Des artisans du verre dans le bourg monastique de Jumièges (Normandie, France)
p. 315-324
Résumés
Résumé. Un ensemble modeste de verres attribués à un large VIIIe siècle et découverts aux abords de l’abbaye de Jumièges témoigne de la présence d’un ou de plusieurs ateliers secondaires à proximité de cet édifice emblématique de la basse vallée de la Seine. Les analyses physico-chimiques par LA-ICP-MS ont révélé que le lot composé de tessons de verre creux et de verre plat, de déchets d’artisanat et d’un bloc de verre brut attestait la refonte de groisil et de matière brute originaire du Proche-Orient.
Summary. Small finds of glass dated to a long 8th century and discovered near the abbey of Jumièges proves the presence of one or more secondary workshops, close to this emblematic edifice of the lower Seine valley. Elemental analysis by LA-ICP-MS on stained window glass, glassware shards, craft remains and a raw glass block have revealed that both cullet and Levantine raw material were remelted.
Texte intégral
1Nous souhaitons présenter ici un lot relativement modeste de mobilier en verre daté entre la fin du VIIe et le début du IXe siècle, mis au jour lors de travaux chez des particuliers aux abords de la célèbre abbaye de Jumièges (Seine-Maritime, Normandie) (fig. 1). Il est composé d’une vingtaine de tessons de verre qui n’aurait certainement pas fait l’objet d’une étude plus poussée sans la présence concomitante d’un bloc de verre brut en parfait état de conservation. Ajoutées à l’intérêt que suscite cet élément, son attribution aux premiers temps de l’abbaye et la découverte fortuite d’un bord de creuset contemporain à proximité ont motivé une approche archéométrique afin de compléter les données typologiques, malheureusement fortement limitées par la fragmentation de l’ensemble. Les analyses de composition élémentaire se révèlent ici particulièrement éloquentes puisqu’elles permettent d’évaluer les ressources des artisans verriers du VIIIe siècle et de restituer certaines de leurs pratiques dans la gestion des matières premières.
1 Contexte historique et archéologique
2L’abbaye Saint-Pierre de Jumièges est un monastère bénédictin de la basse vallée de la Seine, situé en aval de Rouen. La prospérité de cette fondation royale du milieu du VIIe siècle fut annihilée par le pillage et l’incendie de ses édifices par les Vikings en 841. L’établissement fut relevé au cours du Xe siècle par les premiers ducs de Normandie puis régulièrement remanié jusqu’au XIVe siècle. Les ruines actuelles conservent d’exceptionnels vestiges carolingiens de l’église Saint-Pierre, attribués à la fin du VIIIe siècle ou au début du IXe siècle. Cet édifice succéda sans doute à l’oraculum dédié à saint Pierre et localisé par la Vita Filiberti (début du VIIIe siècle) au sud d’une grande église dédiée à Notre-Dame et au cœur d’une vaste enceinte quadrangulaire.
3La documentation archéologique du VIIIe siècle a été enrichie ces dernières années par la découverte fortuite de mobilier directement lié à l’artisanat du verre. En 2006, la plantation d’un arbre au voisinage de l’église paroissiale Saint-Valentin a permis la mise au jour d’un morceau de creuset de verrier réalisé à partir d’une céramique du VIIIe siècle.
4En 2010, les travaux de terrassement menés par un particulier dans l’enceinte de l’ancien courtil de l’abbaye a motivé l’analyse d’une longue coupe stratigraphique conservant notamment de multiples vestiges fossoyés et sédimentaires, également attribuables à un large VIIIe siècle. L’observation de ces dépôts charbonneux a livré un corpus de 21 tessons de verre. Ces éléments permettent sans doute d’assurer la présence d’artisans du verre à proximité immédiate — voire à l’intérieur — de l’enceinte monastique de cette époque. En effet, au-delà du voisinage de l’église Notre-Dame, plusieurs indices (porte Saint-Michel, cimetière, voies anciennes) autorisent la restitution d’une enceinte sans doute bien plus étendue vers le nord qu’elle ne le sera à l’époque moderne.
2 Aspects typologiques du mobilier en verre alto-médiéval
5Le petit lot de verres découvert en 2010 dans la grande coupe stratigraphique est composé d’une vingtaine de tessons et d’un bloc de verre brut. Hormis un fragment très altéré et totalement dévitrifié, tous les verres sont bien conservés, avec parfois seulement quelques irisations de surface. La majorité a une teinte naturelle, entre vert clair et bleu-vert, due aux oxydes métalliques naturellement présents dans les matières premières. Seuls trois tessons arborent une coloration bleu-vert plus soutenue, que les analyses physico-chimiques ont révélé volontairement provoquée par ajout de cuivre (cf. infra). Malgré la forte fragmentation des morceaux de verre, on peut distinguer trois catégories de mobilier : le verre architectural, le verre creux et les déchets d’artisanat.
6Deux tessons de verre plat incomplets et de moins de 3 cm de long ont été identifiés. Le premier est verdâtre et présente un bord retouché au grugeoir (fig. 2, n° 1), tandis que le second, presque incolore, possède un bord adouci qui correspond au bord d’une plaque de verre soufflée en manchon (fig. 2, n° 7). En effet, la faible épaisseur de ces verres plats — environ 2 mm — et leur surface lisse laissent raisonnablement penser qu’ils ont été soufflés et non coulés (Foy, Fontaine 2008). Le grugeage visible sur le fragment n° 1 indique en outre que celui-ci était destiné à être inséré dans une résille de plomb ou de bois pour former un vitrail-mosaïque. Ces deux éléments, bien que modestes, pourraient indiquer que la première abbaye de Jumièges était dotée de vitrages. De mieux en mieux reconnu en contexte archéologique (De transparentes spéculations 2005 ; Balcon-Berry et al. 2009), le verre plat demeure toutefois relativement rare au haut Moyen Âge et semble réservé à des édifices à vocation religieuse ou funéraire, plus rarement à des bâtiments civils aristocratiques à partir de l’époque carolingienne. À proximité de Jumièges et contemporaine de la fondation de l’abbaye, l’église mérovingienne de Notre-Dame-de-Bondeville a livré un ensemble important composé d’au moins 135 fragments de verre plat et de seize baguettes de plomb (Langlois 2009). Les couleurs (bleu, bleu-vert, vert émeraude, rouge et marron) et la forme de certaines pièces grugées suggérant la présence de scènes figurées attestent un art du vitrail pratiqué et maîtrisé dans la région aux VIIe-VIIIe siècles. Le savoir-faire va évoluer au siècle suivant pour donner naissance à des compositions plus variées et colorées, agrémentées de peintures. Les fragments de verre mis au jour lors des fouilles de la cathédrale Notre-Dame à Rouen et datés antérieurement au milieu du IXe siècle affichent en effet des motifs peints à la grisaille représentant des draperies, des mains et un visage (Le Maho 2009). Quant à l’ensemble exceptionnel de 473 fragments de vitrail découvert vraisemblablement lors de fouilles entreprises en 1857 dans la chapelle du bras nord de l’église Notre-Dame de Jumièges (Le Maho et al. 2014), le panel de teintes et la minutie des décors donnent une idée précise du développement du procédé dans l’art roman. L’étude iconographique des grisailles situe en effet la réalisation des verrières dans le dernier tiers du XIe siècle. Plusieurs fragments figurant des personnages ou des éléments architecturaux ont pu être rapprochés de manuscrits normands contemporains, tandis que les inscriptions en capitales romaines font écho à la Tapisserie de Bayeux.
7Mais les deux verres plats mis au jour dans la coupe stratigraphique à Jumièges n’ont rien de commun avec ces exemplaires plus tardifs : absence de décor peint, teinte naturelle, épaisseur beaucoup plus fine et composition chimique différente. Leur présence dans les niveaux alto-médiévaux pourrait également être expliquée par leur utilisation comme groisil. En effet, l’identification de déchets d’artisanat du verre dans les mêmes contextes n’exclut pas la possibilité d’une récupération de verre brisé comme apport de matière première.
8Cette hypothèse vaut également pour les 13 tessons de verre creux qui composent l’ensemble (fig. 2, n° 2, 8, 19, 20). Ces fragments ne dépassent pas 3 cm de long et ont tous moins de 2 mm d’épaisseur. Malgré la présence d’un bord adouci et légèrement évasé (fig. 2, n° 2), aucune forme ne peut être identifiée. Il n’est donc pas possible d’identifier la production de l’atelier sur la base de ces maigres éléments.
9Les déchets d’artisanat n’apportent pas d’information supplémentaire à ce propos. On distingue une section de fil de verre étiré vert clair (fig. 2, n° 4), deux nodules informes verdâtre et bleu turquoise (fig. 2, n° 12) et un fragment courbe présentant quelques inclusions sombres prises dans la masse, qui pourrait correspondre à un mors de canne (fig. 2, n° 13). Un bloc de verre brut de 115 g (fig. 2, n° 5), très bien conservé, vient compléter ce lot. Ses arêtes vives et ses faces brutes indiquent qu’il provient d’une dalle de verre débitée en blocs non calibrés (Foy et al. 2000), telles celles produites au Proche-Orient (Freestone et al. 2000) et en Égypte (Nenna 2010). L’épaisseur de la matière lui confère au cœur une teinte lumineuse bleu turquoise, tandis que les bords sont presque incolores.
10Une autre découverte vient appuyer l’hypothèse d’un artisanat du verre à Jumièges : celle d’un fragment de creuset de verrier à quelques centaines de mètres au nord-est de la coupe stratigraphique. Il s’agit une céramique du VIIIe siècle réemployée et chemisée afin de résister aux fortes températures (fig. 2, n° 21). L’extérieur est fortement vitrifié, tandis que la surface interne est partiellement recouverte d’une fine couche de verre verdâtre translucide et brun-rouge opaque au niveau de l’ouverture. Les creusets du haut Moyen Âge ne sont pas des céramiques spécialement produites pour la refonte du verre, contrairement à leurs homologues plus tardifs. Les artisans verriers ont réutilisé des céramiques culinaires à forte capacité réfractaire pour la refonte de verre brut et de groisil, une technique déjà repérée sur plusieurs sites d’ateliers mérovingiens (Bully et al. 2015 ; Lassaunière et al. 2016 ; Louis 2015).
3 Aspects archéométriques
3.1 Méthodologie
11La totalité du petit lot de fragments de verre ainsi que le bloc de verre brut et le fragment de creuset ont été analysés par spectrométrie de masse à plasma couplée à un prélèvement par ablation laser (LA-ICP-MS) au Centre Ernest Babelon (IRAMAT, Orléans) (fig. 3). Cette technique, qui ne nécessite pas de préparation du matériau, est considérée comme non destructive puisque le microprélèvement de matière est invisible à l’œil nu (diamètre inférieur à 0,1 mm pour 0,2 mm de profondeur). Les prélèvements sont effectués sur des surfaces saines du verre afin d’analyser la matière d’origine et non celle qui a subi les altérations du temps. L’avantage de cette méthode est de pouvoir mesurer jusqu’à cinquante-huit éléments, soit la quasi-totalité des composants majeurs, mineurs et traces du verre. Ces derniers sont essentiellement utilisés pour les études de provenance car la probabilité que des compositions identiques se retrouvent dans des productions d’ateliers géographiquement différents est faible. Quant aux composants majeurs du verre et ses adjuvants (colorants, décolorants et opacifiants), leur taux permet d’identifier la recette de fabrication et de déterminer la famille chimique du verre (Gratuze 2014).
12Un seul échantillon — un fragment de panse indéterminé — n’a pu être analysé, faute de matière saine. Pour le reste, à l’exception du creuset, les résultats obtenus ont dévoilé une composition élémentaire très similaire, caractérisée par de fortes teneurs en soude (Na2O) et en chaux (CaO) et de faibles taux de potasse (K2O) et de magnésie (MgO). Il s’agit donc de verres sodiques à fondant minéral de types natron, comparables à la plupart des verres mis en forme en Europe et sur le pourtour méditerranéen entre le IIIe siècle av. J.-C. et le IXe siècle à partir d’une matière brute produite au Proche-Orient.
3.2 Verres d’origine levantine et assimilés
13Certains éléments chimiques mineurs et traces du verre sont liés au sable utilisé comme apport de silice et peuvent ainsi servir de marqueurs de l’origine géographique. En comparant les teneurs en oxydes de titane (TiO2) et de zirconium (ZrO2) des verres au natron de Jumièges à celles de plusieurs groupes déjà établis (Foy et al. 2003 ; Phelps et al. 2016) et correspondant à des zones de production bien distinctes, il apparaît que 13 échantillons sur 20 ont une signature proche des verres de la côte syro-palestinienne (fig. 3, groupes A et B ; fig. 4). Majoritaires durant toute l’Antiquité romaine, les importations de verre brut en provenance du Proche-Orient sont maintenues dans une moindre mesure après la chute de l’Empire. Des ateliers primaires sont toujours actifs aux VIe-VIIIe siècles dans cette région de la Méditerranée orientale, comme en attestent les découvertes archéologiques de Bet Eli’ezer, Bet She’arim et Apollonia/Arsuf (Freestone et al. 2008 ; Gorin-Rosen 2000 ; Tal et al. 2004). Le verre brut de cette période se distingue cependant des productions antérieures par l’absence de manganèse (Foy et al. 2003, série 3.3 ; Freestone et al. 2000, 70-71 ; Gratuze 2000, 192), cet ingrédient ajouté volontairement par les artisans verriers afin d’atténuer les pouvoirs colorants du fer et rendre ainsi le matériau quasi incolore. Or, en comparant les verres d’origine présumée levantine de Jumièges (soit 13 échantillons) aux groupes tardifs N-1 et N-2 définis par Phelps et alii (Phelps et al. 2016), correspondant respectivement aux ateliers primaires d’Apollonia/Jalame et de Bet Eli’ezer, on observe que les taux en oxyde de manganèse (MnO) de certains échantillons dépassent 0,05 % (fig. 5). Ce phénomène pourrait être expliqué par la refonte de groisil pour la fabrication des objets, en complément du verre brut. Les huit échantillons concernés (fig. 3, groupe B) présentent par ailleurs des teneurs en cuivre (CuO), antimoine (Sb2O3), étain (SnO2) et plomb (PbO) qui traduisent également une pratique du recyclage et la refonte de verres colorés, décolorés ou opacifiés par ces oxydes métalliques (fig. 6). En effet, il est généralement considéré que les adjuvants chromogènes sont volontairement introduits dans le mélange en fusion lorsque leur concentration dépasse 1000 ppm. Si ces mêmes éléments sont présents à des taux compris entre 100 et 1000 ppm, ceci est interprété comme une indication de recyclage (Foster, Jackson 2010). En deçà, les artisans verriers ont uniquement refondu du verre brut pour façonner leur production.
14Ces teneurs limites sont commodes pour une première interprétation des compositions élémentaires, mais elles ont été établies de façon arbitraire et ne sont pas représentatives des taux réels de ces éléments chromogènes dans la matière brute, qui peuvent par ailleurs varier selon la source de sable. Récemment, Ceglia et alii ont défini les seuils pour les productions de l’atelier primaire d’Apollonia : Co et Cu à 3 ppm, Zn et Pb à 10 ppm et Ag à 1 ppm (Ceglia et al. 2017). Parmi les cinq échantillons de Jumièges présentant des taux d’oxyde de manganèse (MnO) inférieurs à 500 ppm (fig. 3, groupe A ; fig. 5), seul le bloc de verre brut n° 5 respecte ces critères. Les quatre autres individus sont donc issus d’un bain majoritairement composé de matière brute, mais contenant tout de même un peu de groisil. L’enrichissement en potasse (K2O) et en phosphore (P2O5) par les cendres et la fumée du foyer constitue un indice supplémentaire de refontes multiples. Ainsi, seuls deux échantillons — le fil de verre n° 4 et le bloc n° 5 — possèdent une proportion de K2O+P2O5 inférieure à 0,5 %, tandis que celle des autres verres majoritairement composés de verre levantin est comprise entre 0,7 et 1,2 %. Ces deux objets présentent par ailleurs de fortes similitudes, prouvant que du verre levantin brut a bien été travaillé à Jumièges, malgré une pollution du fil de verre n° 4 par du plomb et du cuivre, peut-être due à un outil.
15Les quatre verres de Jumièges détenant les plus fortes analogies avec les verres syro-palestiniens tardifs et le bloc de verre brut ont été comparés aux groupes N-1 et N-2 (Phelps et al. 2016, fig. 6 et 7a) en utilisant les rapports CaO/Al2O3 sur Na2O/SiO2 d’une part et CaO sur SrO d’autre part (fig. 7). Il s’avère que ces éléments sont très probablement originaires de l’atelier primaire d’Apollonia-Arsuf (Israël), ou d’un environnement proche puisque l’atelier connu par les vestiges archéologiques a fonctionné au VIe siècle, soit près de deux siècles avant que la matière brute ne parvienne à Jumièges.
3.3 Autres verres sodiques au natron
16Les autres verres sodiques (fig. 3, groupe C) résultent, quant à eux, d’un mélange de plusieurs types de verre dans des proportions variables. Certains se rapprochent des verres HIMT2 (Foy et al. 2003), en présentant toutefois tous les signes de recyclage et de refontes multiples.
17Tous arborent une coloration naturelle, dans les tonalités vert ou bleu clair, à l’exception de deux d’entre eux (n° 14 et 17) qui ont une teinte bleu turquoise un peu plus soutenue. À l’instar du déchet n° 8 appartenant plutôt aux verres levantins, l’oxyde de cuivre est responsable de cette coloration, avec des teneurs supérieures à 1 %. Alors qu’il est associé au zinc (ZnO) dans l’échantillon n° 8, témoignant d’un ajout de laiton, le fort taux de cuivre des verres n° 14 et 17 est corrélé à celui d’étain (SnO2), attestant dans ces cas-ci l’usage de bronze.
3.4 Creuset
18Si l’interprétation de la composition élémentaire des fragments de verre et du bloc n’a pas soulevé de problème particulier, celle du verre contenu dans le creuset n° 21 pose quelques difficultés. S’agissant du bord de la céramique, la couche de verre partiellement conservée sur la paroi interne est relativement mince, de l’ordre de 1 mm. Les risques de pollution sont donc élevés. Quatre points d’analyse ont été réalisés sur le verre verdâtre (fig. 3, n° 21 inc-1 et 2) et sur la partie rouge foncé (fig. 3, n° 21 r-1 et 2). Les teneurs en soude (Na2O) sont comprises entre 9,5 et 11,1 %, soit plus faibles que celles des verres au natron classiques. De même, les taux de potasse (K2O) — de 3,8 à 5,6 % — et de magnésie (MgO) — de 1,9 à 2,8 % — sont tout à fait inhabituels. Ils pourraient évoquer l’usage de cendres de plantes comme fondant, mais les teneurs en potasse et en magnésie ne sont pas corrélées à celles en phosphore. Nous proposons donc plutôt d’interpréter ce phénomène comme la contamination d’un verre sodique. Lors de la fusion du mélange, la soude (Na2O) et la chaux (CaO) migrent du verre vers la paroi en céramique, tandis que la potasse (K2O), l’alumine (Al2O3) et l’oxyde de fer (Fe2O3) migrent dans le sens inverse (Jackson et al. 2003, 449-450 ; Saleh et al. 1972). L’augmentation de la potasse (K2O) et de la magnésie (MgO) peut également trouver son origine dans une pollution par des cendres volantes et l’atmosphère du four (Paynter 2008).
19Quant à la partie rouge-brune visible près du bord de la céramique, il est tentant d’y voir l’emplacement de la canne à souffler des verriers, généralement en fer. D’une part, les analyses révèlent en effet un enrichissement du verre en oxyde de fer (Fe2O3) à cet endroit (fig. 3, n° 21 r-1 et 2), ce qui provoque cette coloration contrastée. D’autre part, une telle marque a été repérée lors d’expérimentations menées par D. Hill et M.Taylor : une traînée brun-jaune était visible aux bords des creusets, là où les verriers venaient cueillir le verre en fusion (Paynter 2008, 286). Le fragment de creuset chemisé de Jumièges a été identifié comme étant une céramique culinaire du VIIIe siècle remployée, mais la date de sa réutilisation n’est pas connue. Cet élément n’est par ailleurs pas directement associé aux autres indices d’artisanat du verre, ni à tout autre matériel datant. Ainsi, seules des recherches supplémentaires dans le secteur de l’église Saint-Valentin pourraient parvenir à éclairer l’interprétation de cette découverte.
4 Conclusion
20Les rares témoignages du travail du verre — le fil étiré, le mors de canne et les nodules fondus — n’ont pas une composition élémentaire altérée par un contact avec l’argile du four ou des creusets, ou encore par les cendres du foyer. D’après les observations réalisées lors des expérimentations sur des fours à creuset (Paynter 2008), les déchets les plus « sains » ont été découverts aux abords du four, tandis que ceux pollués provenaient de l’intérieur de la structure de chauffe. Le mobilier de Jumièges est trop modeste pour conclure définitivement sur cette question, mais la présence du bloc de matière brute et de tessons divers laisse supposer que les restes découverts dans la coupe stratigraphique proviennent plutôt d’une aire de travail d’un atelier de soufflage du verre. La même partie de cette coupe a livré des indices d’une activité métallurgique du fer, ainsi que des tessons de céramique attribuables à un large VIIIe siècle. Un terminus ante quem est quoi qu’il en soit assuré par l’incendie de 841. La contextualisation du fragment de creuset pose plus de difficultés, même s’il pourrait bien être contemporain d’après la typologie de la céramique.
21Les analyses réalisées sur ce mobilier ont démontré que du verre brut produit dans la région d’Apollonia, sur la côte orientale de la Méditerranée, a été importé sous forme de blocs et travaillé au sein de l’atelier de Jumièges. Un fragment de verre plat grugé et des tessons de vaisselle ont une composition très proche de ce verre « vierge ». Du groisil a toutefois été rajouté au mélange en fusion, dans des proportions variables. Celles-ci sont, dans certains cas, trop importantes pour déterminer l’origine de la matière principale. Nous ignorons tout du coût de la matière brute importée, mais le fait qu’elle ait pu être mélangée à du groisil peu trié tendrait à prouver qu’elle n’était pas forcément acquise dans un but précis ou réservée à une production particulière. Pourtant, les importations de verre brut semblent se raréfier à partir du VIIe siècle puisqu’on observe en parallèle une intensification de la pratique du recyclage. Jumièges ne fait pas exception. Mais cela ne signifie pas que les artisans travaillaient en autarcie. Le verre brisé devait faire lui aussi l’objet d’un véritable commerce, comme en atteste la découverte de réserves de verres collectés, telles que celle de Butrint en Albanie (Jennings 2010), ou encore la cargaison de l’épave du XIe siècle de Serçe Limani qui transportait entre autres une tonne de groisil (Bass et al. 2010).
22Bien que modeste, la découverte de ces indices d’un artisanat du verre témoigne de l’activité régnant aux abords de l’abbaye qui connaissait alors sa première période de prospérité et de gloire, avant les raids vikings de 841.
Figures
Bibliographie
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10.1111/j.1468-0092.1990.tb00218.x :Auteurs
MSHE C. N. Ledoux (USR 3124), Université Bourgogne Franche-Comté.
Docteur en histoire et archéologie médiévales, Centre Michel de Boüard — CRAHAM (UMR 6273).
Centre Ernest Babelon-IRAMAT (UMR 5060), CNRS-Université d’Orléans.
Inrap Grand-Ouest, ArScAn (UMR 7041), équipe GAMA, CNRS-Université Paris-Nanterre.
Centre Michel de Boüard — CRAHAM (UMR 6273), CNRS-Université de Caen-Normandie.
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