4. Entrepreneurs et entreprises
p. 55-78
Texte intégral
1La démarche qualitative nous a permis de rencontrer une pluralité de configurations d’entreprises. Nous avions ainsi accès à une diversité de manières de concevoir les relations entre le travail et la famille. Notre objectif consistait à recenser cette diversité des pratiques et des interdépendances pour identifier des variables et dégager des types idéaux. En questionnant nos interlocuteurs sur leurs parcours et sur des thèmes aussi variés que l’organisation du travail, la répartition des tâches domestiques, les statuts juridiques de l’entreprise et en regroupant les situations selon leur degré de proximité, nous avons pu dégager des modèles d’entreprise et d’entrepreneur sous forme de types idéaux.
2Dans le chapitre précédent, notre attention s’est portée sur les modèles juridiques de l’entreprise, la participation des membres de la famille, les logiques de transmission et la gestion des espaces-temps. Les petits entrepreneurs de l’Arc jurassien se distinguent et se ressemblent en fonction de ces paramètres, réalisant chacun une configuration qui semble leur convenir. Nous voulions montrer que les entrepreneurs pensent différemment l’articulation travail/famille et que celle-ci renvoie à des profils d’entreprise et d’entrepreneur distincts. Certaines dimensions correspondent à des situations objectives : forme juridique, régime matrimonial, statuts des individus, séparation des espaces, mode d’acquisition de l’entreprise. D’autres dimensions renvoient à des réponses plus complexes : participation au travail des membres de la famille, répartition des tâches, volonté de transmettre, etc. Une distinction – classique (Daumas, 2012 ; Droz, 2015) – est vite apparue entre les héritiers et les créateurs. Celle-ci renvoyait d’abord au mode d’acquisition de l’entreprise. D’un côté, on distingue donc des « entreprises familiales » où le travail et la vie de famille semblent en partie confondus, comme c’est notamment le cas en agriculture (Bessière, 2010 ; Contzen et Forney, 2017). D’un autre côté, on identifie des entreprises contractuelles où la cellule familiale n’est que peu mise à contribution et souvent bien distincte de l’entreprise.
3Deux grands modèles se dégagent donc : l’un « familial » et l’autre « contractuel ». L’analyse croisée des entretiens se prêtait particulièrement bien à cette lecture. Sur de nombreux aspects abordés, des oppositions se faisaient jour, avec d’un côté les choix et les logiques des héritiers d’entreprises familiales et de l’autre ceux des créateurs d’entreprise n’appartenant pas à une famille d’entrepreneurs. L’opposition entre les modèles pouvait ainsi se décliner pour chacun des aspects qui furent abordés durant les entretiens : statuts juridiques, organisation du travail, socialisation professionnelle, transmission de l’entreprise1…
4Sur l’ensemble des questions touchant aux formes de reconnaissance juridiques, qu’il s’agisse du statut de l’entreprise (raison individuelle, SARL, etc.) ou de la situation des personnes (reconnues ou non), il existe deux tendances. Le modèle « familial » privilégie la centralisation du pouvoir de décision sur le chef d’entreprise et le recours à la main-d’œuvre non déclarée. Le modèle « contractuel » privilégie les formes sociétaires et le personnel non familial.
5Pour ce qui concerne l’organisation du travail et la répartition des tâches, le modèle « familial » privilégie le chevauchement des sphères productives et reproductives. Les enfants sont immergés très tôt dans le quotidien de l’entreprise qui est aussi un lieu de vie. L’entraide familiale est fréquente et fondée sur une division fonctionnelle des tâches productives et reproductives, structurée par le genre2. Inversement, le modèle « contractuel » est un modèle de séparation des espaces-temps et de rationalisation des tâches basées sur l’efficacité et les compétences.
6Les récits de vie des entrepreneurs peuvent également se prêter à une opposition binaire entre ces deux grands modèles. D’un côté, on retrouve ceux qui ont appris le métier en observant leurs aînés, baignant depuis tout jeune dans le quotidien de l’entreprise familiale. Ils sont attachés à l’entreprise qu’ils ont reçue et généralement soucieux de la transmettre. D’un autre côté, on retrouve ceux qui ont dû investir pour créer une entreprise et commencer leurs activités, après avoir suivi une formation et réalisé des études de marché. Les manières d’apprendre, le choix du métier prennent donc des orientations divergentes dans les discours.
I. Typologie des entrepreneurs
7Une typologie des entrepreneurs se dessine, à partir de la tension entre héritage et création d’entreprises, ainsi qu’entre socialisation primaire et socialisation secondaire. Lorsque la logique patrimoniale prend de l’importance, l’héritier et son épouse se donnent à l’entreprise pour la développer, afin d’en garantir la transmission à la génération suivante3. L’héritier pressenti peut alors être socialisé dans cette perspective : les parents l’associeront très tôt à la marche de l’entreprise et le destineront explicitement à sa reprise. On retrouve ici le processus d’exclusion des frères et sœurs de l’héritage – c’est-à-dire d’héritage inégalitaire (Augustins, 1989) – pour assurer la reprise de l’entreprise familiale par un héritier, afin d’en assurer sa pérennité. Le fondateur se perçoit alors comme le créateur d’une lignée d’entrepreneurs familiaux qui deviendront les « passeurs » intergénérationnels du patrimoine familial4.
8Lorsqu’une très petite entreprise familiale est reçue en héritage, la logique patrimoniale déploie toute sa vigueur. Les successeurs la considèrent souvent comme un patrimoine reçu des ancêtres et ressentent le devoir impératif de la transmettre à leurs enfants. En d’autres termes, ils ne disposent pas du droit de vendre – ou d’aliéner abusus – l’entreprise qu’ils ne croient posséder qu’en vertu d’un droit d’usage intergénérationnel. D’où des stratégies d’investissement qui se déploient sur le long terme, tant dans les très petites entreprises que dans les grandes entreprises familiales :
L’inscription de la gestion des patrons familiaux dans un horizon de long terme est sans doute le trait qui les distingue le plus nettement des dirigeants des entreprises non familiales, et peut-être plus encore aujourd’hui où, sous l’empire de la finance, le « court-termisme » l’emporte (Daumas, 2012, p. 44).
9En nous inspirant des travaux de Jean-Claude Daumas et de ses collègues (2010), nous pouvons distinguer deux types idéaux d’héritiers : le poursuiveur (ou continuateur) et le refondateur. Le poursuiveur reçoit l’entreprise de ses parents et accepte la charge ou le destin de la transmettre à ses enfants. Il s’efforce de maintenir l’entreprise en activité, tout en la développant quelque peu, sans toutefois chercher à la transformer. Ce continuateur est donc un « passeur d’entreprise » d’une génération à l’autre, s’acquittant de ce devoir filial sans avoir pour objectif de transformer fondamentalement l’entreprise. Il est donc en partie différent du refondateur qui s’investit dans l’entreprise familiale dans le but d’innover, de créer de nouveaux produits ou d’ouvrir l’entreprise à de nouveaux types de production. Ce refondateur associe au poursuiveur la figure du créateur d’entreprises. Il est en quelque sorte le type idéal de l’entrepreneur familial où la logique patrimoniale s’articule à celle du profit. En d’autres termes, le refondateur utilise la logique économique et la complémentarité fonctionnelle pour développer ou transformer une entreprise familiale héritée dans le but de la transmettre à ses descendants. Héritier, le refondateur ne veut pas seulement être un des maillons de l’histoire familiale, il veut marquer une rupture, inaugurer un nouveau départ, une nouvelle histoire.
10Ces deux figures de l’héritier (poursuiveur ou refondateur) sont donc très différentes de la figure du créateur (self-made [wo]man) qui fonde sa propre entreprise sans s’inscrire dans une logique de continuité ou de reprise. Parmi les entrepreneurs que nous avons rencontrés, une quatrième figure émerge : l’« apprenti-repreneur ». Il s’agit de ceux qui se considèrent comme les continuateurs d’une entreprise sans en être les héritiers. Ils sont donc différents des deux types d’héritiers (poursuiveurs et refondateurs) puisqu’ils ne bénéficient pas des avantages liés à l’héritage. Mais ils sont également différents des créateurs puisqu’ils s’inscrivent dans une logique de reprise. Généralement apprenti, puis salarié-associé de l’entrepreneur, ils ont été « désignés » pour reprendre l’entreprise et en poursuivre l’activité. Leur relation avec l’ancien patron n’est pas dépourvue d’une dimension symbolique de filiation, ce dernier ayant en quelque sorte misé sur un fils de substitution à défaut d’un repreneur familial compétent ou motivé. Leur attachement à l’entreprise et à son histoire reste donc important même si, contrairement aux héritiers, ils ne se considèrent pas en situation de dette vis-à-vis de la famille cédante.
11Nous distinguerons donc quatre profils d’entrepreneurs :
- le « créateur » qui fonde sa propre entreprise sans s’inscrire dans une logique de reprise familiale ;
- le « poursuiveur » qui hérite d’une entreprise familiale dont il va poursuivre l’activité ;
- le « refondateur » qui hérite lui aussi d’une entreprise, mais choisit d’en modifier fondamentalement l’activité, la structure, la taille ou l’organisation pour la faire évoluer et rompre en partie avec les pratiques héritées ;
- l’« apprenti-repreneur » qui ne bénéficie pas d’un lien de famille avec l’entrepreneur, mais choisit de reprendre et poursuivre l’activité de l’entreprise dans laquelle il a été formé.
12Le « poursuiveur » et le « refondateur » sont donc tous les deux des héritiers, contrairement au « créateur ». L’« apprenti-repreneur », lui, constitue une figure intermédiaire puisque, s’il n’a pas bénéficié des avantages de l’héritage, il s’inscrit néanmoins dans la continuité d’une histoire entrepreneuriale. Tous, à des degrés d’intensité divers, se préoccupent de l’avenir de ce qu’ils ont créé ou repris. Mais ils ne sont pas tous préoccupés par la transmission de l’entreprise à leurs descendants. Certains de ces entrepreneurs affirment d’ailleurs explicitement ne pas souhaiter transmettre leur entreprise et la considèrent comme un simple outil de travail. D’aucuns la vendent ou la mettent en faillite pour en construire – ou en reprendre – une nouvelle plus prometteuse. Il semble qu’ici la logique économique qui exige que l’entreprise dégage un bénéfice, prime sur les considérations patrimoniales. Pour d’autres encore, l’entreprise est bien plus qu’un outil de travail : elle est un patrimoine à transmettre et un vecteur de l’identité familiale.
Pour moi, c’est plus simple. Je suis rentré dans l’entreprise parce que je suis né dans l’entreprise. L’entreprise appartenait à mes parents. Mon père a repris ça pendant la guerre, en 1943 […]. On a eu la chance… on est une génération de bouchers […]. Moi j’ai toujours voulu faire boucher. Assez jeune, en 2e ou 3e année d’école [entre sept et huit ans], j’étais sûr que je voulais faire ce métier-là. Alors moi, j’ai repris l’entreprise, le frangin, le plus âgé, il était aussi boucher et le troisième, il a dit : « Y en a déjà deux qui sont bouchers ; moi, je fais mécanicien. Il est mécanicien de précision ». Et pis, voilà, c’est parti comme ça (Joël, 61 ans, Jura bernois).
13Le discours de ce boucher du Jura bernois – figure de « poursuiveur » – fait clairement référence à une situation de transmission. Patron d’une boucherie et bientôt à la retraite, Joël travaille en famille, avec son épouse derrière le comptoir. Il a hérité d’une petite entreprise familiale déjà bien implantée dans son village natal et a « toujours voulu faire boucher ». De fait, son histoire est bien différente de celles et ceux qui, après avoir été pendant plusieurs années salariés d’entreprise, décident de tenter l’aventure de l’indépendance en créant leur propre entreprise par leurs propres moyens.
J’étais salariée jusqu’en 2011, chargée de projet justement, dans le milieu du sport. Et pis, envie de bouger, de changer, de faire autre chose de ma vie. Et puis, une envie aussi d’un peu plus de liberté, d’être moins aliénée à une seule structure et une seule philosophie. Donc j’ai repris des études pendant une année […]. Et comme j’ai pas trouvé de travail qui me correspondait, qui me plaisait, et ben, du coup je me suis dirigé sur… vers la création de cette entreprise. […] Donc c’est un peu le suivi de… l’aboutissement d’une vie professionnelle avec un moment une envie de changement avec un peu plus d’indépendance et d’économie (Marianne, 45 ans, Vaud).
14Marianne s’inscrit clairement dans la figure du « créateur ». Elle a créé une entreprise en conseil et management de projet. Elle y travaille seule. Son mari a ses propres activités et dans le couple, chacun cherche à apporter sa part à l’économie domestique. Durant l’entretien, Marianne se décrit d’abord comme une indépendante qui a fait son chemin toute seule, sans l’aide de sa famille ou de ses proches, même si elle a pu compter sur le soutien moral et les conseils avisés de son mari.
15Le graphique qui suit permet de visualiser les différents types idéaux que nous avons dégagés. L’axe des abscisses concerne le rapport au capital économique. Les entrepreneurs représentés sur le graphique ont reçu une valeur différente selon qu’ils ont pu ou non bénéficier d’un capital économique ou de biens professionnels au moment de l’acquisition ou de la reprise de l’entreprise. L’axe des ordonnées concerne le rapport au savoir-faire. Les entrepreneurs représentés sur le graphique ont reçu une valeur différente selon qu’ils se situent dans la continuité ou non du savoir-faire professionnel auquel ils ont été socialisés ou formés. Ce graphique vectoriel ci-dessous met donc en évidence la pluralité au sein de notre corpus à partir de quelques-unes des situations rencontrées.
16Comme toujours dans une typologie, ces figures ne constituent que des repères. Chacune des personnes interrogées trouve sa place au croisement de ces quatre figures. Les deux figures situées aux antipodes du graphique vectoriel (« poursuiveur » et « créateur ») sont les plus fréquentes (84 %). Cette opposition renvoie à la construction même des discours de ces petits entrepreneurs. Celles et ceux qui ont directement recours à la notion d’« entreprise familiale » pour qualifier leur établissement se situent plutôt dans la zone des « poursuiveurs ». En effet, les « refondateurs » – très peu nombreux – ont conscience d’avoir pu bénéficier d’une aide substantielle à la reprise, mais considèrent qu’ils ont fondamentalement transformé l’entreprise, au point qu’ils se considèrent parfois comme de véritables créateurs. Les « apprentis-repreneurs » reconnaissent avoir tout appris de leur mentor, mais n’ont – disent-ils – bénéficié d’aucun traitement de faveur dans le rachat de l’entreprise. En ce sens, ils travaillent en toute autonomie vis-à-vis de la famille cédante. Enfin, les « créateurs » ont plutôt tendance à se définir comme des self-made (wo) men et insistent dans leurs discours sur leur volonté d’assumer en toute indépendance le développement de leur entreprise. Comparés au profil des créateurs, les héritiers-poursuiveurs sont donc logiquement plus nombreux à vouloir transmettre, à leurs enfants ou à des tiers. Les créateurs, eux, sont au contraire nombreux à déclarer que la reprise de leur entreprise (par leurs enfants ou des tiers) n’est pas une question qui les préoccupe aujourd’hui.
17Il convient également de rappeler l’influence du cycle de vie selon que l’on hérite d’une entreprise ou qu’on l’a créée. Ainsi, l’entreprise familiale s’inscrit dans le cycle de vie des personnes qui la composent (préparation à la relève, développement ou maintien, transmission). L’on peut également considérer qu’elle présente sa propre temporalité. Il convient ici de rappeler les travaux d’Alexandre Tchayanov – l’un des pères fondateurs de la sociologie rurale – sur le développement des exploitations paysannes russes (1990). Après une analyse fine du travail fourni par les membres d’une exploitation agricole familiale, il montre que la quantité de travail dépend de la composition de la famille (nombre d’enfants) et du rapport entre consommateurs et producteurs au sein de l’unité familiale. L’on peut s’inspirer de ces travaux pour avancer l’hypothèse que la composition de la famille des entrepreneurs déterminera – partiellement – l’implication de ses membres dans l’entreprise, ce qui influencera ses capacités de développement.
18L’on peut ainsi supposer qu’en l’absence d’enfants, les formes que prendra la répartition des tâches, c’est-à-dire les expressions de la complémentarité fonctionnelle5, pourront être plus variées et parfois plus égalitaires qu’après la naissance du premier enfant et futur héritier. C’est ce que nous avons pu observer dans les exploitations agricoles familiales suisses où le modèle de l’individualisme professionnel prévaut dans les couples sans enfant (Contzen et Forney, 2017). Ainsi, la naissance des enfants modifie profondément le fonctionnement du couple et donc la répartition des tâches au sein de l’entreprise. En général, l’épouse diminue le temps qu’elle consacre à l’entreprise pour le dédier aux enfants, en particulier en Suisse où les structures d’accueil préscolaire et parascolaire restent très limitées en milieu rural (Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014).
19Avec la scolarisation des enfants, l’épouse aura tendance à se réinvestir progressivement dans l’entreprise jusqu’à ce que le successeur potentiel, en général un fils, commence à s’y impliquer pour se former au métier auquel il se destine. L’engagement du successeur dans la bonne marche de l’entreprise aura pour conséquence de reléguer progressivement sa mère dans les activités de la sphère domestique et de la voir diminuer son implication dans l’entreprise familiale… bon gré, mal gré ! C’est tout au moins ce que l’on peut observer dans le monde agricole suisse où les épouses développent souvent une branche d’activité qui leur est propre sur l’exploitation et s’en retirent lorsque leur fils commence à travailler sur la ferme. Remarquons que ce retrait progressif d’une branche commerciale de l’exploitation suscite souvent des sentiments contradictoires : la mère se réjouit de voir son fils prendre des responsabilités dans la ferme, alors que l’épouse regrette l’indépendance financière et organisationnelle qu’elle connaissait lorsqu’elle gérait seule son activité. Les rôles d’épouse et de mère suscitent ainsi parfois une tension affective forte que l’on peut discerner dans les discours que nous avons recueillis.
20En portant l’accent sur les cycles de vie, nous souhaitons attirer l’attention sur un biais de l’approche idéale typique. Les données récoltées sur les très petites entreprises de l’Arc jurassien, à partir d’entretiens qualitatifs, portent sur la situation présente. Les entrepreneurs qui ont évoqué leur parcours de vie et réfléchi avec nous sur l’avenir de leur entreprise exprimaient leur point de vue hic et nunc. La méthodologie propre à cette enquête permettait donc de réaliser une « photographie » de l’entreprise autorisant une analyse synchronique. Par conséquent, pour appréhender les dynamiques propres aux cycles de vie, thématique au cœur notre réflexion, nous nous sommes appuyés sur l’importante littérature ainsi que sur les travaux antérieurs que nous avons menés.
21Concernant notre corpus, la moyenne d’âge à la création de l’entreprise est plus élevée (37 ans) que l’âge moyen à la reprise d’une entreprise familiale (30 ans)6. Ainsi les chefs d’entreprise relevant de la typologie des « créateurs » et « apprentis-repreneurs » s’installent plus tardivement que les héritiers (« poursuiveurs » et « refondateurs »). Cette différence d’âge renvoie d’abord à la constitution d’un capital financier. Le créateur doit investir ses propres économies pour tenter l’aventure de l’indépendance. Il a donc besoin de temps pour économiser et être crédible auprès de ses créanciers, ce qui suppose qu’il ait eu une situation professionnelle stable durant plusieurs années. L’héritier, lui, bénéficie au départ d’un capital et se doit de reprendre l’entreprise familiale au moment où ses parents décident de prendre leur retraite. Il ne peut pas retarder à souhait sa décision.
22Toutefois, il convient de ne pas surestimer le rôle du patrimoine pour l’héritier. Comme le précise Sybille Gollac :
Si le capital économique familial joue un rôle dans la mise à leur compte des enfants d’indépendants et dans ses modalités (reprendre ou non l’activité professionnelle des parents), c’est donc sous une forme plus diffuse et moins formelle que la transmission successorale du patrimoine familial : ce dernier peut servir de caution pour des emprunts, les parents peuvent contribuer à l’acquisition du patrimoine professionnel par le biais d’aides financières informelles, ou encore vendre l’entreprise familiale à leur enfant à un prix avantageux […]. D’autre part, quand bien même les transferts successoraux ont lieu tardivement, les perspectives d’héritage ou de donation peuvent fonctionner comme une assurance. Une fois effectué, le transfert permet, de fait, de consolider le capital de l’entreprise et contribue à la pérenniser […] (Gollac, 2008, p. 68).
23Ces caractéristiques d’âge ont de fait une autre conséquence : il est plus fréquent que les créateurs d’entreprise soient déjà en couple avec des enfants au moment où débute leur activité. En d’autres termes, ceux qui souhaitent créer leur propre entreprise le font généralement plus tardivement après une période d’activité salariée, et à un moment de leur vie où les enjeux familiaux sont plus importants (notamment les risques de faillite de l’entreprise et leur impact sur la famille). Mais cette influence des âges doit être croisée avec celle des sexes puisque, dans notre corpus, les hommes créent leurs entreprises entre 20 et 29 ans, tandis que les femmes le font plus tardivement, entre 30 et 49 ans.
24La reprise d’une entreprise familiale s’opère en moyenne à un âge moins avancé que la création. Pour se sentir prêt à se lancer comme indépendant, l’entrepreneur doit avoir acquis des compétences diverses (notamment administratives et comptables), avoir réalisé un business plan et, idéalement, avoir déjà eu l’occasion de gérer seul des chantiers ou des commandes. Tous ces paramètres nécessitent donc un minimum d’expériences du travail, ne serait-ce que pour pouvoir bénéficier d’un réseau professionnel. Or, sur bien des aspects, celui qui hérite d’une entreprise familiale à une longueur d’avance. Il bénéficie déjà d’un outil de travail, dispose d’investissements moins importants à réaliser (héritage) et peut compter sur l’expérience et les réseaux du cédant pour débuter. Bien évidemment, les héritiers (poursuiveurs ou refondateurs) bénéficient également de formation professionnelle en parallèle à leur socialisation familiale au métier (Gollac, 2008, p. 58). Mais ces formations s’inscrivent généralement dans le cadre même du projet de reprise, alors que chez les créateurs, le projet d’indépendance se formalisera plus tard, dans la dynamique même de la formation professionnelle.
II. Typologie des entreprises
25Pour élaborer une typologie des entreprises, nous avons isolé huit caractéristiques. Notre démarche consistait à identifier les aspects de l’entreprise que les entretiens qualitatifs permettaient de systématiser. La première caractéristique distinguait la forme juridique de l’entreprise et le régime matrimonial des conjoints : entreprises individuelles ou sociétés (SA, SARL), ainsi que les formes du mariage (séparation de biens, communauté réduite aux acquêts, etc.). Les articulations possibles entre ces régimes juridiques offrent une palette de situations7. Nous avons également voulu distinguer les foyers qui dépendent exclusivement des ressources de l’entreprise de ceux qui bénéficient de ressources complémentaires. Il convenait également de distinguer les modes d’acquisition de l’entreprise (création, héritage) et les manières dont chacune et chacun envisage à l’heure actuelle la transmission de l’entreprise. La participation des membres de la famille aux activités de l’entreprise devait également entrer dans l’équation. Nous avons donc tenu compte à la fois des statuts des individus travaillant dans l’entreprise (salariés, associés, aidant non déclarés…), du degré de participation des membres de la famille aux activités de l’entreprise (fréquente, occasionnelle) et de la manière dont sont réparties les tâches et responsabilités entre les uns et les autres. Enfin, nous avons évalué pour chaque entreprise le degré de confusion des espaces-temps, afin de distinguer ceux qui vivent et travaillent au même endroit de ceux qui s’attachent à organiser dans des lieux et des temps différents leur travail et leur vie de famille. À partir des entretiens réalisés avec les petits entrepreneurs ruraux de l’Arc jurassien, nous avons ainsi isolé huit caractéristiques permettant de distinguer ces entreprises.
- Formes juridiques de l’entreprise et régimes matrimoniaux ;
- Statuts des individus travaillant dans l’entreprise ;
- Participation au travail des membres de la famille ;
- Répartition des tâches productives et reproductives ;
- Degré de confusion des espaces-temps ;
- Mode d’acquisition de l’entreprise ;
- Volonté de transmettre l’entreprise ;
- Équilibre de l’économie familiale.
26Pour chacune de ces caractéristiques, nous avons mis en place un principe de pondération8. Une entreprise se voyait attribuer un score en fonction de sa situation et des déclarations de son responsable. Pour chaque caractéristique, plus le score total obtenu par l’entreprise était haut, plus cette dernière se rapprochait du « modèle familial », plus il était bas, plus elle se rapprochait du « modèle contractuel »9.
27Pour parvenir à une lecture typologique des caractéristiques retenues, nous avons alors regroupé ces caractéristiques en deux familles distinctes. En effet, certaines caractéristiques concernent plutôt l’entreprise, son accès à l’héritage et son avenir : modèles juridiques choisis (1), accès à l’héritage (6) et volonté de transmettre (7). Les autres concernent plutôt l’organisation du travail et la situation des membres de la famille vis-à-vis de l’entreprise : statut des individus (2), participation au travail (3), répartition des tâches domestiques (4), degré de confusion des espaces-temps (5) et équilibre de l’économie domestique (8). On peut ainsi positionner les entreprises rencontrées sur un graphique vectoriel fonctionnant selon les deux axes suivants :
28En appliquant ces principes de pondération aux 102 entreprises rencontrées et en reportant ces données sur un graphique vectoriel, nous avons obtenu une large dispersion des établissements, rendant ainsi compte de la diversité des situations.
29Chaque cadran de ce graphique représente un type d’entreprise :
- en haut à droite se trouvent les entreprises concernées par la transmission et dont l’organisation du travail repose encore principalement sur des logiques d’entraide familiale. Elles correspondent au type « entreprise patrimoniale familiale » ;
- en bas à gauche (à l’opposé) se trouvent les entreprises créées, au sein desquelles toutes les tâches sont réalisées par des personnes salariées ou disposant d’un statut reconnu dans l’établissement. Elles correspondent au type « entreprise managériale contractuelle » ;
- en haut à gauche se trouvent les entreprises créées, au sein desquelles l’organisation du travail repose encore principalement sur des logiques d’entraide familiale. Elles correspondent au type « entreprise managériale familiale » ;
- en bas à droit se trouvent les entreprises concernées par la transmission, au sein desquelles toutes les tâches sont réalisées par des personnes salariées ou disposant d’un statut reconnu dans l’établissement. Elles correspondent au type « entreprise patrimoniale contractuelle ».
30Comme on peut le voir dans la figure suivante, la dispersion des situations n’a rien d’homogène. Non seulement les types idéaux « managérial contractuel » et « patrimonial familial » concentrent la majorité des situations, mais de plus, les entreprises des deux autres types restent proches des axes vectoriels, ce qui signifie que leur degré de proximité avec leur type idéal reste faible. Ainsi, si un certain nombre d’entreprises présente un profil « managérial contractuel » ou « patrimonial familial » très marqué, les deux autres types idéaux identifiés sont moins représentatifs (en particulier dans leur forme la plus « pure »). Cela invite à s’interroger sur la pertinence de ces deux types idéaux qui n’apparaissent que comme des formes alternatives – ou nuancées – des types idéaux « managérial contractuel » et « patrimonial familial ».
31Si les entreprises managériales contractuelles demeurent les plus nombreuses (40 %), les autres types idéaux ne sont pas négligeables. Ils renvoient chacun à un ensemble relativement important de situations et nous autorisent à les envisager comme des modalités spécifiques d’articulation des huit dimensions retenues pour cette analyse. Ainsi, la manière dont chaque entrepreneur a choisi de combiner les logiques d’organisation du travail et les principes de la transmission patrimoniale fait émerger des « airs de famille » que nous pouvons croiser avec d’autres données comme le sexe de l’entrepreneur, son âge au moment de la création/reprise de l’entreprise ou son origine socioprofessionnelle.
32Les entreprises patrimoniales familiales sont exclusivement dirigées par des hommes et, dans leur très grande majorité, les chefs d’entreprise qui les dirigent ont grandi dans une famille exerçant déjà la même profession. À l’opposé, les entreprises managériales contractuelles sont majoritairement dirigées par des femmes qui n’ont pas bénéficié d’une socialisation au métier. La dimension masculine de l’héritage apparaît ici avec évidence. Au vu de ces quelques chiffres, il importe de souligner à quel point, au sein de notre corpus, les femmes sont d’abord des créatrices d’entreprises managériales et les hommes des héritiers d’entreprises familiales10.
33Élaborer ces typologies des entrepreneurs et des entreprises repose sur une hypothèse : les causes et les conséquences d’une rupture de trajectoire familiale varient selon ces profils. Nous sommes partis de l’hypothèse selon laquelle les manières de préserver son entreprise ou sa famille des ruptures de trajectoire reposaient sur des choix organisationnels. Notre analyse a donc pour objectif de permettre une lecture croisée des types d’entrepreneurs ou d’entreprises avec les situations de rupture, que nous analyserons plus loin11.
1. L’entreprise managériale contractuelle
34Les responsables d’entreprises de type managérial contractuel correspondent à la catégorie des « créateurs ». Ils ont fondé leur entreprise à partir de leurs propres économies (investissement personnel). En principe, aucune tâche n’y est effectuée de manière gratuite. Celles et ceux qui s’y investissent ont tous un statut au sein de l’entreprise. Comme nous le montrons au chapitre 6, il est toutefois à noter que la plupart de ces entreprises sont en autoemploi, donc sans employé. Les lieux de vie et les espaces de travail sont généralement distincts et les journées de travail s’y déroulent selon des horaires qui sont de préférence fixes pour les entreprises dirigées par des hommes. Les entrepreneures insistent au contraire sur la flexibilité des temps et des lieux. Le conjoint de l’entrepreneure, s’il n’est pas salarié de l’entreprise, y joue un rôle minime et déploie ses propres activités professionnelles. De ce fait, l’économie familiale ne repose pas exclusivement sur l’entreprise et les conjoints se déclarent souvent soucieux de se répartir plus ou moins équitablement les tâches domestiques.
35Les responsables d’entreprises de type managérial contractuel sont soucieux de préserver leur indépendance. Ils ont la volonté de prouver leurs compétences entrepreneuriales en réussissant à mener à bien leur projet. Leur démarche est souvent très personnelle – voire individuelle – et en lien étroit avec leur parcours professionnel. Pour nombre d’entre eux, l’entreprise qu’ils ont créée n’est pas destinée à être transmise à leurs enfants :
J’ai pas de vision à long terme de l’entreprise. J’ai fait ça parce que j’avais envie de faire ça, j’avais envie de me prouver aussi que je pouvais faire quelque chose moi-même, gérer quelque chose tout seul, créer, vraiment d’avoir mon entreprise. C’était un but, c’est clair, mais par contre… quand je vois tous les sacrifices qu’on fait, l’investissement temps, le stress qu’il y a derrière… J’ai quand même beaucoup de plaisir à travailler là-dedans, mais si j’ai l’opportunité de partir dans la formation, je le ferai (Patrick, 41 ans, paysagiste, Vaud).
36Ce type de discours est susceptible de varier dans le temps selon les cycles de vie. Patrick, en effet, n’a que 41 ans. Il a une fille de 10 ans et un fils de 8 ans. Les questions liées à la transmission commencent donc seulement à émerger. Mais dans certains cas, la spécificité du travail semble rendre caduque toute idée même de transmission :
Donc moi, ça m’a pas été transmis, parce que j’ai créé, mais transmettre… je vois pas trop parce que… masser, c’est quand même quelque chose de personnel, on a une formation, mais après on adapte notre propre méthode, on a nos propres mouvements, y a un feeling avec le patient […]. Donc, transmettre… c’est quelque chose, ouais, ouais, c’est pas non plus comme un secret, quand on transmet à quelqu’un, qu’on donne le secret12. […] Mes filles ont pas l’intérêt de… elles aiment bien recevoir, mais [rire]… pour l’instant ça les intéresse pas de masser les gens (Lucie, 48 ans, masseuse-thérapeute, Neuchâtel).
37Pour les hommes, l’entreprise managériale contractuelle est donc d’abord l’aboutissement d’un projet personnel, cherchant à associer accomplissement de soi et réussite économique. Les relations entre le travail et la famille y sont peu présentes. C’est la séparation des sphères productive et reproductive qui domine. L’entrepreneur est un individu pour qui l’indépendance et la liberté de gérer les choses comme il l’entend sont des valeurs essentielles. Comme nous le verrons au chapitre 6, la situation des femmes qui dirigent ce type d’entreprise est bien différente.
2. L’entreprise managériale familiale
38L’entreprise managériale familiale est une entreprise créée – ou reprise – sans l’apport d’un capital hérité. Mais contrairement au type précédent, les personnes qui s’y investissent ont privilégié une organisation familiale du travail. Si une partie du personnel est salariée, bien des tâches productives sont assurées « gracieusement » par des membres de la famille (parents, conjointe, enfants). Même s’il ne s’agit généralement pas d’entreprise familiale héritée de la génération précédente, le projet (ou l’espoir) de transmettre aux enfants peut demeurer un objectif.
Mes parents avaient un restaurant, on est une famille de restaurateur de père en fils. Mais le restaurant familial était aussi en location et je n̕ai pas eu l’opportunité de le reprendre. […] [Les propriétaires] voulaient pas le louer, pas le vendre, on s’intéressait à le racheter à l’époque, mais ils voulaient pas vendre, alors on est parti sur autre chose […]. Alors on peut se dire un peu autodidacte. Bon, il nous manque des bases ; après, on a un peu complété, et pis, on a des amis, de la famille dans la restauration, qui peuvent un peu nous aider, nous donner des conseils, des choses comme ça. De fil en aiguille, on se forme (Alexandre, 60 ans, restaurateur, Jura suisse).
39Alexandre, bien que fils de restaurateur, a investi ses propres économies pour créer son affaire. Mais contrairement à d’autres entrepreneurs, il a pu bénéficier d’un important soutien familial, de la part de son frère, de ses parents et même de sa conjointe qui, au départ, n’était pas salariée du restaurant. En outre, ses parents ont apporté leur caution pour l’investissement de départ13. Comme il le dit lui-même, son épouse et lui se sont lancés – il y a 30 ans – dans ce projet sans vraiment prendre le temps de réfléchir aux statuts des uns et des autres.
À l’époque, on faisait tout comme ça, en commun, maintenant c’est un peu différemment. Bon, nous, on a jamais trop réfléchi là-dessus, comme on avait pas de souci de couple et pis pas d’envie de divorcer [rires] (Alexandre, 60 ans, restaurateur, Jura suisse).
40Ce profil de l’entreprise managériale familiale se rencontre fréquemment dans la restauration. Il fait également écho aux discours de certains experts qui affirment qu’aujourd’hui, un grand nombre de cafés-restaurants sont repris par des personnes qui n’ont pas toujours été socialisées au métier et qui gèrent cela en couple pour limiter le recours au salariat. C’est en effet le cas d’Eddy (50 ans, restaurateur dans le Jura bernois) tout comme celui de Sabine et son mari lorsqu’ils tenaient un café-restaurant dans le Doubs. Ces entreprises articulent une logique économique – l’entreprise est perçue comme un moyen d’entretenir la famille – associée à la complémentarité fonctionnelle : la répartition des tâches au sein de l’entreprise suit une division fonctionnelle et les membres de la famille considèrent souvent leur implication dans l’entreprise comme « naturelle ».
3. L’entreprise patrimoniale familiale
41L’entreprise patrimoniale familiale repose en grande partie sur la famille, tant pour l’acquisition des biens (héritage) que pour l’organisation du travail (entraide familiale et solidarité de couple). L’autorité au sein de l’entreprise repose sur une seule personne, l’héritier, souvent l’un des fils de l’ancien patron. Le repreneur et le cédant sont liés par l’avenir de l’entreprise et fondent leur accord sur un principe de confiance, le second continuant généralement de prêter main-forte au premier pendant les premières années de sa retraite.
Au début, c’est quand même lui qui était administrateur, on s’est lancé ensemble, mais… c’était quand même mon père, donc c’était quand même plus facile que si ça avait été avec une autre personne, les statuts auraient été un peu différents. Là je me suis vraiment lancé avec une totale confiance, sans chercher trop à être à 50 % associé avec lui et faire des trucs de lois pour m’assurer de pas être floué. Avec mon père, c’était quand même plus simple, il avait 100 % des actions, on avançait, tout était transparent, au niveau des chiffres, on a avancé ensemble et tout s’est très très bien passé (Tanguy, 40 ans, entreprise de marbrerie, Jura suisse).
Y a mon père, forcément, parce qu’il a créé l’entreprise, alors il a largement dépassé l’âge de la retraite, mais il vient toujours travailler sans être déclaré quoi (Nino, 55 ans, ébéniste, Neuchâtel).
Oui, enfin [mon père] est jamais parti en retraite [rire]. Mais oui, il en avait surtout un peu assez, aussi surtout du travail administratif. Après, il a continué de travailler, il venait le matin, il… En pratique, en production, il a toujours travaillé, mais il voulait plus faire de comptabilité, de gestion ; ça, c’est la première chose qu’il m’a transmise. […] Mon père, si y avait pas la boulangerie, il serait mort depuis longtemps. Il sait rien faire d’autre. Je vois le dimanche matin, il descend, il bricole, il donne un coup de patte aux fours, je sais pas… Il est toujours dedans. C’est sa vie. Pis moi, ça risque d’être un petit peu la même chose. Donc, il faut que j’aie une occupation, je me vois pas prendre ma retraite à 65 ans, pis regarder la télévision. Je pense que ça serait fatal pour moi. Donc, je pense réduire la taille de mon entreprise et continuer à… (Marc, 51 ans, boulanger, Jura bernois).
42Les exploitations agricoles correspondent particulièrement bien à ce profil, puisque la reprise de la ferme est peu fréquente en dehors du cadre familial et que l’implication des membres de la famille (parents, enfants, conjointe) est souvent considérée comme nécessaire – voire « naturelle » – pour assumer l’ensemble des tâches productives et reproductives.
Non, c’est un truc de coup de main, y a pas de salaire, y a pas de reconnaissance à ce niveau-là. Jamais. […] Non, enfin… c’est pas possible… […] J’aurais pu demander un statut de collaboratrice familiale. À ce moment-là, j’ai un salaire, en tant que collaboratrice familiale. Au niveau fiscal ça change rien du tout, puisque de toute façon nos revenus sont cumulés ; donc, rien pour ici ou plus de l’autre côté, ça change rien du tout. Mais, c’est vrai que j’ai pas de statut en tant que collaboratrice familiale ou agricultrice en tant que telle. Je suis épouse d’agriculteur. C’est tout ! (Angélique, 53 ans, femme d’agriculteur, Vaud).
43C’est chez ces entrepreneurs que le souci de la transmission est le plus fort. Ayant lui-même reçu, le cédant attribue progressivement une place à celui (ou celle) qui semble lui apparaître comme le plus apte à rester suffisamment attaché à ce qui lui sera transmis, pour pouvoir à son tour transmettre l’entreprise à un successeur qui saura s’y attacher. Aussi, même si la reprise familiale de l’entreprise n’est pas encore clairement planifiée, le souhait de l’entrepreneur et de sa conjointe de voir l’un de leurs enfants reprendre l’affaire familiale est fréquemment souligné lors des entretiens :
S’il a la motivation de reprendre l’entreprise, ce serait avec plaisir, mais rien n̕est encore planifié (Tanguy, 40 ans, entreprise de marbrerie, Jura suisse).
Moi ça me ferait plaisir, je pense que ça serait bien, mais ça doit venir de lui, d’ailleurs si ça vient pas de lui, ça va pas marcher, et pis, si c’est pour se planter autant pas le faire, quoi (Nino, 55 ans, ébéniste, Neuchâtel).
44À l’instar des exploitations agricoles familiales – véritable paradigme de l’entreprise patrimoniale – ces entreprises obéissent à une logique patrimoniale soutenue par une véritable « vocation » familiale. Comme nous le verrons au chapitre 7, la complémentarité fonctionnelle du travail et le sacrifice des membres de la famille permettent de maintenir l’entreprise à flot et – surtout – de la transmettre à un descendant14.
4. L’entreprise patrimoniale contractuelle
45L’entreprise patrimoniale contractuelle s’inscrit dans la continuité d’une histoire familiale. Celles ou ceux qui la dirigent sont en principe des héritiers. Ils ont grandi en se préparant à reprendre l’entreprise familiale et ont bénéficié d’une aide importante à la reprise. Mais contrairement au profil précédent, ces entreprises optent pour une organisation du travail basée sur des statuts pour tous (associé, salarié) et renoncent (ou du moins le plus possible) à des logiques de main-d’œuvre familiale non rémunérée. Très souvent, ces entreprises s’inscrivent dans la continuité du type précédent (patrimonial familial). Jacqueline (54 ans) et son mari, qui dirigent ensemble une entreprise de pompes funèbres en Suisse, en sont un très bon exemple. Le mari de Jacqueline était l’héritier d’une petite menuiserie familiale travaillant pour les pompes funèbres. Pour pouvoir vivre ensemble de l’entreprise, ils investirent – il y a dix ans – dans le rachat d’un magasin, créèrent une société anonyme (SA), salarièrent leur fils et la sœur de Jacqueline et développèrent leur entreprise dans le but de pouvoir la remettre à leur fils (29 ans aujourd’hui).
Oui, oui, pour moi, pour mon mari, c’est important [que notre fils reprenne] ! D’ailleurs on s’est même développé comme ça, à cause de ça. Sinon, on ne serait pas… Parce qu’en fait à la base on était plutôt une menuiserie avec les pompes funèbres en annexe et là, on est en train d’abandonner la menuiserie, c’est pour ça qu’on a racheté les pompes funèbres […] pour grandir et vivre de ça, parce que mon fils est intéressé que par les pompes funèbres. Donc on est en train d’abandonner la menuiserie […]. On fait ça pour que le fils ait une entreprise avec laquelle il puisse vivre (Jacqueline, 54 ans, Neuchâtel).
46S’ils ont pu débuter dans des conditions économiques favorables (reprise d’une affaire familiale), ils modifièrent progressivement l’organisation du travail, afin que la participation au travail des membres de la famille soit contractualisée. Et même si leurs enfants n’envisagent pas de faire le même métier, ils sont attachés à ce que l’entreprise reste au sein de la famille et conserve une part de son identité propre. Ce souhait de transmettre l’entreprise à leurs enfants est ainsi récurrent chez ce type d’entrepreneur :
Mais l’entreprise, je veux qu’elle reste pour ma fille. Même si elle ne fait pas ce métier, je veux qu’elle ait un œil dessus, qu’elle contrôle les comptes et pis, ces gens-là, ils peuvent avoir un intérêt pour l’entreprise, au bénéfice, mais ils continueraient ma ligne, etc. […] Ma fille doit continuer… Bon elle, ça lui fait lourd un peu, mais je lui ai dit : Même si tu fais pas ce métier, tu peux trouver quelqu’un qui est reconnu dans la profession que c’est lui qui fait le vin, etc. Mais qu’il garde la ligne de… l’entreprise, ou l’étiquette (Solange, 54 ans, vigneronne, Valais).
Alors, je suis en discussion effectivement, car j’ai une de mes filles qui va suivre des cours d’œnologie et si elle est vraiment intéressée, je lui remets l’entreprise, il y a un réel potentiel, moi, je vais la développer un peu plus, on va travailler je pense à 50 % par ces temps de crise […]. Y a beaucoup de potentiel, dans la région, il y a peu d’entreprises comme je fais, en fait, et y a un besoin réel (Régis, 61 ans, marchand de vin, Vaud).
III. Typologies : limites et évolutions
47Les types idéaux que nous avons élaborés s’appuient sur des classifications réalisées à partir des entretiens qualitatifs. Ils reprennent et organisent les différentes dimensions qui caractérisent les entreprises de notre corpus. Comme nous l’avons indiqué, les figures d’entrepreneurs (créateur, héritier, apprenti-repreneur et refondateur) croisent très largement celles des entreprises (patrimoniales, familiales, contractuelles et managériales) sans pour autant que ces deux typologies ne se confondent. Il existe des créateurs qui optent pour un modèle managérial familial, alors que des héritiers peuvent privilégier le modèle contractuel. Le positionnement des acteurs ou des entreprises sur les graphiques vectoriels dépend d’un codage réalisé à partir d’un récit évolutif. En ce sens, il convient de considérer cet outil de classification avec prudence.
48Ces graphiques présentent l’intérêt de mettre en évidence plusieurs éléments :
- d’une part, ce sont les oppositions managériale/patrimoniale et contractuelle/familiale des entreprises qui organisent la dispersion des situations ;
- d’autre part, l’opposition entre créateur et héritier concentre l’essentiel de notre analyse et contient les principales variables explicatives (sexe, âge, corps de métier).
49Ces typologies constituent donc des arrêts sur image indispensables pour comprendre la variété des situations. Mais ces « photographies » ne prennent pas en compte l’évolution des situations dans le temps. Cette approche synchronique ne donne pas à voir les transformations qu’ont connues ces entreprises, depuis le jour de leur reprise jusqu’à celui de leur transmission. Si l’apprenti-repreneur opte par exemple pour un modèle « managérial contractuel » à ses débuts, il est possible qu’il s’oriente progressivement vers un modèle « managérial familial » en mobilisant notamment la force de travail de son épouse. Et s’ils ont des enfants et que l’affaire familiale prospère, l’entreprise pourra fort bien évoluer vers le modèle « patrimoniale familial » lorsqu’arrivera l’heure de la transmettre. De même, si un héritier (poursuiveur) opte généralement pour un modèle « patrimonial familial », il pourra choisir de s’agrandir en s’associant et bifurquer vers un modèle « patrimonial contractuel » ou se rapprocher d’un modèle « managérial familial » s’il n’a pas d’enfants pour reprendre son affaire. il convient donc de garder à l’esprit que la construction de ces types idéaux ne tient que peu compte de l’histoire de l’entreprise et des modifications de son organisation.
Notes de bas de page
1 La structure des tableaux 6, 7 et 8 est en partie inspirée des axes de lecture proposés par Sophie Madelrieux et Médulline Terrier dans leur approche de l’agriculture présentée lors de la journée d’étude sur le travail dans les TPE à l’université de Lyon le 17 décembre 2013. Voir également Terrier, Madelrieux et Dedieu, 2014.
2 Voir les chapitres 6 « Solidarité de couple et normes de genre » et 7 « Les logiques sociales des très petites entreprises familiales ».
3 Voir le chapitre 7-i « Une logique patrimoniale ».
4 Une version préliminaire de ces paragraphes est parue ailleurs (Droz, 2015).
5 Voir 7-ii « Représentations de la masculinité et de la féminité et complémentarité fonctionnelle des tâches ».
6 Notons tout de même que dans notre corpus, cette différence d’âge à la création/reprise entre les héritiers et les créateurs est plus importante en France (12 ans) qu’en Suisse (3 ans).
7 Pour de précisions sur ces différents critères, voir le chapitre 3 « Famille, travail et entreprise : donner un visage aux TPE ».
8 Le système de pondération utilisé peut être consulté dans notre rapport (Droz, Jacques-Jouvenot, Reysoo et al., 2015).
9 Nous renvoyons ici aux tableaux 6, 7 et 8 qui introduisent ce chapitre.
10 Voir le chapitre 6 « Solidarité de couple et normes de genre » pour une analyse détaillée selon le sexe.
11 Voir le chapitre 5 « Les ruptures de trajectoire familiale : causes, conséquences et prévention ».
12 Formule que les barreurs ou les coupeurs de feu se transmettent pour guérir certaines affections, en particulier les brûlures (voir Jenny, 2008).
13 C’est également ce que souligne Sybille Gollac (2008, p. 68).
14 Pour le cas des exploitations agricoles familiales, nous renvoyons le lecteur aux travaux sur l’agriculture jurassienne (Droz, 2002 ; Droz et Forney, 2007 ; Droz et Miéville-Ott, 2001 ; Droz, Miéville-Ott, Jacques-Jouvenot et al., 2014 ; Jacques-Jouvenot, 1997).
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