7. Les logiques sociales des très petites entreprises familiales
p. 121-134
Texte intégral
1Les très petites entreprises familiales constituent un bel exemple de l’enchâssement de l’économie au sein des relations familiales et du patrimoine1. Cet enchevêtrement des sphères – les activités « extérieures », économiques, etc. – et reproductive – les activités domestiques, le care, etc. – est connu et bien documenté en agriculture et plus largement dans les entreprises familiales (Jacques-Jouvenot et Droz, 2015, p. 8). En considérant la transmission du patrimoine comme le cœur de la reproduction sociale des très petites entreprises familiales, nous proposons de décrypter ici les logiques sociales qui président tant à la survie économique de l’entreprise, qu’au maintien des relations familiales. Ainsi, nous avançons l’hypothèse que l’amour et la complémentarité des rôles au sein de ces entreprises dissimulent une logique patrimoniale qui – dans le cas des entreprises patrimoniales – dépasse les hommes et les femmes qui soumettent leur destin à celui de la transmission du patrimoine : ferme, terre, entreprise, bâtiment, nom de famille, etc.
2Une première constatation, d’apparence anodine, s’impose : à l’exception du droit rural, les très petites entreprises familiales sont absentes du droit français : elles n’y sont jamais mentionnées2. Est-ce à dire que le droit rural serait la source de Jouvence du droit des très petites entreprises familiales ? En d’autres termes, si la matrice qui nourrit la réflexion des juristes sur les très petites entreprises familiales se trouve dans les exploitations agricoles, cela laisserait entendre que – si l’on accorde aux juristes une certaine clairvoyance – les logiques qui hantent les très petites entreprises familiales rurales trouveraient leur origine dans l’agriculture.
3C’est bien ce que semble confirmer le fait que la logique qui domine la reproduction des exploitations agricoles est celle de la transmission du patrimoine, tant dans ses expressions matérielles (les bâtiments, les terres, le bétail et le chédail), que dans ses manifestations symboliques (la ferme comme emblème de la famille, ainsi que l’inscription de son nom dans la géographie du lieu [Price et Evans, 2009]). Cette prédominance d’une logique patrimoniale qui exige des membres de l’exploitation qu’ils soumettent leurs intérêts individuels à la transmission du patrimoine entre en contradiction avec la logique économique du profit censée prévaloir au sein des entreprises. En outre, comme nous le verrons, elle s’accorde mal avec la logique individualiste qui prône l’accomplissement personnel de chacun et l’épanouissement de soi dans les sociétés européennes ou nord-américaines. En effet, nous avançons l’hypothèse que les très petites entreprises familiales rurales – tout comme les exploitations agricoles – inscrivent la logique économique du profit dans le cadre des exigences de la transmission familiale : en d’autres termes, que la logique économique apparaît soumise à la logique patrimoniale3. Cela expliquerait que les entrepreneurs et leur famille acceptent de travailler de très nombreuses heures pour un piètre salaire, pour autant que leur travail permette de conserver et de transmettre le patrimoine familial à leurs enfants, ou à un successeur reconnu4.
4Les contradictions qui apparaissent entre les aspirations à l’épanouissement personnel individualiste et la logique de la transmission patrimoniale sont souvent expliquées par un appel à l’amour qui unit les membres du couple d’entrepreneurs et plus largement, les membres de la famille. Ce processus de justification de la soumission aux impératifs de la logique de la transmission patrimoniale s’exprime dans les représentations de l’amour et de la famille et les émotions qu’elles suscitent (Henchoz, 2014 ; 2016). En effet, l’idéal romantique de l’amour « bourgeois » qui correspondrait à une forme de fusion entre les deux époux, garantissant ainsi une harmonie familiale paisible, favorisant la bonne éducation de deux ou trois enfants et l’épanouissement de chacun, ne correspond que rarement au quotidien que vivent les familles d’agriculteurs ou d’artisans. Or, cet idéal familial – généralement partagé dans le monde occidental – continue d’informer les ethos amoureux et est renforcé par la complémentarité fonctionnelle qui prédomine dans le quotidien des très petites entreprises familiales, où l’imbrication des sphères productive et reproductive reste la règle.
I. Une logique patrimoniale
5Une entreprise familiale se comprend souvent5 comme un bien patrimonial qu’un héritier a reçu de ses parents et qu’il convient de transmettre aux générations futures. Cette conception de l’entreprise comme un élément du patrimoine familial est bien connue en agriculture6, mais elle est également très présente dans les autres entreprises, quelle que soit leur taille. Laurence Marti a également insisté sur cette dimension patrimoniale dans son analyse des fabriques d’horlogerie du Jura suisse (Marti, 1996). De même, Jean-Claude Daumas, en parlant des très grandes entreprises françaises, affirme :
Le choix du long terme [dans la gestion de l’entreprise] s’explique aussi par la conception que les patrons familiaux se font de leur rôle : chaque génération se considère comme le maillon d’une chaîne, ce qui s’accompagne du sentiment aigu de n̕être qu’un usufruitier et d’être responsable vis-à-vis des générations passées comme des générations futures. C’est là un des thèmes constants du discours du patronat familial sur lui-même (Daumas, 2012, p. 44).
6Si cette logique patrimoniale – ou dynastique – imprègne de nombreuses petites entreprises, toutes n’y sont pas soumises. En effet, certaines entreprises peuvent ne pas suivre cette logique lorsque leur créateur, c’est-à-dire le fondateur, la conçoit comme un projet personnel, comme un simple outil de travail et un moyen de gagner sa vie7. Dans ce cas, ces nouvelles entreprises s’apparentent plus à des entreprises individuelles – voire conjugales8 – qu’à des entreprises proprement familiales : elles ne sont alors pas considérées comme un bien patrimonial et représentent plutôt un projet de vie personnel. Toutefois, il convient de considérer ici les cycles de vie des couples et de nous interroger sur la persistance du projet individuel dès lors que naissent les enfants. En effet, les très petites entreprises familiales considérées comme des projets personnels par leur fondateur semblent se cantonner aux nouvelles entreprises fondées par un jeune couple ou par une personne sans enfant. Lorsque le devenir des enfants devient un thème de préoccupation au sein du couple, l’avenir de l’entreprise s’y associe et l’on voit alors le projet personnel, relevant plus d’une logique individualiste ou économique, reculer devant l’hégémonie de la logique patrimoniale qui tend à déterminer alors les pratiques de membres de la famille9.
7Dans le cas des entreprises transmises au sein de la famille, c’est-à-dire généralement héritées, la logique patrimoniale domine et pèse lourdement sur l’héritier qui se donne – littéralement – à l’entreprise afin de pouvoir la transmettre à l’un de ses enfants. Cela est particulièrement visible en agriculture où l’abandon de la ferme familial est considéré comme un échec personnel et souvent une honte pour la famille. Mais cela apparaît également chez de nombreux artisans, en particulier lorsque l’entreprise a été l’objet de plusieurs transmissions au sein d’une même famille. Nos interlocuteurs évoquent alors sans détour leur devoir de « loyauté », leur sentiment d’être un maillon de l’histoire familiale, leur « responsabilité » vis-à-vis de leurs aînés comme de ceux qui leur succéderont.
8Ainsi, les recherches sur les agricultures européennes et plus particulièrement britanniques, françaises et suisses montrent bien l’importance de la transmission. En Suisse, comme en France ou en Grande-Bretagne, la logique patrimoniale résiste à la mise en œuvre d’une législation égalitaire pour favoriser un système d’héritage patrilinéaire où un enfant est privilégié pour reprendre l’exploitation familiale10. Le cas de l’agriculture suisse est d’ailleurs particulièrement intéressant pour étudier ces transformations en raison de l’impératif relativement récent de l’égalité entre hommes et femmes. Contrairement à ce qui s’est passé en France dans l’après-guerre, aucune politique agricole n’a favorisé une répartition plus égalitaire des tâches entre les sexes ou les générations (pas de prime à la décohabitation, pas de mesures incitatives, maintien d’une agriculture familiale au moyen d’un arsenal législatif, etc.).
II. Représentations de la masculinité et de la féminité et complémentarité fonctionnelle des tâches
9La complémentarité fonctionnelle des très petites entreprises familiales correspond à ce que les anthropologues ont nommé la division sexuelle des tâches. Afin de bien la distinguer des représentations de la masculinité et de la féminité – le genre –, nous préférons parler de complémentarité fonctionnelle. En effet, dans le cas des exploitations agricoles, nous avons pu observer que la collaboration au sein du couple peut rester indépendante du sexe des personnes. S’il est bien difficile de gérer une ferme sans la présence d’une paysanne et d’un agriculteur (Droz, Miéville-Ott et Reysoo, 2014a), nos recherches soulignent que des positions complémentaires apparaissent indépendantes du sexe des membres de la famille. C’est le cas où deux frères ou un père et son fils collaborent sur une exploitation et que l’on ne fait pas appel à l’épouse pour donner un coup de main dans la sphère productive. Ou encore lorsque l’épouse est cheffe de l’exploitation et que le mari la seconde par des tâches d’appoint. En outre, la position d’aide familiale peut également être occupée par une autre femme que l’épouse : la mère ou la sœur de l’entrepreneur. La plupart des membres de la famille se consacrent donc à l’entreprise au quotidien sous une forme ou sous une autre. Certes, aujourd’hui le travail des enfants est beaucoup moins présent (Poretti, 2011), mais les grands-parents participent encore souvent aux travaux agricoles ou domestiques. Les frères et sœurs donnent parfois un coup de main lors des travaux exigeant une main-d’œuvre importante ou au cours des transformations de l’exploitation.
10Les exemples abondent pour souligner la complémentarité des tâches dans les différentes formes d’agriculture familiale de par le monde11. Traditionnellement, la sphère de la production agricole est du ressort de l’homme qui se chargera – avec son père ou son fils – des gros travaux, en particulier ceux qui impliquent des machines. La femme est responsable de la sphère domestique, c’est-à-dire de la bonne marche de la maisonnée12. Toutefois, dans les pays industrialisés, l’on est loin de la stricte division sexuelle des tâches que l’on observe dans d’autres sociétés. En effet, la femme participe aux travaux des champs et conduit le « petit » tracteur13 pour pirouetter ou andainer, alors que l’homme pourra cuisiner ou suspendre le linge. Néanmoins, la logique de genre fait qu’il est rare de voir un homme repasser le linge ou une femme au volant d’un tracteur de cent chevaux faucher les prés en pente.
11L’on pourrait confondre la complémentarité – qui se fonde sur la division fonctionnelle des tâches – et les rôles sociaux de sexe. Cependant, la complémentarité fonctionnelle détermine des positions sociales, avec les tâches qui leur sont assignées, et non pas des rôles sexués. Cette répartition fonctionnelle des tâches suit souvent les attentes normatives de genre. Elle montre bien que la sphère économique reste enchâssée dans une conception du quotidien qui considère l’entreprise et la famille comme un ensemble d’interdépendances dont la survie domine les destins individuels des membres qui les composent. L’on se tue « volontiers » à la tâche pour permettre la transmission de l’entreprise à un successeur, en général l’un des enfants du couple : c’est pourquoi nous parlons de « vocation » plus que de travail. En effet, l’ensemble des activités et des projets concerne l’entreprise et sa survie par-delà les générations et non pas l’épanouissement personnel des membres de la famille, comme le voudrait la logique individualiste que nous évoquerons ci-dessous.
III. Une trompeuse logique du profit économique
12Ainsi, cette logique de transmission patrimoniale permet de comprendre le fonctionnement des petites entreprises familiales. Toutefois, l’on y découvre aussi une logique économique censée déterminer le destin de toutes les entreprises, comme l’imagine l’économie classique. Celle-ci considère les entreprises comme des organisations guidées par le choix rationnel, ainsi que par profit et destinées à croître, afin d’en dégager toujours plus. Or, comme l’a montré Gilber Rist (2010), la théorie économique se fonde sur un ensemble de présupposés fort problématiques et l’on peut s’interroger sur la pertinence de considérer la logique économique utilitariste comme seule déterminant de la bonne marche des entreprises.
13En agriculture suisse par exemple, en dépit du fait que plus du tiers des exploitations agricoles familiales fonctionnent à perte ou ne dégagent pas d’excédents (Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014, p. 60), les agriculteurs ne mettent pas la clé sous la porte. L’homme et la femme continuent de travailler de très nombreuses heures pour maintenir l’entreprise à flot. Ils investissent souvent lourdement pour la moderniser, afin de la transmettre à l’un de leurs enfants. Cette situation ne se limite d’ailleurs pas à l’agriculture. Les très petites entreprises familiales, en particulier celles reçues en héritage, exploitent une main-d’œuvre familiale souvent invisible (Droz, Miéville-Ott et Reysoo, 2014b). Il peut s’agir du conjoint, de parents, de collatéraux ou d’enfants, qui tous, à un titre ou un autre, acceptent de travailler gratuitement pour l’entreprise familiale en donnant des « coups de main » réguliers. Mais cette main-d’œuvre familiale invisible peut également être constituée par le travail acharné de l’entrepreneur lui-même qui prend souvent la forme d’une autoexploitation (Droz, 1999). En observant les activités des agriculteurs suisses, nous avons estimé à dix heures par jour, tous les jours de la semaine, le travail effectif sur l’exploitation pour l’homme. On peut imaginer qu’il n’est pas moindre pour l’épouse. On l’a vu, les indépendants ne limitent pas leur temps de travail aux heures que compte officiellement la semaine de travail des salariés. Pour nombre d’entre eux, si l’on calculait le salaire horaire dégagé par l’entreprise, celui-ci serait misérable. Si l’on tenait compte de ce travail invisible dans la comptabilité de l’entreprise, nombre d’entre elles afficheraient – à l’instar des exploitations agricoles – un bilan négatif. Le constat est donc cruel : les très petites entreprises familiales, qui représentent pourtant la majorité des entreprises en zone rurale, semblent donc fonctionner souvent à perte, comme le montre l’exemple des exploitations agricoles (Droz et Forney, 2007).
14Comment alors expliquer que les très petites entreprises familiales continuent d’exister, en dépit de leur apparente irrationalité économique ? Tout homo œconomicus devrait abandonner une entreprise ne générant pas de revenu : pourquoi travailler pour perdre de l’argent, comme le font de nombreux agriculteurs ? Pour expliquer le fonctionnement de nombreuses petites entreprises familiales, il convient de se tourner vers d’autres logiques sociales.
15Certes, la logique économique reste importante dans le fonctionnement des entreprises, où elle paraît subordonnée à la logique patrimoniale14. Si, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la complémentarité fonctionnelle explique l’organisation interne des très petites entreprises familiales et si le genre la soutient en la naturalisant, la logique économique permet bien de comprendre certains aspects du fonctionnement de l’entreprise : le côté proprement économique, c’est-à-dire la création de profits qui autorise la reproduction de l’entreprise dans un environnement où la libéralisation des marchés exige une compétitivité toujours plus forte. Toutefois, l’argent – ou la recherche du profit – n’explique pas leur persistance dans le tissu économique des zones rurales. En d’autres termes, ce n’est pas le seul profit qui gouverne la reproduction des très petites entreprises familiales, mais bien la logique patrimoniale qui détermine l’impératif de la transmission.
16La logique économique – même si elle est nécessaire – ne peut donc constituer un élément suffisant pour comprendre le fonctionnement des très petites entreprises familiales. Au contraire, il convient de la réinsérer au sein d’un quotidien fait de tâches diverses, les unes tout aussi importantes que les autres, dont l’objectif est de transmettre l’entreprise, le domaine et les biens de la famille à un héritier. Ainsi, pour comprendre leur fonctionnement, il convient donc de considérer l’ensemble des pratiques sociales que l’on y observe et de ne pas limiter notre analyse à ce que l’économiste entend par travail ou argent. Contrairement à l’univers social des salariés où la distinction des sphères productive et reproductive s’inscrit dans la répartition du temps entre travail, vie de famille et loisirs, le monde des très petites entreprises familiales – on l’a bien constaté – voit se chevaucher ces différentes sphères. Il y règne également une forme d’indistinction des temps où le travail productif et les tâches reproductives s’entremêlent, ce qui fait qu’il est bien difficile de comptabiliser les heures de travail.
17En résumé, l’objectif de beaucoup d’entrepreneurs est de maintenir et de transmettre leur entreprise au sein de leur famille. L’argent ne constitue donc pas leur seul but, celui-ci est dominé par un ethos familial qui leur impose de recevoir l’entreprise – en tant qu’héritier – et de la transmettre à leurs enfants : l’entrepreneur et sa conjointe sont donc un maillon dans la chaîne des générations qui a créé, développé et transmis l’entreprise de la famille. Dans le cadre de recherches sur l’agriculture suisse et française, nous avions proposé le concept de vocation agricole pour comprendre les pratiques des agriculteurs qui se donnent à leur ferme, souvent corps et âme (Droz, 2001 ; Droz et Miéville-Ott, 2001). Nous proposons ici de l’étendre aux très petites entreprises familiales patrimoniales et de considérer que leur fonctionnement est dominé par une vocation familiale, dans laquelle la transmission de l’entreprise représente le cœur de l’ethos des entrepreneurs. Ainsi, la logique patrimoniale – qui se base sur la complémentarité fonctionnelle, elle-même « naturalisée » par les représentations de la masculinité et de la féminité – prime sur la logique économique. Celle-ci se mettrait donc au service de la très petite entreprise familiale pour garantir sa survie économique et permettre son transfert à la nouvelle génération en devenir. En d’autres termes, l’économie resterait enchâssée (Polanyi, 1983) au sein d’une logique sociale englobante : la logique patrimoniale de la transmission. Les tâches qu’exige le développement de l’entreprise se répartissent donc entre les membres de la famille au moyen de la complémentarité fonctionnelle ancrée dans les normes de genre et – comme nous le verrons plus loin – légitimée par l’amour romantique et l’idéalisation de la famille bourgeoise.
IV. Une logique individualiste
18L’univers des très petites entreprises familiales, à l’instar des autres milieux socioéconomiques, voit se renforcer une logique individualiste et des aspirations à une forme d’accomplissement personnel. Sur le plan des normes et des textes de loi, cette logique défend une égalité formelle de tous les individus. Elle prône une forme d’accomplissement personnel de chaque individu qui est censé s’épanouir librement et indépendamment des contraintes sociologiques. Cependant, cette logique individualiste semble s’opposer à la complémentarité fonctionnelle, comme Louis Dumont l’a souligné dès les années 1960 (Dumont, 1966 ; 1976 ; 1983). L’idéal de l’égalité entre hommes et femmes qui s’étend à l’ensemble de la vie sociale est une des expressions de cette logique individualiste dont la transcription juridique est récente en Suisse (loi sur l’égalité, 1996). Un tel idéal se fonde sur une personne comprise dans son individualité et son égalité en droit et en dignité, telle que le précise la Déclaration universelle des droits humains. Toutefois, les formulations de ce principe dans les textes légaux constituent un processus profondément marqué par les représentations de la personne issues du contexte culturel dans lequel elles sont élaborées. En outre, on constate un écart entre les principes des Droits humains et la protection de ces droits dans un contexte concret (Viljoen, 2012). Ainsi, pour la Suisse, il convient de rappeler que le droit de vote ne fut octroyé aux femmes qu’en 1971 et que la loi sur l’égalité entre hommes et femmes dans le monde du travail salarié – qui ne s’applique donc pas aux entreprises qui utilisent la main-d’œuvre familiale non payée – date de 1996. La logique égalitariste ne paraît donc avoir affecté profondément ces entreprises que récemment. En effet, nous avons montré ailleurs que les représentations de la masculinité et de la féminité apparaissent plus « traditionnelles » en Suisse, lorsqu’on les compare à celles qui prévalent en France ou au Québec (Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014).
19En Suisse, les membres des très petites entreprises familiales, en tant que travailleurs indépendants, échappent donc aux principes de la loi suisse sur l’égalité qui prône une non-discrimination dans le cadre des relations de travail salarié15. Les données que nous avons recueillies contrastent avec les cadres normatifs de l’égalité formelle, comme le montrent les expressions de la logique de genre que nous avons décrites ci-dessus. Comme l’exprime Freeman en parlant de la logique égalitaire et individualiste véhiculée par les droits humains :
[Anthropologists] find the conception of the « human » in the international concept of human rights to be problematic because it understands individuals as more fundamental than social relations and culture. In many cultures social relations determine what a person is (2012, p. 11).
20Ainsi, l’on constate une profonde tension entre la réalité ethnographique et le cadre émancipatoire normatif des politiques de l’égalité : l’application d’un principe égalitaire pour les hommes et les femmes au sein des exploitations agricoles ou des petites entreprises familiales entre donc en contradiction avec les logiques sociales qui autorisent leur reproduction en assignant des tâches spécifiques à chacun dans le jeu des interdépendances, et en imposant la transmission du patrimoine au détriment de certains membres de la famille.
21La logique patrimoniale entre ainsi en conflit avec l’égalité qui prône un accomplissement individualiste. Il s’agit là d’un conflit d’ethos qui oppose deux aspirations contradictoires : un accomplissement individuel hédoniste versus une transmission du patrimoine, symbole d’un accomplissement personnel (Lobet, 2006). L’on observe donc une forme de renoncement aux aspirations individuelles en faveur de la pérennité de l’entreprise patrimoniale. En d’autres termes, le principe égalitaire est sacrifié au profit de la logique patrimoniale. Nos interlocuteurs le reconnaissent sans ambages. Pourtant, ils se pressent d’ajouter que la qualité de vie familiale ou l’amour conjugal transcendent cette inégalité. Les satisfactions de la vie au quotidien camoufleraient la hiérarchisation sociale entre hommes et femmes et la signification symbolique du masculin et du féminin16. Il convient donc d’approfondir les représentations de l’amour et de la famille pour comprendre ces discours.
V. Entreprise patrimoniale, idéalisation de la famille moderne et de l’amour romantique
22Au sein des très petites entreprises familiales, à l’exemple de l’agriculture suisse (Contzen et Forney, 2017), nous observons que la répartition des tâches peut prendre des formes fort diverses en l’absence d’enfants, alors que leur présence tend à ramener l’épouse vers les tâches reproductives et cantonner l’époux dans les tâches productives (Wernli et Henchoz, 2011). Remarquons que cela est surtout présent en Suisse où la faiblesse, voire l’absence, d’une politique familiale et de structures d’accueil (crèches, horaires scolaires continus, soutiens à la petite enfance, etc.) contraint les femmes à diminuer leur temps de travail à l’extérieur ou à renoncer à un emploi.
23Or, non seulement le couple s’implique dans l’entreprise en suivant la complémentarité fonctionnelle ; mais il s’inscrit également dans un ethos amoureux et familial où la naissance d’un successeur rejoint les exigences de la logique patrimoniale. Comme le montre le chapitre précédent, la naissance du premier enfant paraît déterminer le moment charnière qui voit la division fonctionnelle des tâches traditionnelle reprendre le dessus sur des configurations familiales plus innovantes, égalitaires ou originales (Wernli et Henchoz, 2011).
24L’on peut s’inspirer des travaux classiques des historiens pour dresser rapidement le portrait de l’amour bourgeois qui inspire les couples de petits entrepreneurs, comme la plupart des membres de nos sociétés. En effet, il paraît bon de rappeler que cette conception de l’amour est située dans le temps et la géographie et qu’elle s’oppose, si l’on en croit Shorter (1977), à une conception plus traditionnelle de la famille qui apparaît avec la Réforme protestante et qui s’affaiblirait avec la Révolution française. L’amour courtois qui l’a précédé appartient au Moyen Âge et fut fort bien documenté par Georges Duby (1988), alors que l’amour libertin apparut au xviiie, avant que l’amour romantique du xixe ne voie le jour. Cet amour libertin inspirera l’amour romantique ou bourgeois qui apparaît après la Révolution, nous rappelle Daniel Vander Gucht :
Un amour de conception plus bourgeoise fait suite à l’amour courtois en lequel il s’enracine […]. Tandis que le premier tente d’acclimater le mariage et la sexualité, le second détermine le mariage et occulte la sexualité dans le processus d’automutilation affective propre au romantisme puritain ; l’un s’inscrit dans une société d’Ancien Régime marqué par l’esprit des Lumières qui donne une définition sensualiste de la connaissance et affective naturelle de l’homme, tandis que l’autre procède de son extension « démocratique » égalitariste et individualiste dans le cadre de la société capitaliste bourgeoise (Vander Gucht, 1994, p. 343).
25Pour reprendre les termes d’Edward Shorter, cette conception de l’amour romantique peut se définir ainsi :
Dans son aventure amoureuse, le couple trouve une occasion d’introspection et d’épanouissement. Et pour cette quête intérieure, pas d’itinéraire fléché. Les deux partenaires font leurs délices de l’exploration de leur mutuelle complexité individuelle. Aussi, tout ce qui leur arrive, l’ensemble des gestes qu’ils échangent et des manifestations de tendresse qu’ils élaborent, leur semble-t-il jaillir spontanément du plus profond d’eux-mêmes (Shorter, 1977, p. 23-24).
26Ces représentations de l’amour et de la famille et les émotions qu’elles suscitent (Henchoz, 2014 ; 2015 ; 2016) soutiennent la logique patrimoniale et la transmission. Dans le cas des très petites entreprises familiales, nous observons que cette conception de l’amour romantique et du couple bourgeois se retrouve dans les discours expliquant – ou justifiant – la répartition inégale des tâches imposée par la division fonctionnelle qui se heurtent à une conception plus individualiste et égalitaire des relations interindividuelles. Ainsi, de nombreuses épouses évoquaient l’amour qu’elles portaient à leur conjoint pour expliquer le fait qu’elles n’avaient que peu à dire en ce qui concerne les investissements dans l’entreprise ou le travail « compulsif » (Technologia, 2014) de leur conjoint qu’elles voyaient se perdre dans une forme d’hyperactivité exigée par la survie de l’entreprise : « Mais on les aime quand même ! », affirmaient-elles souvent17.
27En outre, l’insistance sur le plaisir de pouvoir partager le quotidien de leur époux était un autre élément pour justifier la complémentarité fonctionnelle et l’inégal poids de chacun dans les décisions familiales. Le fait de pouvoir « vivre ensemble » sept jours sur sept, que les enfants puissent voir leur père matin, midi et soir ou qu’ils puissent l’accompagner faire des travaux au sein de l’entreprise était un ensemble de qualités, correspondant à l’image du couple amoureux et de la famille bourgeoise, censée légitimer la configuration familiale traditionnelle (Contzen et Forney, 2017). Toutefois, cette représentation idéalisée ne semble pas correspondre à la réalité statistique :
Les pères exerçant une activité indépendante se distinguent par un engagement nettement réduit (Liechti et Schön-Bühlmann, 2013, p. 5).
28Nous avons parfois perçu chez nos interlocuteurs, en particulier chez les femmes plus âgées, une certaine gêne lorsque nous les interrogions sur les prises de décision ou sur la répartition des tâches au sein de l’entreprise. Celle-ci peut se comprendre si l’on considère la logique individualiste qui prévaut dans nos sociétés et qui prescrit à chacun d’accomplir sa propre vie et de s’épanouir en réalisant ses désirs personnels. Cet individualisme – déploré parfois, mais toujours considéré comme impératif – ne correspond pas au quotidien que nous avons pu observer. En effet, les membres de la famille qui gèrent une très petite entreprise familiale héritée se donnent à l’entreprise et, parfois, y sacrifient leur projet individuel, comme l’exige la logique patrimoniale qui subordonne à la survie du patrimoine, l’accomplissement personnel des individus qui l’habitent. Cet écart entre la logique individualiste et le quotidien des personnes ne passe donc pas inaperçu et demande d’être justifié face à un interlocuteur extérieur ou, parfois, à soi-même. Et c’est là qu’intervient l’appel à l’amour et à la qualité de vie dont jouit la famille. Ainsi, l’amour romantique que les conjoints se portent et une vie familiale partagée permettent de légitimer la répartition inégale des tâches et l’importance prêtée à la transmission de l’entreprise.
29Cependant, cette vision idéale de la vie familiale et de l’amour romantique se heurte parfois à la difficile réalité des divorces qui mettent en péril la survie de l’entreprise. En effet, dans le cadre des très petites entreprises familiales, la séparation des époux risque de conduire l’entreprise à la faillite. Comme nous l’avons vu, une division du patrimoine en deux parts égales reviendrait à faire disparaître l’entreprise en raison des faibles bénéfices qu’elle dégage souvent. C’est notamment le cas en agriculture où la division de la ferme en deux est simplement inimaginable en raison des montants financiers impliqués (Bessière, 2011 ; Bessière et Gollac, 2014).
30L’on peut donc considérer que la répartition fonctionnelle des tâches soutient non seulement le fonctionnement de l’entreprise, mais également l’ethos amoureux destiné à produire un héritier. En effet, les deux époux sont indispensables l’un et l’autre pour que l’entreprise puisse fonctionner : l’enchevêtrement des tâches les rend, en quelque sorte, inséparables pour le bien tant de l’entreprise que de la logique patrimoniale.
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31Ainsi, le destin des très petites entreprises familiales dépend de la logique patrimoniale, véritable axe autour duquel tournent les autres principes : la complémentarité fonctionnelle et la logique économique du profit qui expliquent le fonctionnement de l’entreprise ; les normes de genre qui offrent des représentations idéales de la masculinité et de la féminité auxquelles se rattachent l’amour romantique et la famille bourgeoise : des sentiments amoureux qui ancrent dans les corps ces représentations. Nous sommes bien loin de l’acteur rationnel ou de la logique individualiste supposée expliquer les pratiques sociales des sociétés occidentales. Certes, les affirmations d’autonomie et d’indépendance, de libre choix et d’égalité hantent – dans certaines postures – le discours de nos interlocuteurs, puisqu’ils ressentent parfois quelques difficultés à expliquer leur attachement au patrimoine et l’importance qu’ils accordent à sa transmission. L’ethos de l’amour bourgeois et son idéal familial offrent un moyen de rendre acceptables aux yeux du monde extérieur – fasciné par l’accomplissement personnel et l’épanouissement de soi – les exigences qu’impose la transmission patrimoniale d’une entreprise. Auparavant, le mariage de raison permettait aux parents de garantir une saine gestion de la succession en s’alliant à des familles qui présentaient les qualités nécessaires à la préservation ou au développement de l’entreprise. Ils en assuraient ainsi sa transmission et garantissaient l’inscription du nom de la famille dans le terroir local. Aujourd’hui, le mariage d’amour – ou le divorce – et les émotions qu’il suscite n’échappent pas à la logique patrimoniale et la rendent prosaïquement légitime au nom d’un idéal de l’amour bourgeois ou du respect du bien des enfants, tout en garantissant la transmission du patrimoine.
Notes de bas de page
1 Une version de ce texte est parue ailleurs (Droz, 2017). Nous l’avons remaniée pour l’intégrer dans cet ouvrage.
2 Communication d’Anne Brobbel Dorsman lors du colloque « L’économie du don au cœur du fonctionnement des entreprises familiales » à l’université de Bourgogne-Franche-Comté, les 16 et 17 juin 2015.
3 Remarquons toutefois qu’il semble que l’attachement à la transmission de l’entreprise diminue lorsqu’elle fonctionne à perte pendant une longue durée. Certains entrepreneurs décident alors de mettre la clé sous la porte et renoncent à la transmettre, afin de protéger leurs enfants.
4 Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, l’impératif de la transmission n’apparaît pas – ou avec moins de force – dans les très petites entreprises de type managérial contractuel, souvent dirigées par des femmes avec peu – ou pas – de patrimoine (entreprises de services par exemple).
5 Sur la centaine de très petites entreprises familiales que nous avons approchées, les modèles patrimonial contractuel (17 %) et patrimonial familial (24 %) constituent 41 % du corpus.
6 Droz, 2002 ; Droz et Miéville-Ott, 2001 ; Forney, 2010 ; Jacques-Jouvenot, 1997 ; Jacques-Jouvenot et Gillet, 2002.
7 Ce qui correspond plutôt au modèle « managérial contractuel » de notre typologie, soit 40 % de notre corpus.
8 C’est le modèle « managérial familial » (19 % du corpus) qui renvoie principalement aux entreprises conjugales ; lorsque les époux travaillent tous les deux à plein temps dans l’entreprise en y exerçant des tâches complémentaires bien distinctes.
9 Néanmoins, il importe de rappeler que l’enquête menée auprès des entrepreneurs de l’Arc jurassien constituait d’abord une « photographie » des situations. Il conviendrait de pouvoir suivre ces entrepreneurs durant plusieurs années pour pouvoir analyser l’évolution de leur discours. Voir également le chapitre 6-ii « Les interdépendances au sein des couples dans les très petites entreprises familiales ».
10 Voir Cardon, 2004 ; de Haan, 1994 ; Droz et Miéville-Ott, 2001 ; Forney, 2002 ; 2010 ; Jacques-Jouvenot, 1997 ; Price et Evans, 2006.
11 Voir Barthez, 1982 ; 1986 ; Beach, 2013 ; Brandth, 2002 ; Cardon, 2004 ; Pini, 2008 ; Price et Evans, 2006 ; 2009.
12 En Suisse, cette répartition des tâches est d’ailleurs intégrée dans les filières de formations agricoles (Droz, Miéville-Ott et Reysoo, 2014a).
13 Le « petit » tracteur est généralement une vieille machine qui eut ses heures de gloire quelques décennies plus tôt et se trouve reléguée aux travaux légers.
14 Rappelons que cela ne semble pas s’appliquer aux entreprises des épouses ne générant qu’un revenu d’appoints (chapitre 6-iii « Genre et types d’entreprise »).
15 Voir le chapitre 6 « Solidarité de couple et normes de genre » et Droz, Miéville-Ott et Reysoo (2014a).
16 Il paraît important de mentionner ici les précisions qu’apportent Sarah Beach et de Berit Brandth qui soulignent que les représentations du partage des tâches sur les exploitations familiales demeurent bien ancrées dans un discours relevant d’une organisation traditionnelle, alors que dans la réalité du quotidien les femmes s’adonnent à des tâches de façon autonome et que leurs époux agriculteurs les traitent de façon égalitaire (Beach, 2013 ; Brandth, 2002).
17 Voir les recherches « Genre, générations et égalité en agriculture » et « Transformations des configurations familiales et des représentations de la masculinité et de la féminité en Suisse » du PNR 60 financé par le FNS 406040-129309 (Droz, Miéville-Ott, Reysoo et al., 2014).
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