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La couleur dans la verrerie languedocienne à la charnière des XIIIe et XIVe siècles

p. 161-172

Résumés

Résumé. La découverte d’un lot de verres à Montpellier, dans un contexte précisément daté à la charnière des XIIIe et XIVe siècles, permet d’aborder la question de l’utilisation de la couleur dans les productions médiévales du Midi de la France. Ce mobilier révèle des formes nouvelles, certaines réalisées entièrement en verre coloré, d’autres bicolores. D’autres découvertes languedociennes, mises en parallèle, confirment l’usage relativement important de la couleur bleue obtenue par des colorants importés. Les effets de couleurs indiquent également que les verriers méridionaux avaient connaissance des procédés décoratifs employés par les artisans des terres islamiques. L’artisanat verrier languedocien se distingue ainsi des autres fabrications méridionales dans lesquelles la couleur utilisée avec parcimonie est presque uniquement réservée aux décors appliqués.

Summary. The discovery of a glass assemblage in Montpellier, in a context precisely dated at the turn of the 13th and 14th centuries, allows us approaching the question of the use of the colour in the medieval productions of southern France. This material reveals new forms, some of them being entirely made in coloured glass while some others are bicolour. Other glasses found in the Languedoc confirm the relatively large use of blue colour obtained through imported colouring agents. Colour effects also indicate that the Southern glassworkers had knowledge of the ornamental process used by the craftsmen of the Islamic lands. The glassworker’s craft in the Languedoc distinguishes itself from other Southern manufacturing in which the colour is scarcely used, and only restricted to applied decorations.


Texte intégral

1Le Languedoc est reconnu par l’archéologie et par les sources écrites comme une région abritant un artisanat verrier florissant durant le Moyen Âge. La fouille, à la fin des années 1960, de la Seube (Claret, Hérault) dans le Causse de l’Hortus, région calcaire située à une vingtaine de kilomètres au nord de Montpellier, a révélé les structures et une partie des productions d’un atelier actif dans la première moitié du XIVe siècle (Lambert 1972 ; Lambert 1982-83). D’autres verreries, installées dans les mêmes bois et à la même époque, sont documentées par les archives et les prospections conduites dès les années 1980 (Riols 1991 ; Riols 1992). Près d’une dizaine de sites producteurs de verre au Moyen Âge sont aujourd’hui recensés dans le Causse de l’Hortus (Commandré et al. 2016 ) (fig. 1). Les découvertes urbaines contribuent également à la connaissance des productions verrières languedociennes. Dans Montpellier, deux lots de verres médiévaux issus de contextes riches en céramique donnent une bonne image des fabrications très vraisemblablement régionales. Le matériel collecté dans un puits de la rue de la Barralerie est daté, comme l’ensemble des céramiques recueillies, de la seconde moitié du XIIIe siècle (Foy, Bailly-Maître 2014). L’ensemble inédit présenté ici vient de remblais de destruction accumulés au cours de la première moitié du XIVe siècle.

1 Les verres du faubourg du Pila-Saint-Gély à Montpellier

2Au nord-est de Montpellier, dans le faubourg du Pila-Saint-Gély, des fouilles préventives suscitées par la construction d’un tramway en 2000 ont mis au jour plusieurs contextes d’occupation du Moyen Âge et de l’époque moderne. Le mobilier d’un gros dépotoir a livré une centaine de céramiques et environ une trentaine d’objets en verre. L’étude des céramiques révèle des produits locaux ou régionaux et quelques importations en provenance de l’Espagne, principalement des ateliers de Valence et de la Catalogne ; ces céramiques ont été produites à la fin du XIIIe siècle et dans le premier tiers du XIVe siècle. La présence d’un double Parisis de Charles IV (1322-1328) confirme la chronologie proposée par l’examen des céramiques (Leenhardt, Vallauri 2012, 45-48). Le dépotoir scelle donc une habitation abandonnée vers 1330/1340.

3Ce lot de verres comprend environ vingt-cinq récipients, de la parure et du vitrail. Au sein de la vaisselle, le verre occupe une place non négligeable puisqu’il représente plus de 20 % des récipients en céramique et en verre, mais nous ignorons la part de la vaisselle en bois périssable et de celle en métal qui a dû être récupérée.

4Au sein de cette verrerie, on note des formes déjà bien connues, d’autres peu fréquentes, mais aussi des formes et des décors tout à fait nouveaux ; ils sont les plus nombreux. La plupart de ces objets sont décorés et/ou colorés ; le verre bien conservé est très certainement fabriqué à partir de cendres sodiques comme le prouve la seule analyse chimique réalisée.

1.1 Les verres non colorés

5Ils sont composés d’une dizaine d’objets.

  • Deux bouteilles à panse sphérique de teinte bleu-vert, soufflées dans un moule qui a imprimé un décor de points, sont des contenants très communs. Leur goulot est bagué (fig. 2, n° 1 et 2). Ce type d’objet produit entre la fin du XIIIe et le XVe siècle est utilisé de la Ligurie à la Catalogne. Il se décline en plusieurs formats (de 10 à 40 cm) et correspond peut-être aux amphores à mesurer le vin, mentionnées dans les archives. L’un de ces contenants de taille réduite (hauteur estimée à 13 cm environ) rappelle deux découvertes funéraires à Nîmes, anciennement à la place du Chapitre (Foy, Sennequier 1989, n° 228) ou plus récemment dans une sépulture du cloître du couvent des Carmes1.
  • Plusieurs éléments, fonds incolores ou verdâtres, rebords et parois lisses ou portant un décor obtenu par soufflage dans un moule (fig. 2, n° 3 à 7), révèlent la présence de cinq ou six gobelets cylindriques ou tronconiques qui sont les verres à boire les plus populaires en Provence (Foy, Michel 2014, fig. 221) et en Languedoc durant le XIVe siècle. Sous les fonds subsistent des motifs rayonnants et, sur les parois, apparaissent des décors de côtes ou de petites pastilles. Hors contexte, ces gobelets à côtes obliques pourraient se confondre avec des pièces du milieu ou de la fin du XVe siècle (à titre d’exemple voir Foy, Sennequier 1989, n° 252-253), mais il s’agit de productions incolores méditerranéennes beaucoup plus précoces.
  • Alors que les bouteilles et les gobelets cités précédemment perdurent jusqu’au début du XVe siècle, les verres à tige qui sont des formes peu fréquentes dans le Midi de la France et en Provence ne se rencontrent qu’au XIIIe et au début du XIVe siècle. Les deux pièces du dépotoir renvoient à des types différents. Une coupe large, en verre mince et non décorée, n’est pas assimilable à un type déjà répertorié (fig. 2, n° 8). En revanche, le verre à tige pleine, décoré à la base de sa coupe étroite de côtes en fort relief, est déjà reconnu (fig. 2, n° 9). Ces verres se distinguent nettement des productions septentrionales également décorées de côtes par leur matière incolore. Fabriqués durant un temps assez court (seconde moitié XIIIe-début XIVe siècle ?) dans le Midi méditerranéen, à partir de cendres de salicornes, ils sont connus en très petit nombre d’exemplaires dans les ateliers de la Seube (Lambert 1972, pl. VII, n° 2), de Saint-Chély-d’Aubrac (Colin 2006, fig. 116, n° 2) et dans diverses fouilles d’habitat en particulier à Aix-en-Provence et Avignon. On peut les considérer comme de bons marqueurs pour la seconde moitié du XIIIe ou le début du XIVe siècle.

1.2 Les verres à décor bleu appliqué

6Ils sont composés de trois ou quatre coupelles et d’un flacon.

  • Autre forme contemporaine des précédentes, mais beaucoup moins fréquente, la fiole à panse sphérique côtelée est dotée d’un long goulot cylindrique entouré à sa base d’une bague bleue (fig. 1, n° 10). Seul le goulot a été retrouvé dans le dépotoir, mais il permet d’identifier le récipient connu uniquement par des découvertes anciennes et fragmentées de Nîmes (Foy, Sennequier 1989, n° 220, 221).
  • Les coupelles au rebord à marli concave sont relativement fréquentes à la fin du XIIIe siècle et durant tout le XIVe siècle. Elles ont souvent un décor appliqué bleu couvrant le rebord sous forme d’un simple filet, et la moitié basse de la coupe par des motifs de zigzags ou de volutes comme on peut le voir sur un fragment de paroi et sur un rebord (fig. 2 n° 11, 12). Sur de nombreux sites de consommation, en Méditerranée et dans des terres plus septentrionales, ces coupelles à filets bleues apparaissent, mais les fonds doublés d’une lentille bleue (fig. 2, n° 13) sont concentrés dans le Sud de la France (ateliers de Rougiers et Cadrix en Provence orientale et ateliers de la Seube en Languedoc [Foy 1988, fig. 91] et de Saint-Chély-d’Aubrac dans le Massif Central [Colin 2006, fig. 115, n° 8 et 10] ; sites de consommation divers de la Provence jusqu’aux Pyrénées).
  • Une troisième trouvaille se rapportant à une forme semblable offre un aspect bien différent. L’objet est en effet soufflé dans une matière bleu cobalt et les applications, en fort relief, sont en verre blanc opaque (fig. 2, n° 14). Comme on le verra, d’autres objets portent des applications de même couleur.

1.3 Les verres colorés

7Toutes les autres trouvailles révèlent des formes jusqu’ici inédites et fabriquées dans un verre coloré.

  • La plus spectaculaire est une assiette de 26,3 cm de diamètre, forme qui apparaît pour la première fois au sein de la verrerie médiévale occidentale. Soufflée dans un verre bleu cobalt, l’assiette aux parois curvilignes présente un rebord ourlé ; son fond large repose sur un pied formé d’un filet de verre appliqué et festonné à la pince (fig. 3, n° 15). Ce type de pied est habituel sur les coupelles et les gobelets du XIVe siècle (Foy 1988, formes C5a, C5b).
  • Deux coupes hémisphériques à rebord rentrant et lèvre simplement arrondie étaient sans doute portées par un pied conique refoulé. Leur matière bleue est rehaussée d’applications de filets blancs opaques parallèles et horizontaux puis incisés pour former des motifs de plume d’oiseau (fig. 3, n° 16 et 17). Le profil de ces objets, le contraste et l’éclat chromatique évoquent immédiatement des productions islamiques de la seconde moitié du XIIIe siècle souvent réalisées en verre bleu et blanc ou aubergine et blanc (Riis 1957, 62-69, fig. 186 et 196 ; Carboni, Whitehouse 2001, n° 57 ; Whitehouse 2014, n° 954-95767 ; Foy 2014, n° 36-39). Sans imaginer une migration de verriers orientaux, on peut sérieusement envisager une influence syrienne due à des apports d’objets car Montpellier entretenait par les ports de Lattes et d’Aigues-Mortes des relations commerciales régulières avec toute la Méditerranée, principalement avec la péninsule Ibérique, mais aussi avec le Levant. Les textes et de rares fragments de céramique attestent des liens commerciaux qui unissent le Languedoc et Chypre mais aussi le Languedoc et les terres islamiques (Vaysettes 2012).
  • Un autre fond étroit présente le même décor blanc opaque appliqué sur du verre bleu, mais ces applications marbrées n’ont pratiquement pas de relief ; le fond se rétrécit vers le haut et bien que la forme ne soit pas identifiable, on peut penser qu’il s’agit d’un flacon à panse tronconique (fig. 3, n° 18).
  • On rappellera que le fragment de coupelle déjà cité (fig. 2, n° 14) offre le même effet chromatique. Dans ce dépotoir, quatre verres et une perle (infra : fig. 4, n° 32) sont colorés en bleu dans la masse et rehaussés de blanc opaque.

8Six ou sept autres verres, tous colorés dans la masse en bleu cobalt, n’ont pas d’autres couleurs, mais un certain nombre d’entre eux sont soufflés dans un moule et offrent un décor de nervures ou de petites pastilles. Ces pièces sont très diverses ; on reconnaît :

  • un petit flacon pansu à goulot cylindrique court dont la panse est côtelée (fig. 3, n° 20) ;
  • des fragments de bords et de parois qui pourraient appartenir à deux ou trois réservoirs de lampes (?). Le profil est caréné et le pied manquant devait être cylindrique comme c’est le cas pour plusieurs luminaires médiévaux (fig. 4, n° 21 à 23). On notera cependant que les lampes médiévales en Occident sont rarement colorées et décorées2 ;
  • un fond cylindrique et étroit, toujours côtelé, peut faire partie de divers récipients : il est peut-être le pied tubulaire d’une grande lampe ou le fond d’un flacon à panse cylindrique étroite (fig. 3, n° 19) ;
  • la panse d’un grand récipient est représentée par des débris couverts de petites pastilles ovales obtenues par soufflage dans un moule (fig. 4, n° 24) ;
  • des autres contenants en verre bleu, qui n’étaient peut-être pas soufflés dans un moule, il ne reste que des fonds (fig. 4, n° 25) et deux anses très différentes. L’une est large et nervurée (fig. 4, n° 26) ; l’autre, plus inhabituelle, est très fine et assez longue pour imaginer un récipient de haute taille (fig. 4, n° 27).

9Deux autres objets énigmatiques sont, au moins en partie fabriqués dans du verre bleu.

10Un verre en forme d’amande peut être interprété comme le bouton de préhension d’un très grand couvercle, ou bien la base instable d’un récipient (grande lampe ?) ou encore comme une anse en forme d’oreille (fig. 4, n° 28). Quelle que soit sa forme, cet objet était bicolore : la partie ovale conservée est bleue mais se prolonge par du verre incolore ; il semble donc fabriqué à partir de deux paraisons accolées l’une à l’autre ; la partie bleue conservée pourrait être, comme on le suggère, l’appendice d’un récipient incolore — ou en partie incolore — plus grand.

11Deux fragments d’une résille en verre bleu peuvent également se rattacher à divers objets, mais l’hypothèse la plus vraisemblable est d’y voir l’élément décoratif d’un verre à tige. Il peut s’agir d’une résille entourant la tige d’un verre à boire comme on peut le voir sur diverses pièces incolores ou de teinte bleue ou encore de couleur différente (Foy, Sennequier 1989, n° 173 ; Baumgartner, Krueger 1988, n° 133, 134), ou bien d’une résille plus simple formant des zigzags sur un seul rang pour réunir les deux anneaux plats d’une tige (Foy, Sennequier 1989, n° 168, 175 ; Colin 2006, fig. 116, n° 5 ; Baumgartner, Krueger 1988, n° 135) ; ou encore un filet bleu appliqué en feston sous la base d’un verre à tige (Foy, Sennequier 1989, n° 161, 162). On pourrait y voir aussi des fragments d’une anse.

12Outre la vaisselle, le mobilier en verre compte des vitraux non colorés et d’apparence vert jaunâtre et surtout des fragments colorés en bleu ; tous sont grugés et appartiennent à des bordures. Ils sont découpés en arc de cercle, en quadrilatères et en triangle (fig. 4, n° 30).

13Enfin, deux grosses perles cylindriques et bleues sont décorées. L’une est criblée de gouttes de verre rouge et blanc opaque (fig. 4, n° 31) ; l’autre, plus haute, porte un décor blanc opaque de plumes d’oiseau (fig. 4, n° 32).

2 L’emploi et l’origine de la couleur dans les ateliers du Sud de la France

14Ce mobilier en grande partie coloré est très vraisemblablement issu des ateliers installés au nord de Montpellier. Plus que toute autre région, les verreries de cette aire languedocienne méditerranéenne semblent avoir orienté une partie de leur production vers la verrerie colorée et probablement luxueuse. Dans tout le Midi méditerranéen, comme dans d’autres lieux, les artisans actifs dans la seconde moitié du XIIIe et au XIVe siècle ont usé de verre bleu. Nombreux sont les verres à boire, les coupelles et les flacons dont la matière incolore est mise en valeur par des applications de filets bleus. Ce verre coloré est cependant utilisé avec parcimonie, le plus souvent sous forme de minces filets. Il est beaucoup plus rare de constater l’utilisation de ce verre bleu pour la réalisation de tout l’objet.

15Nous avons des preuves de l’emploi du verre bleu non seulement en l’observant sur les objets finis découverts sur les sites de production et de consommation, mais aussi dans les creusets. Les fouilles de l’atelier de Planier (Signes, Var) situé en Provence orientale et actif dans la seconde moitié du XIIIe siècle fabriquait des gobelets incolores, à décor de gouttes rapportées également incolores, mais soulignées par des filets bleus. Dans cette officine, on soufflait aussi des objets en verre bleu qui étaient marbrés de verre blanc opaque disposé en motifs de plume d’oiseau. Les trouvailles de cet atelier sont modestes (Foy 1988, fig. 56, n° 14-18), mais d’autres fragments plus éloquents subsistent à Marseille sur le site de l’Alcazar (Foy, Michel 2014, p. 265).

16Ce même décor blanc sur fond bleu est visible au début du XIVe siècle sur les perles découvertes en Languedoc, aussi bien dans l’atelier de la Seube qu’en prospection sur plusieurs autres fabriques verrières, ainsi que dans ce dépotoir du Pila-Saint-Gély. Les creusets de l’atelier de Planier, mis au jour dans des épandages de cendres très épais, sont de divers gabarits. Les plus petits étaient réservés à la fusion du verre bleu comme le prouvent les coulures visibles à l’intérieur et à l’extérieur des creusets (fig. 5).

17Le mobilier en verre découvert sur les sites d’atelier actifs au XIVe siècle, en Provence, à Rougiers (Var) et Cadrix (Saint-Maximin-la-Sainte-Baume, Var) comme en Lozère à Saint-Chély-d’Aubrac (Colin 2006, fig. 116, 117), tend à prouver que le verre bleu est seulement utilisé pour décorer chichement quelques pièces. Aucune autre matière colorée ne semble mise en œuvre dans ces officines.

18Il en va tout autrement pour les ateliers languedociens du Causse de l’Hortus au nord de Montpellier, principalement sis sur les communes de Claret et de Rouet, mais aussi pour ceux qui sont établis dans des zones rurales à une vingtaine de kilomètres à l’est de Béziers (fig. 1). Dans cette aire, quatre ateliers probablement en activité au début du XIVe siècle ont été reconnus sur les sites du Roc des Fées et du Bois de Bosquet (Prades-sur-Vernazobre, Hérault) et de Sagnes-Basses et Sarralets (Saint-Jean-le-Minervois, Hérault)3. Ils avaient été naguère identifiés à des verreries d’époque romaine ou mérovingienne sans doute en raison des couleurs vives de ces verres qui rappellent celles des perles de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge (Sahuc 1896, 80).

19Les prospections sur tous ces sites et les fouilles de la Seube ont permis de collecter de nombreux fragments soufflés dans du verre bleu, rouge ou blanc opaque ou bien décorés avec ces mêmes couleurs. On rappellera que de l’atelier de la Seube ont été exhumées des coupes sur pied refoulé soufflées dans un verre bleu cobalt ou violacé et décorées de filets de verre appliqués rouge et blanc opaque (plusieurs fragments dont certains publiés à l’envers : Lambert 1972, pl. VI, n° 9 à 11 ; fig. 2, 15, 16). Du même site proviennent plusieurs fragments d’un récipient blanc opaque marbré d’un décor bleu de plumes d’oiseau (Lambert 1972, pl. VIII, n° 12). Les perles, qui se conservent mieux, témoignent aussi de l’utilisation de ces matières colorées (fig. 6). Cependant les preuves les plus éloquentes de cet usage sont dans les galettes de verre brut provenant de la Seube. On constate sur cet atelier la présence de blocs de verre brut incolore, verdâtre, bleuté, violacé, vert et bleu cobalt et celles de fragments de galettes rouges et blanc opaque (fig. 7).

20Les analyses chimiques et les textes prouvent que les verriers languedociens et provençaux fabriquaient le verre bleu cobalt dans leur atelier, en mêlant au verre élaboré sur place un colorant contenant du minerai de cobalt extrait des mines situées près de Freiberg, dans les Monts Métallifères d’Allemagne. Ce cobalt qui se caractérise principalement par la présence de zinc, d’indium, de plomb, de cuivre et de fer est utilisé durant les XIIIe et XIVe siècles (Gratuze et al. 1992). La seule analyse réalisée par B. Gratuze sur le mobilier du Pila-Saint-Gély (fig. 4, n° 24 et annexe) confirme une composition tout à fait comparable. La circulation de ce cobalt apparaît également au travers de quelques textes. À Avignon, les gabelles du XIVe siècle qui frappent l’entrée du « saffre per colorar veyre » laissent supposer que ce produit importé est onéreux (Pansier 1926). Les importations de colorant bleu d’Allemagne, connu sous le nom de zaffera ou chafarone, sont également mentionnées en Italie, à la charnière des XIVe-XVe siècles dans le traité d’Antoine de Pise (Zecchin 1987, 111 ; Gallo, Sandron, p. 54 ; Bienvenu, Lautier 2008, 73). Quant aux analyses des verres bleus du XIVe siècle découverts en Languedoc et en Provence, elles révèlent l’origine du cobalt comme nous l’avons dit, mais aussi de l’emploi de cendres sodiques. L’ajout d’un colorant extérieur à l’atelier ne modifie guère la composition du verre bleu qui est conforme à ce que nous avons observé pour toutes les fabrications médiévales de ces régions.

21En revanche, les verres de couleur rouge et blanc opaque, visibles dans les productions des verriers de la Seube, n’ont sans doute pas été élaborés sur place mais importés sous forme de galettes pour être refondus et transformés en objets finis. Des fragments de galette subsistent et plusieurs textes médiévaux mentionnent des importations de verre rouge d’Allemagne vers l’Italie (Gallo, Sandron 2008, 55 ; Bienvenu, Lautier 2008, 73) et le Languedoc. En 1368, par le port d’Aigues-Mortes, transite le verre rouge d’Allemagne pour les vitraux de la cathédrale de Majorque (Romestan 1982, 59). Les analyses qui ont été faites sur des vitraux rouges du XIVe siècle venant de l’abbaye de Saint-Félix-de-Montceau (Gigean, Hérault) démontrent que le verre est fabriqué avec des cendres potassiques donnant une composition inhabituelle dans l’aire méditerranéenne (Foy 1988, 417, analyse 116 et 117).

22Tout semble concorder pour penser que le colorant bleu est importé d’Allemagne ainsi que la matière vitreuse rouge. Aucune analyse n’a été pratiquée sur le verre blanc opaque.

23L’intérêt du mobilier retrouvé dans le dépotoir du Pila-Saint-Gély à Montpellier vient de son homogénéité et de sa datation bien assurée. Bien qu’il soit composé en grande partie de formes inédites, ce matériel peut se rattacher aux productions régionales. Sa riche polychromie est révélatrice de la spécificité des ateliers de verriers languedociens installés dans deux aires, au moins4, à la périphérie de deux centres consommateurs : les villes de Montpellier et de Béziers. Ce lot enrichit de manière substantielle le répertoire des formes de la verrerie médiévale languedocienne méditerranéenne. Celle-ci se composait de pièces analogues à celles qui étaient fabriquées dans les régions voisines, mais également de vaisselle et de parure colorée et vraisemblablement de prix élevé car les importations de cobalt et de verre coloré en rouge et en blanc opaque devaient être onéreuses. Cette verrerie luxueuse était certainement destinée à une clientèle régionale aisée, mais probablement aussi à l’exportation. La qualité de la vaisselle en verre et la présence de vitraux dans le dépotoir indiquent qu’ils proviennent d’une demeure riche plutôt que d’une auberge comme cela a pu être proposé car les verres ne sont pas particulièrement abondants et les formes ne sont pas répétitives. Ce mobilier dans l’état actuel des recherches apparaît exceptionnel, mais il ne nous livre sans doute qu’une image très partielle de l’éventail des produits émis par les verreries languedociennes au début du XIVe siècle.

Annexe

Analyse de fig. 4, n° 24 (réalisée par B. Gratuze, IRAMAT, Centre Ernest Babelon, CNRS-Université d’Orléans).

Na2 OMg OAl2 O 3Si O 2P2 O5ClK2 OCa OTi O2Mn OFe2 O 3Co OCu OInSn O 2Sb2 O 3Pb OZn O
13,201,501,5563, 830,730,746,548,340,091,031,020,09710,2970,00520,19470,0620,36090,3345

Figures

Fig. 1 - Principaux sites mentionnés.

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Fig. 2 - Verres non colorés et colorés du Pila-Saint-Gély (photos 12 et 13 : L. Damelet Centre Camille Jullian/AMU/CNRS).

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Fig. 3 - Vaisselle bleue du Pila-Saint-Gély (photos : L. Damelet Centre Camille Jullian/AMU/CNRS.

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Fig. 4 - Vaisselle, vitraux et perles colorés en bleu du Pila-Saint-Gély (photos 21, 28, 31, 32 : L. Damelet Centre Camille Jullian/AMU/CNRS).

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Fig. 5 - Creusets pour le verre bleu, atelier de Planier (Signes, Var), 2e moitié du XIIIe siècle (photo : F. Gired, Service Communication Fos-sur-Mer ; d’après Le verre un art du feu au Moyen Âge).

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Fig. 6 - Perles de l’atelier de la Seube (Claret, Hérault), 1re moitié du XIVe siècle (photo : F. Gired, Service Communication Fos-sur-Mer ; d’après Le verre un art du feu au Moyen Âge).

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Fig. 7 - Verre brut coloré de l’atelier de la Seube (Claret, Hérault), 1re moitié du XIVe siècle (photo : F. Gired, Service Communication Fos-sur-Mer ; d’après Le verre un art du feu au Moyen Âge).

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Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Fouilles INRAP sous la responsabilité de O. Maufras http://www.inrap.fr/le-couvent-nimois-de-l-ordre-du-carmel-5117 consulté le 27 février 2017.

2 Une lampe en verre bleu et blanc opaque a été découverte dans les fouilles de la cathédrale Notre-Dame-du-Bourg à Digne. Le contexte de découverte et la composition particulière du verre la désignent comme une production du XIe siècle. Il s’agit donc d’un verre qui se rattache à une époque et à une tradition technique bien différentes des objets examinés ici (Foy et al. à paraître).

3 Je remercie Gilbert et Paule Fédière de m’avoir conduite, il y a quelques années, sur ces sites.

4 Les nouvelles prospections conduites par I. Commandré tendraient à agrandir ces zones de production (Commandré 2014).

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