Vers une critique post-formaliste du fantastique
p. 39-53
Texte intégral
1Depuis l'affirmation de l'existence d'un "genre fantastique", par les traducteurs J.-B. Defauconpret et Loève-Veimars, et par l’Académicien J.-J. Ampère, en 18271, la critique française n’a eu de cesse de trouver une unité dans la production littéraire liée au surnaturel. Les tentatives de définitions se succèdent, reposant immuablement sur l'idée qu’il existe, thématiquement, structuralement, ou formellement une unité entre des textes pris à des époques allant de l'Antiquité à la fin du dix-neuvième siècle.
2Au dix-neuvième siècle, la création du genre se comprenait dans l'optique romantique, dans la volonté de proposer un type de littérature totalement opposé aux normes strictes du classicisme : reposant sur l'idée de fantaisie et d'arabesque, le terme "fantastique" désignait un texte sans norme, entièrement tourné vers la légerté et vers la production d'un effet de surprise ou de dépaysement. La jonction entre fantastique et arabesque s'expliquait thématiquement : Les Mille et Une Nuits étaient connues depuis la traduction de Galland en 1704, et les histoires orientales de djinns et de métamorphoses s'apparentaient, par leur côté surnaturel, aux histoires de fantômes et de diables. Cazotte écrivait à la fois des arabesques (La Patte du chat, conte Zinzinois en 1740, Les 1001 fadaises en 1742) et des contes plus traditionnels (Le Diable amoureux en 1772.) Il continua même la traduction des Mille et Unes nuits, à partir de 1788.
3En 1827, Ampère définit le fantastique comme un genre valise, dont la fonction est de s'opposer aux sévères auteurs classiques, et Nodier en 18302 affirme que les auteurs de La Bible, Goëthe, Shakespeare, Virgile... sont des auteurs fantastiques. Les Romantiques se jettent entièrement dans l'écriture d'histoires de ce type : Mary Shelley, dans sa préface de Frankenstein, définit le texte comme une fantaisie3, Sand écrit un Essai sur le drame fantastique, Berlioz compose la Symphonie fantastique, Gogol publie des Arabesques...
4Le fantastique reposait sur une manifestation plus ou moins forte du surnaturel, mais les textes qui entraient dans ses cadres étaient pris à toutes les époques et dans tous les pays... Y trouver une unité était plutôt risqué. Pour limiter le corpus, Roger Caillois4 proposa des distinctions thématiques entre fantastique et merveilleux, Gérard Klein5 analysa les différences idéologiques entre fantastique, merveilleux et science-fiction, Tzvétan Todorov6 classa les textes selon la réception du surnaturel par le lecteur et le héros... La constante de toutes les approches critiques reste pourtant que le genre fantastique se compose de textes dans lesquels un fait surnaturel se produit dans un univers rationnel, et que dès lors ce fait est incompréhensible, anormal, choquant. Le fantastique, c'est le déchirement des lois naturelles et de l'espace rationnel sous les coups du surnaturel.
5Nous allons regarder si une approche de type post-formaliste permet d'accréditer cette idée, de l’approfondir, de la dépasser. Nous nous servirons pour ce faire de la théorie de l'événement telle que l'a définie Iouri Lotman dans Structure du texte artistique7. Lotman affirme que tout texte littéraire présente une opposition entre deux sous-ensembles, symbolisée par une frontière, en théorie inviolable. Le propre du texte artistique est de posséder un événement : de montrer le franchissement de la frontière, le passage d’un élément d'un sous-ensemble à l'autre. Passer de pauvre à riche, de croyant à incroyant, de roturier à noble... Celui qui passe la frontière, l'actant, doit adopter, selon Lotman, les caractères de son ensemble d'arrivée et se confondre avec son nouveau milieu. Un texte qui ne remplirait pas ces conditions serait sans événement, donc "sans sujet". Rappelons que dans l'esprit du critique, le sujet est la spécification, propre à un texte, de l'opposition qui ordonne l'espace. Les normes sociales peuvent ainsi être transgressées par l'enrichissement d’un pauvre, par son annoblissement, par son mariage... L'événement est le même, mais le sujet change.
Ensemble 1 | Ensemble 2 |
L'actant-----------> | L'actant |
6Ce tableau illustre le théorie lotmanienne : l'actant passe de la première catégorie à la seconde et adopte les caractères de son ensemble d'arrivée. Rastignac, dans le Père Goriot de balzac, passe ainsi de pauvre naïf à riche intriguant...
7En première approche, les textes fantastiques définissent deux ensembles opposés et anti-nomiques. Il y a d'un côté le monde rationnel, aux lois connues et admises, et, d’un autre côté, les lieux de l'irrationnel, du mystère et du surnaturel (les maisons hantées par exemple). Le monde rationnel par définition nie l’existence en son sein de pôles irrationnels. Le propre du texte fantastique est le passage d’un élément du monde rationnel dans la sphère du surnaturel, ou vice-versa, d'un élément surnaturel dans la sphère du monde raisonnable. Les sujets du fantastique peuvent se traduire par une opposition mort / vivant, Homme / monstre, Homme / diable, Homme / dieux. Il n'y a fantastique cependant, selon notre propre définition, que si ces sujets découlent d’une distinction naturel / surnaturel...
I) Un élément surnaturel pénètre le monde rationnel
8Nous distinguons donc un ensemble de textes qui nous montre l'arrivée dans le monde connu, aux phénomènes explicables par des lois universelles, d'un élément dérogeant à ces lois. Plusieurs cas de figures se présentent alors.
91) Le surnaturel apparaît, mais ne change pas de statut.
10Le surnaturel franchit la frontière, devient une part d'incompréhensible dans notre monde mais il ne change pas de statut, il reste une part d'irrationnel, de surnature dans le domaine de la nature. La Morte amoureuse de Théophile Gautier en est un exemple : Clarimonde est une femme-vampire qui hante le héros. Le texte se termine par sa destruction. Il est cependant intéressant de constater que selon la théorie de Lotman, ce genre de texte reste sans événement... L'actant n'adopte pas les caractères de son ensemble d’arrivée. Le vampirisme devient un fait réel, certes, mais il ne prend pas le trait premier de l'ensemble naturel, à savoir sa rationnalité.
11Situation de départ du texte : il existe une différence entre le monde réel et le surnaturel.
Le naturel | Le surnaturel |
Le héros | Les vampires |
12Situation finale : le vampire apparaît dans la sphère du naturel, et il reste compris comme un élément extérieur au monde.
Le naturel | Le surnaturel |
Le héros et le vampire |
132) Le surnaturel retourne dans son espace d'origine.
14Le Diable amoureux, de Cazotte, nous offre un exemple de cette catégorie de textes fantastiques. Le héros invoque une entité surnaturelle, la fait venir dans notre monde. L'élément irrationnel pénètre l'univers rationnel et, in fine, retourne dans son plan d'origine. Cependant, il ne fait aucun doute sur la réalité de l’apparition surnaturelle : Dom Quebracuernos déclarant, à la dernière page, que le héros "a provoqué l'esprit malin"8 et lui a permis de venir sur terre.
15Dans les textes de ce type, le surnaturel apparaît dans notre monde sans soulever d'objections particulière, et le "doute fantastique", si cher à Todorov9, est totalement absent. Dans l'optique de Iouri Lotman, la transgression de la frontière a lieu deux fois : deux fois le surnaturel franchit la frontière, et il ne change jamais de statut. Il n'y a pas à proprement parlé d'événement.
16Situation de départ : une différence naturel/surnaturel.
Le naturel | Le surnaturel |
Le héros | Le diable |
17Situation intermédiaire : le surnaturel apparaît dans la sphère du réel.
Le naturel | Le surnaturel |
Le héros et le diable |
18Situation finale : le surnaturel retourne dans sa sphère.
Le naturel | Le surnaturel |
Le héros | Le diable |
193) Le surnaturel est nié, il n'existe pas.
20C'est le cas de figure plus classique, qui correspond à ce que Todorov appelle le fantastique-étrange. "Des événements qui paraissent surnaturel tout au long de l'histoire, y reçoivent à la fin une explication rationnelle"10. La Fin du Manuscrit trouvé à Saragosse, pour prendre un exemple, dévoile une vaste machination qui nie l’existence de toute forme de surnaturel...
21Il est interessant cependant de constater que suivant une classification post-formaliste comme l’est celle de Iouri Lotman, un tel texte est, là encore, "sans-sujet". Lotman pose comme obligatoire le passage d’un élément d'un sous-ensemble à l'autre... Dans le cas présent, rien ne passe la frontière séparant le naturel du surnaturel, donc rien ne fait événement...
224) Le surnaturel change de statut mais alors il détruit le monde rationnel. La distinction naturel / surnaturel tombe.
23Les textes relevant de cette catégorie vont montrer la pénétration du surnaturel dans l'espace rationnel, et la redéfinition du surnaturel comme étant la norme, la règle jusque là inconnue du monde. Le narrateur perçoit l'irréel comme tel, comme contraire aux lois naturelles, mais il comprend sa présence. Le surnaturel est contraire aux règles du rationnalisme, mais existe indéniablement. Le narrateur doit dès lors redéfinir de nouvelles lois, qui incluent dans le monde rationnel le surnaturel. Le cas le plus clair est la nouvelle de Howard Phillips Lovecraft Les Montagnes hallucinées, dans laquelle le héros, après avoir découvert une civilisation pré-humaine sur terre, analyse ce qu'il a vu en réintégrant dans sa conception du monde, le surnaturel. Décrivant des monstres cosmiques, il déclare : "Pauvres diables ! Après tout ils n'étaient pas mauvais dans leur genre. C'étaient des hommes d'un autre âge et d'un autre mode d'existence (...) Pauvres Anciens ! qu'ont-ils fait que nous n'aurions fait à leur place ?"11 Le surnaturel apparaît dans le monde rationnel et la distinction, entre ce qui était du domaine du normal et ce qui était du domaine de l'anormal, disparait. Hommes et monstes cohabitent dans le même univers, surnaturel et naturel s'assimilent. L'événement (le franchissement de la frontière et le changement de statut de l'actant) aboutit à la destruction des sous-ensembles autrefois formés.
24Situation de départ : une distinction naturel/surnaturel, homme/monstre.
Le naturel | Le surnaturel |
Les hommes | Les monstres |
25Situation finale : les hommes et les monstres appartiennent au même groupe, naturel et surnaturel ne font qu'un.
Le naturel et le surnaturel |
Les hommes et les monstres |
265) Le surnaturel est douteux, l'incertitude règne sur son apparition.
27Dernière catégorie de textes que nous voyons, toujours lorsque le surnaturel est l'actant, est celle des écrits fantastiques dans lesquels le surnaturel apparaît dans le monde rationnel, sans qu'il soit possible de déterminer s'il existe vraiment. Le texte reste sur une ambivalence qui à la fois affirme l'arrivée du surnaturel, et à la fois nie cette arrivée. Nous sommes là dans un cas de figure qui s'apprente à ce que Todorov appelle le fantastique étrange, où tout s'explique rationnellement, tout en laissant une grande incertitude sur la réalité de l’événement surnaturel. La folie du héros du Horla est-elle avérée, ou est-il véritablement poursuivi par une entité invisible ? Le texte ne prend pas de position ferme sur les deux interprétations.
28L'événement a lieu : un être surnaturel hante la maison du narrateur ; ou il n'a pas eu lieu, et le héros est simplement fou. Rien de surnaturel n'est avéré.
29Lorsque le surnaturel est l'actant, lorsqu'il passe d'un sous-ensemble à l’autre, nous constatons la multiplicité des figures. Cependant, dans aucun cas, la forme pûre de l'événement Iotmanien ne se retrouve... Sa théorie permet pourtant de distinguer dans un corpus vaste et flou, des constantes intéressantes.
II) Un élément du monde rationnel pénètre la sphère du surnaturel
30Le surnaturel ne fait pourtant pas toujours figure d'actant dans les textes fantastiques. Il arrive parfois qu'un personnage passe la frontière, soit donc l’actant, et pénètre dans le monde de l'irrationnel. Il quitte l'espace des hommes pour pénétrer l'espace magique des entités surnaturelles.
31Ce genre de texte, même s'il s'en rapproche thématiquement, diffèrent radicalement du conte de fée ou des périgrinations des héros antiques. Les sujets peuvent êtres les mêmes dans le fantastique et dans le merveilleux, mais l'espace n'est ordonné autour de la notion de surnaturel que dans le fantastique.
321) Rappel : les sujets du merveilleux.
33La littérature dite du "merveilleux", qui fait apparaître un élément surnaturel dans un monde naturellement peuplé de surnaturel, présente parfois une séparation de l'espace en monde des hommes / monde magique. Le chant six de l'Enéide montre Enée pénétrant le royaume des morts, mais il ne change pas de statut, il reste vivant. Il doit alors regagner son espace d'origine. Orphée (Livre IV des Géorgiques de Virgile) entre aussi dans le domaine d'Hadès, mais il ne peut changer de statut... Il revient lui aussi dans le monde des vivants, alors qu'Eurydice, elle, est morte et ne peut transgresser la séparation Enfers / terre. Elle ne peut faire l'événement et redevenir vivante, dans le monde des vivants. L’événement est impossible, même si la séparation des deux espaces est violée par Orphée.
34Un cas intéressant est celui des demi-dieux de la mythologie. Dans une opposition Hommes/dieux, les demi-dieux sont des parties surhumaines dans la sphère des humains. Ils ne se fondent pas dans leur ensemble de départ, et ils violent dès l’origine la distinction posée. L'histoire des demi-dieux consiste à essayer de les faire coïncider avec un de leurs espaces. Les travaux imposés à Hercule tendent soit à le faire échouer, auxquels cas il meurt, et il n'est plus un dieu (puisque n'étant pas immortel et invincible) soit à le faire triompher, auxquels cas il est un véritable dieu et rejoint l'Olympe. La frontière est violée à l'origine, et l'événement consiste à restaurer la frontière, à faire passer les demi-dieux définitivement dans l’un des sous-ensembles Hommes / dieux. La situation finale présente donc une frontière inviolable entre la terre et l'Olympe.
35Il est cependant très important de constater que dans les cas ci-dessus, si la distinction se fait entre monde des hommes et monde des dieux, des morts, des plus qu'humains, des monstres... en aucun cas la distinction n'est perçue comme une opposition entre naturel et surnaturel. Les dieux ne sont pas terrestres, ne sont pas des hommes, mais ils ne sont pas surnaturels pour autant. Leurs présences s’expliquent et se comprennent dans la cosmogonie antique.
36On peut donc trouver deux textes opposant la sphère des vivants à la sphère des morts (le chant six de l'Enéide et Dracula de Bram Stoker), qui présentent un même événement (le franchissement de la frontière soit parce qu'un mort continue à vivre, soit parce qu'un vivant se rend chez les morts) mais, fondementalement, les textes n'appartiendront pas au même genre littéraire. D'un côté, la séparation mort / vivant est une subdivision de l'opposition naturel / surnaturel, possible / impossible, compréhensible / incompréhensible ; de l'autre côté, nous restons dans le domaine du compréhensible, du naturel, du normal. Les dieux de l'Antiquité sont au-monde, ils sont partie intégrante de l'univers. Dans le cas des textes fantastiques au contraire, les morts ou les démons et les dieux sont du domaine du surnaturel et s'opposent à l'univers des hommes.
37Dans le Merveilleux (littérature antique et médiévale), il existe une différence entre ce qui est humain et ce qui est surhumain, mais dans tous les cas, le surhumain s'explique cosmogoniquement. Dans le cas du fantastique, le surhumain ne s'explique pas, il relève du surnaturel et de l'incompréhensible.
38Nous pouvons donc trouver des textes présentant le même événement, le franchissement d'une frontière identique, mais dont les sous-ensembles sont différents. Il y a une polyphonie des espaces opposés, et on ne peut parler de fantastique que si la distinction naturel/surnaturel apparaît à un moment ou à un autre.
392) L'espace pluri-dimentionnel du XXe siècle.
40La littérature fantastique présente cependant un ensemble de texte dans lesquels le héros entre dans un espace parallèle, défini comme étant surnaturel. Ces textes s'inscrivent généralement à la fois dans la descendance du récit mythique, et à la fois dans un courant d'introduction de la science en littérature. Des auteurs comme Jules Verne (1828-1905), Abraham Merritt (1882-1944) ou Howard Phillips Lovecraft (1890-1037) ont été particulièrement marqués par les découvertes de leurs époques en matière d'astronomie, de physique ou d'archéologie, et ils ont mêlé dans leurs textes les références à des mondes parallèles tels que les laissaient supposer les progrès des scientifiques en matière de connaissances du cosmos, et les références aux civilisations disparues et aux grands mythes littéraires de l'humanité. L'espace de ces textes de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles est divisé en monde humain, rationnel, scientifiquement compréhensible, et mondes parallèles, surnaturels, mystérieux, mythiques. L’actant quitte notre univers pour pénétrer dans un espace possédant tous les caractères de l'Antiquité, un espace régi par les dieux. Parce que les sciences permettent d'espérer des mondes infinis bientôt accessibles à l'homme, le héros peut quitter Boston, New york ou Hambourg pour accomplir un périple au coeur du surnaturel, dans une pleine référence à la mythologie. En s'enfonçant sous terre, Axel et Lidenbrok (Voyage au centre de la terre de Jules Verne) suivent les traces d'Enée, et les références aux domaines des morts sont nombreuses. En pénétrant dans le gouffre lunaire, Goodwin (Le Gouffre de la Lune d'Abraham Merritt) pénètre le royaume d'Hadès, tout comme Randolph Carter (Démons et Merveilles de Howard P. Lovecraft). La descente au centre de la Terre se fait chez Verne dans une pleine référence à Virgile : "M. Frederiksson me lança avec son dernier adieu, ce vers que Virgile semble avoir fait pour nous, voyageurs incertains des routes : Et quacumque viam dederit fortuna, sequamur"12. Plus claire encore est la deuxième référence à Virgile : "C'était le Facilis descendus Averni de Virgile"13. Chez Lovecraft, la première expérience de Carter consiste à assister à la descente dans une tombe de son ami Warren, et, nous dit le héros, le téléphone portable qu'il emmène a assez de fil "pour aller au centre de la terre et revenir"14. C'est ensuite au fond d’une grotte que Carter trouvera le passage vers la Contrée magique. Chez Merritt, Goodwin atteind le monde souterrain en "tombant dans le vide, à une allure vertigineuse" et il croit être parvenu au "centre de la terre"15. Nous avons affaire à trois descentes sous terre et, tel Enée et Hercule, les personnages vont rencontrer les morts. Carter rencontre un dieu antique qui lui rappelle les eaux du Léthé, et c'est aidé par des vampires que le héros triomphera. Pour Lovecraft, ces créatures à face de chien qui vivent sous les cimetières et qui mangent la chair humaine n'ont rien à voir avec les vampires traditionnels, mais elles restent cependant en liaisons avec les morts. Carter rencontrera de même l'âme sans corps de Kuranès, qui le conseillera sur sa quête, comme le père d'Enée, aux Enfers, conseille le héros sur sa recherche d'une terre d'asile. La référence à l'Enéïde chez Lovecraft est claire.
41Chez Verne, les voyageurs se trouvent plongés dans un univers où la lumière ne produit pas d’ombre... caractère du pays des morts16. Même chose chez Merritt ("Et cette lumière ne projetait pas d’ombres"17) et nous rencontrons de surcroît une armée de morts-vivants, anciens humains prisonniers, par-delà la mort, de l'Habitant du gouffre lunaire, Habitant qui aspire leur vie et leur sang tel un vampire18.
42Nous sommes donc bien au pays des morts, dans un monde mythologique.
43La visite du monde de l'irrationnel est permise par l'extraordinaire potentiel de la science, et l’actant devient le héros d'une nouvelle mythologie scientifique19.
44Là encore, le franchissement de la frontière se fait dans les deux sens, et les personnages reviennent dans le monde du rationnel au terme de leur expédition dans l’irréel. Il n'y a donc pas changement de statut, et l'actant ne se fond pas avec son ensemble d'arrivée... Il retourne dans son propre sous-ensemble.
45La réception qui est faite du monde parallèle insiste sur son côté surnaturel, et nous sommes bien dans la littérature fantastique. L'événement est cependant, au sens strict de Iouri Lotman, impossible.
III) La littérature du surnaturel et le jeu de l'intellect : Lokis, le jeu sur la morale
46Une dernière catégorie de texte fantastique ne repose pourtant pas exclusivement sur une distinction naturel / surnaturel. L'espace du texte ne présente pas toujours de distinction fondamentale entre une sphère du possible et une sphère de l’impossible. Dès lors, l'événement ne sera pas le passage de l'actant d’un sous-ensemble rationnel à un sous-ensemble irrationnel (ou vice versa) mais pourra être très varié. La notion de surnaturel est présente à un niveau quelconque du texte, parfois seulement dans la réception qui en est faite par le lecteur, mais elle n'est pas classificatrice de l'espace.
47L'exemple que nous donnerons de ce type de texte est la nouvelle de Mérimée, Lokis, publiée en 186820. A aucun moment, l'opposition naturel / surnaturel n’est ordinatrice du monde... Cependant le lecteur sent, dans l'atmosphère du récit, une part de mystère qui lui fait soupçonner une dimension irrationnelle sous-jacente. Dans Lokis, l'espace n'est pas divisé en naturel / surnaturel. L'histoire se lit comme un simple fait divers : en Europe centrale, un jeune homme, dont la mère était folle parce qu’elle avait été enlevée par un ours deux jours après son mariage, tue sa femme durant sa nuit de noce. Une histoire curieuse, mais point de surnaturel.
48Quelques indices laissent cependant supposer que l'histoire est purement fantastique. Il y a tout d'abord le lieu : un château d'Europe centrale, terre de vampires et d'étrangetés. Il y a ensuite quelques détails, qui pourraient faire croire à un esprit mal tourné que la mère du héros aurait subie les assauts de l'ours qui l'a enlevée, et que le héros serait le fils de cet ours... Mais il n'y a rien d'officiel, sinon l'affirmation que le héros est plutôt poilu, et que les ourses ne lui font pas de mal.
49L’événement officiel de la nouvelle est le passage de sain d'esprit à fou. Le texte divise l'espace en deux catégories, celle des gens raisonnables et celle des gens qui ont perdu la raison, et qui sont sujets à des crises de violence. Le médecin du château place la mère du héros dans la catégorie des fous, en affirmant que c'est la peur, et uniquement la peur, qui provoqua jadis sa folie. Le héros est, lui, sain d'esprit... et il va devenir fou, et prendre les caractères de sa mère, à savoir une violence soudaine et incontrôlée.
50L'événement officieux de cette nouvelle, ou plus exactement l'événement présenti par le lecteur, est la restauration de la frontière entre hommes et bêtes. Lorsque le texte commence, la distinction entre les deux est transgressée : le héros est, pense-t-on, fils d'une femme et d’un ours. Il vit cependant la vie d'un homme, en portant le sang d'une bête. L'événement sera son passage définitif dans la sphère des animaux, et sa fuite dans la forêt, après avoir tué sa fiancée. Nous sommes dans une situation très proche de celle que nous notions pour Hercule, où le personnage a une nature à cheval entre les deux sous-ensembles posés, et il doit choisir l'une ou l'autre. L'événement est donc la restauration d'une frontière battue en brêche.
51Cet événement officieux, que le lecteur élabore sur de simples présomptions, est purement lié au surnaturel : la naissance d'un monstre mi-homme, mi-ours... Mérimée prit grand soin de laisser planer l’incertitude sur la véritable histoire de sa nouvelle. Quelques citations le montreront.
52Mérimée, dans sa correspondance, affirme à ses amis que son récit est purement fantastique : c’est bien de la naissance d'un monstre dont il s'agit. Dans sa lettre à Jenny Dacquin de septembre 1868, il déclare que le héros "est le fils illégitime de cet ours mal élevé"21. Devant la pression de la société du Second Empire, devant la peur du scandale que cette histoire pourrait causer dans les milieux impériaux qu'il fréquentait, Mérimée recule pourtant du fait de la crudité de l'histoire et de sa couleur trop surnaturelle. Il note que sa nouvelle ne doit pas faire scandale dans une lettre à Jenny Dacquin du 5 août 1869, et il affirme le 16 août à Tourguéniev qu'il niera toute lecture surnaturelle si on lui pose des questions : "Si on me demande des explications, je dirai qu'il s’agit d'un regard ou d'une peur de femme grosse. Honni soit qui mal y pense."22 Et en septembre, "Une Princesse m'a écrit pour me demander si cet ours n'avait pas abusé de sa position ; j’ai répondu en m'étonnant que pareille idée lui fut venue en tête, et je l'ai renvoyée à Cuvier."23
53Mérimée est contraint pas son entourage littéraire de laisser une grande incertitude sur la nature exacte de son histoire. Il la réécrit plusieurs fois pour supprimer toute référence directe au surnaturel, et ne laisser qu'un léger doute planer. Ce texte n'est donc pas formellement fantastique, car il n'y a pas de définition du naturel et du surnaturel, cependant le lecteur sent poindre ça et là une ambiance et une signification relevant du surnaturel.
54L’événement du texte se substitue par la volonté de l’auteur, qui veut l’incertitude, à un événement de réception, qui, lui, est de l’ordre du fantastique.
55Parce que la morale interdit des histoires à trop fort côté surnaturel - spécialement lorsqu'il s’agit de parler du viol d'une femme par un ours - Mérimée brouille les pistes de son texte et donne naissance à une histoire fantastique où rien n'est surnaturel. Nous sommes loin, ici, des textes où le lecteur garde des doutes sur la réalité du surnaturel, comme dans La Chute de la maison Usher... Dans Lokis, aucune référence n’est jamais faite à l'étrange ! L'ambiance, seule, du texte pointe le fantastique. Un château, des scènes de nuit, des campagnes désertes, une mère folle... L'esprit du fantastique impreigne le texte mais n’est pas structuralement inscrit dans sa composition, si ce n'est en abîme. Par dela l'événement authentifié (passage de raisonnable à fou) se pointe en filigrane un événement inavoué qui est, lui, issu d'une séparation de l'espace selon une frontière entre natuel et surnaturel.
56Le fantastique, s'il est un genre, est celui de l'ambiguité, et la qualité d'un texte repose sur la variation face à une norme établie. Parce que l'objet du fantastique est de faire se confronter le surnaturel et le naturel, le talent de certains auteurs consiste justement à brouiller cette piste facile à suivre, et à déjouer une forme d'événement classique. Mérimée y est passé maître avec Lokis, et il est particulièrement important de voir que ce qui le motive, c'est la norme morale de son époque. Les textes fantastiques sont avant tout historiques, leurs contextes de production conditionnent leurs formes et leurs contenus. La diversité des événements possibles symbolise l'éclatement géographique et historique des écrits composant le "genre".
57Considérer le fantastique comme un genre conduit à trouver des constantes dans des textes appartenant à toutes les époques et utilisant toutes les formes littéraires.
58En adaptant la théorie de Iouri Lotman à la notion de fantastique, nous constatons l'éclatement structurel des textes réputés semblables.
59Lorsque l'espace est divisé selon une frontière entre naturel et surnaturel, les actants qui passent d'un sous-ensemble à l'autre ne prennent généralement pas les caractères du groupe d'arrivée ; lorsqu'ils prennent ses caractères, la frontière est alors détruite, assimilant les anciens opposés. Parfois le franchissement, et par là l'événement, est nié, parfois au contraire il y a ambivalence. Evénement et non-événement coexistent. L'actant est généralement le surnaturel, cependant, à des époques précises (et particulièrement dans la littérature américaine des années 1920-1930, 1970-1980), le narrateur, homme de la terre du vingtième siècle, s’introduit dans les contrées mystérieuses du surnaturel. Ce type de franchissement renvoie à une modification importante des conceptions de l’homme sur son environnement, et il est consécutif à une modélisation nouvelle du monde par les sciences, l'astronomie en tête24.
60Parfois cependant, la distinction naturel / surnaturel n'est pas le moteur de l'événement. Elle est présente ou non dans le texte, et c'est une ambiance, un faisceau de présomptions, des indices ponctuels renvoyant à un imaginaire collectif né de la littérature de l’étrange, qui donne au texte son caractère fantastique. Il existe des textes fantastique sans référence explicite au surnaturel !
61De même dans certains textes, l'irrationnel n'est qu'un déclencheur de l'événement, il pousse, avec bien d'autres choses, l’actant à changer de sous-ensemble, mais il n’est pas lui-même partie intégrante des normes... C'est le cas des Aventures d'Arthur Gordon Pym, d'Edgar Allan Poe. La notion de surnaturel conduit à l'événement, de même que Vautrin pousse Rastignac à conquérir Paris dans le Père Goriot, mais il n'est pas classificateur de l'espace, ni actant.
62Chaque pays, chaque époque et chaque forme littéraire définit une hiérarchisation de l'espace fantastique et, si la forme la plus courante de l'événement est le passage de l'étrange dans notre monde, on trouve de multiples modalités à ce passage, et de nombreuses formes différentes d'événements. La réintroduction de la notion d’histoire littéraire dans la critique de la littérature fantastique, est, plus que jamais, souhaitable.
Notes de bas de page
1 Dans l'introduction de la première traduction en Français des Contes fantastiques d’Hoffmann.
2 Du Fantastique en littérature.
3 Sur la réception en France de Frankenstein par les Romantiques, en relation avec le genre fantastique, voir Florent Montaclair, La Fantaisie, Presses de l'Université de Rouen, 1995, p 79 et ss.
4 Anthologie du fantastique, Gallimard, 1965.
5 Entre fantastique et anticipation, in Lovecraft, Cahier de l'Herne, 1969.
6 Introduction à la littérature fantastique. Seuil, 1971.
7 Gallimard, Paris, 1970.
8 Flammarion, 1979, p 123.
9 "Le fantastique, c'est l'hésitation éprouvée par être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel", op. cit., p 29.
10 Ibidem, p 49
11 Les Montagnes Hallucinées, in Lovecraft, Bouquins, Laffont, 1991, p 396.
12 Voyage au centre de la Terre, Gallimard,, 1980, p 90.
13 Ibidem, p 138.
14 Démons et merveilles, 10/18, 1955, p 25.
15 Le Gouffre, J'ai lu, 1957, p 101 et 103. "Et tout ce que nous savons des profondeurs de la terre ne dépasse pas une dizaine de kilomètres. Qu'y a-t-il au centre de la terre ?" (Le Gouffre de la Lune, op. cit. p 103). Nous constatons de grandes parentés entre Verne et Merritt : ce sont dans les deux cas des particules de lumière qui illuminent le centre du monde et un océan se trouve, dans les deux textes, dans les entrailles de la terre pour la même raison. "Ce torrent impétueux tombait-il par une ouverture du fond de l'océan ?" (Le Gouffre, op. cit. p 156) ; "Il est probable que des affaissements du sol se sont produits et qu'une partie des terrains sédimentaires a été entraînée au fond des gouffres subitement ouverts" (Voyage au centre de la Terre, op. cit., p 211)
16 Voir sur ce thème en particulier le conte d'Hoffmann La Nuit de la Saint-Sylvestre et le récit d'Adelbert von Chamisso Histoire merveilleuse de Peter Schlemil.
17 Le Gouffre, op. cit. p 106.
18 La description d'un mort-vivant type, victime de l'Habitant du gouffre, va clairement en ce sens : "Sa peau était lisse et ferme, mais froide (...) Le corps était exsangue ; les veines et les artères étaient marquées tout au long de sillons blanchâtres" (Le Gouffre, op. cit. p 309).
19 Rappelons que la science permetait de supposer l'existence de mondes lointains : les découvertes par simple calcul mathématique, des huitième et neuvième planètes du système solaire en étaient la preuve. Dans un esprit de positivisme intensif, ou de néo-positivisme, les auteurs assimilaient les fabuleuses inventions des techniques modernes au retour des mythes de l'humanité.
20 Nous avons déjà donné un exemple de ce type de texte à propos des Aventures d'Arthur gordon Pym de Poe, in Evénément et prose narrative III, Les Belles Lettres, 1997.
21 Livre de poche, 1995, p 82.
22 Ibidem, p 89. Dans le texte, la folie de la mère s'explique parce qu'elle a eu peur de l'ours lorsqu'elle l'a vu, et non parce qu'il l'a violée.
23 Ibid., p 90.
24 Sur la question, voir notre article L’événement dans la littérature fantastique fin de siècle, in Evénement et prose narrative III, op. cit.
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