc. Les paysans représenteraient-ils l’exemple d’un monde calme et paisible où les vents parfois violents de la mondialisation n’auraient pas encore soufflé ? Les études rurales contemporaines ont bien montré que cela n’était qu’une image romancée que les urbains chérissent dans l’imaginaire national (Anderson, 1983) pour la Suisse, campagnard pour la France. Une image que les distributeurs commerciaux s’approprient pour « vendre » le terroir, au grand dam des agriculteurs.
3C’est également ce que montre cet ouvrage : les logiques sociales, l’organisation du travail et les dynamiques de genre qui déterminent le fonctionnement des exploitations agricoles dépassent largement le monde paysan et se retrouvent également dans l’univers des très petites entreprises familiales et – probablement – dans bon nombre d’entreprises, là où se joue la transmission d’un capital, d’un savoir-faire et d’un nom (Daumas, 2012 ; Daumas, Chatriot, Fraboulet et al., 2010 ; Gollac, 2008). Cette recherche nous a donc bien « sortis » de l’univers paysan, tout en nous y ramenant. En effet, la logique patrimoniale garde sa prééminence lorsque l’on quitte les fermes pour se tourner vers certaines petites entreprises patrimoniales rurales appartenant à d’autres corps de métiers. De même, la division fonctionnelle des tâches continue bien souvent de dominer l’organisation « économique » des très petites entreprises familiales, associée aux représentations de la masculinité et de la féminité qu’elle comporte. Toutefois, l’exemple paradigmatique de l’entreprise patrimoniale familiale que constitue l’exploitation agricole s’estompe quelque peu et d’autres modèles apparaissent, y compris en agriculture.
4Ainsi, nous avons pu observer que certaines petites entreprises obéissaient à une logique économique ou managériale ordinaire. Les entrepreneurs s’y montraient surtout soucieux d’accomplir un projet personnel sans y impliquer les membres de leur famille. Ce mode de fonctionnement, que nous avons nommé « managérial contractuel » se retrouve surtout dans les petites entreprises dirigées par des femmes et ne dégageant souvent qu’un faible revenu ou dans les petites entreprises récemment fondées par un homme ou un couple – généralement sans enfant – au début de leur cycle de vie conjugale. La division fonctionnelle des tâches productives et reproductives entre époux a ainsi tendance à apparaître avec l’arrivée des enfants : la femme (re)prenant les tâches domestiques, le care et les soins aux enfants – la sphère reproductive –, alors que l’homme se consacre au travail salarié ou dans l’entreprise, suivant en cela l’image du mari gagne-pain1 (Droz, Miéville-Ott, Reysoo et al., 2014 ; Henchoz et Wernli, 2010 ; 2013). Même si cette recherche n’offre pas une dimension diachronique, il est probable que l’organisation managériale contractuelle des petites entreprises évolue avec le temps, en particulier avec l’arrivée des enfants. Ces entreprises tendraient donc vers une organisation patrimoniale familiale avec la naissance d’un successeur ou tout au moins avec les premières manifestations de son intérêt à reprendre l’entreprise.
5Les très petites entreprises familiales de l’Arc jurassien nous ont aussi dévoilé des modes d’organisation intermédiaire lorsque la logique patrimoniale domine bien l’entreprise, mais que celle-ci s’organise de façon contractuelle, préservant ainsi la sécurité de tous les membres de la famille en cas de rupture familiale. L’évolution de la législation du travail qui se veut toujours plus encadrante, l’augmentation des tâches administratives nécessitant toujours plus de temps et de compétences professionnelles, la mobilité géographique des enfants pour leurs études et l’émancipation des femmes qui encouragent l’aspiration professionnelle de ces dernières, contribuent à modifier l’organisation familiale du travail pour encourager des modèles plus contractuels. Néanmoins, nombre d’entreprises, par nécessité ou par facilité, continuent de profiter de la main-d’œuvre familiale sans que celle-ci ne soit protégée par des contrats, échappant ainsi aux charges sociales et à la protection qu’elles offrent. Pour beaucoup d’entrepreneurs, le recours à ces arrangements en famille est considéré comme essentiel à la stabilité économique de leur affaire et s’inscrirait dans des logiques de don et de contre-don fréquemment considérées comme « naturelle » (Lobet, 2006). Pour beaucoup, cette participation informelle des membres de la famille à la vie de l’entreprise est en partie compensée (ou récompensée) par des logiques de solidarité protectrices.
6Toutefois, ce type d’organisation constitue toujours un risque, en particulier lorsque survient la rupture, que ce soit pour les membres de la famille ou pour l’entreprise qui fonctionne en pillant les forces de « l’armée de réserve » que constitue la main-d’œuvre familiale non rémunérée. Pour Marx (2008 [1867]), les entreprises industrielles payaient des salaires si bas qu’ils ne permettaient pas de faire vivre la famille du travailleur, cantonnée à rester à la campagne dans une forme d’autosuffisance rurale. Ainsi, la « reproduction » des enfants et leur éducation – tout comme le coût de la vie des anciens « à la retraite » – n’étaient pas prises en compte dans le salaire de l’ouvrier2, pas plus que la main-d’œuvre familiale non rémunérée n’apparaît dans la comptabilité de la très petite entreprise familiale. Même si l’univers des petites entreprises rurales se transforme et que les pratiques traditionnelles sont plus fréquemment remises en cause, le fonctionnement des petites entreprises familiales continue de reposer sur l’implication « naturelle » de la famille, dans une perspective de « devoir » et de « loyauté » qui, on l’a vu, ne semble pas avoir la même évidence pour les hommes que pour les femmes.
7À l’épreuve des ruptures de trajectoire familiale, les modèles d’organisation des entreprises nous ont révélé leurs forces et leurs faiblesses. L’entreprise « patrimoniale contractuelle » apparaît ainsi comme le mode de fonctionnement le plus protecteur, que ce soit pour les individus ou l’entreprise. En effet, dans ce cas, l’entreprise bénéficie de la fascination du patrimoine – la logique patrimoniale – qui illusionne3 les membres de la famille. Ceux-ci acceptent de se donner à l’entreprise en travaillant au-delà de leurs heures de travail contractuelles ou en acceptant de ne recevoir qu’une part de leur salaire contractuel, afin de préserver l’entreprise lorsqu’elle se trouve en situation difficile. Dans le même temps, la contractualisation des membres de la famille les protège en cas de rupture familiale et leur offre tous les avantages de la protection sociale suisse ou française. Notons néanmoins que ce modèle demeure le moins présent au sein de notre corpus et que peu d’entreprises s’en imprègnent totalement.
8Dans les cas de rupture de trajectoire familiale, les époux sont exposés à des difficultés bien spécifiques. Dans les entreprises patrimoniales familiales qui sont exclusivement dirigées par des hommes, la confusion entre le statut d’individu indépendant, comme le préconise l’égalité entre hommes et femmes, l’amour du conjoint et les émotions qu’il suscite – l’ancrage émotionnel de la complémentarité fonctionnelle – et le rôle de mère peuvent conduire la femme à une forme de double contrainte (Bateson, Jackson, Haley et al., 1956 ; Watzlawick, 1963). Ainsi, en cas de séparation ou de divorce, l’épouse et mère risque de se trouver piégée entre son intérêt individuel – revendiquer la moitié des biens du couple selon les types de mariages – et l’intérêt de ses enfants : préserver de la faillite l’entreprise dont ils hériteront. Nos interlocutrices ont parfois expliqué avoir renoncé à demander leur part lors d’un divorce, afin de préserver l’entreprise ou l’exploitation, comme c’est fréquemment le cas en agriculture (Droz et Forney, 2007, p. 83-116 ; Droz et Miéville-Ott, 2001, p. 42-57).
9Pour l’époux, le malaise se conjugue différemment. Patron de l’entreprise familiale, il bénéficie d’un statut qui lui permet de préparer sa retraite : son entreprise est une garantie d’avenir. Mais en cas de divorce, il ne bénéficie plus du travail de son épouse et doit donc réorganiser l’entreprise en l’absence de la main-d’œuvre familiale – souvent non rémunérée – sur laquelle reposait en partie le mode de fonctionnement. L’époux travaillera donc d’autant plus que son entreprise est fragilisée par le départ de sa femme. Et parfois, il se perdra dans le travail afin de garantir un avenir à ses enfants et – en particulier dans le cas de l’agriculture ou des entreprises patrimoniales héritées – ne pas trahir ses parents ou ses frères et sœurs qui ont souvent sacrifié une partie de leur héritage pour garantir la transmission de l’entreprise. Ce travail intensif peut alors être lui-même la cause de nouvelles ruptures : accident, burn-out ou pire suicide (Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014 ; Technologia, 2014).
10On le voit, tous les membres de la famille sont affectés à différents degrés par ces ruptures et l’organisation de l’entreprise exige d’être reconsidérée pour faire face à la nouvelle situation. C’est là que le rôle de la prévention paraît essentiel : si le contrat de mariage n’est pas seulement considéré par rapport à l’image que le couple se fait de l’amour qui les unit, il permet d’éviter que les conséquences néfastes d’une rupture n’affectent trop lourdement les membres de la famille et l’entreprise. Certes, cela dépend également des modes d’acquisition de l’entreprise (héritage ou création, création avant ou après le mariage, etc.). Chaque situation mérite d’être soigneusement étudiée pour envisager les conséquences d’une éventuelle rupture de trajectoire. En outre, le mode d’organisation de l’entreprise et le recours, encore très fréquent, à la main-d’œuvre familiale non rémunérée exigent une réflexion approfondie.
11On l’a vu, les entreprises qui paraissent les mieux armées pour faire face aux ruptures sont celles qui ont contractualisé la main-d’œuvre familiale, puisqu’elles ont intégré dans leur fonctionnement économique ce travail invisible. Il apparaît donc essentiel de rappeler aux entrepreneurs l’importance d’anticiper une possible rupture en considérant à la fois le régime matrimonial, le modèle juridique de l’entreprise, l’organisation contractuelle du travail et la perspective de transmission de l’entreprise, afin d’en prévenir les effets néfastes pour les personnes ou l’entreprise. En somme, pour mieux se préserver des ruptures, il convient de séparer et de distinguer : les biens personnels de l’entreprise, les liens familiaux des relations de travail, l’avenir de la famille de celui de l’entreprise. Mais l’idéal de solidarité et de complémentarité qui informent les représentations de la famille unie et de l’amour romantique ne sont-ils pas difficilement conciliables avec les statuts légaux et la réglementation qui informent l’univers du travail ?
12Force est de constater que les organisations professionnelles qui, en Suisse comme en France, assurent la formation et le conseil auprès des jeunes entrepreneurs ne mettent guère l’accent sur ces aspects. Le contenu des formations proposées par les divers organismes que nous avons rencontrés n’aborde que très sommairement les relations entre le travail et la vie de famille. Les formations offrent pourtant une large palette de domaines : droit du travail et droit des entreprises, stratégies économiques et commerciales, gestion et comptabilité, management, etc. Mais les risques d’un enchevêtrement du travail et de la vie de famille, le choix du régime matrimonial, la dépendance symbolique à l’égard de l’héritage, les risques d’un recours trop fréquent à la main-d’œuvre familiale et les normes de genre n’y apparaissent que rarement. Le fait que ces aspects touchent à la vie privée et ne seraient pas du ressort des organismes de formation est une idée très répandue. Pourtant, si, comme le montrent les statistiques, près de 90 % des entreprises du territoire sont de très petites entreprises, il est urgent de reconsidérer la place marginale donnée à ces questions dans les formations proposées aux futurs entrepreneurs.
13Comme notre recherche l’a montré, le modèle « patrimonial familial » est à la fois favorable à l’entreprise (sur le plan économique) et défavorable aux individus (sur le plan de la protection sociale). Dans certains cas, il conduit même les entreprises à fonctionner à perte. Ainsi, nombre de très petites entreprises familiales ne pourraient pas survivre économiquement si le travail de tous les membres de la famille était comptabilisé et déclaré. Or, ce modèle « patrimonial familial » n’est pas vraiment remis en cause par les organismes de conseil. Il est même parfois favorisé dans les stratégies de reprise proposée. En effet, les analyses économiques ont montré que les entreprises gérées par un repreneur ayant un lien avec le cédant (enfants, apprentis, collaborateur) multipliaient presque par deux leurs chances de survivre au-delà des cinq premières années par rapport à des entreprises créées. Les entreprises transmises dans le cadre familial ont donc une forte capacité à s’inscrire dans la durée (investissement de départ moins important, continuité d’un nom et d’une réputation, préservation d’un réseau de clientèle et d’un carnet de commandes, etc.). On peut donc se demander si les organismes de formation et de conseil, partenaires des États, ne cherchent pas à maintenir cette situation, afin de ne pas mettre en cause un modèle d’organisation du travail au sein des très petites entreprises qui s’avère économiquement performant. Ceci, même si cette performance repose en partie sur la fragilisation sociale des membres de la famille et sur leur exploitation assumée au nom de la transmission du patrimoine.
14Ainsi, certains modèles sont favorables tant à l’entreprise qu’aux individus, alors que d’autres privilégient l’un au détriment de l’autre. La main-d’œuvre familiale non rémunérée et la célébration de l’amour conjugal assurent – en particulier dans les entreprises patrimoniales familiales – la reproduction d’un mode d’organisation du travail à moindre coût qui bénéficie à l’entreprise et à l’entrepreneur, au détriment des proches. Toutefois, quand l’édifice de la famille solidaire est ébranlé par une rupture de trajectoire familiale, l’entreprise est brusquement exposée à des risques que personne n’avait envisagés au moment de la reprise ou de la création. La rupture est donc un événement déstabilisant qui peut affecter tant l’entreprise que les personnes. Mais la rupture est aussi parfois un événement qui permettra de faire apparaître au grand jour les inégalités sociales qui se nichent depuis trop longtemps au cœur de la vie d’un grand nombre de petites entreprises familiales.
Notes de bas de page
1 Voir le chapitre 6 « Solidarité de couple et normes de genre ».
2 C’est bien ce que soulignait Claude Meillassoux pour l’Afrique subsaharienne, lorsqu’il évoquait la « reproduction des producteurs » (1975).
3 Nous employons ce terme au sens que Pierre Bourdieu lui donne lorsqu’il évoque l’illusio d’un champ sociologique qui « enchante » ses acteurs (Bourdieu, 1997).
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