6. Solidarité de couple et normes de genre
p. 99-119
Texte intégral
1Outre l’imbrication des rôles professionnels et familiaux dans les TPE, les constructions symboliques de la féminité et de la masculinité – la conception culturelle de la « bonne épouse » et du « bon époux » – façonnent également la nature de la collaboration des membres de la famille. C’est ainsi qu’il est « normal » de voir une épouse « donner » un coup de main à son époux-entrepreneur, tandis que le cas contraire est plutôt rare. Il va également de soi que l’homme pourvoit aux besoins essentiels de la famille en termes de revenus.
2Nous avons vu au chapitre 3 que le mode d’organisation des très petites entreprises familiales se construit sur une complémentarité fonctionnelle des activités et des responsabilités entre époux et parfois d’autres membres de la famille. Ce partage ne se fait pas de façon aléatoire ; il est informé par ce qui est appelé les prescripts de genre qui renvoient à l’ensemble des normes qui définissent les comportements féminins et masculins culturellement appropriés dans un contexte donné (Binswanger, Bridges, Schnegg et al., 2009). L’appropriation et l’expression de ces normes de genre sont souvent paradoxales, car le moule des prescriptions est constamment remis en question dans le jeu quotidien des interactions sociales, où hommes et femmes expriment leurs aspirations individuelles tout en se conformant aux attentes sociales de leurs rôles d’époux ou d’épouse et de père ou de mère. Ainsi, dans la pratique, on peut observer des réinterprétations ou réinventions des rôles sociaux de sexe, des protestations contre les attentes normatives, voire un déni des responsabilités par des stratégies de silence là où il n’y a pas de place pour des expressions alternatives (Binswanger, Bridges, Schnegg et al., 2009 ; Dufour, Courdin et Dedieu, 2010).
3On observe ainsi comment un couple qui se met en affaires s’organise pour réussir – selon les logiques patrimoniales ou économiques (Droz, 2015) – et répond aux attentes comportementales de genre qui prévalent dans son contexte social. En effet, dans la grande majorité des très petites entreprises familiales, mari et femme collaborent – selon des degrés d’implication variés – plus intensément que les conjoints dans le monde du travail salarié. Mais cette complémentarité de couple au travail s’avère être complexe, notamment par la confusion des espaces-temps (Amiotte-Suchet, 2015) et l’enchevêtrement entre sphères professionnelle et familiale. Nous présentons ici comment le couple, engagé dans une très petite entreprise familiale s’organise pour pourvoir à l’entretien de la famille, à l’éducation des enfants et au soutien émotionnel mutuel.
4Le concept de « configuration », emprunté au sociologue allemand Norbert Elias, fournit un cadre théorique pour interroger les interdépendances entre les conjoints et les autres membres de la famille sur une très petite entreprise familiale. Selon Elias, toute société est constituée d’un ensemble d’acteurs se situant dans des positions fonctionnelles différentes et interdépendantes. Les actions des uns, comme les mouvements des pièces sur un échiquier, influencent les possibilités de choix des autres et mènent à des réactions « en cascade » (Elias, 1991 [1970]). Les conjoints qui collaborent sur l’entreprise familiale sont en constante interaction, créant ainsi des interdépendances oscillantes. Or, le couple est traversé par les tensions liées aux intérêts de l’entreprise et aux aspirations, émotions et ambitions de chaque conjoint. De plus, outre le statut de collaborateur sur l’entreprise familiale, chacun est également porteur d’autres rôles sociaux (époux/épouse, père/mère, fils/belle-fille…).
5Si dans les chapitres antérieurs notre analyse portait sur les entrepreneurs et les entreprises, nous nous proposons d’étudier ici le couple et les interdépendances entre conjoints. Nous présentons d’abord les principes de solidarité et d’assistance mutuelle dans les conventions matrimoniales suisses et françaises. Cela permet d’éclairer la construction prescriptive du « bon époux » et de la « bonne épouse ». Dans un deuxième temps, nous évoquons les pratiques conjugales et les interdépendances quotidiennes entre époux au sein des très petites entreprises familiales. Nous étudions ces interdépendances dans une perspective de genre pour situer plus spécifiquement les hommes et les femmes (conjoints, enfants, grands-parents) dans l’organisation du travail productif et reproductif et les hiérarchisations sociales qui les accompagnent. En troisième lieu, nous décrivons les risques à géométrie variable d’une rupture du couple pour la pérennité de l’entreprise. Nous montrons que ces risques varient non seulement selon le statut juridique de l’entreprise et le régime matrimonial choisis, mais également selon que l’entreprise est dirigée par un homme ou par une femme. Ces facteurs ont des conséquences différentes au moment d’une rupture et exposent les entreprises, ainsi que les gens qui y travaillent, à diverses formes de fragilisations. La compréhension des interdépendances au sein du couple – la complémentarité fonctionnelle – et la logique de genre paraissent indispensables pour préparer la reprise ou la création d’une entreprise familiale.
I. Mariage et entretien de la famille
6Le mariage consacre l’alliance entre époux et officialise un certain nombre d’obligations, de devoirs et de droits. L’article 163 du Code civil suisse sur l’entretien de la famille stipule :
Mari et femme contribuent, chacun selon ses facultés, à l’entretien convenable de la famille.
Ils conviennent de la façon dont chacun apporte sa contribution, notamment par des prestations en argent, son travail au foyer, les soins qu’il voue aux enfants ou l’aide qu’il prête à son conjoint dans sa profession ou son entreprise.
Ce faisant, ils tiennent compte des besoins de l’union conjugale et de leur situation personnelle1.
7En France, les devoirs et droits respectifs des époux sont formulés de façon légèrement différente : « Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance » (art. 212) et « Chaque époux peut librement exercer une profession, percevoir ses gains et salaires et en disposer après s’être acquitté des charges du mariage » (art. 213). L’article 214 du Code civil français spécifie toutefois que « si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives »2.
8Les conjoints s’engagent donc en se mariant à une assistance mutuelle. Si le Code civil français accentue la contribution économique aux « charges du mariage », tout en réservant un espace de maîtrise individuelle des ressources pécuniaires, le Code civil suisse souligne le caractère complémentaire entre un gagne-pain et une personne s’occupant du travail au foyer et des soins aux enfants. Le droit matrimonial suisse paraît donc s’inspirer d’un modèle plus traditionnel du couple, alors que le droit français propose un modèle plus individuel. Toutefois, les études sociologiques autour de la grande réforme du droit des régimes matrimoniaux français ont montré un attachement profond au régime de la communauté réduite aux acquêts.
9Si les époux n’ont pas conclu de contrat de mariage (72 % de notre corpus), c’est le régime matrimonial ordinaire qui s’applique, à savoir la « communauté réduite aux acquêts » en France et la « participation aux acquêts » en Suisse. Dans un cas comme dans l’autre, les biens acquis avant le mariage (personnellement, par héritage, etc.) – ainsi que les donations entre vifs et les héritages reçus pendant le mariage – restent propriété personnelle et ne sont partagés ni pendant le mariage ni en cas de divorce. En revanche, les biens acquis pendant le mariage (« les acquêts ») seront répartis équitablement entre les époux en cas de divorce. La principale différence entre ces deux régimes concerne les dettes contractées durant le mariage. Dans le régime légal français (« communauté réduite aux acquêts »), c’est un principe de solidarité des dettes qui s’applique par défaut : les créanciers peuvent saisir non seulement les biens propres de l’époux qui a contracté la dette, mais aussi les biens communs du ménage3. Dans le régime ordinaire suisse (« participation aux acquêts »), si l’un des époux a contracté des dettes à titre personnel, il en répond par ses biens propres et sa part respective des acquêts ; les biens de son conjoint ne peuvent pas être saisis.
10Deux autres régimes matrimoniaux existent en France et en Suisse : « la séparation de(s) biens » et la « communauté universelle ». Dans le premier cas, tous les biens sont séparés et il n’existe ni bien commun ni principe de solidarité. Ce régime garantit l’autonomie de décision et d’usage des biens et des acquêts de chacun. S’il est contraire à l’idée d’une solidarité de couple, il a pour intérêt de protéger un patrimoine en cas de divorce. De plus, il protège le conjoint des risques financiers inhérents à toute aventure entrepreneuriale. En cas de faillite, les dettes du patron ne sauraient incomber à sa conjointe. Ce régime est généralement conseillé par les juristes lorsqu’un des membres du couple exerce une profession comportant des risques financiers ou nécessitant une indépendance économique : profession libérale, commerçant, artisan. Dans le deuxième cas (« communauté universelle »), au contraire, tous les biens sont communs, ceux acquis avant le mariage comme ceux qui l’ont été pendant le mariage4. Ce régime convient notamment aux couples arrivés à l’âge de la retraite, qui veulent se protéger l’un et l’autre en cas de décès.
11Le régime matrimonial de participation – ou de communauté réduite – aux acquêts semble donc protéger la personne dans le couple qui dispose du plus petit revenu. Dans la configuration d’une famille avec un seul gagne-pain, c’est généralement l’épouse qui se trouve dans cette situation. Dans une brochure d’information destinée aux agricultrices en Suisse et en France, on peut lire :
La participation aux acquêts est plus équitable pour l’époux qui n’a pas ou peu de revenus et consacre une partie ou tout son temps au ménage et aux enfants (FARAH, 2015, p. 4).
12Si le régime matrimonial est important pour protéger la pérennité d’une entreprise et le bien-être matériel des individus après une rupture, le choix du régime matrimonial associé à l’activité entrepreneuriale n’est guère l’objet de discussions au moment du mariage, ni par les entrepreneurs ni par les professionnels du conseil.
13Dans le cas des entreprises individuelles, le recours au régime ordinaire est presque systématique (16 sur 21 en France, 21 sur 25 en Suisse). Les couples qui ont choisi une forme sociétaire (SA, SARL…) ont aussi largement privilégié le régime matrimonial ordinaire (26 sur 40 en France, 9 sur 16 en Suisse), mais sept des huit couples sous le régime de la séparation des biens ont une forme sociétaire pour leur entreprise (dont cinq en France et deux en Suisse). Les autres (célibataires, concubins et pacsés) tendent plutôt vers une forme sociétaire (9 sur 14 en France, 5 sur 8 en Suisse).
14Ces chiffres – aussi peu nombreux soient-ils – semblent montrer que le principe de solidarité, d’assistance mutuelle et d’aide matérielle propre à la construction culturelle du couple, prime sur le choix du régime matrimonial. Pourtant, sur le plan juridique, l’articulation entre entreprise individuelle et mariage sous le régime ordinaire constitue la configuration la moins adaptée en cas de rupture, et cela de deux façons. Tout d’abord, toute la famille se trouve menacée en cas de faillite de l’entreprise. Deuxièmement, la rupture du couple peut menacer la survie de l’entreprise, car si le mariage est contracté avant la création ou la reprise de celle-ci, chaque conjoint est susceptible de réclamer sa part des biens6.
II. Les interdépendances au sein des couples dans les très petites entreprises familiales
15Le mariage est l’institution qui consacre le couple et qui définit les obligations et devoirs entre les époux. Dès la naissance des enfants, une division sexuelle des tâches tenue pour « naturelle » émerge dans de nombreuses situations de notre corpus. L’époux s’adonne quasi entièrement à générer des revenus pour pourvoir aux besoins de la famille, l’épouse s’occupe de l’éducation des enfants en bas âge, du ménage et des repas. En cas de besoin, l’épouse donne un « coup de main » dans l’entreprise de son mari. Parfois, l’entretien de la famille nécessite que l’épouse doive également chercher des revenus à l’extérieur, généralement par un emploi à temps partiel.
16Comme nous l’avons montré à travers la typologie des entreprises (chapitre 4-ii), les très petites entreprises familiales de type « patrimonial familial » et « managérial contractuel » concentrent la majorité des situations. Les profils « managérial familial » ou « patrimonial contractuel » sont moins fréquents (en particulier dans leur forme la plus idéaltypique). C’est la raison pour laquelle ils ne sont pas aussi richement documentés dans l’analyse qui suit, car ils sont en quelque sorte une variante des deux types idéaux « patrimonial familial » et « managérial contractuel ».
1. Le couple et l’entreprise de type patrimonial familial
17Les très petites entreprises familiales de type patrimonial familial constituent 24 % de notre corpus. En termes de configuration et d’interdépendances, il s’agit majoritairement d’entreprises familiales héritées par un homme7. Au moment du mariage, l’épouse s’installe dans la maison familiale de son mari (ferme dans l’agriculture, maison-atelier chez les commerçants de proximité, café-restaurant chez les restaurateurs…). Parfois, elle abandonne un emploi dans la filière de sa formation pour devenir le bras droit de son mari. Les coups de main qu’elle offre sont gratuits et très souvent elle ne jouit pas d’un statut reconnu, bénéficiant alors d’une protection sociale très réduite. L’histoire de Bernadette (agricultrice française, 54 ans) est emblématique. Elle a quitté son emploi salarié au moment de son mariage, considérant que « c’était logique de suivre son mari. C’était un choix automatique. Une femme, elle suivait son mari en agriculture [parlant des années 1980] ». Ce modèle appelé « traditionnel complémentaire » par Contzen et Forney (2017) est encore très commun dans l’agriculture suisse.
18La collaboration entre conjoints y est caractérisée par une étroite complémentarité fonctionnelle. L’apport de l’épouse est très souvent invisible (Droz, Miéville-Ott et Reysoo, 2014b). Cette invisibilité n’est pas seulement due au caractère ponctuel ou « sur appel » des coups de main, mais aussi au fait qu’ils se déroulent souvent à l’intérieur du domicile, le soir (administration, comptabilité, nettoyage), et surtout qu’ils ne sont pas rémunérés. Dans les statistiques nationales, cette main-d’œuvre invisible est nommée « femmes sans activité lucrative » ou tout simplement « mères au foyer » (Baeschlin, 2002). De plus, ces activités sont souvent naturalisées, c’est-à-dire qu’il est tenu pour normal que les épouses assistent leur mari sans être payées. Cette représentation courante est implicitement contenue dans le Code civil suisse dans la formulation :
[M]ari et femme contribuent chacun selon ses facultés […] [par] l’aide apportée au conjoint dans sa profession ou son entreprise (art. 163, mariage).
19Dans leurs discours, nos informatrices reprennent souvent à leur compte cette idée :
C’est un truc de coups de main. Il n’y a pas de salaire, il n’y a pas de reconnaissance à ce niveau-là. C’est une habitude. Je n̕ai rien, parce qu’en fait on s’est marié (Angélique, 53 ans, femme d’agriculteur, Vaud).
20Le type patrimonial familial est plus dominant en Suisse qu’en France, ceci s’explique par l’absence de formes sociétaires entre époux en Suisse et d’une façon générale par le caractère plus traditionnel des couples suisses avec une femme au foyer s’occupant des enfants et un homme gagne-pain (Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014, p. 134-144). Le mode d’acquisition par héritage favorise l’homme qui est souvent le seul propriétaire des biens immobiliers et – en tant que chef d’entreprise – prend les décisions sans consulter son épouse8. De plus, comme nous le rappelle Solange, vigneronne installée seule en indépendante, les héritiers ont souvent moins de dettes sur les biens immobiliers que les créateurs.
21Si compter sur le travail gratuit de l’épouse (et de la main-d’œuvre familiale par extension) [Droz, 2015] est un atout pour l’entreprise, ce modèle semble susciter toujours plus de malaise parmi les épouses, surtout celles appartenant à la jeune génération. Ces jeunes épouses, souvent diplômées, sont moins disposées à s’investir gratuitement et à renoncer à s’épanouir dans une expérience professionnelle qu’elles ont choisie. Plusieurs épouses ont affirmé se sentir lasses de travailler gratuitement et sans reconnaissance. L’une d’elles, aujourd’hui divorcée, déclare :
J’étais l’épouse bénévole, lui, le patron. Tout est à son nom. Je travaillais toujours pour la gloire (Sabine, 44 ans, épouse de restaurateur, Doubs).
22Les attentes sociales qui reposent sur les épouses d’héritiers d’entreprise sont donc particulièrement fortes. Elles se doivent de « prendre leur part du travail » pour soulager leur mari et participer à la bonne marche de l’entreprise héritée, car la réussite de cette dernière est nécessaire pour sa transmission à la génération suivante. En tant que chaînon essentiel dans son rôle de génitrice et de mère, l’épouse se doit d’être loyale pour ne pas perturber la dynamique dynastique de l’affaire familiale.
23Or, cette interdépendance pose problème au moment d’une rupture :
Et tout d’un coup ça tombe sur moi, je divorce, c’est ma femme qui faisait tout ce qui était administratif. Du coup, je suis paumé quoi (René agriculteur, Jura, France).
24Raymond, un autre agriculteur français divorcé, a travaillé pendant 24 ans en couple avec son épouse. Outre les aspects matériels et financiers9, Raymond perd surtout l’apport administratif et comptable de son épouse et voit augmenter sa charge de travail dans son exploitation laitière. Ces exemples soulignent qu’un homme chef de petite entreprise familiale perd plus lors d’un divorce qu’une femme cheffe d’entreprise, justement parce que le travail gratuit de l’épouse est légitimé par l’asymétrie de la construction du genre qui tient le travail gratuit de l’épouse pour « naturel » (Reysoo, 2015). En outre, la charge de travail de l’homme augmente alors considérablement, puisqu’il ne bénéficie plus du travail domestique assuré par son épouse (repas, ménage, maintien d’un réseau de sociabilité). Cela peut également accentuer son sentiment d’isolement et de détresse psychologique, comme nous l’avons montré dans une étude sur le malaise en agriculture (Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014, p. 135).
25En cas de divorce, l’épouse se trouve prise en étau entre les exigences d’une logique individualiste du cadre légal qui voudrait qu’elle reçoive une part égale du patrimoine10 et son rôle de mère de l’héritier. Ainsi, comme le voudrait le droit, l’épouse devrait bénéficier de la moitié des acquêts, ce qui pourrait détruire l’entreprise. Or, comme l’exige la logique patrimoniale, cette entreprise se doit d’être transmise à un successeur au sein de la famille, c’est-à-dire à un fils. L’épouse et mère se voit alors contrainte de choisir entre réclamer son dû en déshéritant l’un de ses enfants ou renoncer à ses biens, afin de préserver l’entreprise et l’avenir de son enfant. Nous avons pu observer en agriculture suisse qu’il était fort rare de voir une mère quitter la ferme avec la moitié du patrimoine. Dans la grande majorité des cas, la femme abandonne toute prétention et sacrifie son avenir à celui de ses enfants et du patrimoine respectant ainsi la logique patrimoniale et les exigences de son statut de mère. Remarquons que cela se passe également dans les cas classiques de transmission d’une exploitation agricole familiale, lorsque les parents et les collatéraux se déshéritent volontairement pour permettre la transmission du domaine11. Comme nous le verrons, malgré le fait qu’après un divorce, l’on ne partage plus l’idéalisation de l’amour romantique et les émotions ou les sentiments amoureux qui y sont associés, la logique patrimoniale continue pourtant de s’imposer (voir chapitre 7).
26D’une façon générale, le caractère bénévole de l’aide des épouses n’est pas perçu comme injuste par les acteurs concernés. Ce bénévolat – respectant la complémentarité fonctionnelle au sein du couple – est compensé par la bonne marche de l’entreprise familiale dont les retombées économiques et sociales concernent l’ensemble du foyer. L’apport économique de cette main-d’œuvre familiale est appelé « capital immatériel » par un de nos interlocuteurs (Nicolas, 36 ans, imprimeur, Neuchâtel), car invisible dans les comptes, mais participant pleinement de la réussite économique.
27Dans les entreprises patrimoniales familiales, le travail est particulièrement chronophage, souvent sept jours sur sept et douze heures par jour. « Il y a toujours quelque chose à faire » (boucher), « je ne compte pas mes heures » (artisan), « je ne calcule pas. J’aime, je donne, je fais » (agriculteur). Avec un tel rythme de travail, il n’y a guère de place pour les loisirs du week-end ni pour les vacances. Ces entrepreneurs ont tendance à mettre au second plan la vie familiale et consacrent peu de temps aux loisirs. Or, si ceci est vrai pour l’entrepreneur, cela l’est également pour celle qui travaille avec lui. « Quand tu es femme d’artisan, tu n’es jamais en vacances », nous avoue Iris (41 ans, secrétaire dans l’entreprise de son mari façadier, Doubs). Raymond, un agriculteur, divorcé aujourd’hui, raconte :
J’en finissais jamais, j’avais jamais d’arrêt, jamais de moment pour moi, c’est dur pour une femme de supporter un bonhomme qui n’a jamais de week-end, je n’avais pas le choix, donc je travaillais.
28Les impératifs du travail peuvent également affecter la vie conjugale intime, en particulier quand la production est réalisée la nuit, comme dans les boulangeries :
Le mari travaille au fournil la nuit, l’épouse au magasin le jour (Félicia, 58 ans, fille de boulanger, Vaud).
29Ceux qui prennent conscience des risques que l’entreprise fait peser sur leur vie de couple ont alors recours à des aménagements.
Bon, on fait attention, l’après-midi on ferme pour avoir cette intimité familiale, parce que […] sinon on est voué corps et âme au client. Non, non, on ne veut pas devenir fou (Fabian, 54 ans, restaurateur, Jura).
30Ou encore :
On a peut-être du boulot, mais… Bien sûr, on perd du chiffre d’affaires, si on ferme un jour. Mais voilà, après, faut savoir ce qu’on veut. Avec mon épouse, on s’est toujours dit : « c’est un métier qui est dur, si on veut le faire longtemps, il faut le faire le plus juste possible. C’est de prendre des congés » (Alexandre, 60 ans, restaurateur, Jura).
31La vie familiale s’organise avant tout autour de la vie de l’entreprise, ce qui affecte également le temps que l’entrepreneur peut consacrer à ses enfants. Dans l’histoire paradigmatique de Lucie et Jérôme au début de cet ouvrage, nous avons constaté qu’il n’est pas facile d’être un « bon père » quand l’entreprise est si chronophage. Concilier le travail et la famille reste donc un véritable défi pour ces hommes qui cherchent le bon équilibre entre les impératifs de l’entreprise et ceux de leur vie familiale. Ce manque de temps pour la famille entre en contradiction avec la satisfaction exprimée par les indépendants de pouvoir vivre près du foyer et de leurs enfants12.
32Dans la pratique, l’organisation du travail en couple complémentaire est peu compatible avec les conceptions du « bon époux et bon père » et de la « bonne épouse et bonne mère ». Pour plus d’une épouse, parvenir à être à la fois épouse solidaire, infaillible ménagère et mère attentionnée est bien difficile. Les intérêts économiques s’entrecroisent avec la logique de genre.
Dès le départ, c’était évident pour nous [le couple] qu’il n̕était pas question d’embaucher une secrétaire et que c’était le rôle de l’épouse de faire ça. Les deux premières années, je n̕ai pas touché de salaire. De plus, je gérais tout du côté de la maison : ménage, repas, éducation, école, etc. (Iris, 41 ans, actuellement salariée dans l’entreprise de son mari, Doubs).
33Dans les faits, Iris travaillait tard le soir pour récupérer le temps qu’elle consacrait à ses enfants le jour. Cet exemple illustre le cas de la « bonne épouse et mère » qui jongle constamment pour répondre à la fois aux exigences du rôle de « bras droit » de son mari entrepreneur et aux attentes sociales d’une mère dévouée et attentive à sa famille.
34L’importance de l’apport fonctionnel et complémentaire de chacun se révèle au moment où l’un des deux partenaires vient à manquer. Une mère célibataire, vigneronne indépendante, compare sa situation à celle de ses collègues :
Ils travaillent en famille ; ils ont plus d’entraide, ils comptent sur la participation non salariée de l’épouse (Solange, 54 ans, vigneronne, Valais).
35Pour mener de front toutes les activités liées à la vigne, elle a recruté des salariés. Elle a élevé sa fille en mobilisant sa mère, des mamans de jour et des filles au pair, et a aussi engagé une aide extérieure pour le ménage et la lessive. En l’absence d’un partenaire complémentaire, elle se voyait exposée à un double défi en tant que femme à la tête d’une entreprise : faire marcher l’entreprise en employant des salariés, faire fonctionner le ménage par la mobilisation de services de soins extérieurs. Plusieurs hommes affirment que le recours au couple complémentaire est indispensable à la santé de l’entreprise familiale parce qu’un « commerce familial ne peut marcher que quand on est deux. Chacun y met du sien » (Joël, 61 ans, boucher, Jura bernois). Et « sans une femme qui incite au repos, les exploitants isolés sont beaucoup plus sujets au stress et au sentiment de la surcharge de travail »13 (Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014, p. 140). Que se passe-t-il alors si l’épouse ne joue plus le jeu ou que le mari vient à disparaître ?
36Aujourd’hui, le rôle d’épouse bénévole n’est plus toujours perçu comme gratifiant et ces attentes sociales peuvent être contestées. La renégociation des rôles sociaux de sexe chamboule les interdépendances et rencontre des résistances sous forme de reproches, de critiques et de désapprobations venant de la famille et du voisinage. Une épouse qui revendique trop ouvertement son désir d’autonomie risque d’être moquée par celles et ceux qui adhèrent à la conception du couple traditionnel complémentaire :
Il faut avoir du caractère pour faire changer les choses (Marie-Claude, 53 ans, demandeuse d’emploi, Doubs).
37De plus, si ce caractère affirmé d’une épouse finit par dissoudre le couple, elles sont appelées « moindres ou mauvaises femmes » dans le discours dominant. « Quand les femmes refusent d’être des épouses en or, l’organisation familiale traditionnelle des fermes est menacée de désintégration et la survie de l’exploitation est mise en jeu »14 observent Price et Evans dans leur étude sur les exploitations agricoles au Royaume-Uni (2006, p. 284, notre traduction).
38En filigrane, s’esquisse la figure de l’épouse incapable ou déloyale pour justifier le divorce ou l’échec commercial. « Il n’avait pas l’épouse pour », nous dit un boucher du Jura bernois en parlant de son frère aîné qui n’a pas pu reprendre la boucherie familiale. « Elle n’a jamais eu le feeling pour la boulangerie », nous affirme une boulangère en parlant de sa belle-fille. « Ma femme n’a pas adhéré au projet » considère un boulanger, divorcé depuis 2010. « Ne pas jouer le jeu » ou « ne pas avoir la mentalité pour » expriment une crainte face à la remise en question des rôles sociaux de sexe « naturalisés ». Ces idées contrastent avec celles qui expriment une vocation naturelle de l’épouse dévouée : « ma mère était paysanne, elle avait ça dans le sang » (Raymond, agriculteur, France). De nos jours, la renégociation des rôles sociaux est plutôt entamée par les épouses et ce sont elles que l’on blâme avant tout. Un tel reproche serait probablement évoqué si les hommes entrepreneurs prenaient quelques jours par semaine pour s’occuper de leurs enfants et du ménage, afin de s’adonner à leur rôle de « père présent ». Dans notre recherche sur les paysannes suisses, le mari d’une de nos interlocutrices avait accepté de garder leur nouveau-né un vendredi sur deux. Depuis lors, cet agriculteur ne se sentait plus pris au sérieux par ses collègues (Angélique, 29 ans, épouse d’agriculteur)15.
39Si le couple se doit une assistance matérielle, quelles sont les conséquences d’un divorce quand on est marié sous le régime avec participation aux acquêts ? L’ex-épouse d’Antoine, producteur laitier (France), détenait 25 % des parts de l’EARL, mais elle ne travaillait pas sur l’exploitation. Pour préparer le divorce, Antoine est allé voir un conseiller juridique de la Chambre de commerce. « Mais c’est une femme qui est pour les femmes, alors ». Antoine s’est méfié du conseil16 et eut recours aux services d’un notaire pour régler le partage qui fut conflictuel. Le règlement de la séparation dura quatre ans. Antoine a expliqué ainsi à son fils, futur repreneur de la ferme, les enjeux d’un contrat de mariage et les risques professionnels liés aux revendications de la conjointe en cas de divorce.
L’enjeu [est] de faire un contrat pour protéger la partie professionnelle. […] Les cas les plus compliqués, c’est quand le couple travaille sur l’exploitation, […] l’exploitation est autant à elle qu’à l’autre, donc le partage est très conflictuel. Là, ça finit toujours avec des indemnités compensatrices. Moi, j’ai échappé à ça, elle ne voulait pas faire de cadeau, mais elle avait un métier. Les cas les pires c’est ça, où les deux travaillent sur l’exploitation.
40Tel est le cas de René (agriculteur qui travaillait avec son ex-épouse sur l’exploitation). Ce couple était marié sous le régime ordinaire, alors « du coup, j’ai dû racheter la moitié de la ferme à mon ex-épouse, parce qu’elle est partie. Du coup, tout ce qu’elle a capitalisé depuis qu’on s’est marié… on s’est marié et puis on a acheté la maison, on a acheté de la terre, des vaches, du matériel tout ça. Et puis comme elle bossait sur la ferme, je lui ai acheté la moitié de la ferme. De plus, il y a un problème fiscal quand on rachète dans ce cadre-là, car ce qui a déjà été payé est amorti fiscalement, comme le matériel, du coup ça passe pas en charge ». Expérience faite, René est aujourd’hui convaincu du bien-fondé d’un contrat de mariage et de la séparation de biens.
41Mis à part les aspects matériels – souvent problématiques – d’une séparation et les sacrifices par renonciation, la situation peut aussi ouvrir de nouveaux horizons pour les épouses qui se décident à sortir d’une vie conjugale devenue étouffante. Quand survient la rupture, la nouvelle vie s’expérimente parfois comme une libération :
Je gère ma vie comme je veux maintenant (Marie-Claude, 53 ans, demandeuse d’emploi, Doubs).
42Dans les très petites entreprises de type patrimonial familial, les épouses entrent souvent dans le métier par mariage. Leurs proches espèrent qu’elles trouvent rapidement leur place dans un contexte professionnel qui n’est pas toujours celui dans lequel elles ont grandi ni celui auquel elles aspirent. Dans cette configuration, les épouses sont censées donner des coups de main gratuits. Les mentalités ou les rapports de force paraissent toutefois changer : Bernadette, qui avait suivi son mari dans les années 1980, nous annonce en 2015 que sa démarche de l’époque était « arriérée ». Ce changement se reflète aussi dans le fait qu’en Franche-Comté, près des deux tiers des femmes d’agriculteurs ne travaillent plus sur les fermes (Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014, p. 139). Ce sont surtout les plus jeunes interlocutrices de notre corpus qui sont moins enclines à travailler sans reconnaissance, ni statut, ni salaire. Cela nous mène vers un autre type de très petites entreprises familiales : les entreprises patrimoniales contractuelles que Contzen et Forney (2017) ont appelées « collaboration équitable » pour le contexte agricole suisse.
2. Le couple et l’entreprise de type patrimonial contractuel
43Les très petites entreprises familiales de type patrimonial contractuel (17 % de notre corpus) se distinguent du type précédent, car la plupart des personnes travaillant sur l’entreprise ont un statut. À l’instar des entreprises patrimoniales familiales, l’épouse s’installe après le mariage chez son mari qui est l’héritier d’un domaine familial. Toutefois, son travail y est reconnu, ce qui dissipe le malaise causé par l’absence de statut et de rémunération du type précédent. En effet, dans l’agriculture française, la situation des fils collaborateurs non rémunérés a suscité des revendications qui conduisirent en 2006 à la reconnaissance du statut de conjointe collaboratrice. Cela explique la prévalence de ce type d’entreprises en France. Douze des dix-sept entreprises du type patrimonial contractuel de notre corpus ont choisi une forme juridique sociétaire, dont dix en France. Toutefois, l’existence de ce statut n’est pas sans ambiguïtés et l’on peut se demander si cela change beaucoup le quotidien pour les épouses.
Le statut au départ, c’est que mon mari, c’était lui, le patron. Donc, tout est à son nom si tu veux et au début, moi, j’étais l’épouse bénévole, comme ils disent. […] J’ai pas cotisé pendant un moment et plus tard, il est sorti une loi où on devenait des conjointes-collaboratrices, où là, on avait quand même un statut… Je cotisais, je touchais des points de retraite, mais j’avais pas de paye quoi [rire].
Q : Ce n̕était pas possible que tu sois salariée ? Sabine : Non, ça faisait trop de charges entre la serveuse, l’apprenti et moi, il y aurait eu trop de charges (Sabine, 44 ans, épouse de restaurateur, Doubs).
44Ce statut de conjointe-collaboratrice n’existe pas en Suisse. La configuration traditionnelle du couple – l’homme gagne-pain et de l’épouse bénévole – continue d’y régner. Ceci est probablement dû à l’impact négatif sur l’entreprise, exprimé par Sabine : sortir un deuxième salaire, cotiser aux assurances sociales. Félicia – qui collabore avec son frère boulanger dans le canton de Vaud – se rappelle comment la fiduciaire lui avait affirmé : « Vous, c’est compliqué, il n’est pas normal de sortir deux salaires ». Quoi qu’il en soit, en dépit des charges pour l’entreprise, le statut de salarié confère plus de sécurité aux membres de la famille concernés : épouses, frères ou sœurs, enfants.
45Face à la difficulté financière pour une petite entreprise d’embaucher de la main-d’œuvre familiale et de cotiser aux différents systèmes d’assurance sociale, plus d’un couple recourt à la solution d’un emploi à l’extérieur. Ce choix se fait en fonction du cycle de vie de la famille – souvent quand les enfants sont grands – ou de l’entreprise, au moment de sa création ou de son déclin :
La stratégie de sécurité, c’est que la nana ait un travail salarié à l’extérieur (Iris, 41 ans, actuellement salariée dans l’entreprise de son mari, Doubs).
46Cette stratégie présente plusieurs avantages : un appoint de revenu pour le foyer, une protection sociale effective pour l’épouse permettant de faire face aux imprévus (maladie, accident, chômage) et une cotisation à une caisse de retraite à titre individuel.
47Ce choix ne s’opère pourtant pas de façon symétrique. En effet, les conjointes des chefs d’entreprise travaillent généralement à temps partiel, tout en maintenant leur implication antérieure au sein de l’entreprise familiale (travail administratif, coup de main, extra) ainsi que dans la vie du foyer (tâches domestiques, éducation des enfants). La complémentarité fonctionnelle du couple présente une asymétrie de genre, comme l’illustre la trajectoire de Sabine (44 ans, aide-soignante, épouse d’un ancien restaurateur, Doubs). Elle a repris un travail salarié à l’extérieur sans pouvoir se libérer de son rôle d’épouse-administratrice. Marie-Claude, une autre interlocutrice avec une activité professionnelle à l’extérieur, sacrifie également une part importante de son temps « libre » à aider son mari, en plus de son rôle de mère et d’épouse. Marie-Claude, qui a divorcé par la suite, justifie sa démarche en affirmant que « dans ma génération, les femmes étaient habituées à donner sans retour ».
3. Le couple et l’entreprise de type managérial familial
48La configuration et les interdépendances des très petites entreprises familiales de type managérial familial (19 % de notre corpus) diffèrent des deux types précédents par la forme juridique (sociétaire, GAEC, SARL…), dont 16 sont dirigées par un homme et trois par une femme. Si dans les entreprises dirigées par les hommes, on observe des coups de main gratuits des épouses, seule une cheffe bénéficie d’un apport de travail ponctuel gratuit du mari.
49Il s’agit avant tout de créateurs d’entreprises – le modèle se rencontre un peu plus souvent en France qu’en Suisse – et plus spécifiquement de projets de jeunes couples : tant qu’il n’y a pas encore d’enfants, la collaboration se fait sur un mode relativement égalitaire, même du côté des tâches domestiques. Au moment de l’arrivée d’un premier enfant, l’épouse s’adonne plus intensément à son éducation, au ménage et à la préparation des repas. En cas de besoin, l’épouse continue de donner un coup de main dans l’entreprise de son mari. Le modèle plus ou moins égalitaire se transforme ainsi en une configuration où l’épouse assume des tâches multiples : elle est très souvent au four et au moulin.
50Dans les TPE où la complémentarité fonctionnelle est très intense (par exemple dans la restauration ou les commerces de proximité), les épouses devenues mères sont fortement confrontées à la confusion des espaces-temps (Wernli et Henchoz, 2011 ; Branger, 2009). La surveillance des enfants et de leurs devoirs scolaires se fait pendant qu’elles travaillent, souvent dans l’espace entrepreneurial (café-restaurant). Le caractère privé de la vie familiale en est négativement affecté.
4. Le couple et l’entreprise de type managérial contractuel
51Les très petites entreprises familiales de type managérial contractuel sont les plus nombreuses de notre corpus (40 %). On y trouve principalement des entrepreneurs en autoemploi qui travaillent seuls, sans salariés ni aide familiale. Ces entreprises en autoemploi sont plus nombreuses en France qu’en Suisse et 63 % d’entre elles sont dirigées par une femme. Le profil de ces femmes cheffes d’entreprise correspond à des épouses qui créent une entreprise, souvent dans une pièce de l’habitation familiale, au moment où les enfants sont grands et autonomes. Ce type d’installation, plutôt tardif dans le cycle de la vie se prête plus aisément à des activités de service nécessitant peu d’investissements : thérapeute, masseuse, toiletteuse, esthéticienne, nounou, etc. Si l’âge des enfants a permis de dégager du temps, la disponibilité de ces femmes pour s’investir dans leur projet est relative, car leur implication dans les tâches domestiques reste importante. Elles y cherchent un épanouissement personnel et l’accès à quelques revenus indépendants (Landour, 2014 ; 2015). Ce revenu – considéré comme un revenu d’appoint, un « bonus » ou « du beurre dans les épinards » – ne permet pas de pourvoir à l’entretien d’une famille ou, pour le droit français, aux « charges du mariage ».
52L’apport économique pour la famille des très petites entreprises dirigées par une femme reste faible et plus d’une fois leur croissance économique est reléguée au second plan. Violette (entrepreneure en autoemploi, Suisse) nous dit à propos de la viabilité économique de son entreprise :
Moi, c’est vraiment accessoire, c’est plus une passion qu’un métier [cette onglerie]. En fait, ouais, je ne peux pas dire que je gagne ma vie avec ça, je ne pourrais pas entretenir ma famille avec ça. Ça fait les petits à-côtés pour une sortie ou comme ça, mais… c’est tout.
53Dans la plupart de ces familles, c’est grâce au salaire principal du mari que le ménage tourne17. L’indépendance économique de nombreuses femmes mariées qui se lancent en affaires est donc toute relative. De plus, elles ne jouissent d’aucune aide familiale et n’emploient quasiment jamais de main-d’œuvre. Or, cette absence d’aide questionne le concept même d’entreprise « familiale » :
Mon entreprise n̕est pas une entreprise familiale, car je ne reçois aucun coup de main d’un membre de la famille (Séverine, 39 ans, toiletteuse pour animaux, Vaud).
54Outre la création d’entreprises d’appoint par les femmes, nous avons également dans notre corpus sept femmes cheffes d’entreprise dont l’affaire est économiquement viable. Un regard plus détaillé sur le profil de celles-ci montre qu’il s’agit de deux mères célibataires qui – par nécessité – ont développé une affaire assurant l’entretien de la famille, d’une veuve, de quatre divorcées de longue date dont les enfants étaient alors assez grands au moment de se lancer en affaires et d’un couple qui a choisi de mettre la société au nom de l’épouse pour que le mari puisse y être salarié et bénéficier des avantages du droit du travail (notamment l’accès au chômage en cas de difficultés économiques). Ces cheffes d’entreprise ne fonctionnant pas sur le modèle du couple, leurs entreprises ne sont donc pas le pendant féminin de la très petite entreprise familiale dirigée par un homme.
55Les quatorze très petites entreprises familiales de type managérial contractuel dirigées par les hommes se situent tant en Suisse qu’en France et neuf avaient déjà une longévité de 15 à 20 ans au moment de l’entretien, contre cinq qui furent mises sur pied plus récemment. La pérennité de ces entreprises dirigées par un homme les distingue nettement des entreprises managériales contractuelles créées par les femmes. Non seulement leur viabilité économique est plus solide, mais c’est surtout un projet de vie entamé jeune et tenu jusqu’à aujourd’hui. Tandis que les femmes entrepreneures de cette catégorie travaillent souvent au domicile, les hommes se soucient de séparer les espaces-temps professionnels et familiaux : l’entreprise se situe souvent à distance du lieu d’habitation.
III. Genre et types d’entreprise
56Le tableau ci-dessous récapitule la répartition des quatre types de très petites entreprises familiales que nous avons décrits en spécifiant le sexe du chef de l’entreprise, l’âge moyen à la création ou à la reprise et le nombre de divorces.
57Ainsi, l’entreprise patrimoniale familiale ne connaît pas de femmes dirigeantes, ce sont des hommes héritiers qui les gèrent avec le soutien de leur épouse. Les femmes cheffes d’entreprise se trouvent majoritairement dans les entreprises managériales contractuelles. Toutefois, celles-ci ne sont que peu viables et les épouses n’exercent leur profession que grâce au soutien de leur mari pour l’entretien de la famille. Les deux autres types d’entreprises empruntent des caractéristiques aussi bien au type patrimonial familial, lorsque l’épouse participe sans statut ni salaire, qu’au type managérial contractuel, lorsque les sphères d’activités sont bien séparées. Dans ce dernier cas, la solidarité de couple ou la participation de la main-d’œuvre familiale est rare.
58Nous sommes partis de l’idée que les très petites entreprises familiales se caractérisent par une imbrication forte de la sphère professionnelle et familiale. Notre analyse révèle que c’est dans le secteur agricole que le recours à la main-d’œuvre familiale reste le plus fréquent (72 %), tandis qu’à l’opposé, dans les entreprises de « réparation et de services aux personnes » (majoritairement dirigées par des femmes) aucune ne mobilise ce type d’aide. Dans les secteurs de l’industrie, du commerce et du bâtiment et paysage, la main-d’œuvre familiale est mise à partie respectivement dans 33 %, 30 % et 19 % des cas. Alors que dans la restauration, les entreprises sont fortement marquées par la gestion conjugale (61 % des cas). L’organisation familiale du travail n’est donc pas une dimension omniprésente au sein des très petites entreprises familiales et dépend encore largement des corps de métiers. Le recours à des modèles plus contractuels (statut pour tous, salariat) a tendance à se normaliser, en lien avec la législation du travail et l’aspiration à plus d’autonomie de la part des épouses.
59La perspective de genre que nous avons appliquée à notre analyse souligne les discriminations envers les femmes au sein des très petites entreprises familiales. Premièrement, elles travaillent souvent sans statut légal, sans salaire et sans couverture sociale. En outre, elles ne jouissent pas toujours de la reconnaissance qu’elles méritent pour leur apport à l’entreprise. Ces femmes se marient au projet de leur mari et peinent alors à s’épanouir personnellement en se soumettant aux attentes sociales des rôles sociaux de sexe. Deuxièmement, le monde professionnel se préoccupe plus de la santé économique de l’entreprise que de la rémunération égalitaire et de la protection sociale des individus, plus particulièrement des « épouses de… ». Troisièmement, au moment où elles proposent des modalités de fonctionnement alternatives, elles sont souvent critiquées parce qu’« elles ne jouent plus le jeu » de la très petite entreprise familiale et n’assurent plus sa survie économique. Quatrièmement, au cours de leur vie, les épouses solidaires se transforment en mères des héritiers du patrimoine familial. Dans leur rôle de mère, elles mettent souvent leurs intérêts propres au second plan face aux intérêts d’un fils héritier.
60Ces tensions conjugales peuvent présenter les germes de ruptures qui risquent de mettre à mal la survie économique de l’entreprise. Si dans le monde des très petites entreprises familiales, l’on est conscient des risques d’une faillite de l’entreprise pour la famille, l’on ne reconnaît que rarement que la rupture familiale présente un risque certain pour l’entreprise. Le principe de solidarité du couple (contenu dans les textes de droit matrimonial) semble desservir les intérêts des individus formant le couple d’entrepreneurs, alors que ceux-ci sont protégés par le droit du divorce qui ne voit alors plus que deux personnes. Au moment de se mettre en couple et de choisir un régime matrimonial, les intérêts individuels en cas de rupture ne sont guère abordés. Ce n’est pas si étonnant quand on pense que le mariage est conçu comme un projet de vie commune, soudé par l’amour conjugal…
Notes de bas de page
1 [En ligne] URL : <http://www.droit-bilingue.ch/rs/lex/1907/00/19070042-a163-fr-de.html>, [consulté le 22 septembre 2016].
2 <https :// www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=7DF77AD2F0431E64B3DAA39085F2A843.tpdila22v_2?idArticle=LEGIAR-TI000006422754&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=20170924>, [consulté le 24 septembre 2017].
3 Remarquons que la solidarité joue entre époux pour certaines dettes seulement et elles sont partagées entre eux : dettes ménagères, liées à l’entretien du ménage et à l’éducation, sous réserve d’exceptions, notamment si elles sont excessives ou liées à des emprunts et achats à tempérament. Les dettes nées pendant le mariage incombent en principe aux deux époux (mais sans solidarité), toutefois de nombreuses exceptions sont prévues (fraude, emprunt, cautionnement) et les gains et salaires du conjoint échappent aux créanciers du débiteur. Merci à la juriste qui a souhaité rester anonyme pour ces précieuses précisions !
4 Précisons qu’il est possible d’exclure les biens reçus par héritage et d’incorporer une clause d’attribution de la totalité au survivant (en propriété ou en usufruit) : c’est seulement ainsi que le régime est protecteur en France car sans cette clause, la moitié des biens du défunt est partagée entre ses héritiers.
5 Lorsque la personne interrogée était divorcée, nous avons pris en compte son régime matrimonial au moment du divorce.
6 Précisons que le juge peut mettre l’entreprise dans le lot de l’entrepreneur, pour autant que la fortune soit suffisante pour dédommager la conjointe…
7 Dans notre corpus, aucune femme n’a hérité d’une entreprise familiale.
8 Si l’héritier acquiert le domaine patrimonial avant le mariage, celui-ci ne fait pas partie des acquêts ce qui légitime son rôle de décideur principal.
9 Au moment du divorce, il doit la moitié des acquêts à son épouse (ce qui représente un capital important, car ils ont développé la ferme après le mariage).
10 Nous ne développons pas ici les différents cas de figure qui se déclinent selon les types de contrats de mariage (séparation de biens, communauté de biens ou participation aux acquêts) : voir le chapitre 3-ii « Choisir son modèle juridique ».
11 Voir le chapitre 5 « Les ruptures de trajectoire familiale : causes, conséquences et prévention » et Droz et Miéville-Ott (2001).
12 Voir le chapitre 3-I « Le “choix” de l’indépendance ».
13 Ces propos résonnent avec ceux recueillis par Jean Luc Chodkiewicz, cinquante ans plus tôt (Chodkiewicz, 2014).
14 « If women refuse to be “as good as gold”, the farming way of life becomes vulnerable to disintegration and survival of the family farm is jeopardized ».
15 Voir également les travaux de Philippe Roy au Québec (2014).
16 L’épouse qui quitte l’affaire conjugale tout en revendiquant sa part légitime est souvent perçue comme égoïste. Bien qu’elle ait la loi de son côté, elle est considérée comme celle qui vient casser la complémentarité du couple et mettre au péril l’entreprise de son mari.
17 C’est cette interdépendance que Landour (2014) appelle « solidarité de couple ».
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