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Du comptoir au libre-service, les transformations de la vente chez Casino (1898-1960)
p. 155-176
Texte intégral
1« À notre époque d’électricité et de chemin de fer nous vivons vite, c’est vrai, pourquoi ne vivrions-nous pas bien ? »1. Ainsi Geoffroy Guichard, le fondateur de la société à succursales multiples Casino dévoile-t-il son ambition, en 1901, de faire partager le progrès matériel grâce à la consommation. Implanté dans une région industrielle en expansion2, le succursaliste accompagne l’intégration d’un nombre croissant de néoconsommateurs dans le monde à la fois plus complexe et sans doute plus excitant que constitue le mode de vie urbain moderne. Son objectif n’est pas le prix le plus bas, mais la démocratisation de la qualité recherchée par les catégories populaires rurales et urbaines et une classe moyenne en plein essor. Déployée dans une région associant des milieux très divers, la chaîne Casino ne s’adresse pas à une catégorie sociale en particulier mais à un public mélangé ayant la capacité de régler comptant. Malgré l’adoption de principes coopératistes tels que la lutte contre les intermédiaires ou contre la vente à crédit, Casino n’a pas pour finalité d’abolir le profit. En somme, le succursalisme se présente comme un système hybride, une troisième voie entre la filière traditionnelle associant grossistes et détaillants indépendants et les coopératives de consommation. Les Établissements économiques du Casino comptent au nombre des plus grandes sociétés à succursales multiples, parmi la centaine de consœurs se partageant le marché national jusqu’aux années 1950. Seule rescapée de l’hécatombe ayant frappé le secteur à partir des années 1960, elle est aussi la seule société succursaliste à avoir conservé ses archives3. Grâce à ce fonds exceptionnel, nous pouvons observer la transformation du client du commerçant pratiquant la vente au comptoir, en consommateur de biens distribués en libre-service.
I. Le combat succursaliste contre « la vie chère » (1898-1918)
2Après le berceau rémois, un second foyer succursaliste français apparaît à Saint-Étienne, en 1898. C’est à partir du moment où il apprend l’arrivée d’une chaîne champenoise que Geoffroy Guichard (1867-1940) entreprend un voyage d’étude à Reims. Casino, qui tient son nom d’un ancien établissement de spectacle, est alors une grosse épicerie dont la formule repose sur les principes du « grand magasin de l’alimentation », tels qu’établis par l’épicier parisien Félix Potin (1820-1871). Restés insatisfaits de leurs résultats financiers, Geoffroy et Antonia Guichard ambitionnent de dépasser cette expérience, quand ils déposent les statuts de la Société des magasins du Casino et établissements économiques d’alimentation, au capital d’un million de francs. Cette nouvelle société entend combattre « la vie chère », un thème journalistique, politique et social amplifié par les émeutes survenues en 1911, dans plusieurs grandes régions industrielles françaises et européennes. Le succursaliste entend préserver les néoconsommateurs contre le renchérissement des denrées entrées récemment dans leur régime alimentaire et devenues indispensables à leur définition du bien-être (Daumas, 2018, p. 162). La Première Guerre mondiale ne fait que renforcer ce sentiment du devoir social des succursalistes, devenus garants du niveau de vie des catégories moyennes et populaires.
1. Une structure commerciale rationnelle
a. Une organisation bureaucratique des affaires
3L’originalité de la formule succursaliste tient à la nature du contrat établi entre l’employeur et l’employé. Toute la subtilité repose sur la maîtrise de la relation établie entre le gérant et la maison mère, entre indépendance et salariat. Comme chez d’autres sociétés à succursales, les termes du premier règlement de gérance de Casino affirment toute l’autorité de l’administration : le gérant « doit obéissance en toutes circonstances » et peut être congédié en raison de ses résultats. Tenu de répondre aux instructions des circulaires, il doit les connaître et les faire connaître au personnel, les conserver et les transmettre. Sa fonction consiste à écouler les marchandises commandées auprès de la maison mère, au prix fixé par elle. Il ne règle que les biens effectivement vendus, mais doit rembourser les articles manquants ou détériorés en cas de déficit. Faute de paiement, les sommes manquantes sont prélevées sur le cautionnement apporté à la signature du contrat. Le service d’inspection constitue le bras armé du siège en direction des « adhérents ». Survenant inopinément dans une succursale, l’inspecteur ne la quitte qu’après avoir consigné ses instructions. Des amendes peuvent être prélevées sur les commissions ou le cautionnement. Outre l’étiquetage des marchandises ou l’affichage des diminutions, la tenue générale du magasin et la question des poids et mesures s’avèrent être des points sensibles. Enfin, la menace de fermeture d’un établissement non rentable demeure le moyen de pression le plus sûr pour stimuler l’activité du commerçant. En contrepartie, la maison mère prend à sa charge les frais d’éclairage, le loyer et la patente afférant à la boutique, ainsi que les dépenses de logement du gérant.
b. Un partage méthodique des responsabilités
4La façon dont la direction de Casino conçoit sa relation avec les gérants traduit un partage méthodique des responsabilités. Dispensé de la nécessité de sélectionner la marchandise et de déterminer ses tarifs, le détaillant voit sa principale préoccupation résider dans la gestion de la relation client et la vente. Il conserve la liberté de fixer ses heures d’ouverture et peut décider de recruter des aides, si nécessaire. Le gérant a la responsabilité de constituer et de gérer le stock. Il commande en fonction de son estimation hebdomadaire des ventes et peut renvoyer les invendus. Du fait de la connaissance de « sa » clientèle (bourgeoise, ouvrière ou paysanne), il paraît être le mieux placé pour sélectionner les articles de vente, à partir des prix courants. Les produits lui sont facturés au tarif édité dans Casino Journal, soit le prix de vente appliqué au client. Une fois la marchandise écoulée, le versement de la recette sur un compte bancaire et l’envoi des fiches de caisse interviennent de façon régulière. Les articles inhabituels figurant sur un catalogue dédié (bicyclettes, machines à coudre, fusils, fourneaux de cuisine, literie, outils agricoles, etc.) peuvent être expédiés en boutique ou directement au domicile du client. Simple en apparence, le système s’avère complexe du fait de la péréquation des remises. Les taux appliqués en 1914 révèlent des indices de rémunération proportionnels à la rareté des marchandises : de 1 % sur le sucre à 8 % sur les articles de vente par correspondance. Ce système permet enfin à la direction de moduler les remises en fonction de la politique commerciale du moment.
c. Les rythmes et les lieux de la vente
5Les témoignages abondent au sujet de la longueur des journées, durant lesquelles le gérant travaille jusqu’à une heure avancée de la nuit, pour nettoyer la boutique ou préparer des paquets. Les horaires d’ouverture peuvent s’étendre de 5 heures ou 6 heures du matin à 10 heures du soir (sauf le dimanche après-midi), même si la majorité des ménagères effectue ses achats entre 9 heures et 13 heures – les après-midi restent calmes jusqu’à 17 heures. Les transactions sont fonction de routines quotidiennes et de fluctuations hebdomadaires et annuelles ; faute de moyens de transport individuels, les acheteurs ne partent qu’avec de petites quantités. La pleine saison du commerce d’épicerie se concentre sur les mois d’octobre à mars, car la vente des denrées de conservation est remplacée avec les beaux jours par l’approvisionnement en produits frais sur les marchés. La saison d’été peut toutefois connaître des pics, comme à la campagne avec la fenaison ou les battages. Par-dessus tout, les fêtes de fin d’année marquent un apogée du commerce de détail. La consommation est un motif de fête et la fête, un motif de consommation. Les deux s’agrègent lors de la foire locale, à la fois lieu et occasion de négoce et de réjouissances dont profitent largement les épiciers. En ce qui concerne la géographie du réseau, la majorité des 500 succursales de Casino (à la fin de la guerre) sont implantées dans des villages de 1 500 à 2 000 habitants, dans cinq départements principaux : la Loire, la Haute-Loire, le Puy-de-Dôme, le Rhône et l’Ardèche4. Les 220 concessions (en 1918), simples dépôts de marchandises livrées par les entrepôts de la société à des commerçants indépendants, sont cantonnées à des communes rurales de moins de mille habitants. Aucun plan ne semble orienter le développement spatial du réseau, principalement lié à l’orientation des axes de communication – et aux coûts de transports.
2. Intégrer la fonction productive ?
6La fabrication en propre tend à remplacer une part croissante de l’approvisionnement des succursales. Les assortiments ne consistent pas seulement dans des produits alimentaires – sucre, café, thé, riz, pâtes, biscuits, huile, confiture, vins et spiritueux, etc. Outre les bougies, le savon et autres articles de droguerie, les succursales peuvent s’approvisionner auprès des entrepôts en articles de mercerie, brosserie, bonneterie, chaussures ou parfumerie – eaux de toilette, dentifrice, etc. La direction de Casino inaugure une première usine de chocolat et de confiserie, en 1905 ; elle s’accompagne d’autres productions de ménage comme les confitures. La fabrication industrielle du pain dans les entrepôts, procure un « produit d’appel » susceptible de concurrencer le petit commerce spécialisé. Après les boulangeries, Casino menace les charcuteries et les caves, avec la mise en bouteille des vins et spiritueux. La fabrication en propre permet de maîtriser une qualité définie par sa régularité, tout en dotant le commerçant d’une capacité de négociation dissuasive vis-à-vis des fournisseurs. Alors que les commerçants indépendants doivent respecter les prix de vente finaux que leur imposent de plus en plus fréquemment les fabricants, le siège de Casino n’a d’autre souci que celui de faire respecter ses prix de vente aux gérants. À une époque où l’application des prix imposés par les fabricants de produits de marque se fait de plus en plus fréquente, le succursaliste voit ainsi émerger la perspective d’échapper à la maîtrise croissante du marché par les fabricants, tout en se vantant de défendre les intérêts du public. Comme chez les coopérateurs, le principe de la vente directe s’inscrit dans une perspective de défense du « consommateur » (Gide, 1910). En pratique, la direction de Casino peut restituer aux clients, dûment enregistrés, les gains ainsi opérés, sous la forme de timbres ou de tickets-primes. Preuve supplémentaire de cette forme de scepticisme ou de méfiance vis-à-vis des « grandes marques », la publicité de Casino, d’essence rationaliste et exclusivement informative, repose presque uniquement sur la notion de prix – à qualité égale.
3. Une entreprise familialiste et sociale
7Par-delà la convocation des valeurs traditionnelles de loyauté, d’enthousiasme et d’esprit d’équipe, les Notes et souvenirs de Geoffroy Guichard se distinguent par l’omniprésence des références aux vertus familiales. Tout en restant résolument attaché au capitalisme, le fondateur de Casino consacre l’idée de profit pour l’envisager à long terme et de façon partagée. Cette communauté de fortune s’applique en premier lieu aux descendants de Geoffroy et Antonia Guichard-Perrachon. Chaque fils ou gendre du fondateur a sa place au conseil de gérance de la société. Par-delà le cercle familial, les publications destinées aux employés du siège et aux gérants (les Circulaires ou Casino Journal) contribuent à la formation d’une communauté de valeurs, construites autour du culte des fondateurs. Érigé en modèle d’abnégation et de bienveillance, Geoffroy Guichard est conscient de l’importance de ces vertus dans la direction des hommes et dans l’animation de l’entreprise – des valeurs également réclamées du « bon commerçant ». La conséquence opérationnelle évidente de cet « esprit de famille » tient au caractère à la fois hiérarchique et social de l’entreprise. La direction veut être tenue au courant de « tout ce qui se passe dans la société »5. Pourtant, Geoffroy Guichard se montre conscient du fait que la réussite de son affaire dépend avant toute chose, de la valeur du personnel. Il veut s’attacher un noyau d’employés et d’ouvriers fidèles, en leur accordant par exemple, dès leur première année de présence un intérêt sur les bénéfices. La reconnaissance pose les bases de la loyauté. Tout employé père de trois enfants âgés de moins de 13 ans perçoit la somme de 50 francs par an et par enfant. Tout ouvrier employé ou gérant ayant 20 ans de présence est assuré de toucher à 55 ans, une somme de 2 000 francs. La stabilisation de la main-d’œuvre repose sur la sélection de candidats dont le profil idéal s’incarne dans un couple marié d’une trentaine d’années, ayant répondu positivement aux enquêtes et entretiens effectués par les inspecteurs. La longévité dans l’entreprise s’avère être « le lieu nodal où tout s’articule ; […] le terreau de la confiance fondée sur une longue observation de chacun » (Zancarini-Fournel, 1990, p. 62). La mise en application de ces valeurs familialistes passe par la prolifération des œuvres, telle la Société de secours mutuel fondée en 1905. Les œuvres sociales de l’entreprise se partagent en trois sous-ensembles : l’aide à la famille, les institutions de prévoyance et les organisations de loisirs. Parmi ces dernières, l’Association sportive du Casino devait rencontrer à travers son prolongement (l’AS Saint-Étienne), un rayonnement national hors du commun6. Nous noterons enfin que ces orientations ne sont pas étrangères au lien clientéliste tissé avec les acheteurs.
II. La standardisation du lien clientéliste (1918-1948)
8Forte de la réputation de défenseur du consommateur qu’elle s’est assurée durant la Première Guerre mondiale, la société Casino aborde l’après-guerre avec confiance, en redessinant l’organisation de ses services, dès 1918. Quinze ans plus tard, un membre de l’Association des directeurs commerciaux de France assimile l’idéal succursaliste à « l’organisation rationnelle, scientifique et harmonieuse de la production et de la distribution », estimant que « la production et l’échange ne sont concevables que si on les rattache à leur fin dernière qui est la Consommation »7. La rationalisation du commerce opérée par les chaînes passe ainsi par une triple standardisation de la marchandise, du magasin et de la relation client. Le préemballage, les impératifs hygiénistes, le soin apporté à l’étalage ou à l’affichage des prix, le respect scrupuleux du poids des marchandises contribuent à faire évoluer le commerce vers une forme d’échange dans laquelle les aspects logistiques s’équilibrent avec la relation personnelle. L’auteur britannique Janice Winship associe les mérites de la succursale aux attentes de la classe moyenne. La rencontre entre cette catégorie d’acheteurs et les valeurs d’austérité et de retenue mises en avant par les chaînes (une culture commerciale opposée au mode de consommation ostentatoire des grands magasins) devait se traduire par le renforcement des liens entre Casino et cette catégorie sociale (Winship, 2000, p. 15). Historiquement, le succursalisme reste associé à la diffusion de biens considérés comme nécessaires (ceux dont la classe moyenne supérieure a déjà été pourvue par les grands magasins) auprès d’une part croissante de la population. Le réseau de Casino atteint son apogée numérique en 1940 avec 1 674 succursales et 842 concessions.
1. Uniformiser le monde des biens
a. L’irrésistible progression du préemballage
9Les premières circulaires aux gérants montrent le caractère récurrent des questions de transport et de conservation des produits alimentaires. Comment éviter que les bonbons ne s’agglutinent au fond des bocaux, comment éviter la décoloration des sirops ou le rancissement de l’huile à la lumière ? Ces problèmes restent d’autant plus sensibles que les volumes livrés en vrac sont considérables, du moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le commerçant reçoit le savon de Marseille en barres, qu’il lui faut couper avant de peser chaque morceau ; le savon mou est livré en tonneaux de 12,5 ou de 25 kilogrammes ; l’alcali et l’eau de Javel en bonbonne de 30 à 60 litres à détailler en litres ; le pétrole en fûts de 180 litres, quand le sucre reste cassé à la main. Dès 1912, le biscuitier Lefèvre-Utile tentait de remplacer les tines (de grandes boîtes métalliques) de Petits-Beurre par des paquets de 125 et 250 grammes. En 1928, la plupart des produits sont désormais livrés en bouteille, en sac, en boîte ou en paquet sous une forme qui accélère la vente et évite de perdre son temps à détailler la marchandise. Le commerçant peut ainsi se consacrer à la relation avec la clientèle, en éduquant par exemple celle-ci à la vente de denrées désormais livrées sous emballage opaque : le vin bouché, le beurre en plaques, le café en paquets.
10Les problèmes de gestion des stocks ne font pourtant que s’amplifier, quand les succursales ajoutent la vente des fruits et légumes primeurs aux pommes de terre et aux légumes secs, toujours à partir des années 1920. Comme l’indique la direction stéphanoise en 1926, la consommation croissante de fromages, de beurres, d’œufs et de lait rend ces articles indispensables à la vente. Censée consacrer le professionnalisme de l’épicier, la conservation des fromages continue d’être une cause de préoccupation et de soin de la part des gérants, avant que les progrès industriels ne finissent par dénaturer ces denrées, de plus en plus maniables et transportables. La gamme de l’achalandage s’étend donc sensiblement, même si l’approvisionnement des boutiques reste d’abord tributaire de leur taille ou de la sélection opérée par les gérants. Nous savons que les « multiples ruraux », faisant office de country stores, ont un assortiment beaucoup plus étendu que leurs équivalents urbains ; ils vendent notamment un très grand nombre d’articles non alimentaires – des semences, de l’essence pour les machines agricoles, des briques de sel pour le bétail, etc. En ce qui concerne la production, la diversité de l’ensemble industriel édifié par Casino atteint son apogée au début des années 1930. À Saint-Étienne, la société fabrique son chocolat, sa confiture, son huile de colza, sa moutarde et ses produits d’entretien – cirage et encaustique, produits nettoyants et lessive. D’autres sites stéphanois abritent la parfumerie, la distillerie, la fabrique de limonade et la biscuiterie. La fabrique de Saint-Priest (Rhône) étend sa production de saucissons à la charcuterie fraîche et aux conserves de sardines et de saumon. L’usine de Marseille produit l’huile d’arachide et le savon blanc. Le cuvier de Beaucaire (Gard) est le lieu d’embouteillage des vins courants et des apéritifs.
b. Faire connaître le prix des articles
11L’affichage du prix des produits est une condition de la définition du commerce moderne, il s’oppose à la tradition du marchandage et doit construire une relation de confiance avec le client. Le commerçant veut dispenser l’acheteur de la nécessité de réclamer le prix, s’exposant ainsi au risque de perdre la face en refusant un produit jugé trop coûteux. L’affichage des prix est une exigence légale après la guerre, mais le respect des prix imposés par la direction de Saint-Étienne constitue aussi un engagement contractuel que le contrevenant peut payer de sa place ; il s’accompagne de la vérification systématique des poids par les inspecteurs. L’affichage des tarifs sur les panneaux exposés en façade des succursales, ou la diffusion des prix courants permettent ensuite au gérant de se distinguer de ses concurrents. Dans ce combat plus ou moins généralisé contre la vie chère, le calcul différencié des marges en fonction des produits perpétue ce que Félix Potin désignait au xixe siècle sous l’expression « compensation des bénéfices ». Étant donné la rareté des marques communes à tous les épiciers (le plus souvent des produits transformés comme Kub, Liebig ou Maggi), le prix du sucre offre une référence universelle. De façon plus qualitative, les circulaires présentent le café comme « l’article qui “classe” une bonne maison d’alimentation »8. Après la Première Guerre mondiale et durant la déflation des années 1930, la direction redouble de vigilance quant à l’application des baisses de tarifs dans les délais imposés, sans lesquelles les gérants risquent de passer pour des suiveurs, des profiteurs privant leur enseigne d’un puissant levier publicitaire. De même est-il recommandé au « bon commerçant » de remettre la note de leurs courses aux clients, par exemple en inscrivant le détail des achats sur un des articles emportés.
2. Ritualiser la relation marchande
a. Polir l’accueil et la présentation de soi
12La normalisation de l’apparence personnelle définit le « professionnel ». La première obligation imposée par la maison mère tient à l’hygiène et à la tenue plus ou moins uniforme des commerçants : un « bon gérant » porte une blouse propre, un faux col et une cravate. Il ne doit pas servir avec un chapeau, même si la casquette est tolérée. Il est toujours propre, coiffé et rasé ; les circulaires insistent sur l’élimination des barbes de huit jours ou des coiffures échevelées. Les mains du vendeur sont la partie du corps la plus sensible, celle qu’observe l’acheteur quand les produits alimentaires lui sont servis. Des ongles « en deuil » ne peuvent pas donner envie au client d’acheter, mais la direction combat également le fait de souffler dans les sachets pour les ouvrir ou de fumer dans la boutique. La politique d’accueil passe par l’effacement de tout ce qui ressemble à un obstacle entre le chaland et le commerçant – voilà ce qui condamne les marches, les portes difficiles à pousser ou pire, celles qui s’ouvrent en tirant. En ce qui concerne l’interaction avec l’acheteur, le vendeur doit immédiatement abandonner son travail pour servir la personne qui entre. Il aide un client à ranger dans son sac les articles qu’il vient d’acheter, offre une chaise à un client âgé ou fatigué, prête un parapluie à une cliente surprise par une averse ou fait traverser la rue à un enfant. En 1931, la direction lance le « Concours de l’acheteur inconnu », au cours duquel un inspecteur anonyme doit relever d’éventuelles négligences dans les succursales : le vendeur a-t-il bien accueilli le visiteur, l’a-t-il salué, remercié, accompagné jusqu’à la porte ? L’objectif de la direction de Casino consiste à créer des routines, à affermir le professionnalisme dont le commerçant se doit de faire preuve : parler aux clients avec la même bonne humeur de la première à la dernière minute de la journée, sans préjugé de classe ou de revenu constitue un principe commercial élémentaire.
b. Un authentique travail émotionnel
13Par « travail émotionnel », la sociologue américaine Arlie Hochschild désigne l’acte à la faveur duquel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment en vue de les rendre « appropriés » à une situation d’ordre privé ou professionnel (Hochschild, 2017). La direction de Casino insiste sur la nécessité pour le vendeur de rester aimable et de sourire, nonobstant ses soucis personnels : « c’est surtout après un échec que vous devez garder le sourire »9. Le sourire ne doit pas être la traduction d’une disposition personnelle ou des circonstances : il appartient à la définition du métier. Introduites en 1920, quand le siège veut propager la notion de « vente active » afin de redynamiser le sens commercial de ses gérants, les exigences d’amabilité et d’amitié se présentent comme récurrentes. Des formules faciles à mémoriser se renouvellent au fil des exemplaires de Casino Magazine, comme « l’homme au visage qui ne sourit pas n’a pas à ouvrir boutique » ou « une journée sans sourire est une journée sans soleil ». La campagne du sourire est à l’ordre du jour en 1931, quand la crise et la déflation rendent plus difficile les conditions d’exercice du métier. En 1929, un court-métrage produit par le siège, met en avant le sourire, à l’occasion des foires dans près de 300 cinémas ; il est suivi vingt ans plus tard, par Plaisir de vendre, un film pédagogique présenté aux nouveaux gérants, avec la participation de Fernandel. Un « bon gérant » s’applique à montrer à ses clients qu’il s’intéresse à eux ; il doit connaître suffisamment chacun pour tenir avec eux une conversation amicale. Dans les années 1930 chez Casino, la profession d’épicier est conçue comme un métier de service aussi personnel que la coiffure ! Dans cette perspective, la direction demande à ses gérants de garder en mémoire les achats de leur client et de se souvenir aussi bien qu’un cafetier ou qu’un marchand de tabac, de leurs habitudes et de leurs goûts. Les paroles et les gestes du gérant doivent construire une relation faite de confiance personnelle. Le bon vendeur confie plusieurs paires de chaussures à un client pour qu’il les essaye à domicile, il reprend les bouteilles n’ayant pas été ouvertes à l’occasion d’une fête. De même est-il demandé de remettre la monnaie directement dans la main.
3. Créer du lien : du démarchage à la fidélisation
a. La promotion des ventes auprès du public
14Fourni gracieusement aux clients, Casino Journal paraît entre 1901 et 1931 – quand il se fond dans Le Consommateur français. Cet « organe mensuel, commercial et humoristique » répond à la nécessité d’annoncer les tarifs et permet aux acheteurs de faire respecter l’application des prix imposés par le siège. Il sert ensuite à fidéliser les clients en abonnant, pour une somme modique, ceux qui souhaitent le recevoir à domicile. L’impression d’une presse d’entreprise permet ensuite au gérant de distribuer les prix courants, en blouse blanche, maison par maison, dans les rues de sa localité et les communes rurales alentour. La suppression du nom de Casino dans l’intitulé du journal témoigne en 1931 de la volonté d’élargir sa diffusion, en misant sur une extension de son contenu à des centres d’intérêt général – la vie familiale et la consommation. Avec ses conseils pratiques en matière de beauté, de jardinage ou d’éducation, il se présente de façon éclectique et récréative, tout en affirmant les bienfaits du succursalisme. Les plus grandes sociétés succursalistes ont engendré ce type de presse, sans doute inspirées par les publications issues du monde de la coopération. À la fin des années 1950, les plus importants tirages de ces organes d’entreprises sont Le Coopérateur de France, avec plus de 820 000 exemplaires dans neuf éditions régionales et Le Chasseur français, une émanation de l’entreprise stéphanoise Manufrance (800 000 exemplaires) quand Le Consommateur français est tiré à 100 000 unités.
b. La vente avec prime, une pratique commerciale en débat
15Les chaînes avaient de bonnes raisons de développer la vente avec tickets ou timbres-primes : ils constituent un avantage susceptible de compenser l’usage abondant du crédit par les commerçants indépendants ou la distribution de bonifications par les coopératives de consommation. À partir des années 1920, un « bon gérant » ne doit plus se séparer d’un client sans s’assurer qu’il possède bien son carnet boni. Michel Callon et Bruno Latour ont montré l’avantage que les partenaires commerciaux ont à ne jamais être quittes (Callon et Latour, 1997, p. 57). L’échange de tickets-primes contre des objets-primes permet d’instiller un « patronage continuel » (Strasser, 1989, p. 178) de la clientèle dont le but est de créer un lien, certes impersonnel mais réel puisqu’attachant le client à la marque-enseigne. Parce qu’ils vendent au comptant, les succursalistes ne disposent pas, contrairement aux indépendants, de l’efficacité du crédit pour s’attacher le public. Ils ont néanmoins la possibilité de redistribuer les profits tirés de l’intégration de la fonction du grossiste ou du producteur, à destination d’une catégorie d’acheteurs dûment enregistrés : leurs clients. Le système de la prime contribue d’ailleurs surtout à promouvoir les produits maison. En 1925, le café-prime représentait 76 % des 1 450 tonnes de café écoulé, malgré un prix de vente supérieur (à qualité égale) au produit générique. Conçu pour enregistrer le montant des achats primés, le carnet boni constitue un véritable répertoire de la clientèle – 85 % des acheteurs, soit 253 000 inscrits en sont pourvus en 1927. Le catalogue des objets-primes comprend majoritairement de la vaisselle, des articles de ménage ou de décoration. Peu avant les fêtes de Noël 1928, Casino Magazine annonce l’arrivée de dix wagons de tasses et de soucoupes en porcelaine à Saint-Étienne, mais c’est avec la dépression ressentie à partir de l’automne 1931, que le système connaît son apogée. Beaucoup de commerçants ne voient dans ce système qu’un argument publicitaire, même si d’aucuns le tiennent pour une forme de corruption du lien marchand, censé reposer sur le seul rapport qualité/prix. Le système de la prime fait, depuis le début du siècle, l’objet de vives discussions au Parlement, sans qu’elles débouchent sur aucune forme d’interdiction. En 1935, le siège de Casino n’hésite pas à mobiliser sa clientèle au moyen d’une pétition diffusée dans son réseau, en vue de répondre à une campagne organisée contre les primes. La proposition d’interdiction ayant échoué, le Stéphanois peut ouvrir un troisième magasin de primes, à Marseille (en 1936), après ceux ouverts durant l’exercice 1933-1934 à Saint-Étienne et à Clermont-Ferrand, et avant celui ouvert en 1937 à Lyon. In fine, la décision du Comité général d’organisation du commerce (CGOC) d’interdire la vente avec prime, en 1941, est confirmée avec la condamnation du système par la loi du 20 mars 1951.
III. La nécessaire adaptation aux principes de la distribution (1948-1960)
16L’historienne Victoria de Grazia a montré comment le mot « distribution » est entré dans l’usage en anglais américain à partir des années 1920 (Grazia, 2006, p. 140-141 et 151). Alors que le « commerce » semble fondé sur l’asymétrie des relations, la solidarité et la confiance, la « distribution » paraît impartiale ou désintéressée, assimilée à la seule fonction logistique. Le thème surgirait peu après la Première Guerre mondiale, quand les capacités de production commencent à dépasser les possibilités d’absorption du marché. Les États-Unis passeraient alors de l’âge de la production à celui de la distribution, au moment où la surproduction deviendrait un « problème » de non-distribution. L’usage du terme est validé avec l’organisation, par la Chambre de commerce américaine, en 1925, de la National Distribution Conference – à Washington. Le terme est introduit en France, comme nous le constatons chez Casino, au début des années 1930 tandis que son usage s’épanouirait au tournant des années 1940. L’emploi de ce mot nouveau permet aux réformateurs partisans de la « distribution » de mettre en avant leur vision fordiste du métier, face aux défenseurs d’un « commerce » considéré à la fois comme pléthorique et malthusien. À la fin de la décennie, le concept se prolonge (sans se confondre) avec le libre-service, une pratique commerciale inaugurée en France en 1948.
Source : © Groupe Casino – archives municipales de Saint-Étienne, 102 S 1810.
1. Le libre-service chez Casino : cas d’école ou cas à part ?
a. L’expérimentation du libre-service : un échec ?
17Apparu aux États-Unis pendant la Première Guerre mondiale, le self-service ne représenterait, d’après Catherine Grandclément, qu’un « ingrédient du foisonnement d’expérimentations » (Grandclément, 2011), avant sa généralisation à partir du moment où le succursaliste A&P adopte la formule en 1936. Comme en France, les chaînes succursalistes américaines ont constitué les chevilles ouvrières du mouvement de modernisation du commerce de détail. Échafaudée chez Casino dès 1930, l’idée de tenter l’expérience du self-service se concrétise à l’issue du voyage transatlantique auquel participe Pierre Guichard, sous l’égide du Centre des jeunes patrons en 1947. La visite d’étude est à l’origine de l’ouverture des magasins à libre-service Goulet-Turpin et Casino en juillet et en octobre 1948 (Jessen et Langer, 2012). Le succès paraît immédiat, mais il s’avère surtout lié à la curiosité des visiteurs. La nouvelle formule plaît à la jeune ménagère, à la femme qui travaille ou aux hommes, mais elle déplairait à la ménagère plus âgée, à la cuisinière de maison bourgeoise et aux personnes indisposées par l’obligation de devoir porter un panier. L’acheteur n’a pourtant pas l’obligation de se servir lui-même, comme l’indique le texte peint sur les murs des premiers libres-services Casino : « le gérant reste à votre disposition pour vous servir ou vous renseigner ». Dans un entretien avec un journaliste du Journal des épiciers suisses en 1951, Pierre Guichard affirme que le chiffre d’affaires de ses premiers magasins en libre-service est redescendu à un niveau inférieur à celui des autres succursales. Le futur dirigeant de Casino conclut à « l’échec momentané du système »10, même s’il admet la possibilité de sa réussite, quand la situation économique, les salaires et le niveau de vie se seront améliorés. La nouvelle formule de vente continue donc d’alimenter un certain scepticisme, accrédité par l’insuffisance des capitaux disponibles, le manque de place dans les boutiques, les doutes sur les capacités d’adaptation de la clientèle, la mauvaise situation géographique du point de vente, l’expérience décevante d’un confrère ou la crainte du vol. Insistons enfin sur le sentiment de dépossession de l’épicier, convaincu de devenir un « distributeur automatique » de produits conditionnés. Comment ne pas craindre en effet, face au déclin continu du savoir-faire autrefois lié au métier, la disparition du vendeur ? C’est d’ailleurs ce que préconise le professeur de marketing Malcolm Mac-Nair, convaincu du fait que le meilleur remède à l’inefficience du personnel de vente réside… dans son élimination.
b. La priorité donnée à d’autres formes de modernisation
18Malgré l’insuccès des premiers magasins à libre-service, le système Casino continue de se perfectionner, au point de présenter une forme d’apogée dans les années 1950. Il paraît intéressant de noter que, parmi les six principales villes en tête du classement par leur chiffre d’affaires, quatre d’entre elles enregistrent leur apogée démographique durant les Trente Glorieuses – Roanne (avec 24 succursales), Roche-la-Molière, Le Creusot, Clermont-Ferrand11. Toutes (on peut ajouter Issoire et Vénissieux) peuvent être considérées comme des villes industrielles. La majorité des succursales et concessions reste toutefois implantée dans des communes rurales. Encouragée par le dynamisme et la solidité des résultats, la direction de Casino poursuit la modernisation entamée dans l’entre-deux-guerres : elle passe par la réfection « en blanc » des succursales et l’amélioration de l’habitat des gérants. Les aménagements consistent dans la suppression des comptoirs et des vitrines, la substitution de la peinture claire aux anciens vernis sombres, la profusion fluorescente en lieu et place des lampes à incandescence, l’installation d’une gondole centrale ou la rénovation de l’étiquetage. La barrière du comptoir se trouve réduite et reléguée en fond de boutique, au profit d’une redistribution de l’espace offrant aux clients la possibilité d’accéder à des présentoirs ou de « toucher des yeux » (Cochoy, 2008, p. 36-37). Catherine Grandclément a montré l’absence de transition brutale entre la vente au comptoir et le libre-service, pointant la présence, dans l’espace de la boutique traditionnelle de biens accessibles au regard et à la main dans des paniers, des caisses et des présentoirs (Grandclément, 2011). Nous retrouvons ce type de distinction chez Casino, entre les libres-services « méthode de présentation des marchandises » et les libres-services « méthode de vente ». Au milieu des années 1950, la façade des nouveaux points de vente présente des vitrines sans fond, des plateaux d’étalages et des portes de grandes dimensions en verre sécurité qui concourent avec les vitrines ouvertes à offrir une vue totale du magasin. Enfin, la direction de Casino cherche à devancer ses concurrents grâce à l’installation de meubles frigorifiques, associés aux tournées de livraison des succursales par les « camions blancs » réfrigérés à partir de 1950. Grâce à la diffusion des glacières à vitrine, la société peut répondre à une demande croissante en produits dont la fraîcheur est désormais garantie par des dates de péremption – petits-suisses, carrés Gervais, crème fraîche, yaourts et autres fromages frais, volailles et gibiers. Les ventes de fromages quadruplent entre 1938 et 1959. L’exemple américain de « la chaîne du froid » est évoqué à partir de 1959, quand la direction étudie la possibilité de créer des rayons de boucherie dans les meilleures succursales à « libre-service ».
2. Les métamorphoses du lien marchand
a. De nouvelles habitudes d’achat
19Nombreux sont les articles de la presse spécialisée soulignant la progression des recettes provenant d’achats par « impulsion », à mesure que les articles sont mis à la vue et à la portée de main du client. L’expression robot retailing reflète la tendance à simplifier et à créer l’impulsion d’achat de façon presque mécanique, en dehors de toute intervention humaine. Si le terme est exagéré, du moins souligne-t-il l’utilisation de méthodes permettant d’accélérer les opérations de vente, avec la transformation des habitudes commerciales. Dans le commerce traditionnel, l’acte d’achat exigeait un examen attentif de la marchandise, une réflexion certaine et d’éventuelles discussions, sans mentionner le marchandage : l’acheteur devait faire assaut d’intelligence et d’expertise avec le détaillant. Pourtant, la liste des achats, insigne de la ménagère, commence à disparaître, tout comme la réflexion préalable à l’achat. En réduisant les files d’attente, le libre-service, restreint aussi les observations mutuelles, les commentaires sur ce que chacun achète ou les commérages sur la vie du quartier. Michel de Certeau a qualifié cette ancienne habitude commerciale de « pratique parlante » ; il l’oppose à « la hantise absolue » représentée par l’anonymat de la distribution (Certeau, 1994, p. 108-109). Celle-ci instaure une forme d’équité d’accès aux produits, dont la qualité échappe elle aussi de plus en plus à la personnalisation des relations. Sans aller jusqu’à évoquer une robotisation ou une automatisation du commerce, le principe de la distribution dépersonnalise indiscutablement la relation marchande.
b. Une clientèle en voie de détachement ?
20Une évolution se fait jour dans la relation avec les clients, indépendamment du fait que le libre-service a tendance à dépersonnaliser la relation marchande. Bien qu’il ait été jusqu’alors recommandé, chez Casino, de désigner les clients par leur nom, la direction demande en 1957 à ses gérants de s’abstenir de les nommer. Avec l’accroissement de la concurrence entre les différentes formules commerciales et les possibilités de déplacement offertes par la voiture, certains observateurs s’aperçoivent que le public ne considère pas nécessairement le lien marchand de façon positive. La population se détache des liens clientélistes anciens à mesure qu’elle se déplace de la campagne à la ville ou du centre vers les banlieues. Tracey Deutsch a montré que les relations personnelles n’étaient pas une garantie d’interactions harmonieuses, dénuées de heurts, car l’achat et la vente en face à face sont longtemps restés le résultat de rapports de force et de chicaneries (Deutsch, 2010, p. 37). C’est la raison pour laquelle certains clients s’opposent à une relation marchande trop personnalisée, lui préférant des établissements au sein desquels la suppression de l’épicier écarte tout risque de rapport de force. Cette transformation de la relation entre le client et le commerçant résulte peut-être également de l’état d’esprit antidétaillant qui se manifeste après la guerre, à l’encontre d’une partie du commerce d’alimentation. La relation marchande semble être sur le point de basculer vers la notion fordiste de distribution de masse, désormais considérée comme l’incarnation de la modernité marchande. Le détaillant aurait vocation à cesser d’être le centre de la boutique, marginalisé par une culture du libre choix et de la standardisation qui finit par faire de la rencontre et de la communication personnelle un facteur de coût. Cette évolution n’empêche pourtant pas la poursuite de l’intégration au marché d’une part croissante de la population, car les « tournées de chine » semblent profiter de circonstances favorables. L’approvisionnement par camion des habitants des campagnes, encore assez nombreux mais peu motorisés donne aux années 1950 une allure d’apogée du colportage – du moins en volume. Certains gérants circulent de ferme en ferme ou de hameau en hameau, quand d’autres approvisionnent les cités ou les groupes d’habitations périurbains non encore pourvus d’équipements commerciaux. Le nombre des tournées d’avant-guerre est dépassé, avec 576 unités en 1951. Plus de la moitié des 1 653 gérants assurent des tournées de vente en fourgonnette en 1959, ce qui génère entre 20 et 25 % du chiffre d’affaires de la société. En ville, la direction de Casino cherche à développer les livraisons gratuites à domicile, le plus souvent effectuées par le fils ou l’employé du gérant.
3. Les prodromes de la grande distribution
a. Une lente évolution des surfaces de vente
21La concurrence sur les prix amène chacun des opérateurs à accélérer la rotation des stocks et à réduire le temps de l’acte de vente lui-même. Chez Casino, la décision est prise en 1953 de ne plus ouvrir ou transformer de succursales qu’en libre-service, mais cette évolution s’effectue au sein de structures immobilières relativement contraintes. Comme ailleurs en France, les surfaces de ventes restent très modestes – moins de 40 mètres carrés. La tendance européenne est aux gondoles basses, aux allées étroites et à l’usage du panier alors que la pratique américaine met au contraire l’accent sur le chariot, possible uniquement dans des allées larges et rectilignes. Contrairement aux États-Unis, où elle est étroitement liée à la création des supermarchés, l’introduction du libre-service a principalement été réalisée sous la forme d’une transformation des magasins déjà existants. C’est ce qui donne l’impression que « tout change, sans que rien ne change ». Il n’en reste pas moins que les magasins possédant les plus importantes surfaces sont les plus dynamiques. Au moment où les rénovations en blanc s’achèvent en 1956, la direction de la chaîne décide alors de ne plus transformer que les magasins susceptibles de profiter au mieux des avantages du libre-service. Paradoxalement, le nombre d’ouvertures ou de transformations en libre-service ralentit ; il ne concerne à partir de 1958 que des surfaces d’au moins 70 mètres carrés, dénommées supérettes. À la fin de cette année, seules un peu plus de 400 succursales fonctionnent en libre-service, soit moins du quart du réseau de Casino. Parmi elles, 60 « supérettes » en libre-service « intégral » excèdent 70 mètres carrés – elles sont 125 au 31 décembre 1960, sur 461 magasins en libre-service. Casino détient alors près du quart des 1 663 points de vente en libre-service de produits alimentaires recensés en France (en 1959) – Goulet-Turpin, un cinquième. Le mouvement général de rationalisation n’entraîne qu’une diminution très lente du total des succursales Casino – leur nombre s’élève à 1 652 unités en 1960 contre 1 674 en 1940. Le resserrement du réseau s’accompagne en effet, à partir du milieu des années 1950, d’un mouvement de redistribution spatial qui en atténue les conséquences. La priorité étant donnée aux magasins situés dans les quartiers urbains les plus densément peuplés, le nombre des ouvertures compense presque celui des fermetures.
b. La conversion de Casino au supermarché
22Le supermarché est un magasin de détail proposant l’ensemble des produits alimentaires en libre-service, sur une surface comprise entre 400 et 2 500 mètres carrés. Le choix de Grenoble comme lieu d’implantation du premier supermarché Casino n’a rien de surprenant. Connu pour sa forte croissance démographique et son sous-développement commercial, le chef-lieu de l’Isère fait l’objet d’une bataille entre discounters à compter de l’ouverture en septembre 1958 d’un centre Leclerc de 200 mètres carrés, en plein centre (Villermet, 1994). La première réponse provient de l’homme d’affaires Roger Berthier, quand il lance une chaîne de commerce à dominante alimentaire à prix de gros, sous l’enseigne Saveco. La « bataille de Grenoble » s’engage, entraînant une reconfiguration du commerce et de la distribution dans le sud-est de la France et au-delà. La bataille soulève également la question des boycotts orchestrés par les fournisseurs, qui refusent de livrer les discounters ou leur appliquent des conditions discriminatoires. L’identification d’un intérêt commun entre fabricants de produits de marque et commerçants traditionnels (parmi lesquels les succursalistes) apparaît clairement : en sacrifiant les prix des « grandes marques » (comme Lesieur ou Olibet), Édouard Leclerc bouscule tout un système de situations acquises. Seules les marques prévendues par la publicité offraient en effet la possibilité de comparer les prix, donc de choisir en toute connaissance de cause entre les anciennes et les nouvelles enseignes de distribution. C’est aussi la raison pour laquelle l’essor des nouveaux distributeurs signe la victoire des marques de type fordistes, désormais diffusées au sein de réseaux étendus à l’échelle du pays. Contraints de réagir, les succursalistes L’Allobroge et Casino ne se privent pas d’accuser les discounters de « gâcher le métier », mais leur réponse ne pouvait se limiter à un alignement sur certains tarifs. Casino et Leclerc ne s’affrontent pas directement, car l’ouverture du premier supermarché Casino intervient après la « bataille » opposant les centres Leclerc et les magasins Saveco. C’est pourtant dans ce nouvel environnement que le Stéphanois inaugure le supermarché Joseph-Vallier, à Grenoble le 18 mai 1960. Implanté sur une surface de vente de 850 mètres carrés, ce premier supermarché Casino est présenté comme le plus vaste de France, même s’il ne possède pas son propre parc de stationnement. Les Guichard, qui en ont confié la réalisation à un expert américain d’origine allemande, Paul K. Halstead, présentent l’inauguration de cet établissement comme le début d’une ère nouvelle pour la société.
Conclusion : du client au consommateur
23Au tournant des années 1960, l’essor de la grande distribution se présente comme l’aboutissement d’une évolution ancienne et discontinue. La transition du client au consommateur traverse plusieurs longues périodes de pénurie durant lesquelles la distribution des denrées alimentaires prend la forme de la répartition, durant la Première ou du rationnement, durant la Seconde Guerre mondiale. Ces deux épisodes ne sont pourtant pas à l’origine du consommateur. En effet, ce dernier ne se définit pas par la seule distribution des biens (dans le sens logistique du terme) mais par l’autonomie et le libre choix. Notons enfin, l’inachèvement de cette transition, en 1960. Si l’action rationalisatrice des succursalistes paraît évidente, la standardisation des articles ou la normalisation de la relation client restent le fait de magasins au sein desquels le vendeur continue de jouer un rôle primordial. Des résistances subsistent, malgré l’action déterminante des chaînes dans l’introduction du libre-service et des supermarchés. Désormais habitué à des produits préemballés vendus sous marque, le client est prêt à se transformer en consommateur, mais les entreprises comme Casino ne semblent pas désireuses de remplir toutes les conditions d’exercice de sa liberté de choix. La transformation très progressive des succursales de Casino ne change pas résolument le nombre ou la taille des points de vente ; les marques propres continuent d’y tenir une place fondamentale, y compris dans le premier supermarché du réseau. La transformation du client en « pur » consommateur ne peut être considérée comme achevée qu’à partir du moment où l’acheteur est détaché de toute influence personnelle, quand le lien de confiance avec le commerçant est remplacé par de nouveaux dispositifs marchands. Or, la direction de Casino semble rencontrer des difficultés à distendre des liens clientélistes établis de longue date. La transition ne devait s’opérer qu’avec l’unification du marché français par les nouveaux distributeurs, appuyés sur l’essor des marques nationales de biens de consommation. Chez Casino, les volumes écoulés restent le fait des quatre seuls entrepôts du Sud-Est – Lyon, Marseille, Saint-Étienne et Clermont-Ferrand. Enfin, la redistribution des cartes opérée à partir des années 1960 s’accompagne d’une baisse des prix, devenue évidente avec la diffusion d’une consommation de masse.
Bibliographie
Presse
Casino Journal, 1901-1931 (Saint-Étienne), devient Le Consommateur français en 1931.
Le Coopérateur de France, 1928-1983 (Paris).
Casino Magazine, 1925-1944 (Saint-Étienne), renommé Notre Magazine en 1939.
Circulaire aux gérants, 1902-1948 (Saint-Étienne), renommée Entre Nous en 1948.
Vendre, 1923-1972 (Paris).
Bibliographie
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Certeau Michel (de), 1994 [1980], L’invention du quotidien, t. 2. Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard.
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Notes de bas de page
1 Casino Journal, n° 1, 25 novembre 1901.
2 Saint-Étienne fait figure de ville-champignon ou de « ville à la campagne » ; la commune abrite 56 000 habitants en 1851, 146 000 en 1901 et 193 000 en 1926.
3 Consultées au siège du Groupe Casino en 2014, les archives ont été versées depuis aux archives municipales de Saint-Étienne (AM SE 102 S).
4 Avec le record de 184 ouvertures, l’exercice 1931-1932 prolonge cette expansion vers Marseille et au-delà.
5 « Siège social, administration centrale », Organisation du Casino, 1918, p. 1, AM SE, 102 S 2400.
6 Le club des Verts, le plus titré de l’histoire du football français a pour emblème la couleur du groupe de distribution ; il évolue au sein du stade Geoffroy Guichard, inauguré en 1931.
7 « Ce que pense du gérant de succursale un défenseur du petit commerce », Casino Magazine, octobre 1933, p. 5, AM SE, 102 S 1775.
8 « À travers les vieilles circulaires », Casino Magazine, août 1938, p. 6, AM SE, 102 S 1776.
9 « Quel que soit le résultat de votre tentative de vente, ne marquez jamais ni satisfaction ni dépit », Circulaire aux gérants, 26 janvier 1920, AM SE, 102 S 1163.
10 « Le libre-service est-il un échec en France ? », Vendre, n° 251, janvier 1951, p. 16.
11 Entre Nous (le nom des Circulaires aux gérants à partir de 1948), 27 octobre 1950, AM SE, 102 S 1171.
Auteur
Olivier Londeix est professeur agrégé et docteur en histoire. Chargé d’enseignement à l’université Bordeaux Montaigne, il a soutenu sa thèse intitulée Du client au consommateur : Casino, une chaîne succursaliste alimentaire française (1898-1960) en 2018 sous la direction de Sabine Effosse à l’université Paris-Nanterre. Il est spécialisé dans l’histoire du commerce de détail et de la consommation (xixe et xxe siècles).
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