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Traditions religieuses et synthèse républicaine dans la Revue encyclopédique
p. 199-210
Texte intégral
1Dans la Revue encyclopédique dirigée par Leroux, Carnot et Reynaud, le projet encyclopédique prend corps au fur et à mesure que se formule une « doctrine unitaire » dont la Revue serait « l’organe »1. Cette « doctrine unitaire » a cela d’original qu’elle inscrit les traditions religieuses de l’humanité dans la perspective d’une synthèse républicaine censée remédier à l’éclatement en poussière de la société. Tant scientifique que politique, la synthèse nouvelle qui s’esquisse dans les numéros de la Revue encyclopédique entre 1831 et 1834 fonctionne à partir du couple conceptuel « charité/association », couple qui sera réélaboré la décennie suivante à travers un autre couple, « fraternité/solidarité »2. Se dessine ainsi la relation dynamique suivante : la « charité » comme certitude morale tirée des traditions religieuses de l’humanité doit être transformée en « droit » et en « mœurs » pour que se réalise la forme la plus haute d’« association » – la synthèse républicaine – entendue comme organisation de forces libres dont l’unité sera cimentée par l’Encyclopédie nouvelle3.
2La lecture que je propose du projet encyclopédique et de sa cohérence s’ancre dans une analyse de l’usage des études philologiques dans le discours politique, tout particulièrement chez Pierre Leroux et Jean Reynaud4. De nombreux articles de la Revue encyclopédique sont en effet consacrés aux découvertes philologiques. Or, une telle place accordée à ces études savantes se comprend par le fait que les articles liés à la « renaissance orientale »5 sont le lieu où se construit l’idée de « charité » comme « certitude morale » que les contributeurs de la Revue encyclopédique vont penser dans sa relation dynamique avec l’idée d’« association ».
3Il n’est certes pas évident de saisir de prime abord le lien entre, d’une part, ce qu’apportent à une théorie de la « charité » les références philologiques savantes concernant l’Inde sanscrite ou la Chine confucéenne et, d’autre part, les questions politiques très concrètes relatives à l’« association » traitées dans la Revue encyclopédique telles que la question de la représentation politique des prolétaires ou celle de l’assiette de l’impôt. La raison de l’intérêt pour la philologie – qui se retrouvera dans le prospectus de l’Encyclopédie nouvelle – réside dans le fait que les travaux philologiques touchent à la question de la « religion ». Pour les rédacteurs de la Revue encyclopédique, l’époque ne pourra pas « s’élever à la plus haute forme d’association » sans une synthèse religieuse nouvelle qui donne sens au projet encyclopédique lui-même6. La question de la religion occupe en effet une place centrale dans les préoccupations politiques des futurs encyclopédistes de la Revue, qui affirment la nécessité sociale d’une religion nouvelle qui doit s’élaborer au-delà du christianisme. Cette nouvelle perspective religieuse se dessine dans les articles consacrés aux découvertes philologiques où se lit, selon les rédacteurs de la Revue, un « universel religieux » : à savoir le principe de « charité » qui constitue le noyau éthico-religieux des traditions humaines. Pensant la dynamique conduisant de la « charité » à « l’association », du principe religieux à l’organisation sociale, les futurs encyclopédistes envisagent ainsi les conditions de transformation de la charité comme certitude morale en « droit » d’abord, en « mœurs » ensuite et en « éducation » enfin. C’est justement dans cette dynamique au sein du couple « charité/association » que le projet encyclopédique prendra tout son sens.
I. La nécessité d’une nouvelle religion
4Un constat est régulièrement formulé dans les numéros de la Revue encyclopédique. Ce constat est que l’ordre ancien a été détruit : « la société est en poussière »7 écrit Pierre Leroux dans le premier article qu’il signe dans la Revue en septembre 1831. Dans le sillage de « la série d’événements qui a commencé en 89 »8, la destruction de l’ancien ordre social a conduit au désarroi de l’individu et à la désorganisation de la société. En effet, les croyances qui donnaient sens à l’existence individuelle et conféraient à la société son unité, ont cédé la place au « doute insensé ». Mais nulle tentation traditionaliste de retour à l’ancien ordre n’est lisible chez les rédacteurs de la Revue, bien au contraire. Dans l’article « Aux philosophes » publié en septembre 1831, Leroux établit certes que les croyances du monde que la Révolution française a renversé donnaient à l’homme et à la société sa « vie », mais il relève immédiatement que ces croyances – « grandes et sublimes fables du christianisme » – furent causées par « la souffrance horrible des hommes à cette époque »9. Nulle nostalgie donc pour les croyances médiévales… Il n’en reste pas moins que les anciens dogmes sont morts et, faute d’un nouveau système de croyances, la connaissance humaine demeure fragmentaire et partant « insensée » ; sans religion, les souffrances sont incompréhensibles pour l’individu et la société est un chaos : « Anarchie de la société, anarchie de chaque homme dans le fond de son cœur, voilà notre époque »10. Il ne faut pas croire toutefois que ce désarroi face à la mort des anciens dogmes conduit les rédacteurs de la Revue à penser que l’enjeu du siècle est de répondre à une quête spirituelle du sens comme s’il était seulement question d’une « crise du sens ». Pour les rédacteurs de la Revue, le propos est immédiatement social et si ce constat de la fin des dogmes est aussi douloureux, c’est parce qu’il met à nu, sans les oripeaux des fables chrétiennes, la violence sociale de la « brutale exploitation »11 par la bourgeoisie du prolétariat. Que l’on ne s’y trompe pas, le problème est « social » comme l’exprime magnifiquement Jean Reynaud dans ces lignes :
O peuple, peuple grossier des ateliers et des campagnes, tu assistes comme nous à la politique, mais tu es jeté aux derniers rangs, et les tableaux qui se succèdent frappent tes yeux et demeurent confus dans ton souvenir sans que tu puisses comprendre les relations qui les enchainent et les mouvements nouveaux qu’ils annoncent […]. Pauvre peuple, dans une telle république les privilèges de ta vie politique sont semblables à ceux des êtres qui partagent avec toi le défrichement et le labeur des campagnes, à ceux des machines qui viennent lutter contre toi jusque dans le sein de tes demeures industrielles12.
5Ainsi le constat initial des rédacteurs de la Revue encyclopédique peut être formulé en ces termes : la société est en souffrance car lui fait défaut un système de croyances qui permettraient de résoudre les problèmes sociaux au premier titre desquels figure la condition des prolétaires, réduits au rang de bêtes ou de machines.
1. La religion et la société
6La conviction qui anime les rédacteurs de la Revue encyclopédique est que « tous les maux de notre époque s’apaiseront quand une direction générale aura été imprimée à toute la connaissance humaine »13. La résolution des questions sociales et politiques est donc subordonnée à l’élaboration d’une « doctrine unitaire ». « Subordonnée » et non pas « réduite » certes, mais c’est bien sur le plan théorique qu’il faut d’abord lutter. Pour les rédacteurs de la revue, une « société nouvelle » où le peuple sera émancipé, tant sur le plan politique que matériel, n’est possible que si elle repose « sur des croyances liées, enchaînées, universelles »14. Or, demande Leroux
N’est-il pas évident encore, quand on y réfléchit, que ce fondement de certitude, ce système de croyances, et cette intelligence d’un but social, ne peuvent résulter que de l’établissement d’un certain nombre de vérités générales embrassant le passé et l’avenir de l’humanité ? Et, en définitive, qu’est-ce qu’un tel système de croyances, sinon une religion15 ?
7À la lecture de ces lignes, une objection vient immédiatement à l’esprit et Leroux la prévoit : pourquoi la société aurait-elle besoin, en priorité, d’une religion ? Les problèmes sociaux qui accablent le peuple des prolétaires peuvent-ils être résolus à partir d’une perspective religieuse ou, au contraire ne faut-il pas d’abord changer les conditions matérielles d’existence ?
8Pour les rédacteurs de la Revue encyclopédique, il ne peut y avoir de société sans religion et l’amélioration des conditions matérielles sera la conséquence d’une transformation de la société qui n’est possible que par le renouveau du religieux. Comme le montre Laurent Fedi à propos de Pierre Leroux, « la disjonction du politique et du religieux est purement artificiel »16. Aux yeux du futur encyclopédiste, « la société sans la religion » est une « pure abstraction » ; la société sera « en poussière » tant qu’une « foi commune n’éclairera pas les intelligences et ne remplira pas les cœurs »17. Deux preuves de la nécessité sociale de la religion figurent dans « De la philosophie et du christianisme » :
Et si vous prenez l’idée société, comment la pouvez-vous concevoir réalisée, si tous ceux qui composeront l’association n’ont pas un même principe de certitude, une même foi à quelque chose ? Archimède proposait de remuer la terre ; mais il lui fallait un point solide. Deux hommes n’ont jamais fait un effort physique ou moral de concert sans coordonner cet effort d’après une base commune. A priori l’idée de société implique donc nécessairement l’idée de religion ; a posteriori, même conclusion. Ouvrez l’histoire ; voyez ce que fut la société grecque ou romaine, ou la société chrétienne du moyen-âge, la société enfin partout où il y a eu société. Partout vous verrez une unité vivante, qui se réalise par la politique, la science et l’art, et qui, prise dans son entier, est une religion18.
9S’il y a une nécessité sociale de la religion, la société de l’avenir, où la condition du peuple sera améliorée, ne peut donc advenir que par une religion nouvelle. Mais « nouvelle » en quel sens ? Le christianisme, comme système de croyances qui organisa la société pendant des siècles, ne peut-il pas être encore efficace, ne peut-il pas être renouvelé voire régénéré ? Dans le milieu intellectuel progressiste des premières années de la monarchie de Juillet, les perspectives ouvertes par un christianisme « social » tel que celui de La Mennais ne permettraient-elles pas de résoudre les problèmes sociaux ? Bref, ne faut-il pas invoquer un « nouveau christianisme » comme le pensait déjà Saint-Simon, un « nouveau christianisme » esquissé à partir de considérations sur la religion et la société dont l’argumentation des contributeurs de la Revue encyclopédique est fondamentalement l’héritière19 ?
2. Au-delà du christianisme
10Leroux a bien précisé quelle doit être la relation entre la synthèse nouvelle qu’il appelle de ses vœux et le christianisme. Pour lui, le christianisme comme système de croyance est « irrévocablement brisé »20. Les consciences se sont définitivement émancipées de son empire. Il ne s’agit pas de nier sa puissance et sa fécondité passées mais de récuser son actualité et de nier sa possible actualisation politique : « nous ne croyons pas à la restauration possible de l’ancienne synthèse, aujourd’hui ruinée qui fut le christianisme »21. Ainsi, « la religion de l’avenir ne sera pas la synthèse chrétienne mais une synthèse nouvelle »22. Pour quelle raison n’est-il plus possible de croire au christianisme comme nos pères y croyaient ? Mieux posée la question serait plutôt : à quoi, dans la doctrine chrétienne, n’est-il plus possible de croire ? Ce n’est pas en la « religion » que l’on ne peut plus croire comme dans la perspective « positiviste » d’une religion de la science. Si la religion est socialement nécessaire, c’est parce qu’elle désigne un système de croyances non scientifiques au sens strict – la certitude de la religion, selon Leroux, relève non pas de la certitude scientifique, qui procède de l’expérience, mais du « consentement »23 par lequel « vous et les autres hommes vous vous unissez et vous vous fondez pour ainsi dire dans une vie commune »24. Ce en quoi il n’est plus possible de croire c’est en « l’exclusivité » du christianisme.
11Les études orientales auxquelles les rédacteurs de la Revue encyclopédique sont particulièrement attentifs révèlent que le christianisme – qui est la dernière grande synthèse religieuse de l’Occident – ne contient pas l’ensemble des traditions humaines et qu’elle ne saurait comprendre « les colosses religieux, tels que les auteurs des Védas, Bouddha, Confucius, ou Mahomet »25. Les traditions humaines débordent de toute part la tradition chrétienne : l’humanité et son aspiration religieuse ne se réduisent pas à l’histoire de l’Occident chrétien. Ce qui oppose les rédacteurs de la Revue autant à la pensée contrerévolutionnaire qu’à celle de Saint-Simon ou de La Mennais26 est que le christianisme, qu’il soit celui de l’Église catholique ou celui du Nouveau christianisme ou de L’Avenir, ne saurait être l’unique « soleil moral »27 dont la société a besoin. Le christianisme doit donc être inscrit dans une nouvelle synthèse de la connaissance humaine, dans un système de croyances constituant une nouvelle religion. En quoi consiste cette religion nouvelle censée donner une « boussole [aux] jeunes générations »28 ?
3. La religion nouvelle
12Concernant cette religion nouvelle dont la société a besoin pour se régénérer, Jean Reynaud fait une mise en garde :
Une religion n’est pas chose qu’un rêveur improvise ou qu’un manipulateur raccommode ; lorsque l’humanité a dépassé la croyance qui suffisait à ses pères, et qu’elle l’a brisée avec les éléments informes des vérités nouvelles que ses grands hommes ont conquises, il faut de longs travaux et de sérieuses méditations pour arriver à coordonner tous ces fragments désunis de l’édifice nouveau, et concilier à la fois l’héritage impérissable de la religion déchue et les dons nouveaux de la philosophie victorieuse29.
13Cette nouvelle synthèse des connaissances humaines ne s’improvisera pas. D’où l’importance pour construire cet édifice nouveau de prendre d’abord connaissance des traditions religieuses de l’humanité : ainsi les découvertes philologiques rendent possible une pensée de la religion affranchie des « préjugés de nos pères », aux antipodes des « inconcevables rêveries sur l’Orient et l’Occident » qu’ont « débité pendant plusieurs mois » M. Enfantin et ses disciples30. Dans la Revue encyclopédique, la religion nouvelle prend d’abord la forme d’un « panthéon ».
4. Un panthéon
14L’originalité de la nouvelle synthèse religieuse qui s’esquisse dans la Revue encyclopédique réside dans le fait qu’elle se présente d’abord comme un panthéon constituant « la grande tradition de l’humanité, la grande Bible de l’humanité » où seront reliées toutes les traditions religieuses. Dans l’article « De l’influence philosophique des études orientales »31, Leroux pose les grandes lignes d’une « nouvelle doctrine générale »32 censée assurer le renouvellement religieux de la société. Cette « nouvelle doctrine générale » prend la forme d’une large vision œcuménique où chaque grande religion orientale a sa place :
Ne verrons-nous dans l’humanité que le rameau détaché qui s’appelle le christianisme, la révélation de Moïse et la révélation de Jésus ? Non, nous voudrons un Panthéon plus vaste, un panthéon qui réponde à ce mot humanité, de si nouvelle invention, à ce mot que les hommes, parqués autrefois dans des limites de familles, de castes ou de nations, ne connurent jamais33.
15Cette ouverture de l’horizon dans lequel prennent place les traditions humaines correspond à une nouvelle « renaissance », une renaissance « analogue » à celle du xvie siècle. Si la redécouverte de l’antiquité classique à la fin du Moyen Âge fut celle de Rome et d’Athènes, la renaissance du xixe siècle est celle de l’antiquité orientale suite aux déchiffrements du sanscrit et du « zend » qui ouvriront la voie à la connaissance des Védas, du Zend Avesta et de bien d’autres monuments engloutis de la religiosité orientale34. Le propos de Leroux se caractérise par cette volonté d’intégrer « tout le passé » dans la foi nouvelle, de dépasser l’exclusivité du discours chrétien. Les études philologiques des monuments religieux de l’Inde, de la Perse, de la Chine permettront de « faire connaître aux sectateurs mêmes de la Bible toutes les autres Bibles de l’Orient » afin que « l’esprit humain [change] d’horizon »35 et que puisse être élaborée cette « nouvelle doctrine générale » : dans ce nouveau panthéon, le « passé tout entier sera admis et prendra place » et « le christianisme n’occupera que la sienne »36. La religion nouvelle se présentera donc comme un « panthéon inclusif de l’ensemble des traditions humaines ». Mais comment lui donner corps ? Selon quel principe sera constituée cette Bible de l’humanité37 ? Les traditions religieuses ne sont-elles pas fondamentalement singulières voire antagonistes ? En 1848, dans Du christianisme et de son origine démocratique, Leroux affirmera qu’il y a « identité de toutes les religions diverses quand on en considère le fond métaphysique et que la forme seule diffère »38. Cette intuition d’un « fond identique » figure déjà dans les articles de la Revue encyclopédique. La différence entre le propos de Leroux dans Du christianisme et de son origine démocratique et les articles de la Revue encyclopédique consiste cependant en ce que ce fond identique n’est pas d’ordre métaphysique mais pratique.
5. À la recherche d’un fond identique aux traditions religieuses
16Le vaste panthéon suggéré par Leroux ne consiste pas en une profusion incohérente, contrairement à ce qu’affirme Sainte-Beuve selon lequel la Revue encyclopédique n’aurait professé qu’un panthéisme vague39. En quoi consiste l’unité de ce panthéon ? Dans l’unité de la tradition de l’humanité répondent les rédacteurs de la Revue. Or, comment ramener la « pluralité » des traditions humaines à « l’unité » de la tradition de l’humanité ? Bref, comment passer de la diversité apparente à l’identité fondamentale ? À la lecture des articles où il est fait référence à la pluralité des traditions religieuses, deux exigences apparaissent afin de mettre au jour l’unité de la tradition de l’humanité.
17La première exigence consiste à établir des parallèles, des analogies et des rapports entre les traditions religieuses afin de faire apparaître ce qui est commun aux différentes croyances de l’humanité. Ainsi, dans le compte rendu qu’il consacre à une nouvelle traduction de la Bible40, l’astronome Charles Emmanuel reproche à M. Cahen de n’avoir pas mis en évidence « des parallèles entre l’antiquité hébraïque et l’antiquité orientale, entre les traditions, les lois du Pentateuque et celles des religions de l’Asie orientale »41. Ce n’est pas la singularité des cultures religieuses qui intéressent les encyclopédistes mais la mise en relation des traditions religieuses. La deuxième exigence est d’identifier, à partir de ce travail « comparatiste », ce qui fait l’universalité des traditions religieuses, à mettre en lumière le fonds commun dont toutes les grandes religions sont porteuses au-delà de leur particularité.
18Cette double exigence qui permettra de formuler la grande tradition de l’humanité suppose d’avoir une connaissance précise des textes originaux des traditions religieuses de l’humanité, d’où l’importance accordée aux publications des philologues42.
6. La charité
19Dans l’article « Des rapports de la doctrine de Confucius avec la doctrine chrétienne »43, Pierre Leroux met en œuvre cette double exigence afin de cerner la tradition universelle. Par le biais d’un « travail comparatiste » permettant un « européo-décentrement »44, il identifie, pour la première fois de manière explicite dans la Revue, le principe de « charité » qui constitue d’après lui le fonds essentiel commun du christianisme et du confucianisme.
20Leroux s’appuie sur la traduction par Guillaume Pauthier du Ta-Hio de Confucius publiée dans la Revue encyclopédique45. Mettant en exergue et interprétant les formules suivantes lisibles chez Confucius, « cultiver sa raison et aimer l’humanité »46, « ce qu’on ne désire pas pour soi-même, qu’on ne le fasse pas aux autres »47 ou encore « faites ce qui est convenable entre frères et sœurs de différents âges »48, Leroux identifie, dans la pensée du philosophe chinois, l’idée de « charité » dans sa compréhension la plus forte : dans ces formules de Confucius, « la vie humanitaire n’est pas seulement entrevue, mais vue » et « l’humanité se présente comme un être collectif, à la vie duquel la vie de chaque homme est attachée de fait, et doit religieusement se rattacher »49.
21Non sans une certaine violence herméneutique, Leroux établit ensuite le rapport entre le principe de la charité chez Confucius et le christianisme. Écartant les aspects qu’il juge non essentiels de l’Évangile telles que la Genèse ou la Théodicée, il affirme que le message évangélique « renferme essentiellement une morale »50 qui se réduit au « grand précepte de la charité »51. Apparaît alors clairement, suite à ce travail interprétatif dégageant le contenu religieux fondamental de deux traditions particulières de l’Europe et de la Chine, l’accord fondamental entre l’enseignement de Confucius et celui du Christ quant à cette « vérité » de la « charité » :
[…] ce vers du Chi-king : « Faites ce qui est convenable entre frères et sœurs de différents âges. » Nous le demandons, ne semble-t-il pas entendre un fragment du sermon sur la montagne, ce résumé de l’Évangile et de tout le christianisme ? N’est-ce pas la même morale, saisie à la même profondeur, et le même style52 ?
22Les articles suivants de la Revue encyclopédique ayant trait aux traditions orientales, exprimeront, dans le sillage de l’intuition de Leroux, l’idée que l’unité des traditions religieuses consiste dans l’universalité de la « charité » entendue comme « loi de bienveillance universelle et de philanthropie »53. La thèse d’un universel religieux lisible dans les religions humaines, universel d’abord saisi à partir de la comparaison du confucianisme et du christianisme, va progressivement gagner en extension. Dans un article consacré à la traduction par Tissot des Principes métaphysiques de la morale de Kant, l’orientaliste Guillaume Pauthier expose l’idée selon laquelle « les principes universels de ces lois divines ont été connus de tous les peuples » et s’appuie sur la preuve du consentement universel :
On les retrouve dans les écrits de Confucius, de Lao-tseu, dans les fables de l’Hitopadésa (recueil sanskrit dont le titre signifie : Instruction salutaire, le plus ancien recueil de fables connu), comme dans ceux attribués à Salomon, ou dans les poètes gnomiques de la Grèce. Socrate insista surtout sur leur pratique ; Aristote les rédigea en corps de science ; et, malgré la grande diversité des interprétations et des applications, les principales bases de la morale restèrent toujours les mêmes, s’appuyant toujours sur cette formule qui se trouve dans l’Évangile et dans Confucius : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît à toi-même54.
23En juin 1833, une nouvelle formulation de l’idée par Charles Emmanuel élargit encore la perspective de la règle d’or dans un compte rendu critique qu’il rédige du cours de Lerminier55. S’opposant à la conception du grand homme – « révélateur » d’un nouvel évangile – que développe le professeur de droit du Collège de France, Charles Emmanuel conteste l’idée même de « révélation » et insiste sur le fait que les « révélateurs » n’ont fait en réalité que « rappeler » ce même précepte : « aimer ses semblables, ne pas leur nuire. Ce n’est ni Moïse, ni Confucius, ni Brahma, ni Mahomet, ni Bouddha, ni Jupiter, ni Jésus, c’est Dieu lui-même de toute éternité ; seulement les révélateurs l’ont rappelé aux hommes lorsqu’ils s’en écartaient »56. L’universalité des traditions religieuses réside donc dans ce « grand précepte de la charité », noyau éthique des pensées de l’Inde, de la Chine, de la Judée, de l’Islam ou de l’Occident. Ce précepte fait l’universalité des différentes figures religieuses qui siégeront dans le panthéon de l’humanité : toutes les grandes religions enseignent ce principe, le fonds identique des religions consistant dans le précepte pratique de la « charité ».
24Le précepte de la « charité » fait donc « autorité » parce qu’il y a « consentement » de l’humanité, consentement lisible dans les traditions religieuses, « consentement » qui est la source de la certitude pour la « vie commune ». L’identification de l’universalité religieuse de la « charité » dans les articles de la Revue encyclopédique consacrés aux traditions humaines révélées par les travaux des philologues orientalistes permet donc de formuler le contenu précis de la grande tradition de l’humanité, cette « certitude morale quant à ce que doit être la relation entre le sujet et les autres sujets ». Pierre angulaire de la future synthèse républicaine, l’usage du concept de « charité » n’est pas restreint à la sphère religieuse ; il a une destination directement politique et prend sens dans sa relation dynamique avec un autre concept, celui d’« association ».
II. De la religion à la politique : pour un nouveau monothéisme des valeurs
25Dans la séquence politique postérieure (1840-1848) aux articles de la Revue encyclopédique étudiés dans le présent article, le couple conceptuel « fraternité/solidarité » deviendra central. Indépendamment des divergences d’interprétation57, il s’agira d’interroger la relation et la dynamique entre l’affect (fraternité) et l’institutionnalisation (solidarité) à partir de ce couple conceptuel. Or, la problématique centrée sur la relation au sein du couple « fraternité/solidarité » va se substituer ou, plutôt, va émerger à partir d’un autre couple conceptuel – « charité/association » – dont la dernière partie de cet article s’attache à esquisser la relation dynamique. Les rédacteurs de la Revue encyclopédique se fondent sur la « charité » comme « croyance », c’est-à-dire comme certitude morale afin d’institutionnaliser « l’association » – terme très marqué par l’école saint-simonienne et conservé dans la Revue encyclopédique58. Cette dynamique animant la relation entre la charité et l’association rend compte du passage de la religion à la politique au sein duquel va s’inscrire le projet d’une Encyclopédie nouvelle, future bible d’un monothéisme des valeurs.
1. « Charité/association »
26Leroux et les contributeurs de la Revue invoquent le principe universel de la « charité » afin de reconquérir l’hégémonie culturelle contre l’idéologie « individualiste » de la bourgeoisie. La certitude morale de la charité est invoquée pour penser ce que la société « doit » être et donc pour contester le modèle de société tel que le formule l’« économie politique » bourgeoise, cette science sans conscience/charité qui proclame que « l’état normal de la société » c’est l’« égoïsme de chacun, [la] guerre entre tous, [le] privilège des riches, [la] misère éternelle des pauvres »59. La charité en tant que principe religieux universel contredit le principe de l’individualisme. Le détour par les travaux philologiques permet d’établir que la tradition de l’humanité dans l’unanimité de ses traditions religieuses témoigne contre le principe de concurrence conduisant à une « désassociation » où luttent les égoïsmes et où, de fait, « les classes inférieures » sont livrées « à la plus brutale exploitation »60.
27Si l’on tire les implications politiques de la certitude morale de la charité, on opposera à la désassociation résultant de l’individualisme prôné par les « riches » un autre modèle de société : « l’association ». Ainsi, invoquer le principe universel de charité n’est pas une « dénégation du politique »61 car ce principe n’est pas encore l’association ni la religion nouvelle ; en tant que principe religieux, il ne constitue pas la réponse aux problèmes politiques ou sociaux et il n’est pas le système de croyances nécessaire pour la régénération de la société. Il ne s’agit pas de demander aux exploitants d’être « charitables » et de répondre à l’exploitation des prolétaires en suppliant les bourgeois de faire l’aumône aux nécessiteux62.
28La « charité » intervient au niveau des principes moraux qui constituent le fondement de l’association future. Cette invocation de la tradition de l’humanité constitue la réponse théorique des contributeurs de la Revue encyclopédique à l’individualisme absolu et vise à maintenir « l’individu sous la tutelle d’une puissance collective qui le dépasse »63. La charité est un « soleil moral » qui éclaire le projet social sans être toutefois ce projet social lui-même. Pour devenir un projet politique, la charité doit être « traduite » ou « convertie » sur le plan légal et social : il faut, en s’inscrivant ainsi dans la tradition universelle de l’humanité, « introduire dans la législation et dans la vie sociale le principe de la charité et le transformer en droit »64.
2. De la charité au droit
29Juridiquement, le principe transformé de la charité correspond à la reconnaissance de l’« égalité », signifiant l’abolition, au niveau de la législation, du « privilège » accordé à la naissance ou à l’argent : transformé en droit, l’axiome religieux de la charité consiste à traiter l’autre en égal sur le plan « légal » et il est invoqué pour modifier « la législation tout entière ». La direction morale conduit ainsi à une réforme juridique et, partant à une réforme de la représentation nationale afin que l’« autre », le prolétaire, soit traité en égal, lui qui est considéré comme un animal ou une machine, ce qui suppose de considérer que « les intérêts et les sentiments des masses prolétaires, c’est-à-dire des neuf dixièmes de la nation », soient pris en compte dans les « questions intérieures et extérieures », quant à la « nature du gouvernement, moralité des gouvernants, économie sociale, quotité du budget, assiette de l’impôt, éducation et travaux publics »65. Aussi, la perspective religieuse a-t-elle pour conséquence de justifier, du point de vue de l’histoire, le fait que les prolétaires obtiennent l’égalité politique contre les tenants du système capacitaire de la monarchie de Juillet où seuls les riches et leurs intérêts sont représentés. D’où l’exigence que les prolétaires en tant que tels soient aussi représentés : l’immense majorité du peuple a droit à une représentation spéciale qui contrebalancera les intérêts des privilégiés. Ainsi, si l’on ne croit pas qu’il faut traiter l’autre en égal, rien ne justifie au fond de lui reconnaître un droit politique : en dernier ressort, l’ultima ratio d’une politique d’égalité réside dans l’axiome religieux de la « charité ». L’institutionnalisation de la liberté de tous et donc de l’égalité politique dans « l’association » repose sur la transformation en « droit politique » de la « croyance » en la charité. Cette revendication d’une représentation des prolétaires vaut parce qu’elle est confirmée par la tradition de l’humanité dont les grandes figures religieuses ont enseigné un principe non individualiste, le principe de charité qui se traduit juridiquement en « égalité politique ». Mais cette transformation juridique n’est pas suffisante, la deuxième condition est que le « droit » devienne « mœurs ».
3. De la charité aux mœurs
30Par cette deuxième transformation, la charité deviendra le « principe conservateur » d’une société où l’aristocratie aura été abolie. Cette transformation de la « charité » est exposée par Jean Reynaud dans le mémoire « De l’aristocratie » :
[…] si nous avons conclu de notre discours que des modifications intellectuelles et matérielles étaient nécessaires pour que l’on pût parvenir à une association véritable, nous n’en avons cependant nullement conclu que de telles conditions fussent des conditions suffisantes. Il est évident en effet qu’il ne suffit pas d’avoir établi les rapports qui doivent exister entre les citoyens, et d’avoir mis les citoyens en position de les pratiquer ; il faut encore assurer le mouvement, et c’est la charité seule qui a ce pouvoir.
Pour que les hommes puissent vivre en société et demeurer libres, il faut que chacun agisse spontanément envers les autres comme il désire que les autres agissent envers lui ; car alors chacun observera de lui-même la loi qu’on lui aura enseignée, si cette loi est juste. Lorsque cette charité ne sera pas dans le cœur des citoyens, la société tendra à se dissoudre par l’influence de l’égoïsme ; et si elle subsiste, ce ne pourra être que d’une manière fort imparfaite, par l’effet de la crainte que les citoyens auront, soit d’un maître, soit de la majorité, ce qui est toujours le despotisme66.
31La deuxième condition de l’association formulée par Jean Reynaud consiste donc dans l’appropriation affective par les citoyens de la charité qui se traduit politiquement dans des « mœurs ». Les conditions matérielles et légales ne suffisant pas à réaliser l’association. C’est en devenant « affect » que la charité conservera le social d’où l’importance accordée à l’éducation, dont la base sera constituée par l’art et par la science. Or, dans la perspective d’une régénération du social orientée par la charité, les composantes de l’éducation, l’art comme la science, devront aussi être orientés. Cette troisième transformation de la charité, en principe éducatif cette fois, sera la troisième condition pour la réalisation d’une association républicaine. C’est à ce stade que le projet encyclopédique prendra son sens.
4. De la charité à l’art et à la science
32Le principe de la charité doit « vivifier » les œuvres artistiques et scientifiques dont les productions renforceront l’association elle-même en s’adressant aux sentiments et à la raison des membres de l’association. S’esquisse ainsi un régime de vérité où régnera, comme par le passé, un « monothéisme des valeurs ». L’unité d’un principe religieux non individualiste conférera aux activités humaines non leur autonomie mais leur principe intégrateur, remédiant ainsi à l’anarchie morale dont la fragmentation des connaissances et des pratiques est un signe manifeste :
La science amasse une immense érudition de faits, découvre d’importantes vérités ; mais la science, absorbée dans les détails et privée de la vue de l’ensemble, devient la plus aveugle des cécités, et la science sans la charité produit tous les doutes et toutes les misères morales. L’art, c’est-à-dire le sentiment, ne voyant autour de lui que cette décomposition du corps social, tombe dans le spleen et dans l’athéisme, ou revient aux conceptions du passé, et produit mille monstres semblables aux rêves du malade que la fièvre dévore dans une crise terrible qui va le sauver67.
33L’orientation morale des travaux scientifiques et artistiques est donc fixée par la tradition de l’humanité. L’art et la science ont la charité pour « soleil moral » et la perspective de Leroux consiste à prévenir le basculement de la vie sociale dans un « polythéisme des valeurs » selon la formule de Max Weber. Mais le monothéisme des valeurs qu’invoque la Revue encyclopédique a besoin d’une bible où sera consignée cette synthèse des croyances morales, artistiques et scientifiques : cette bible, ce sera l’Encyclopédie nouvelle qui constituera le « ciment » de l’association car elle éduquera le sentiment et la raison dans la perspective de l’unité, unité au sens métaphysique, comme « principe de vie qui anime la plante, l’animal, une œuvre d’art, une machine, une société ou l’univers »68.
34Le sens religieux du projet encyclopédique est ainsi totalement assumé au sein de la dynamique conduisant de la charité à l’association : « le dix-neuvième siècle [écrit Pierre Leroux], marche vers une encyclopédie pleine du sentiment de Dieu et vivifiée par la charité, c’est-à-dire vers une religion »69. Ainsi, l’Encyclopédie nouvelle sera la clef de voûte de l’articulation entre la certitude morale, la politique et le savoir car elle a pour vocation de constituer cette synthèse des connaissances humaines qui récapitule et parachève le mouvement de la charité à l’association, c’est-à-dire de la certitude morale issue des traditions religieuses de l’humanité qu’elle consigne à l’organisation des forces libres que sont les différentes individualités qui composeront la société de l’avenir.
Notes de bas de page
1 Leroux Pierre, 1832 (août), « De la philosophie et du christianisme », Revue encyclopédique, vol. 55, p. 282 (les références aux articles de la Revue seront présentées ainsi : titre de l’article, Revue encyclopédique, suivi du tome, de la date de publication et de la page). Sur la Revue encyclopédique dirigée par Pierre Leroux, Jean Reynaud et Hippolyte Carnot, voir Aramini Aurélien et Bourdeau Vincent, 2015, « Synthèse et association. La Revue encyclopédique de Leroux, Reynaud et Carnot », in Bouchet Thomas, Bourdeau Vincent, Castleton Edward, Frobert Ludovic, Jarrige François (dir.), Quand les socialistes inventaient l’avenir (1825-1860), Paris, La Découverte, p. 84-96.
2 L’articulation problématique du couple « fraternité/solidarité » au cours du xixe siècle a fait l’objet de plusieurs travaux : Borgetto Michel, 1991, La notion de fraternité en droit public français. Le passé, le présent et l’avenir de la solidarité, Paris, LGDJ ; Hayward Jack, 1959, « Solidarity: the Social History of an Idea in 19th Century France », International Review of Social History, n° 4, p. 261-284 ; Bourdeau Vincent, 2009, « Du Manuel républicain (1848) à La Science de la morale (1869) : fraternité et solidarité selon Renouvier », in Brahami Frédéric et Roynette Odile (dir.), Fraternité Regards croisés, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, p. 269-285.
3 Sur la notion d’« association » développée par les rédacteurs de la Revue encyclopédique et articulée à l’idée de république, voir l’article de Fabas Théodore, 1835 (janvier), « De la tendance de notre époque vers la république », Revue encyclopédique, vol. 61, p. 1 sqq.
4 Aramini Aurélien, 2014, « Zoroastre républicain. Les enjeux philosophiques et politiques de la découverte des textes ‘‘zends’’ chez Eugène Burnouf et Jean Reynaud », Klesis, n° 30, p. 27-54 ; Aramini Aurélien et Bourdeau Vincent, « Synthèse et association. La Revue encyclopédique de Leroux, Reynaud et Carnot », art. cit.
5 La formule est d’Edgar Quinet qui intitule ainsi un article publié en 1841 dans la Revue des deux mondes, n° 28, quatrième série, p. 112 sqq. Cependant Leroux conceptualise déjà l’idée d’une « renaissance orientale » en élaborant explicitement le parallèle entre la redécouverte des antiquités orientales et la renaissance des lettres au xvie siècle dans l’article « De l’influence philosophique des études orientales », Revue encyclopédique, vol. 54, avril-juin 1832, p. 69 sqq.
6 Leroux Pierre, « De la philosophie et du christianisme », art. cit., p. 335.
7 Leroux Pierre, 1831 (septembre), « Aux philosophes », Revue encyclopédique, vol. 51, p. 499.
8 Ibid., p. 501.
9 Ibid., p. 503.
10 Leroux Pierre, « De la philosophie et du christianisme », art. cit., p. 284.
11 Ibid., p. 306.
12 Reynaud Jean, 1831 (novembre), « De la poésie politique », Revue encyclopédique, vol. 52, p. 418-419.
13 Leroux Pierre, « De la philosophie et du christianisme », art. cit., p. 283.
14 Ibid., p. 323.
15 Ibid., p. 321.
16 Fedi Laurent, 2001, « La démocratie religieuse de Pierre Leroux, ou les Esséniens du monde », Le Télémaque, vol. 1, n° 19, p. 47-56, § 30.
17 Leroux Pierre, « Aux philosophes », art. cit., p. 501.
18 Leroux Pierre, « De la philosophie et du christianisme », art. cit., p. 324.
19 Sur la relation entre la pensée saint-simonienne et les rédacteurs de la Revue encyclopédique de Leroux, Reynaud et Carnot, voir l’article déjà cité : Aramini Aurélien et Bourdeau Vincent, « Synthèse et association. La Revue encyclopédique de Leroux, Reynaud et Carnot », art. cit.
20 Leroux Pierre, « De la philosophie et du christianisme », art. cit., p. 282.
21 Ibid., p. 283.
22 Ibid.
23 La conception de la religion (et de la tradition) chez Pierre Leroux repose sur une théorie de la connaissance. Il distingue ainsi deux sources de certitude : l’expérience « quant aux êtres extérieurs à l’humanité » et le consentement « quant aux objets d’une nature semblable à celle du sujet, c’est-à-dire entre êtres d’une nature semblable et doués d’une pensée directement communicable » (Leroux Pierre, 1833 [octobre-décembre], « Aux souscripteurs de la Revue », Revue encyclopédique, vol. 60, p. liv).
24 Ibid., p. liv.
25 Leroux Pierre, « De l’influence philosophique des études orientales », art. cit., p. 82.
26 Il faut préciser qu’à cette période La Mennais est « courtisé » par Reynaud et Leroux dans le cadre d’un renouvellement du « parti républicain ». Dans la Société des droits de l’homme, ils suggèrent de faire appel à La Mennais pour soutenir les accusés du procès de 1834, (cf. Griffiths, déjà cité, à ce sujet). Toutefois, au-delà des rapprochements stratégiques, le christianisme tel que le défend La Mennais c’est-à-dire comme système de croyances « ouvert » intégrant les grandes figures de la sagesse préchrétienne demeure et demeurera marginal dans l’Église selon Pierre Leroux : « Irions-nous accepter, par exemple, ce christianisme antérieur de l’école de M. de Lamennais, qui de Jésus-Christ remonte généreusement les siècles, et, embrassant dans le christianisme, afin de l’enrichir et de la compléter, tout ce qui l’a précédé de grand et de vertueux, accepterait volontiers comme chrétiens Confucius ou Pythagore ! La doctrine catholique, ainsi tamisée et purifiée, a un défaut : c’est de se borner à quelques hommes groupés autour de M. de Lamennais, et d’être pour l’Église entière, si on peut encore dire qu’il y a une Église, une hérésie et une utopie » (Leroux Pierre, « Aux souscripteurs de la Revue », art. cit., p. xxviii).
27 Leroux Pierre, « Aux philosophes », art. cit., p. 501.
28 Leroux Pierre, « De la philosophie et du christianisme », art. cit., p. 331.
29 Reynaud Jean, 1831 (décembre), « Compte rendu de l’ouvrage Le Manuscrit vert de Gustave Drouineau », Revue encyclopédique, vol. 52, p. 752.
30 Leroux Pierre, 1832 (mai-juin), « Des rapports de la doctrine de Confucius avec la doctrine chrétienne », Revue encyclopédique, vol. 54, p. 324-325.
31 Leroux Pierre, « De l’influence philosophique des études orientales », art. cit., p. 69 sqq.
32 Ibid., p. 79.
33 Ibid., p. 78.
34 Concernant cette « renaissance orientale », voir l’ouvrage classique de Schwab Raymond, 1953, La Renaissance orientale, Paris, Payot.
35 Leroux Pierre, « De l’influence philosophique des études orientales », art. cit., p. 73.
36 Ibid., p. 82.
37 La formule « Bible de l’humanité » qui sera titre d’un ouvrage de Michelet publié en 1864 figure sous la plume de Leroux dans le troisième article « Aux philosophes » (art. cit.) : « Le temps vient où nous embrasserons, où nous relierons toutes les conceptions religieuses, et où, de toutes les traditions, nous formerons la tradition universelle, la grande Bible de l’humanité » (ibid., p. 631).
38 Leroux Pierre, 1848, « Du christianisme », in id., Du christianisme et de son origine démocratique, Boussac, Impr. de Pierre Leroux, p. 204.
39 Dans ses Premiers lundis, Sainte-Beuve brossera ainsi le portait de la Revue qui occupe selon lui le « poste honorable d’avant-garde philosophique » : « La Revue encyclopédique n’a pas simplement pour objet d’être un magazine bien fait, bien meublé de morceaux divers et suffisamment assortis, comme l’est, par exemple, la Revue des deux mondes, la meilleure publication de ce genre ; mais c’est un recueil systématique, fidèle à son titre, ayant une sorte d’unité et une direction de doctrine dans tous les sens. En politique, l’avènement du prolétariat ; en religion, l’hostilité contre le christianisme, contre le spiritualisme pur, et l’appel à un panthéisme encore confus ; en art, le symbolisme le plus vaste : tels nous apparaissent les principes généraux, flottants sans doute, mais pourtant saisissables, inscrits sur les bannières de cette école » (Sainte-Beuve Charles-Augustin, 1874, Premiers lundis, Paris, Michel Lévy frères, t. ii, p. 100).
40 Emmanuel Charles, 1833 (avril-mai), « Compte rendu de La Bible, traduction nouvelle, par M. Cahen, avec l’hébreu en regard », Revue encyclopédique, vol. 58, p. 201 sqq.
41 Ibid., p. 208.
42 Ainsi Pierre Leroux écrit-il que « notre intention est de faire connaître, dans cette Revue, soit par des traductions, soit par des analyses, le plus que nous pourrons des monuments de l’histoire orientale » (Leroux Pierre, « Des rapports de la doctrine de Confucius avec la doctrine chrétienne », art. cit., p. 324).
43 Ibid.
44 Viard Bruno, 2009, Pierre Leroux penseur de l’humanité, Cabris, Éditions Sulliver, p. 106-107. Concernant l’intérêt pour les religions orientales chez Leroux, voir tout particulièrement le chapitre « Leroux orientaliste ».
45 Le philologue Guillaume Pauthier publie une traduction originale du Ta-Hio de Confucius (« La Grande Étude ») dans le tome 54 de la Revue en mai-juin 1832 (p. 344-364). Contributeur de la Revue encyclopédique, Guillaume Pauthier (1801-1873) est un orientaliste qui suivit les cours de chinois d’Abel Rémusat et les cours de sanscrit d’Eugène Burnouf. Concernant la vie et la bibliographie de Guillaume Pauthier, voir Bourquin Jacques, 2003, Galerie des linguistes franc-comtois, Besançon, PUFC, p. 109 sqq.
46 Leroux Pierre, « Des rapports de la doctrine de Confucius avec la doctrine chrétienne », art. cit., p. 331.
47 Ibid., p. 334.
48 Ibid., p. 335.
49 Ibid.
50 Ibid., p. 339.
51 Ibid.
52 Ibid., p. 335. Le rapprochement entre la pensée de Confucius et le christianisme va faire l’objet de nombreuses critiques. Ainsi, dans le journal protestant Le Semeur, le projet de Leroux qui consiste à mettre en parallèle la doctrine de Confucius et l’Évangile et d’affirmer l’identité de ces doctrines est vu comme une attaque contre l’Évangile et l’absolue singularité de son message. En quoi consiste l’argumentation du Semeur ? « Nous conjurons M. Leroux […] de descendre des hauteurs de son universalisme, et de se porter plus à portée des choses qu’il compare ; il les regarde de trop haut et de trop loin pour ne pas les voir confuses » (Le Semeur, n° 48, 1er août 1832). Or, l’universalisme de la Revue encyclopédique qui manquerait la nature absolument originale du christianisme et l’exclusivité de la « bonne nouvelle » participe justement de la méthode que défend Leroux afin de dégager la tradition de l’humanité au-delà de la singularité des traditions humaines, le christianisme n’étant qu’une tradition parmi d’autres.
53 Ibid., p. 339. Il faut rappeler que l’idée de « réduire » le christianisme à ce principe de « charité » figure dans le Nouveau christianisme de Saint-Simon. « Le novateur » du dialogue affirme que le principe sublime « Les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres » « renferme tout ce qu’il y a de divin dans la religion chrétienne » (Saint-Simon Claude-Henri de [présenté par Pierre Musso], 2006, Nouveau christianisme. Dialogues entre un conservateur et un novateur, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p. 18-19). La différence essentielle entre le propos de Saint-Simon et celui de Leroux réside dans le fait que la certitude de la « charité » procède pour le second non d’une rénovation du christianisme mais d’un travail comparatiste dégageant de la pluralité des traditions religieuses de l’humanité l’unité de la tradition.
54 Pauthier Guillaume, 1832 (juillet), « Compte rendu des Principes métaphysiques de la morale, traduits de l’allemand d’Emmanuel Kant », Revue encyclopédique, vol. 55, p. 184.
55 Emmanuel Charles, 1833 (juin), « Compte rendu du Cours de M. Lerminier », Revue encyclopédique, vol. 58, p. 406 sqq.
56 Ibid., p. 425.
57 Voir supra, note 2.
58 Concept saint-simonien par excellence, l’« association » universelle, entendue comme « combinaison des forces humaines dans la direction pacifique » est, pour les disciples de Saint-Simon, le but de l’histoire humaine (voir Bazard Saint-Amand, Saint-Simon Claude-Henri [de] et Enfantin Prosper, 1830, Doctrine de Saint-Simon, Paris, Bureau de l’Organisateur, p. 78 sqq.). Pourquoi le couple « charité/association » va être remplacé par le couple « fraternité/solidarité » durant la deuxième vague du premier socialisme ? Le deuxième couple fonctionne d’une tout autre manière même si par certains aspects le premier couple annonce le second. Faudra-t-il voir dans cette nouvelle dynamique « fraternité/solidarité » une conception plus pertinente, une dynamique plus prometteuse que celle incarnée par le couple « charité/association » ? Ce premier couple était-il trop marqué par le double héritage du christianisme et de la pensée saint-simonienne ? Pour ma part, la substitution du couple « charité/association » par le couple « fraternité/solidarité » me semble relever en partie de raisons stratégiques et politiques qui ne sont pas l’objet de cet article et qu’il s’agira d’élucider dans un prochain travail.
59 Leroux Pierre, « De la philosophie et du christianisme », art. cit., p. 304.
60 Ibid., p. 306.
61 Abensour Miguel, 1994, « Postface », in Leroux Pierre (textes édités et préfacés par Jean-Pierre Lacassagne), Aux philosophes, aux artistes, aux politiques. Trois discours et autres textes, Paris, Payot, p. 309.
62 Dans l’article « Aumône » de l’Encyclopédie nouvelle (Leroux Pierre et Reynaud Jean, 1840, Encyclopédie nouvelle, Paris, Gosselin, vol. 2, p. 256-259), Jean Reynaud expliquera que l’aumône est la traduction politique de la charité chrétienne dans la société de l’Ancien Régime. Parce qu’elle peut exister dans une société profondément inégalitaire, l’aumône est une « chose sainte » mais elle demeure insuffisante.
63 Bénichou Paul, 2004 [1977], Le temps des prophètes, Paris, Gallimard, p. 762.
64 Leroux Pierre, « De la philosophie et du christianisme », art. cit., p. 323
65 Ibid., p. 293.
66 Reynaud Jean, 1832 (octobre), « De l’aristocratie », Revue encyclopédique, vol. 55, p. 21.
67 Leroux Pierre, « De la philosophie et du christianisme », art. cit., p. 338.
68 Ibid., p. 337.
69 Ibid., p. 328.
Auteur
Aurélien Aramini, agrégé et docteur en philosophie, est chercheur associé au laboratoire Logiques de l’agir (université de Bourgogne Franche-Comté). Spécialiste de la pensée du xixe siècle, il est l’auteur d’ouvrages consacrés à la pensée de Jules Michelet.
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