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La crise des discours préliminaires. L’encyclopédisme à l’épreuve des sciences morales et politiques (1803-1832)1
p. 123-150
Texte intégral
1En créant, en 1795, la « classe des sciences morales et politiques » au sein de l’Institut national des sciences et des arts, les savants républicains firent de ces sciences un enjeu politique et philosophique majeur, en même temps qu’un cadre de classement quasi incontournable en Europe et en Amérique2. Divisée en six sections, elle permettait de représenter officiellement des sciences nouvelles comme « l’analyse des sensations et des idées », la « science sociale et législation » ou l’économie politique, à côté des sciences mieux établies qu’étaient l’histoire philosophique, la géographie et la morale. Or cette classe présentait un paradoxe en apparence insurmontable.
2D’un côté, on pouvait y voir la « deuxième » au sein d’une liste hiérarchisée de trois classes, un simple cadre de classement pour des sciences jeunes et encore mal établies, qu’il convenait de situer en dessous de la « classe des sciences physiques et mathématiques », et au-dessus de la « classe de littérature et des beaux-arts ». Mais d’un autre côté, on pouvait y voir aussi, du fait de sa position centrale entre les deux autres, la classe la plus importante de l’Institut. Cette interprétation était notamment portée par les idéologues qui souhaitaient élaborer, autour de l’analyse, une philosophie des sciences officielle pour le régime en place3. On comprend dès lors que Bonaparte, membre de la « première » classe depuis décembre 1797, ait décidé en janvier 1803 d’abolir cette « deuxième » classe qui risquait de se constituer en contre-pouvoir.
3Dès 1803, et jusqu’en 1832, les sciences morales et politiques n’ont donc plus le soutien de l’État. Ces sciences aussi problématiques qu’indispensables à la compréhension du monde moderne trouvent alors un refuge au sein des entreprises encyclopédiques les plus diverses4. Alors que ce syntagme assez confidentiel, forgé au sein de la nébuleuse physiocratique en 17675, ne figurait pas dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, les « sciences morales et politiques » deviennent, au cours des trois premières décennies du xixe siècle, une catégorie quasi incontournable des différentes entreprises encyclopédiques qui voient le jour. Mais le paradoxe des sciences morales et politiques se pose à nouveau : doivent-elles faire l’objet d’un ou plusieurs articles de l’encyclopédie, ou leur revient-il d’en écrire le discours préliminaire ? Les encyclopédies de la période oscillent entre ces deux possibilités. Certains veulent en faire des sciences comme les autres, faisant partie, à égalité avec les autres savoirs, du cercle des connaissances que doit couvrir toute encyclopédie exhaustive. Mais d’autres, considérant que les sciences morales embrassent la logique, la psychologie et l’histoire philosophique, leur confèrent la mission périlleuse de définir l’ordre même des sciences.
4Ce chapitre décrit la coconstruction de l’idée d’encyclopédie et des « sciences morales et politiques » entre 1803 et 1832. Cette période est marquée par la difficile affirmation d’une double conception, dans laquelle les sciences morales sont vues comme la simple juxtaposition de spécialités distinctes, et l’encyclopédie abandonne son ambition philosophique pour devenir une entreprise civilisatrice de diffusion des savoirs. Formalisée en Écosse autour de Dugald Stewart et de sa théorie du « sens commun », cette double conception tarde à s’affirmer en France, où les sciences morales, sous l’ombre portée des idéologues, sont devenues un slogan de l’opposition. Quand Guizot s’en fait le promoteur, entre 1826 et 1832, celle-ci est rejetée par les divers héritiers de la configuration encyclopédique de 1795-1803. De Marc-Antoine Jullien à André-Marie Ampère, en passant par divers disciples de Saint-Simon, ceux-ci s’emparent de l’objet « encyclopédie » pour en faire le point d’appui d’une philosophie nouvelle pour le siècle et d’une conception des sciences morales et politiques alternative à celle prônée par Stewart ou Guizot.
I. Professors et clerics
5Si l’abolition de la seconde classe de l’Institut, en janvier 1803, voit la fin d’un rêve encyclopédique et son remplacement par un régime de spécialisation savante6, les tentatives pour penser l’unité des sciences et les figurer dans un tableau ou un arbre encyclopédique ne sont pas abandonnées pour autant. L’Esquisse d’une nouvelle Encyclopédie de Saint-Simon, en 1810, est accompagnée d’une planche qui montre l’arbre encyclopédique de Bacon surmonté de la tige du saint-simonisme. L’étonnant Système universel en huit volumes de Pierre-Hyacinthe Azaïs, en 1812, passe en revue toutes les sciences afin de ramener l’ordre physique, l’ordre physiologique et l’ordre moral à un principe unique : l’expansion7. Enfin le cercle qui se réunit au cours des mêmes années autour de Maine de Biran, pour prolonger et infléchir le travail des idéologues, s’efforce d’articuler la science des idées à une classification générale des savoirs8.
6La philosophie des sciences survit donc à l’abolition de 1803, et derrière elle, le projet encyclopédique constitué sous le Directoire et le Consulat. Mais la catégorie de « sciences morales et politiques » est durablement marginalisée. Même si La Décade philosophique, politique et littéraire, rebaptisée Revue philosophique en 1804, conserve une rubrique à ce nom jusqu’à son extinction en 1807, ce cadre de classement subit une éclipse indéniable sous l’Empire et au début de la Restauration9.
7Dans un contexte où ce terme, traduit de diverses manières, s’internationalise et fait l’objet d’appropriations diverses10, c’est en Écosse qu’a lieu la première tentative explicite et approfondie pour redéfinir la place des sciences morales dans une encyclopédie désormais conçue comme une juxtaposition de spécialités11. La publication du célèbre Supplement to the Encyclopædia Britannica, qui est prise en main par Macvey Napier à partir de 1812, et publiée à partir de 1814, représente un moment fondateur. Richard Yeo y a vu un lieu d’affirmation d’une conception spécialisée des savoirs, dans laquelle la rédaction de chaque article important sur un domaine était confiée à un savant reconnu – et si possible au plus renommé d’entre eux. Le nom d’auteur devient ici un argument de vente permettant d’élargir le nombre de souscripteurs mais aussi, dans le cas du Supplement lancé en 1812, de payer aux auteurs des rémunérations supérieures à tout ce qui avait existé auparavant12.
8Si le Supplement est un dictionnaire alphabétique, les articles les plus longs sont conçus comme des traités complets sur l’ensemble d’un domaine, selon une logique de spécialités, dont les éditeurs s’efforcent de ne pas morceler les parties au gré de l’alphabet. C’était déjà la marque de fabrique de l’Encyclopædia Britannica dès le début en 1768 – selon l’initiative de William Smellie – et c’est aussi l’idée qui anime l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke depuis 1782. Au départ l’encyclopédie écossaise est une petite entreprise éditoriale provinciale plutôt éloignée des cercles savants, mais peu à peu elle attire les plus grands auteurs et se rapproche du groupe de l’Edinburgh Review13. L’initiateur du Supplement, Archibald Constable, en est l’éditeur depuis sa fondation en 1802, et c’est en partie avec les profits de cette revue, qui se vend jusqu’à 13 000 exemplaires en 1814, que Constable peut financer si généreusement le Supplement14. On voit ainsi se former, aux côtés des Edinburgh Reviewers, un collectif encyclopédique organisé autour d’un dictionnaire et d’une revue périodique.
9Dugald Stewart, professeur de philosophie morale à Édimbourg, fait le lien entre ces entreprises. Cet universitaire, homme influent de l’Edinburgh Review, est aussi l’auteur de la « dissertation inaugurale » qui ouvre le premier volume du Supplement, qui paraît en 1815, et porte sur les sciences morales. Ce texte tourne autour de deux idées. Tout d’abord, Stewart explique qu’après avoir voulu imiter Diderot et d’Alembert, il est progressivement arrivé à la conviction que l’ère des arbres encyclopédiques et des discours préliminaires était révolue. Depuis Bacon, les encyclopédistes s’efforçaient d’articuler une classification des savoirs (l’histoire, la philosophie et les arts), une classification correspondante des facultés de l’esprit humain (la mémoire, la raison et l’imagination), enfin une histoire philosophique de l’esprit humain. Afin de tenir compte des « découvertes en métaphysique » qui ont marqué la période récente, il convient désormais de séparer ces différents domaines15. Depuis d’Alembert, explique Stewart, la connaissance des facultés de l’esprit humain est en effet devenue une science d’observation comme les autres. De même, la classification des connaissances, puisque c’est une branche de la logique, doit faire l’objet d’un article plutôt que d’apparaître dans le discours préliminaire.
10L’évolution des sciences morales depuis Bacon montre que le temps n’est plus où un philosophe pouvait prétendre seul dessiner les frontières entre les sciences. C’est désormais à chaque spécialiste d’un domaine de le faire, ce qui implique aussi qu’aucune science ne saurait revendiquer un statut de supériorité en contestant, au nom d’un système idéal, l’ordre existant des savoirs tel que l’ont établi les spécialistes. Au sein de la république confédérale qu’est l’encyclopédie de Stewart, chaque science est une nation autonome, égale à toutes les autres. Dans cette confédération encyclopédique où le gouvernement fédéral est minimal, aucune science ne légifère pour les autres.
11Cette vision qui fait des sciences morales des sciences comme les autres, au sein du cercle des connaissances, suppose de donner la fonction d’éditeur non pas à un philosophe, mais à un secrétaire éclairé. C’est la fonction de Macvey Napier, qui se limite à diriger l’encyclopédie sur le plan matériel et commercial, tandis qu’un collège de savants tiennent la place autrefois dévolue au philosophe, et sont chacun responsable d’une dissertation inaugurale : Dugald Stewart pour les sciences morales, John Playfair pour les sciences physiques, et William Thomas Brande pour la chimie16.
12Ces dissertations inaugurales – c’est la deuxième idée qui guide le texte de Dugald Stewart – sauront respecter l’égalité entre chaque science à condition de prendre la forme d’une histoire conjecturale, genre d’écriture philosophique que Stewart s’est appliqué à définir en 1794, dans sa biographie d’Adam Smith présentée à la Société royale d’Édimbourg. Alors que la « généalogie » est un discours taxinomique sur l’ordre de génération des idées et des facultés humaines, l’histoire conjecturale ne présuppose aucune philosophie de l’esprit, afin de se concentrer sur la description de la façon dont les sciences se sont réellement constituées et ont progressé. Si, comme son nom l’indique, l’histoire conjecturale utilise les causes naturelles de la nature humaine universelle pour faire des conjectures qui permettent de pallier le manque de documentation, elle ne doit pas le faire en projetant sur le passé une psychologie qui ne pouvait pas exister alors. C’est là un travers dans lequel était tombé d’Alembert quand il présupposait que les humains primitifs étaient des sortes de philosophes cartésiens qui parvenaient, par l’exercice du doute, à l’idée de leur propre existence et de celle de la matière – comme si ce genre d’idées pouvait émerger sans un degré élevé de civilisation.
13L’histoire conjecturale dont Stewart a défini la méthodologie, et qu’il voit comme l’une des grandes innovations dans le domaine des sciences morales, a pour rôle d’expliquer le progrès des sciences dont il est question dans l’encyclopédie, mais aussi leur place dans l’essor d’une société commerciale. À l’ère de la division internationale du travail et de l’opposition croissante entre pays riches et pays pauvres, on assiste à une hausse des salaires dans les pays riches et à l’essor d’une classe moyenne éclairée dont l’absence en France, à la fin du xviiie siècle, provoqua selon lui la Révolution17. Tout comme l’histoire des sciences physiques et chimiques, l’histoire des sciences morales a partie liée avec l’avènement d’une société commerciale. Dans le cas des sciences morales, explique Stewart, le progrès a été plus lent qu’avec les autres sciences mais on repère deux grands domaines d’accélération : la philosophie inductive de l’esprit humain (la psychologie) et l’économie politique. Or le progrès et surtout la diffusion de ces sciences est nécessaire à la liberté du peuple et à la stabilité politique dans une société commerciale, en même temps qu’ils supposent l’émancipation préalable des classes inférieures18.
14Cette vision est caractéristique des whigs écossais et anglais qui se sont regroupés autour de l’Edinburgh Review, et qui voient dans la Révolution française un révélateur des lois du progrès humain19. Celle-ci a d’abord conduit les philosophes écossais à revoir les doctrines qu’ils héritaient d’Adam Smith et David Hume. Remettant en cause l’idée d’une science politique modelée sur le paradigme newtonien20, ils mettent désormais en avant le « sens commun », la capacité de l’esprit à saisir des idées communes que les sciences morales doivent conquérir21. À rebours de l’enseignement professé à Oxford, qui tourne autour des auteurs classiques, il convient selon eux de valoriser les sciences modernes, comme on le fait dans les universités écossaises où l’économie politique et la psychologie sont enseignées à côté des sciences physiques et de la chimie.
15Le chimiste Richard Chenevix, alors établi à Paris depuis quinze ans, résume fort bien la philosophie whig dans un article de 1820 pour l’Edinburgh Review qui décrit l’état comparé des sciences en France et en Grande-Bretagne. Pour Chenevix, l’excellence française est indéniable dans les sciences exactes et dans les beaux-arts. Mais, dit-il, « c’est dans les sciences morales et politiques qu’ils n’ont pas progressé dans les mêmes proportions ». La « caractéristique générale [du pays] est la déficience de vues générales sur la nature humaine, de recherches profondes sur le cœur humain, la diversité des sentiments les plus forts et leurs conséquences multiples ». C’est bien en Grande-Bretagne, et non en France, que l’on réfléchit le plus aux mobiles de l’action humaine, au rôle des conventions et à celui des passions22 :
On peut affirmer, avec Dugald Stewart, que, dans les questions qui touchent à la philosophie de l’esprit humain, les Français ont un retard d’au moins un demi-siècle sur ceux de notre île ; et qu’aurait ajouté cet illustre philosophe, s’il avait résidé à Paris, et avait pu constater la pauvreté des connaissances de la population générale du pays en matière de philosophie mentale23!
16L’autre grande particularité de la France, qu’il voit aussi comme la véritable cause de la Révolution, est le trop grand écart entre les connaissances de l’élite et celle des Français ordinaires. Celle-ci est le produit d’une volonté politique qui a d’abord été celle de Bonaparte, avant d’être confirmée sous la Restauration, mais qu’on peut faire remonter à Louis XIV :
L’une des dernières choses qu’un despote peut conseiller à ses sujets, c’est d’étudier leurs propres droits et leur propre nature ; et si le peuple ne ressent pas la nécessité de recherches politiques et morales, ce n’est pas le gouvernement de France, tel qu’il s’est installé depuis quatorze siècles, qu’on peut attendre qu’il attire l’attention sur les bienfaits de telles recherches24.
17Pour Stewart et ses élèves, le Supplement doit contribuer à inscrire les moral and metaphysical sciences au sein de la culture commune, aussi bien des législateurs que de la population ordinaire.
18Ce souci particulier des sciences morales se retrouve dans le recrutement des contributeurs à l’encyclopédie25. Il ne s’agit pas ici de mobiliser les seuls élèves de Stewart. Alors que l’Edinburgh Review poursuit les objectifs politiques des whigs, le Supplement se veut plus représentatif des différents courants existant en Grande-Bretagne et à l’étranger. Stewart demande ainsi à Napier de se rendre en Angleterre pour recruter de potentiels contributeurs. Il ne dispose que de quelques noms : Malthus, mais aussi le groupe des noetics, ces philosophes d’Oriel College qui, autour d’Edward Copleston, s’opposent à la pensée whig dans les colonnes de la Quarterly Review26. Répondant en 1811 aux attaques de l’Edinburgh Review, ce dernier avait défendu l’enseignement oxonien en soulignant les mérites de la logique aristotélicienne déductive par rapport à la logique baconienne inductive que l’on préférait en Écosse. Dans le même temps, il s’occupait d’introduire la philosophie de Dugald Stewart et l’économie politique à Oxford27. Loin de se confiner aux universités d’Oxford et de Cambridge, Napier recrute aussi dans les rangs des philosophes radicaux de Londres, comme James Mill, tandis qu’il se tourne vers divers ingénieurs et hommes d’affaires du nord de l’Angleterre et de Glasgow, pour leur demander de se charger des articles abordant les changements liés à la révolution industrielle en cours28.
19Construire un public encyclopédique anglo-écossais n’est guère aisé, comme le note Joseph Lowe, Anglais résidant à Caen qui s’apprête à écrire l’article « England », et souligne les grandes différences politiques entre les lectorats des deux nations. Opposé de longue date à la guerre menée par l’élite tory au pouvoir, qui a contribué selon lui, en mobilisant l’Europe contre la France, à transformer cette dernière en un empire militaire, il met en garde Macvey Napier sur la distance qui sépare les whigs écossais du lectorat anglais gagné aux idées des élites tory au pouvoir :
[…] ces doctrines, toutes familières qu’elles sont à votre cercle d’amis, sont complètement opposées à tout ce à quoi le public anglais a été habitué, et elles ne peuvent donc être défendues sans un langage très nuancé et des preuves solides29.
20C’est ce public anglais et anglican que cherche à conquérir une entreprise rivale des encyclopédies écossaises comme l’Encyclopædia Britannica ou l’Edinburgh Encyclopædia démarrée par David Brewster en 1808 : celle que Samuel T. Coleridge initie en 1817. Sévère critique de l’Encyclopædia Britannica, dont il avait déjà dit en 1796 qu’elle ne méritait pas le nom d’encyclopédie, Coleridge dénonce plus généralement toutes les encyclopédies qui ont voulu subvertir l’ordre nécessaire et naturel de la science, et ont oublié de maintenir les pouvoirs humains à leur place. Selon Coleridge, l’ordre encyclopédique doit en effet être pensé à partir du concept d’« idée » : les idées ne sont pas des constructions arbitraires, elles préexistent à l’esprit auquel elles arrivent au terme d’une progression qui permet aux « intuitions » de devenir des idées claires et distinctes, et à ces dernières de découvrir les liens qui les lient à d’autres idées.
21Ce que Coleridge appelle la « méthode », véritable science encyclopédique consacrée au classement des connaissances, a pour objet les relations entre les choses. Mais cette science est aussi une disposition naturelle de l’esprit. La « méthode » a un pouvoir d’unification, mais aussi de progression : elle est un effort, un mouvement à l’œuvre dans la pratique autant que dans la théorie, aussi bien dans l’économie domestique et dans la conversation que dans des sciences particulières. Méthode encyclopédique, elle donne enfin à voir l’unité de toutes les sciences et permet de hiérarchiser les idées entre elles.
22Comme le montre le tableau encyclopédique que publie Coleridge en 1817, il ne s’agit pas de créer une rubrique spécifique pour les sciences morales, qui sont réparties entre les sciences pures (grammaire générale, logique, métaphysique, morale, théologie), les sciences appliquées ou mixtes (économie politique, et peut-être médecine), et une troisième rubrique consacrée à l’histoire, à la géographie et à la biographie.
23Pourtant la dynamique encyclopédique anglicane qui se déploie à partir de 1817 autour de ce tableau, pour conduire à la publication de l’Encyclopædia Metropolitana de Smedley à partir de 1825, et à la publication des Bridgewater Treatises, collection de traités de théologie naturelle portant sur différents sujets scientifiques à partir de 1833, aboutit, en 1848, à la création du Moral Science Tripos à Cambridge, sous l’autorité de William Whewell, qui reprend et développe les idées de Coleridge tout en les tirant du côté d’une philosophie inductive30. Qu’elle soit envisagée comme un enseignement, une collection de traités ou un dictionnaire méthodique, l’idée encyclopédique est désormais revendiquée par les évêques et philosophes anglicans. Elle est liée à l’affirmation d’une nouvelle forme d’autorité culturelle, à l’idée d’une clerisy que Coleridge met en avant à la même époque31. Car c’est bien l’enjeu du tableau encyclopédique de Coleridge et de sa théorie de la « méthode », qui accorde aux clerics anglicans la fonction de gouverner les sciences, à rebours du modèle whig, presbytérien et confédératif de Dugald Stewart qui met en avant les spécialistes. En une trentaine d’années, c’est bien un encyclopédisme « établi » qui se reconstitue ainsi, équivalent conservateur de l’encyclopédisme d’État de l’an III (1794-1795), dont un enjeu central est la redéfinition des sciences morales. Alors que celles-ci étaient alignées sur les autres sciences dans le modèle encyclopédique écossais, presbytérien et confédéral, elles se réorganisent ici autour d’une théologie idéaliste.
24Entre 1814 et 1817, l’idée d’encyclopédie devient donc un lieu de confrontation intellectuelle, éditoriale et politique, en Grande-Bretagne, entre deux conceptions des sciences morales32. Mais alors qu’en Grande-Bretagne l’idée d’un ordre encyclopédique organisé autour de spécialistes est associée au parti whig, en France il est associé à l’ordre impérial puis à la Restauration. Et alors que la défense d’un renouveau de l’encyclopédisme philosophique est portée par les anglicans et les conservateurs, il est en France l’héritier de l’expérience républicaine de la Révolution et des débuts du Consulat.
II. Un encyclopédisme d’opposition
25C’est seulement avec la reprise du Magasin encyclopédique à la fin de 1818 par Marc-Antoine Jullien, qui fonde la Revue encyclopédique en 1819, qu’est explicitement recréé le lien jadis établi par la République entre le projet encyclopédique et celui des « sciences morales et politiques »33. Dès 1819 la nouvelle revue inclut une rubrique consacrée à ces dernières34, et en 1821 Jullien annonce la préparation d’un Dictionnaire historique et raisonné des sciences morales et politiques afin de compléter, écrit-il, le Dictionnaire classique d’histoire naturelle que prépare au même moment Bory de Saint-Vincent35. Mais ni dictionnaire, ni collection de traités, ni société savante (la revue est écrite « par une réunion de membres de l’Institut et de gens de lettres »), elle se donne pour objectif de faire la chronique des progrès de l’esprit humain, de façon à forger un lien entre l’Institut et le public savant.
26Comme l’abbé Grégoire au même moment36, l’ancien jacobin qu’est Jullien, qui s’était fait le défenseur des idées pédagogiques de Pestalozzi sous l’Empire, voit dans la communication savante et dans le progrès des lumières un moyen de promouvoir ses idées libérales. Ce positionnement intellectuel et politique se manifeste par sa volonté de faire des « sciences morales et politiques », à la fois une rubrique de l’encyclopédie, et le lieu à partir duquel celle-ci est pensée. Dans son Esquisse d’un essai sur la philosophie des sciences, qui joue le rôle de discours préliminaire à son encyclopédie en Revue, il reprend ainsi le projet d’une histoire des sciences qui serait en même temps une histoire naturelle de l’esprit humain et une taxinomie des sciences. Ce texte, qui accompagne le lancement de la Revue encyclopédique, aurait été entrepris, nous révèle l’auteur, « depuis l’année 1800 »37 : il prolonge en effet les réflexions menées au sein d’une classe des sciences morales et politiques alors au sommet de son influence38. Qu’est-ce qu’une république commerciale ? Comment marier le goût des richesses au sens du sacrifice, la liberté individuelle et la vertu républicaine39 ? Ces questions constitutives de la république commerciale moderne se retrouvent d’une façon à peine modifiée au sein d’une république des sciences qui en est à la fois le microcosme et la matrice.
27Car si la « liberté de méditation et de pensée » est nécessaire au génie, la collaboration entre savants l’est tout autant, puisqu’elle met à leur disposition « plus de ressources et de moyens auxiliaires, une plus grande masse d’observations, de faits, d’expériences, un plus grand nombre de collaborateurs »40. C’est à la résolution de cette tension que doit désormais se consacrer la philosophie des sciences :
[…] si la division des sciences doit être considérée comme le principe, la cause et la condition de leurs progrès, tandis que leur réunion, leur combinaison, les communications et les échanges, établis entre elles, ont permis de puiser dans les unes, les secours et les moyens de direction dont les autres avaient besoin : ne pourrait-on pas admettre aujourd’hui, comme une branche particulière et spéciale des sciences, celle qui aurait pour objet de les observer toutes, séparément et à la fois, pour les rapprocher, les comparer, pour saisir leurs caractères distinctifs, ou leurs différences essentielles, et leurs points de contact et d’union ?
C’est cette science qu’on pourrait appeler la philosophie des sciences, dont le chancelier Bacon avait conçu l’idée, posé les bases, publié les éléments. Elle convient surtout à notre époque et à notre siècle41.
28Ce projet de classement de l’information n’est pas sans évoquer la réflexion menée plus tôt par Condorcet sur les principes généraux de la classification, dont on sait qu’elle aboutissait à une proposition encyclopédique de classement de toutes les connaissances42. Comme son illustre prédécesseur, Jullien fait de la philosophie des sciences une branche nouvelle de la logique. Mais il insiste surtout sur le fait que l’observation, la description et la classification doivent aussi déboucher sur un art de l’administration des sciences. La philosophie des sciences, explique l’ancien intendant des armées républicaines en Italie, doit dresser un « plan de guerre » pour leur progrès. Plutôt qu’une table mathématique, comme chez Condorcet, ce plan de guerre prend la forme d’une « méthode d’emploi du temps », fondée sur la prise de notes dans tous les moments libres, et d’une méthode d’indexation fondée sur l’utilisation de « mots de recherche » retranscrits dans une table alphabétique des matières, selon une méthode qui évoque le commonplace book de Locke, dont Jullien était un lecteur assidu43.
29Articulant sa taxinomie spéculative des facultés de l’esprit humain à son art de l’organisation du travail savant, Jullien distingue, dans un style baconien, deux « forces intellectuelles », l’érudition et la méditation, qu’il propose de « combiner d’une manière nouvelle et perfectionnée ». Afin de « garder un juste milieu » entre ces deux facultés – qui risqueraient, si elles étaient livrées à elles-mêmes, soit de surcharger l’esprit de lectures mal digérées, soit de trop circonscrire la sphère des lectures – il faut inventer une nouvelle pratique de lecture encyclopédique44. C’est en identifiant, dans chaque livre, les meilleurs passages, et en sélectionnant les faits et les idées importantes, qu’on peut réduire plusieurs millions de volumes en quelques cahiers analytiques classés selon les divisions entre les sciences. « La substance de tous les livres, de tous les produits de l’esprit humain, depuis que l’homme a pu les conserver et les transmettre de génération en génération, serait ainsi réunie sous le plus petit volume possible » dont l’exécution peut être simple « par la double puissance de la division et du concours »45. Ainsi, ajoute l’encyclopédiste, on pourrait passer moins de temps à l’érudition, et en consacrer davantage à la méditation46.
30La philosophie des sciences de Jullien s’inscrit dans une tradition de gestion d’une information jugée trop importante, fondée sur des techniques de sélection, de compilation et d’indexation47. Mais cet art n’est pas simplement pratique. Se comparant à un nain juché sur des épaules de géant48, Jullien s’efforce d’améliorer l’ancienne classification de l’Institut de 1795. Citant Bacon, Locke et d’Alembert, mais aussi les idéologues Destutt de Tracy et Pierre-François Lancelin, il s’attache à articuler sa taxinomie des sciences à une classification des facultés de l’esprit49. Les « sciences mathématiques et physiques » de la première classe deviennent ainsi des sciences « descriptives » qui touchent au physique de l’homme ainsi qu’aux « choses purement matérielles qui nous environnent »50. Les « sciences morales et politiques » de la deuxième classe deviennent sciences « rationnelles » dont l’objet est la réaction des sensations extérieures sur l’état intérieur de l’homme, où la conscience, l’intelligence et la volonté se nouent51. Enfin les sciences de la troisième classe, venues historiquement après les sciences physiques et morales52, deviennent les sciences « instrumentales ».
31Cette nouvelle tripartition entre les sciences descriptives, rationnelles et instrumentales se rejoue d’ailleurs à l’intérieur de chaque classe et de chaque science, qui se divise en une partie descriptive (physique et matérielle, de pure observation), une partie rationnelle (partie morale, de raisonnement et de jugement), et une partie instrumentale (partie méthodique et d’application, d’intelligence proprement dite). Ainsi dans la première classe, la cosmographie est descriptive ; la physique-chimie est rationnelle car elle considère les lois générales et particulières auxquelles sont soumis les corps ; et l’histoire naturelle est instrumentale car elle applique les propriétés des êtres et des corps aux besoins de l’homme. Ensuite dans la classe des sciences métaphysiques, morales et politiques, l’idéologie et la psychologie sont surtout descriptives de l’homme et ses facultés ; la théologie et la morale, l’éducation et la législation sont rationnelles car elles étudient les mobiles qui peuvent agir sur l’esprit et le cœur, les lois par lesquelles l’homme raisonnable et moral est susceptible d’être gouverné ; tandis que l’histoire civile et la philosophie générale, qui classe les faits relatifs à l’homme et étudie les conséquences de ces faits, sont instrumentales. Enfin, dans la troisième classe, les sciences littéraires (grammaire générale, logique, littérature, éloquence, poésie, rhétorique) sont descriptives ; les sciences mathématiques (arithmétique, algèbre, géométrie, mécanique) sont rationnelles ; enfin les sciences et arts physicochimiques sont la partie instrumentale car elles étudient les arts qui embellissent la vie.
32Ajoutant à ces trois classes, dans son tableau encyclopédique, les sciences distinctives ou de classification, dont la philosophie des sciences fait partie, Jullien en conclut à l’existence de quatre éthos savants, à l’œuvre soit dans les sciences physiques, soit dans les sciences morales : les contemplatifs ou observateurs, les méditatifs ou penseurs, les théoriciens ou spéculateurs, enfin les applicateurs ou praticiens.
33Chez Dugald Stewart, la définition des sciences morales comme objet à part entière de l’encyclopédie conduisait à séparer la fonction du philosophe de celle de l’éditeur. Leur association étroite chez Jullien, qui reflète aussi le caractère plus tardif, en France, de l’affirmation de la figure moderne de l’éditeur53, tient à sa conception des sciences morales qui sont inséparablement rubrique et matrice de l’encyclopédie, science et philosophie des sciences, savoir positif et outil d’indexation. Surtout préoccupé de communication savante, Jullien s’occupe moins de positionner son entreprise par rapport à un état de « l’opinion publique », comme chez Dugald Stewart.
34C’est seulement avec la publication de l’Encyclopédie progressive, démarrée par Guizot en 1826, que la posture dessinée par Dugald Stewart s’établit en France, dans un contexte de réception de la philosophie écossaise54. Comme l’Encyclopédie portative démarrée l’année précédente par Bailly de Merlieux, l’entreprise de Guizot promettait une collection de traités indépendants. Cette publication à destination des « capacités » devait être complétée par un Manuel encyclopédique ou dictionnaire abrégé des sciences et des arts, dictionnaire portatif à destination des classes populaires qui ne verra pas le jour.
35Eustache-Marie-Pierre Courtin avait lancé un projet comparable quelques années auparavant. Dans le premier volume de son Encyclopédie moderne, en 1823, il expliquait ne pas vouloir chercher à remplacer l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ou l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke en s’efforçant de faire « l’état actuel de l’esprit humain », le bilan des connaissances dans les sciences physiques comme morales55. Il préférait suivre le modèle des dictionnaires des sciences anglais et allemands en destinant son encyclopédie à la « classe studieuse ». « [L]a Révolution française nous force d’envisager la littérature et la philosophie dans leurs rapports avec l’état des gouvernements et des peuples », expliquait-il56. Influencé par l’histoire conjecturale écossaise – là où Jullien se limitait à Locke et Condillac – il concevait l’encyclopédie dans la marche de la civilisation dans son ensemble, plutôt que dans la marche des seules sciences. Pourtant Courtin rechignait à renoncer à la posture surplombante du philosophe des sciences. Il annonçait donc, au terme du travail du Dictionnaire, un tableau encyclopédique57.
36C’est bien avec Guizot, en 1826, qu’est introduit en France ce nouvel encyclopédisme « à l’écossaise ». Tout en mobilisant dans son projet un réseau savant plus prestigieux que celui de ses concurrents Courtin ou Bailly, Guizot rejette l’idée que les encyclopédies seraient des moyens de communication savante. Elles sont selon lui des « moyens de civilisation » qui mettront les connaissances à la portée du public. Contrairement à Jullien, ce n’est pas à la spécialisation des sciences qu’il entend réagir, mais plutôt à la division du travail, propre aux sociétés commerciales, qui empêche les capacités de se consacrer aux sciences. Avec l’Encyclopédie progressive, on leur offrira une culture générale en demandant aux meilleurs savants de concevoir pour elle des livres élémentaires.
37Il est vain, explique Guizot, de prétendre dégager le principe qui embrasse toutes les sciences et les rapports qui existent entre elles. On ne peut pas non plus enfermer, dans un livre unique, l’universalité des connaissances humaines. Tout au plus peut-on s’approcher de ce résultat sous la forme de synthèses. À ce titre, les encyclopédies sont « un des plus puissants moyens de civilisation » parce qu’elles mettent la science à portée du public, et parce qu’elles rapprochent matériellement les sciences, et qu’elles font naître le besoin d’une instruction générale. Elles n’ont ainsi « qu’une action civilisante » au même titre que l’imprimerie, les journaux, la navigation, les canaux, et autres moyens de communication matérielle ou intellectuelle entre les hommes58. Mais ce ne sont pas, ce ne peuvent pas être des œuvres philosophiques majeures faisant progresser les sciences. Arbitraires par nature, les taxinomies ont pour seule fonction de servir de guides à la mémoire et à l’intelligence. Outils pratiques, elles n’ont pas le statut scientifique que voudraient leur accorder certains savants que Guizot identifie à l’esprit du xviiie siècle :
Les faits peuvent être considérés sous plusieurs aspects et se lient les uns aux autres par des rapports divers ; selon qu’on adoptera tel ou tel de ces rapports pour principe de la classification, elle variera sans cesser d’atteindre son but59.
38Certes, on peut imaginer des classifications réelles et non arbitraires, mais seulement au niveau de chaque science. Au contraire toute classification qui entreprendrait de couvrir l’ensemble des sciences ne serait qu’un exercice formel et serait vouée à l’échec :
Une telle classification encyclopédique est impossible, car elle aurait pour objet la totalité des faits et des êtres ; elle exigerait que l’homme pût comprendre le système général de l’univers et en démêler le principe ; qu’il se fût posé au sein de l’unité suprême et infinie, pour contempler de là toutes choses et saisir le lien qui les unit. Les limites de sa puissance et de sa science sont inconnues, mais elles ne vont pas jusque-là.
Une encyclopédie ne saurait donc être un système régulier et complet, une œuvre vraiment philosophique ; on ne parviendrait jamais à lui donner qu’une unité imparfaite, arbitraire, apparente : l’unité véritable qu’elle exigerait surpasse les forces de l’humanité60.
39C’est pourquoi Guizot choisit de qualifier son Encyclopédie de « progressive » : ne suivant pas de plan systématique, elle suit les progrès des sciences en fonction de l’ordre dans lequel ils se présentent, et de la disponibilité des auteurs. Aucun des traités n’est donné comme définitif – dans la mesure où elle n’a pas de fin cette encyclopédie peut être assimilée à une revue périodique –, et le choix de la classification est laissé aux souscripteurs.
40Les réactions au projet de Guizot, figure de l’opposition au régime dont les cours à la faculté de lettres ont été suspendus en 1822, suivent des logiques contrastées, où se mêlent les considérations politiques, commerciales et philosophiques. Marc-Antoine Jullien, qui n’a pas pris le tournant écossais assumé par les doctrinaires, salue néanmoins l’entreprise de Guizot dont il souligne les « rapports intimes » qu’elle entretient avec la sienne. Il promet d’y contribuer avec la rédaction d’un traité sur Pestalozzi et sa méthode d’éducation, et va jusqu’à imprimer le prospectus ainsi que le discours préliminaire de Guizot en supplément à sa Revue61. Au contraire les auteurs de l’Encyclopédie moderne de Courtin, dictionnaire alphabétique démarré trois ans avant celle de Guizot, et qui partage avec lui le souci de la philosophie écossaise et allemande, contestent le lien qu’il prétend établir entre son analyse de la situation morale et politique de la France et le choix d’un format éditorial, la collection de traités. Dans l’article « Encyclopédie », qui paraît en 1827 dans le onzième volume de l’Encyclopédie moderne, l’avocat libéral de l’Ariège Jean-Pierre Pagès, défend l’idée selon laquelle un dictionnaire de conversation bourgeoise sur le modèle du Conversations-Lexikon de Brockhaus62, qui ne revendique pas la nouveauté mais se contente de résumés bien faits par des spécialistes63, n’est pas condamné à être immédiatement obsolète dès lors qu’il adopte une organisation alphabétique64. L’important, dit-il, n’est pas le format éditorial – dictionnaire ou collection de traités – mais plutôt le style d’écriture encyclopédique adopté. Celui de l’Encyclopédie moderne, qui consiste à se désintéresser des querelles érudites pour se concentrer sur les grandes questions les plus utiles à la société moderne, a permis un « succès inespéré » à ce dictionnaire alphabétique, qui vient contredire, selon Pagès, le propos de Guizot65.
41C’est chez les saint-simoniens que sont formulées les critiques les plus hostiles à la publication de Guizot. À une époque où ceux-ci ne revendiquent pas encore le terme de « sciences morales et politiques »66, il s’agit de partir des textes de Saint-Simon sur l’encyclopédie, qui ont été publiés en 1825 dans Le Producteur67, pour faire de l’encyclopédie le véhicule de la nouvelle physiologie sociale qui doit fonder le nouvel ordre savant et politique. Bazard intervient en ce sens en 182668. Bien loin de faire de l’encyclopédie une confédération de spécialistes, il souhaite une monarchie gouvernée par la physiologie, et entièrement au service de la connaissance globale de l’homme69. Les arguments utilisés par Guizot sur la masse croissante des connaissances à réunir, et sur le risque d’obsolescence précoce des dictionnaires, ne se comprennent selon Bazard que par l’erreur qu’on a commise il y a bien longtemps en séparant l’étude de l’homme de celle de l’univers :
Depuis Bacon et Descartes, l’homme et l’univers ont été étudiés séparément et sans aucune vue générale de rapprochement dans l’avenir. Il faut aujourd’hui rétablir l’unité entre ces deux branches de la science, et pour cela il faut, comme nous l’avons dit, se placer au point de vue physiologique, subordonner l’univers à l’homme, considérer celui-ci comme le centre de tous les phénomènes qui l’entourent, et n’étudier ces phénomènes que par rapport à ses besoins. La science de l’univers ne sera plus alors qu’une dépendance de la science générale de l’homme. Telle est la nouvelle base encyclopédique que nous proposons et qui nous paraît se présenter comme le résultat de la tendance constante de l’esprit humain jusqu’à nos jours. Or, M. Guizot ne paraît point avoir entrevu ce moyen de rétablir l’unité scientifique, ou au moins il ne l’a point jugé digne d’une discussion70.
42Conjointement à cette critique philosophique, Bazard s’insurge contre l’idée d’une encyclopédie au service des spécialistes71. À une époque où le mot « vulgarisation » n’existe pas encore, et avant qu’Auguste Comte, dans son Discours sur l’esprit positif de 1844, ne définisse la science comme « l’extension du simple bon sens », Bazard reproche aux libéraux de vouloir créer des espaces distincts pour chaque science et pour chaque public72. Il souligne enfin la contradiction entre l’idée d’une encyclopédie « progressive » et le rejet d’une philosophie des sciences surplombante : s’il n’y a pas d’unité dans la nouvelle encyclopédie, alors comment peut-on savoir qu’un article a vieilli73 ? Un tel savoir repose en définitive dans les mains de ceux qui connaissent la « loi du progrès », qui constituera la nouvelle philosophie des sciences. C’est donc à celle-ci que doit s’intéresser l’encyclopédie.
43Le statut problématique des « sciences morales et politiques » se fait donc pleinement sentir pendant les années 1820. Loin de faire consensus, l’idée que ces sciences héritées des Lumières et de la Révolution française pourraient n’être que des sciences comme les autres, et que l’encyclopédie cesserait d’être un problème philosophique pour ne devenir qu’une entreprise éditoriale et de civilisation, suscite de nombreuses oppositions. Si elle est un slogan commun d’une opposition soumise à la censure politique, les « sciences morales et politiques » font l’objet de conceptualisations diverses qui opposent entre eux républicains, doctrinaires et saint-simoniens. La révolution de juillet 1830, puis la refondation par Guizot de l’Académie des sciences morales et politiques, changent profondément ce paysage encyclopédique.
III. Le « canapé académique » de 1832
44Pendant les deux premières années de la monarchie de Juillet, les « sciences morales et politiques » deviennent un slogan que brandissent ceux qui veulent définir le nouvel ordre savant. D’entrée de jeu, le nouveau régime a multiplié les signaux dans leur direction. Dès l’été 1830, Louis-Philippe organise diverses audiences et réceptions au Palais royal, afin de rencontrer une « société civile » qu’il contribue dans le même temps à mettre en scène et à définir74. Il y rencontre les différentes municipalités du royaume, les confessions religieuses, les chambres de commerce, les avocats et la Cour de cassation, mais aussi les sociétés savantes, comme l’Institut de France, la Société asiatique ou l’Académie de médecine, et multiplie les signaux de sympathie en direction des sciences « utiles » à la modernisation du royaume. Aux élèves de l’École de droit, acteurs majeurs de la révolution, le roi déclare : « je suis à vous, à la vie, à la mort ». Aux représentants de la Cour des comptes, il se félicite qu’il est « enfin permis de prononcer ce mot d’économie qui longtemps blessa les oreilles des courtisans »75. Enfin à Bailly de Merlieux, éditeur de l’Encyclopédie portative et directeur de l’Union encyclopédique pour la propagation des connaissances utiles, qui est venu lui rendre hommage au Palais royal, le roi explique :
Il est surtout essentiel de propager dans les classes moyennes les connaissances qui tiennent à l’économie politique, ou plutôt à la science commerciale. Ces connaissances ne me paraissent pas développées dans notre nation autant qu’il serait désirable qu’elles le fussent. Je recommande cet objet à vos soins76.
45Les sciences morales et politiques, bannies de l’Institut en 1803, sont à nouveau devenues des savoirs à propager. Alors que les encyclopédies populaires prennent leur essor – Ajasson de Grandsagne lance sa «Bibliothèque populaire » en 1832, et Édouard Charton son Encyclopédie pittoresque à deux sous en 1833 – les éditeurs dessinent divers projets pour intégrer ces sciences à leurs entreprises, même lorsqu’ils les avaient volontairement ignorées jusque-là.
46Pendant l’été 1830 le baron de Férussac tente de faire oublier sa proximité bien connue avec le régime précédent. Il engage le journaliste libéral François Grille, et le charge de trouver de nouveaux débouchés pour le Bulletin général et universel des annonces et des nouvelles scientifiques qu’il publie depuis 182277. Mais, si les girouettes existent ici comme ailleurs, la reconversion politique a néanmoins un coût78. Répondant à François Grille, qui vient de le contacter pour lui proposer de former un accord entre sa Revue et le Bulletin de Férussac, Marc-Antoine Jullien évoque ses relations anciennes avec le baron :
Vous ignorez peut-être que M. de Férussac me demanda, il y a plusieurs années, trois ans avant de fonder son bulletin actuel, d’être adjoint à la direction de la Revue encyclopédique […]. Après avoir […] reçu mes communications et mes instructions, M. de Férussac me prévint qu’il ne pouvait rester attaché à la Revue dont les principes libéraux et les rédacteurs, presque tous de l’opposition, pourraient le compromettre ; qu’il avait à se ménager, comme professeur à l’école royale d’état-major, la protection de madame la duchesse d’Angoulême, celle des ministres &c &c.
Il fonda, peu après, un bulletin de trois feuilles par mois, pour lequel il me pria de trouver bon que ceux de mes collaborateurs pour les sciences physiques, qui s’étaient mis en relation avec lui par mon intermédiaire, prissent part à la rédaction de son petit recueil qui ne pouvait, disait-il, en aucune manière entrer en concurrence avec le mien. Un an ou deux après, il étendit ses relations, ses vues, ses protecteurs, obtint des secours du gouvernement, et entreprit son Bulletin universel, divisé en sept ou huit sections, mais d’où il eut soin d’écarter, par un acte de prudence calculée, les sciences morales et politiques, la littérature qui a souvent une couleur politique, les beaux-arts dont les productions, en peinture, en gravure, en lithographie sont aussi quelquefois de nature à trahir une opinion politique prononcée79.
47Dès 1823, le Bulletin de Férussac avait cherché à concurrencer l’entreprise de Jullien. La plus grande partie de ses trois cents collaborateurs avaient été recrutés parmi des savants qui avaient déjà écrit pour la Revue encyclopédique80, et n’avaient que quelques pas à faire pour se rendre du quartier latin, où Jullien les recevait, à l’ancien palais abbatial de Saint-Germain-des-Prés où Férussac s’était installé. En 1829, ce dernier avait reformulé un projet de correspondance universelle entre savants, qui décalquait celui plus ancien de Jullien81. Mais au lieu des sciences morales et politiques, Férussac y mettait en avant les sciences militaires, géographiques et statistiques. Mais alors que la Revue encyclopédique, après avoir été soutenue financièrement par le républicain Laffite, devient bénéficiaire82, la situation financière du Bulletin de Férussac le met sous une dépendance de plus en plus étroite du gouvernement83. En 1828, l’abonnement à la Revue est de 46 francs, contre 132 francs pour le Bulletin qui continue à perdre de l’argent. Ainsi dans sa lettre à François Grille d’octobre 1830, Jullien entend solder ses comptes et tirer tous les profits de son investissement précoce dans les sciences morales et politiques.
48La promotion encyclopédique de ces dernières, si elle est un événement éditorial, marque également la philosophie autour de 1830. Soutien enthousiaste de la révolution de Juillet84, sans être pourtant républicain, c’est dans le courant de l’été 1830 qu’André-Marie Ampère s’engage dans un travail de classification des sciences qu’il qualifie de « noologiques » – c’est-à-dire des sciences morales85. Comme il le souligne lui-même dans le premier volume de son Essai sur la philosophie des sciences, en 1834, il ne fait alors que reprendre une réflexion sur la « psychologie » de la connaissance entamée plus de trente ans auparavant.
49Formé par son père, pendant l’enfance, à la lecture de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Ampère ne fit jamais partie de la Société d’Arcueil où Gay-Lussac, Laplace, Berthollet et Biot, mais aussi Chaptal, Thénard ou Arago, le considéraient comme un mathématicien et un logicien, plutôt que comme un physicien ou un chimiste86. Proche des savants lyonnais gravitant autour de l’Académie de Lyon, tels Bredin, Ballanche, le vétérinaire Grognier, Camille Jordan, Gérando, Fontanes ou Champagny, avec lesquels il reste en contact toute sa vie, il avait également été proche du Salon d’Auteuil (qui continua de se réunir jusqu’en 1807), dont Gérando lui avait ouvert les portes et où il fréquentait Destutt de Tracy, Ginguené, Daunou et Cabanis. Professeur au lycée de Lyon, il avait entrepris en 1803 de répondre au concours ouvert par la seconde classe de l’Institut sur la manière de décomposer la pensée. Sous l’Empire, alors que Maine de Biran voulait fonder une nouvelle science positive autour de l’observation empirique des facultés de l’esprit87, Ampère se proposait de compléter ce programme en étudiant les facultés de l’intelligence humaine. Dans le tableau qu’il dressa à Lyon, en octobre 1812, puis dans les tableaux qu’il élabore par la suite, il distinguait quatre « phénomènes générateurs » d’intelligence – la sensation, la cognition, la comparaison et l’intuition – qui ont agi à chacune des quatre époques de l’intelligence humaine. En 1814, il avait fait partie de la « Société pour l’avancement des sciences morales et philosophiques » avec Gérando, Royer-Collard, Maine de Biran, mais aussi les deux Cuvier (Georges et Frédéric), et l’idéologue Thurot. Puis, en 1819-1820, avant de se lancer dans l’électromagnétisme, il avait enseigné la philosophie des sciences à la faculté des lettres de Paris, présentant une dernière fois son tableau psychologique88.
50Dès l’hiver 1829 et le printemps 1830, Ampère commence à rassembler des matériaux sur la philosophie de la physique, puis sur la classification des sciences « cosmologiques »89. Mais ce n’est qu’après la révolution de Juillet qu’il décide d’y consacrer une partie de ses cours au Collège de France, pour une séance suivie par un public apparemment nombreux. Il ne s’agit pas de trahir l’intitulé de sa chaire qui porte sur la « physique générale », sur laquelle il continue également d’enseigner90. La philosophie des sciences, qu’il enseigne parallèlement à la physique, ne se situe pas, dans son esprit, dans un espace différent de celui qui l’avait amené à rapprocher, en 1820, les phénomènes magnétiques des phénomènes électriques. En août 1832, il estime que sa classification des sciences est terminée91.
51Ampère construit une classification des sciences qui reproduit la progression naturelle de la connaissance humaine. Chaque objet de savoir est susceptible d’être examiné pour lui-même, ou en le comparant aux autres. Dans chacun des deux cas, on peut n’étudier que ce que l’on peut voir immédiatement, ou alors rechercher des « causes cachées ». On aboutit à quatre subdivisions qu’Ampère applique, d’une part aux sciences de la matière, d’autre part aux sciences noologiques ou morales92. Les implications politiques ou philosophiques de cette classification ne sont pas définies à l’avance. Mais en 1836, un philosophe catholique comme Pierre-Sébastien Laurentie, qui plaide dès 1826 en faveur d’une version catholique et ultramontaine des sciences morales, qui reposerait sur la révélation93, envisagera d’intégrer la classification d’Ampère en conclusion de son introduction à l’Encyclopédie du xixe siècle94.
52Hormis Férussac et Ampère, ce sont aussi les saint-simoniens qui s’efforcent d’intégrer à leurs projets encyclopédiques l’idée de « sciences morales et politiques », qui est dans l’air du temps et qui leur sert de slogan après juillet 1830 pour mener la bataille des idées. En novembre 1830, Enfantin s’indigne dans Le Globe que « les sciences morales et politiques n’ont pas de représentants à l’Académie »95. Fin 1831, Hippolyte Carnot rachète la Revue encyclopédique de Marc-Antoine Jullien – qui occupait depuis 1819 la place d’une « classe des sciences morales et politiques » informelle – dans l’espoir de rassembler autour de lui une partie de l’héritage philosophique de Saint-Simon96. Dans le même temps, le médecin Philippe Buchez lance son Journal des sciences morales et politiques, à la fois pour « suivre le mouvement de la morale, des sciences et de l’industrie », et pour contribuer à l’élaboration de projets plus pratiques pour réformer le pays97. Dans un article publié dans le premier numéro, en décembre 1831, il y regrette l’esprit de spécialisation qui semble avoir gagné une Académie des sciences qui est devenue une « réunion de notables » et une « honorable retraite » :
[…] comment pourrait-elle travailler collectivement, puisqu’elle est composée de spécialités isolées et hétérogènes qui ne se comprennent pas entre elles ; qui, comme les augures romains, rient et se moquent les unes des autres, et qui cependant sont appelées à prononcer d’ensemble sur des sujets immanquablement étrangers au moins à la moitié des juges98.
53Sciences du progrès, les sciences morales et politiques ne sont pas chez lui un ensemble de sciences spécialisées. Elles incarnent le projet de mettre l’ensemble des connaissances au service de la société. Moins de deux ans plus tard, dans son Introduction à la science de l’histoire, Buchez développe plus loin la thèse selon laquelle « le progrès [est] le mot d’un nouveau système encyclopédique »99. À distance des classifications d’un Ampère ou d’un Jullien, Buchez conçoit l’encyclopédie comme une « physiologie sociale » intégrant en un système cohérent les résultats fondamentaux de chaque science100. L’humanité étant une fonction de l’univers, et donc d’une loi universelle, la science de l’histoire humaine doit se fonder sur la physiologie.
54C’est également en décembre 1831 que Jean Reynaud commence à rendre compte des cours d’André-Marie Ampère au Collège de France pour la Revue encyclopédique101. Mais ce n’est qu’une décennie plus tard, en 1843, qu’il explicite le contenu de sa réflexion sur l’encyclopédie conçue comme vue telle que « la science de la classification des sciences »102. Alors que paraît le second volume de l’Essai sur la philosophie des sciences, l’article « Encyclopédie » de l’Encyclopédie nouvelle est l’occasion d’expliciter les différences entre la philosophie saint-simonienne, telle que Reynaud la comprend, et celle d’Ampère. Produit de la « brillante école de physique et de géométrie » qui est née sous l’Empire, Ampère n’est pas un véritable philosophe, explique Reynaud qui, à travers Ampère, veut faire la preuve de « l’impuissance de l’empirisme à porter, comme il faut, le spectre de la philosophie ».
55Il est vrai, explique Reynaud, qu’Ampère refuse de définir l’encyclopédie comme une simple science d’observation et qu’il a raison de noter qu’il ne faut pas se contenter de la réalité observable pour classer les sciences, mais qu’il convient de compléter ces observations par des hypothèses rationnelles. Mais, en faisant des sciences physiques le modèle à partir duquel penser les sciences morales, Ampère échoue à remettre véritablement en cause les découpages existants entre les savoirs. Or la science de la classification des sciences n’est pas une science rationnelle. Tout au contraire, ses classements sont parfaitement arbitraires : « Parmi des groupes exactement analogues par leur rang philosophique, les uns portent le nom de chapitre, les autres celui de science, et ceux que nous appelons chapitres, demain peut-être s’appelleront sciences »103, explique Reynaud. Ainsi la pathologie humaine, qui n’est qu’un chapitre de la zoologie (qui est une science), est considérée comme une science, mais dans une société d’insectes, c’est la pathologie des insectes, et non la pathologie humaine, qui serait une science : « Il ne faut donc pas s’en laisser imposer par l’illusion du nom de science ». En 1848, secondant Hippolyte Carnot au sein du ministère de l’Instruction publique, Reynaud décidera de remplacer la chaire d’économie politique occupée au Collège de France par Michel Chevalier, par plusieurs chaires d’économie politique et statistique104 :
C’est le système général des connaissances et non celui des sciences qui forme le sujet primitif de l’encyclopédie. Le premier est tout naturel, le second tout de convention. […] S’attacher aux sciences consacrées par l’usage comme des entités absolues, c’est prendre dans les significations de l’usage au-delà de ce qu’elles contiennent ; c’est se jeter follement dans l’incertitude, et abdiquer sans motif les droits de la raison. Ce n’est pas ainsi que l’encyclopédie se met au jour : elle ne se découvre qu’à celui qui la cherche au fond même des choses ; et qui méprise cette règle ne saurait parvenir qu’à des classifications empiriques, qui, pour être susceptibles peut-être de s’ajuster de quelque manière à la pratique, n’en sont pas moins fausses et contrefaites pour la philosophie105.
56Si l’Encyclopédie nouvelle suit Dugald Stewart en ce qu’elle n’offre pas de discours préliminaire, et qu’elle transforme ce dernier en un article d’encyclopédie à l’égal de tous les autres, elle s’en écarte néanmoins en ce qu’elle ne considère pas que l’ordre existant des sciences, ordre réel et conventionnel, est nécessairement le bon. Il existe en effet un ordre naturel des connaissances qu’il s’agit de retrouver par la réflexion encyclopédique106.
57Les encyclopédismes de Jullien, d’Ampère ou des saint-simoniens, en dépit de leurs différences, s’opposent tous à la conception de Guizot. En décembre 1832, alors que les membres de la nouvelle Académie des sciences morales et politiques sont en train d’être élus – mais avant que son nouveau règlement n’ait été adopté – Marc-Antoine Jullien dénonce, dans un mémoire manuscrit qu’il semble avoir fait circuler parmi ses amis, les conditions dans lesquelles divers grands personnages du régime se la sont appropriée, en occupant ses fauteuils pour les cumuler avec des fonctions dans les autres académies, au conseil d’État, et à la Chambre des pairs ou à la Chambre des députés :
Le rétablissement de l’ancienne classe des sciences morales et politiques était depuis longtemps réclamé par tous les amis des sciences, par tous les hommes éclairés. Mais, en félicitant nos ministres d’avoir satisfait à ce vœu juste et raisonnable de l’opinion, nous devons déclarer franchement que le mode adopté pour compléter cette académie est vicieux, et qu’il est à craindre qu’une partie des élections n’y soit influencée par un esprit étroit et mesquin de commérage et de coterie, et qu’au lieu d’une académie, toute composée de véritables et dignes représentants des sciences morales et politiques, nous ne voyions surgir, au moyen de petites intrigues obscures, un canapé académique de doctrinaires, qui, après avoir exploité la révolution de juillet pour envahir les principales fonctions publiques, voudraient aussi accaparer et s’adjuger presque tous les fauteuils de la nouvelle académie restaurée107.
58Selon Jullien (qui aurait peut-être aimé avoir été pressenti), un véritable rétablissement de l’ancienne classe des sciences morales et politiques aurait dû consacrer le principe baconien de la « confraternité des sciences » dans lequel la concurrence et la rivalité sont abolies, et le cumul des places est impossible.
Il suffit qu’un savant ou un littérateur soit membre d’une des académies dont se compose l’Institut, pour qu’il ne doive et ne puisse plus aspirer à être admis dans une autre de ces académies. Membre de l’institut, il appartient à la grande famille intellectuelle, à l’union des sciences. Son ambition sous ce rapport devant être pleinement satisfaite, aucune intrigue intérieure, aucune prétention avide et inquiète ne doivent troubler le sanctuaire. Il y a là un grand jury scientifique, qui doit, à mesure que des places y deviennent vacantes, chercher de bonne foi au dehors ceux qui ont le plus de titres et de droits pour être appelés et pour être élus.
[…] L’opinion des juges compétents et impartiaux condamne justement ce cumul de places, cette exploitation d’une sorte de privilège et de monopole dans une grande corporation scientifique où devraient régner une parfaite égalité et les seules distinctions accordées au mérite.
Quant à l’Académie des sciences morales, elle devrait, pour se compléter, non pas s’adjoindre d’autres membres de l’institut, déjà pourvus et classés108 ; mais nommer, parmi les nombreux aspirants que leurs antécédents, leurs études et leurs travaux connus signalent à ses choix, ceux des candidats qui appartiennent de droit, par leurs ouvrages, à l’une ou à l’autre des sections mentionnées dans l’ordonnance qui, à défaut d’une loi qu’il eût été plus convenable de présenter aux chambres pour cet objet, a reconstitué l’académie […]
Parmi les hommes que l’on avait désignés d’avance comme devant être probablement nommés, d’après des arrangements convenus, on retrouvait les mêmes noms de ministres, de pairs, de députés, de conseillers d’état, tant de fois reproduits, dont quelques-uns sont des historiens ou des publicistes très recommandables ; mais fort peu de ces hommes éminemment utiles, modestement laborieux, mieux appréciés par les étrangers que par leurs compatriotes, trop souvent oubliés, dont la devise a toujours été : mériter plutôt qu’obtenir ; être plus que paraître109.
59Écrivant avant que le règlement de l’Académie n’ait été adopté, Jullien conclut en demandant la publicité des séances au moins une fois par mois sur le modèle de l’Académie des sciences, car « il s’agit de matières qui intéressent essentiellement le public éclairé, et même toute la nation. La plupart des esprits sont capables de les comprendre ». Guizot, tout en présentant l’Académie des sciences morales et politiques comme une restauration de la classe de 1795, se garde de renouer avec une ambition philosophique dont il a contesté le principe, dès 1826, dans son Encyclopédie progressive. Plutôt qu’une nouvelle encyclopédie vivante, c’est l’instrument d’un nouveau conservatisme, conçu comme la recherche d’un équilibre entre des forces contradictoires, que Guizot cherche à construire en 1832110. Au lieu d’accueillir les différentes initiatives, qui se multiplient après 1830, pour repenser l’idée encyclopédique, l’Académie de 1832, rompant en cela avec la deuxième classe de 1795, devient un lieu de pouvoir aux mains des notables, au sein duquel la philosophie des sciences reste sous l’étroit contrôle de Cousin111.
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60Lorsqu’il publia son Introduction à la science de l’histoire, en 1833, Buchez décida paradoxalement d’envoyer son ouvrage, non pas à l’Académie des sciences morales et politiques, mais à l’Académie des sciences. Après deux désistements successifs, Geoffroy Saint-Hilaire accepta finalement de rédiger le rapport. Il justifia ce choix par les nombreuses références qui étaient faites aux sciences naturelles, tout en s’étonnant que l’ouvrage n’eût pas été envoyé plutôt à l’Académie de médecine, ou mieux, à l’Académie des sciences morales112. Si l’ancien éditeur du Journal des sciences morales et politiques y avait renoncé, c’est sans doute qu’il n’y voyait pas de soutiens possibles à ses idées. Quoique les anciens membres de 1795 aient rejoint l’Académie (ainsi Destutt de Tracy, Daunou, Rœderer, Merlin de Douai, Garat, Lacuée, Talleyrand, Sieyès, Pastoret), ils étaient vieillissants et la plus jeune génération, autour de Cousin ou Guizot, était peu susceptible de recevoir favorablement ses thèses113.
61Avant la création de l’Académie de Guizot en 1832, les entreprises éditoriales encyclopédiques ont pu servir de lieux d’accueil et d’institutionnalisation des sciences morales. Le besoin ressenti par les encyclopédistes du xixe siècle de justifier leurs entreprises par rapport à Diderot et d’Alembert, les poussait à interroger le statut de ces sciences, soit pour souligner leur nouveauté et réclamer leur entrée à part entière à côté des autres sciences, soit pour tenir un discours plus général sur l’ordre des sciences ou sur la nature d’une encyclopédie au xixe siècle. Si Guizot tente de mettre un terme à cette dynamique en 1832, la revendication d’un statut central pour les sciences morales au sein de l’encyclopédie devient dès lors un point de ralliement pour les opposants politiques et pour les partisans de sciences morales alternatives.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier Vincent Bourdeau, Jean-Luc Chappey et Pierre Crépel pour leurs remarques et relectures lors de la préparation de ce texte.
2 Vincent Julien, 2017, « 1795 : “La république des lettres enfantera des républiques” », in Boucheron Patrick (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, p. 431‑435.
3 Les ambitions des idéologues n’étaient pourtant pas incontestées. Sur les oppositions au sein de la seconde classe, voir Leterrier Sophie-Anne, 1995, L’institution des sciences morales : l’Académie des sciences morales et politiques, Paris, L’Harmattan ; et Staum Martin S., 1996, Minerva’s Message: Stabilizing the French Revolution, Montréal, McGill-Queen’s University Press. Sur les prétentions des chimistes, voir notamment Vincent Julien, 2013, « Une contre-révolution du consommateur ? Le comte Rumford à Boston, Munich, Londres et Paris (1774-1814) », Histoire, économie, société, vol. 32, no 3, p. 13‑32.
4 Les encyclopédies ne sont pas les seuls « refuges » des sciences morales et politiques entre 1803 et 1832. Pour un traitement de cette question à partir de l’exemple du Collège de France, voir Chappey Jean-Luc et Vincent Julien, 2017, « Une chaire sans intitulé ? Les sciences morales et politiques au Collège de France (1795-1864) », in Feuerhahn Wolf (dir.), La politique des chaires au Collège de France, Paris, Belles Lettres/Collège de France, p. 351-381.
5 Damamme Dominique, 1982, Histoire des sciences morales et politiques et de leur enseignement des Lumières au scientisme, thèse pour le doctorat d’État en science politique, Paris, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, p. 8-11. L’auteur n’a pas, à ma connaissance, abordé les rapports entre les sciences morales et l’encyclopédisme. Le terme « sciences morales et politiques » qui est mis en circulation par l’abbé Baudeau en 1767, est mis en avant par les physiocrates après que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert eut été lancée. Quand l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke est lancée en 1782, le terme, moins à la mode, n’est pas repris même si deux « économistes » sont associés à l’entreprise : Baudeau, puis Grivel.
6 Chappey Jean-Luc, 1999, « Usages et enjeux politiques d’une métaphorisation de l’espace savant en Révolution. “L’Encyclopédie vivante”, de la République thermidorienne à l’Empire », Politix, vol. 12, n° 48, p. 37‑69 ; 2006, « Héritages républicains et résistances à “l’organisation impériale des savoirs” », Annales historiques de la Révolution française, n° 346, p. 97‑120 ; Bret Patrice et Chappey Jean-Luc, 2012, « Spécialisation vs encyclopédisme ? Les journaux encyclopédiques entre histoire des sciences et histoire politique », La Révolution française [En ligne], n° 2, mis en ligne le 15 septembre 2012, URL : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lrf/515.
7 Baude Michel, 1980, P. H. Azaïs, témoin de son temps : d’après son journal inédit, thèse de doctorat, Strasbourg/Lille, Université Marc Bloch/Atelier Reproduction des thèses de l’université de Lille 3, 2 vol.
8 Azouvi François, 1995, Maine de Biran : la science de l’homme, Paris, Vrin.
9 Sur l’encyclopédisme de la période impériale, voir Jean-Luc Chappey, « Les réseaux de l’encyclopédisme. Les souscripteurs aux Lettres philosophiques de Rigomer Bazin » dans ce volume ; pour le cas brésilien, voir Kury Lorelai, 2012, « Les sciences utiles dans un journal encyclopédique : O Patriota (Rio de Janeiro, 1813-1814) », La Révolution française [En ligne], n° 2, mis en ligne le 15 septembre 2012 [consulté le 10 août 2017], URL : http://lrf.revues.org/539.
10 Vincent Julien, « 1795 : “La république des lettres enfantera des républiques” », art. cit.
11 Sur la situation allemande, où l’introduction de la catégorie de « sciences morales » (Geisteswissenschaften) est plus tardive, voir Feuerhahn Wolf, 2010, « Les sciences morales : des sciences historiques ? », Écrire l’histoire, n° 5, p. 41‑48.
12 Yeo Richard, 2001, Encyclopædic Visions. Scientific Dictionaries and Enlightenment Culture, Cambridge, Cambridge University Press, p. 260-264.
13 Fontana Biancamaria, 1985, Rethinking the Politics of Commercial Society: the “Edinburgh Review” 1802-1832, Cambridge, Cambridge University Press.
14 Ibid., p. 4.
15 L’expression discoveries in metaphysics est employée par Alex Fraser Tytler, professeur d’histoire universelle à l’université d’Édimbourg, dans une lettre à Macvey Napier, le 18 décembre 1809 (British Library [BL], Londres, Add mss 34611, f° 9).
16 Dans une lettre à Macvey Napier (non datée), John Playfair dit partager l’esprit de Stewart (BL, Londres, Add mss 34611, f° 47) : I do not feel at all inclined to extend my department in the preliminary discourse beyond the limits of Natural Philosophy in the usual sense of the phrase, except in as much as relates to the method of induction or the rules of philosophizing (souligné dans le texte).
17 Fontana Biancamaria, Rethinking the Politics of Commercial Society, op. cit., p. 17 sq.
18 Yeo Richard, Encyclopaedic Visions, op. cit., p. 173 sq.
19 Fontana Biancamaria, Rethinking the Politics of Commercial Society, op. cit., p. 12.
20 Ibid., p. 23.
21 Rosenfeld Sophia A. (traduit par Christophe Jaquet), 2013, Le sens commun : histoire d’une idée politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
22 Chenevix Richard, 1820 (novembre), « State of science in England and France », Edinburgh Review, vol. xxxiv, n° 68, p. 389‑390 (ma traduction).
23 Ibid., p. 412.
24 Ibid.
25 Richard Yeo étudie le rôle de Napier mais se focalise sur les sciences naturelles (Yeo Richard, Encyclopaedic Vision, op. cit.).
26 BL, Londres, Add mss 34611, f° 51 et 117.
27 Corsi Pietro, 1987, « The heritage of Dugald Stewart: Oxford philosophy and the method of political economy », Nuncius. Annali di Stodio della Scienzia, vol. 11, n° 2, p. 89‑144.
28 Voir par exemple BL, Londres, Add mss 34611, f° 43 (John Farey de Westminster), f° 65 et 73 (Peter Ewart de Manchester), f° 81 (William Henry de Manchester).
29 BL, Londres, Add mss 34612, f° 113.
30 Voir Fisch Menachem et Schaffer Simon (dir.), 1991, William Whewell: a composite portrait, Oxford, Clarendon Press, en particulier le chapitre de Fisch.
31 Knights Ben, 1978, The Idea of the Clerisy in the Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press.
32 Vincent Julien, 2006, Disestablishing moral science: John Neville Keynes, religion, and the question of cultural authority in England (1860-1900), thèse de doctorat, Cambridge, Université de Cambridge.
33 Sur ce personnage bien connu, voir notamment Palmer Robert Roswell (dir.), 1993, From Jacobin to Liberal: Marc-Antoine Jullien, 1775-1848, Princeton, Princeton University Press ; Pancera Carlo et Godechot Jacques, 1994, Una vita tra politica e pedagogia: Marc-Antoine Jullien de Paris (1775-1848), Fasano, Schena ; Di Rienzo Eugenio, 1999, Marc-Antoine Jullien de Paris (1789-1848): una biografia politica, Naples, Guida ; Delieuvin Marie-Claude, 2003, Marc-Antoine Jullien de Paris 1775-1848 : théoriser et organiser l’éducation, Paris, L’Harmattan, ainsi que la contribution de Revelli, qui complète la bibliographie.
34 Jullien Marc-Antoine, 1819, « Introduction », Revue encyclopédique, vol. 1, p. 12. Barbara Revelli a déjà souligné le lien entre la Revue encyclopédique et la défunte classe des sciences morales et politiques dans son article « Presse périodique, intellectuels et opinion publique sous la Restauration : la Revue Encyclopédique (1819-1831) », in Berelowitch Wladimir et Porret Michel (dir.), 2009, Réseaux de l’esprit en Europe : des Lumières au xixe siècle, Genève, Droz, en particulier p. 226.
35 Jullien Marc-Antoine, 1821 (juillet), « Projet d’un Dictionnaire des sciences morales et politiques », Revue encyclopédique, vol. 11, p. 233-235 ; le premier volume du dictionnaire d’histoire naturelle paraît l’année suivante : Bory de Saint-Vincent Jean-Baptiste (dir.), 1822, Dictionnaire classique d’histoire naturelle, vol. 1, Paris, Rey et Gravier/Baudouin ; en revanche le dictionnaire projeté par Jullien ne vit jamais le jour.
36 Plongeron Bernard (dir.), 2001, L’abbé Grégoire et la république des savants, Paris, Éditions du CTHS.
37 Jullien Marc-Antoine, Esquisse d’un essai sur la philosophie des sciences, op. cit., p. iv.
38 Sur l’influence de la seconde classe sur le coup d’État du 18 brumaire, qui vient d’avoir lieu, voir Chappey Jean-Luc, 2001, « Les idéologues face au coup d’État du 18 brumaire an VIII. Des illusions aux désillusions », Politix, vol. 14, n° 56, p. 55‑75.
39 Pour répondre à ces vastes questions, les contemporains ont cherché des réponses aussi bien dans la philosophie politique, que dans l’administration et la gouvernance : voir notamment Pocock John G. A., 1998 [1975], Le moment machiavélien, Paris, Presses universitaires de France ; Ignatieff Michael et Hont Istvan (dir.), 1983, Wealth and Virtue: The Shaping of Political Economy in the Scottish Enlightenment, Cambridge, Cambridge University Press ; ou encore Livesey James, 2001, Making Democracy in the French Revolution, Cambridge (Mass.), Harvard University Press.
40 Jullien Marc-Antoine, Esquisse d’un essai sur la philosophie des sciences, op. cit., p. iii, iv et 1, n. 1. Ce texte paraît également sous forme d’article dans le premier numéro de la Revue.
41 Ibid., p. 4‑5.
42 Baker Keith M., 1988 [1975], Condorcet : raison et politique, Paris, Hermann, p. 160-167. Cette réflexion était connue, au début du xixe siècle, par le « Tableau général de la science qui a pour objet l’application du calcul aux sciences politiques et morales », paru dans le Journal d’instruction sociale des 22 juin et 6 juillet 1793, et par l’article ii des Éléments du calcul des probabilités publiés par Fayolle en 1805. La proposition encyclopédique apparaît le plus clairement dans la « Note 9 : Exemple des méthodes techniques » publiée dans Schandeler Jean-Pierre et Crépel Pierre (dir.), 2004, Tableau historique de l’esprit humain. Projets, Esquisse, Fragments et Notes (1772-1794), Paris, INED, p. 1031-1048. Sur cette question, voir en particulier Rieucau Nicolas, 2006, « Condoret et l’art de former des tableaux historiques », Mathématiques et sciences sociales, vol. 176, n° 4, p. 89-116. Je remercie Pierre Crépel pour ces références.
43 Ibid., p. 6. Sur la méthode de Locke, voir Blair Ann, 2010, Too Much to Know: Managing Scholarly Information before the Modern Age, New Haven, Yale University Press, p. 90-91. Sur l’emploi du temps selon Jullien, voir notamment Lejeune Philippe, 2008, « Marc-Antoine Jullien, contrôleur de temps », Lalies, n° 28, p. 205-220 ; et Chappey Jean-Luc, 2015, « Penser les progrès de la civilisation européenne sous la Restauration : Marc-Antoine Jullien et la Revue encyclopédique (1819-1831) », in Caron Jean-Claude et Luis Jean-Philippe (dir.), Rien appris, rien oublié ? Les Restaurations dans l’Europe postnapoléonienne (1814-1830), Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 143-155.
44 Sur cette question, voir la contribution de Barbara Revelli dans ce volume.
45 Jullien Marc-Antoine, Esquisse d’un essai sur la philosophie des sciences, op. cit., p. 17.
46 Sur les origines fort anciennes de cet argument, voir Blair Ann, Too Much to Know, op. cit.
47 Yeo Richard R., 2003, « A Solution to the Multitude of Books: Ephraim Chambers’s Cyclopædia (1728) as “the Best Book in the Universe” », Journal of the History of Ideas, vol. 64, n° 1, p. 61-72 ; Blair Ann, 2003, « Reading strategies for coping with information overload ca. 1550-1700 », Journal of the History of Ideas, vol. 64, n° 1, p. 11‑28 ; Blair Ann, 2004, « Note taking as an art of transmission », Critical Inquiry, vol. 31, n° 1, p. 85‑107 ; Blair Ann, Too Much to Know, op. cit. ; Yeo Richard, 2010, « Loose Notes and Capacious Memory: Robert Boyle’s Note‐Taking and its Rationale », Intellectual History Review, vol. 20, n° 3, p. 335‑354.
48 Jullien Marc-Antoine, Esquisse d’un essai sur la philosophie des sciences, op. cit., p. 44 : « des esprits médiocres vont quelquefois plus loin que des génies puissants qui leur ont ouvert la route ».
49 Cette méthode s’inspire de la méthode classificatoire du minéralogiste Haüy : Ibid., p. 45.
50 Jullien Marc-Antoine, Esquisse d’un essai sur la philosophie des sciences, op. cit., p. 50.
51 Ibid.
52 Ibid., p. 51.
53 Mollier Jean-Yves, 1996, « L’histoire de l’édition, une histoire à vocation globalisante », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 43, n° 2, p. 329‑348 ; Démier Francis, 2012, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour du passé, Paris, Gallimard, p. 588.
54 Dawson Deidre et Morère Pierre (dir.), 2004, Scotland and France in the Enlightenment, Lewisburg, Bucknell University Press ; Arosio Elisabetta et Malherbe Michel (dir.), 2007, Philosophie française et philosophie écossaise 1750-1850, Paris, Vrin.
55 Courtin Eustache-Marie-Pierre (dir.), 1823, Encyclopédie moderne, ou, Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres et des arts, Paris, Bureau de l’Encyclopédie, vol. 1, p. vi : « […] la marche continuelle et progressive des lumières a rendu plusieurs parties de nos deux grandes encyclopédies imparfaites, insuffisantes, et presque surannées. Quelle masse imposante de vérités acquises depuis trente ans en économie politique, dans la science du gouvernement et de la législation ». Le terme « sciences morales » n’est pas employé dans l’« Avis de l’éditeur », mais chaque science morale y est nommée. L’expression « sciences morales » apparaît néanmoins quelques pages plus loin, dans l’article « Abstraction » qui présente les thèses des idéologues.
56 Courtin Eustache-Marie-Pierre (dir.), Encyclopédie moderne, op. cit., vol. 1, p. vii.
57 Ibid., p. xiv : « Nous aurons aussi une Table méthodique, et nous présenterons l’ensemble de toutes les connaissances humaines et l’enchaînement de ses diverses branches ; mais comme l’ordre synthétique ne doit point précéder l’analyse dont il n’est que le résultat, car la synthèse n’est que l’analyse réduite à sa plus simple expression, cette table terminera notre ouvrage, dont elle sera pour ainsi dire la substance et le couronnement ».
58 Guizot François, 1826, Encyclopédie progressive, ou Collection de traités sur l’histoire, l’état actuel et les progrès des connaissances humaines. Encyclopédie, article servant de discours préliminaire, par M. Guizot, Paris, Bureau de l’Encyclopédie progressive.
59 Ibid., p. 6-7.
60 Ibid., p. 8-9.
61 Revue encyclopédique, vol. 30, supplément au 88e cahier, avril 1826.
62 Pagès Jean-Pierre, 1827, « Encyclopédie », in Courtin Eustache-Marie (dir.), Encyclopédie moderne, ou Dictionnaire abrégé des sciences, des lettres et des arts, Paris, Bureau de l’Encyclopédie, vol. 11, p. 556.
63 Ibid., p. 562.
64 Ibid., p. 565.
65 Ibid., p. 566 : alors engagée dans son onzième volume, soit près de la moitié de l’entreprise, après quatre ans d’existence, l’Encyclopédie moderne pouvait mettre en avant son expérience.
66 Olinde Rodrigues perçoit les sciences morales et politiques comme une simple explication philosophique de l’idée de monothéisme : voir Rodrigues Olinde, 1826, « De Saint-Simon (Troisième partie) », Le Producteur : journal philosophique de l’industrie, des sciences et des beaux-arts, n° 3, p. 433-434.
67 Rodrigues Olinde, 1826, « De Saint-Simon », Le Producteur : journal philosophique de l’industrie, des sciences et des beaux-arts, n° 3, p. 426‑443.
68 Bazard Saint-Amand, 1826, « Examen d’une dissertation sur le mot Encyclopédie, par M. Guizot », Le Producteur : journal philosophique de l’industrie, des sciences et des beaux-arts, n° 4, p. 112-146.
69 Rignol Loïc, 2014, Les hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier xixe siècle, Dijon, Les presses du réel.
70 Bazard Saint-Amand, « Examen d’une dissertation sur le mot Encyclopédie… », art. cit., p. 120.
71 Ibid., p. 122.
72 Sur les enjeux généraux de la « science populaire » au début du xixe siècle, voir Bensaude-Vincent Bernadette, 2013, L’opinion publique et la science. À chacun son ignorance, Paris, La Découverte.
73 Ibid., p. 124.
74 Vincent Julien, 2011, « La “société civile” entre politique et histoire : discours, pratiques, savoirs », in Charle Christophe et Vincent Julien (dir.), La société civile. Savoirs, enjeux et acteurs en France et en Grande-Bretagne, 1780-1914, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 9‑35.
75 Louis-Philippe Ier, 1863, Discours, Allocutions et Réponses de S. M. Louis-Philippe, Roi des Francais, avec un sommaire des circonstances qui s’y rapportent, extraits du Moniteur, Paris, Imprimerie de Madame Veuve Agasse, p. 62.
76 Ibid., p. 356‑357, 27 septembre 1830.
77 Gohier-Segrétain Claudie, 1996, « Itinéraire d’un bibliothécaire angevin : François Grille, 1782-1853 », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 103, n° 1, p. 99‑100.
78 Sur Marc-Antoine Jullien vu comme une « contre-figure de la girouette », voir Serna Pierre, 2005, La république des girouettes : 1789-1815 et au-delà. Une anomalie politique : la France de l’extrême-centre, Seyssel, Champ Vallon, p. 276-284.
79 « Lettre de Marc-Antoine Jullien à François Grille, 15 octobre 1830 », bibliothèque municipale d’Angers, Rés. ms 624, f. 2. Les huit sections du Bulletin général et universel des annonces et des nouvelles scientifiques étaient consacrées respectivement aux sciences mathématiques, astronomiques, physiques et chimiques (1), aux sciences naturelles et géologie (2), aux sciences médicales (3), aux sciences agricoles et économiques (4), aux sciences technologiques (5), aux sciences géographiques, à l’économie publique et aux voyages (6), aux sciences historiques, aux antiquités, et à la philologie (7), enfin aux sciences militaires (8).
80 Sur les contributeurs de la Revue encyclopédique, voir le chapitre de Barbara Revelli.
81 Audebert de Férussac (baron d'), 1829, De la nécessité d’une correspondance régulière et sans cesse active entre tous les amis des sciences et de l’industrie, Paris, Didot, p. 15. Sur ce point, voir aussi Bru Bernard et Martin Thierry, 2005, « Le baron de Férussac, la couleur de la statistique et la topologie des sciences », Electronic Journ@l for History of Probability and Statistics, vol. 1, n° 2, p. 15-16.
82 Démier Francis, 2012, La France de la Restauration (1814-1830), op. cit., p. 766.
83 Grille François-Joseph, 1853, Miettes littéraires, biographiques et morales, livrées au public, avec des explications, Paris, Ledoyen, vol. 2, p. 293‑307 : le gouvernement a pris 50 souscriptions au Bulletin.
84 Locqueneux Robert, 2008, Ampère, encyclopédiste et métaphysicien, Les Ulis, EDP sciences, p. 525.
85 Ibid., p. 627. Voir aussi Tresch John, 2012, The Romantic Machine. Utopian Science and Technology after Napoleon, Chicago, Chicago University Press, p. 54-57.
86 Le point est souligné par Dürr Michel, 2004, « André Ampère et les milieux scientifiques et littéraires de son temps », Bulletin de la Sabix [En ligne], n° 37, mis en ligne le 2 novembre 2010, URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sabix/480.
87 Azouvi François, Maine de Biran : la science de l’homme, op. cit.
88 Ampère André-Marie, 1834, Essai sur la philosophie des sciences ou, Exposition analytique d’une classification naturelle de toutes les connaissances humaines, Paris, Bachelier, p. xxvi-xxvii. Pour une présentation des différents courants de la psychologie au début du xixe siècle, voir Dufour Michel, 2006, « La psychologie : une nouvelle science entre sens commun, physiologie et métaphysique ? », in Carvallo Sarah et Roux Sophie (dir.), Du nouveau dans les sciences, Paris, Vrin, p. 225-317.
89 Merleau-Ponty Jacques, 1977, « L’Essai sur la philosophie des sciences d’Ampère », Revue d’histoire des sciences, vol. 30, n° 2, p. 113-118 ; Locqueneux Robert, Ampère, encyclopédiste et métaphysicien, op. cit., p. 625-652.
90 Sur les multiples enjeux des intitulés de chaires au Collège de France, voir Feuerhahn Wolf (dir.), 2017, La politique des chaires au Collège de France, Paris, Belles-Lettres/Collège de France.
91 Ibid., p. 632.
92 Ibid. : voir le chapitre 14 sur la notion de « causes cachées » chez Ampère ; et le chapitre 15 pour une analyse détaillée de sa classification des sciences.
93 Laurentie Pierre-Sébastien, 1826, Introduction à la philosophie ou traité de l’origine et de la certitude des connaissances humaines, Paris, Méquignon junior, p. 403 : « Dieu est le dénouement naturel de toutes les difficultés qui embarrassent les sciences morales ; lui seul est encore l’explication des mystères qui recouvrent les sciences physiques ». Sur Laurentie, voir la contribution d’Estelle Berthereau dans ce volume.
94 Sur ce point, voir Julien Vincent, « La “Grande Famille réunie” ? » dans ce volume.
95 Enfantin Barthélemy-Prosper, 1831 (juillet), Religion saint-simonienne. Économie politique et politique. Articles extraits du Globe, Paris, Bureau du Globe, p. 1.
96 Voir la contribution de Vincent Bourdeau dans ce volume.
97 Journal des sciences morales et politiques, n° 1, 3 décembre 1831, p. 1-2.
98 Ibid., p. 7.
99 Il s’inscrit en cela dans un mouvement plus vaste au sein duquel, de Michelet à Auguste Comte, l’histoire romantique rencontre constamment l’ambition encyclopédique. Sur ces questions, voir notamment Petitier Paule, 1999, « L’histoire romantique, l’encyclopédie et le moi », Romantisme, vol. 29, n° 104, p. 27‑37 ainsi que le chapitre rédigé par Aude Déruelle dans ce volume.
100 Il faut distinguer ici l’ambition encyclopédique de Buchez des modes de pensée analogistes que l’on retrouve dans les philosophies de l’histoire plus tardives, sur lesquelles on peut consulter Richard Nathalie, 2004, « Analogies naturalistes : Taine et Renan », Espaces Temps, n° 84‑86, p. 76‑90.
101 Reynaud Jean, 1831, « Cours de physique générale de M. Ampère », Revue encyclopédique, n° 52, p. 795-799.
102 Reynaud Jean, 1843, « Encyclopédie », in Leroux Pierre et Reynaud Jean (dir.), Encyclopédie nouvelle, Paris, Gosselin, vol. 4, p. 774-775. Sur ce thème, voir Griffiths David A., 1965, Jean Reynaud, encyclopédiste de l’époque romantique d’après sa correspondance inédite, Paris, Rivière et Cie ; et la contribution de Vincent Bourdeau dans ce volume.
103 Référence ?
104 Chappey Jean-Luc et Vincent Julien, 2017, « Une chaire sans intitulé ? Les sciences morales et politiques au Collège de France (1795-1864) », in Feuerhahn Wolf (dir.), La politique des chaires au Collège de France, Paris, Belles Lettres/Collège de France, p. 378‑379.
105 Reynaud Jean, « Encyclopédie », art. cit., p. 763-764.
106 Pour une discussion du tableau méthodique de Jean Reynaud, voir le chapitre de Vincent Bourdeau, qui contient une reproduction du tableau encyclopédique de Reynaud.
107 Bibliothèque municipale d’ Angers, Rés. ms 624, f. 16.
108 Selon l’article 4 de la loi de fondation de l’Institut national (loi du 3 brumaire an IV, titre iv), « Aucun membre ne peut appartenir à deux classes différentes ; mais il peut assister aux séances et concourir aux travaux d’une autre classe ».
109 Bibliothèque municipale d’Angers, Rés. ms 624, f. 16. Parmi les nouveaux membres, élus le 1er novembre 1832 (la lettre de Jullien date du 11 décembre, soit la veille du second jour des élections), il y avait en effet de nombreux pairs, députés ou conseillers d’État : le duc de Bassano, pair de France ; le baron Bignon, député ; Bérenger, conseiller à la Cour de cassation ; André Dupin, membre de l’Académie française ; Guizot, ministre ; Joseph Siméon, conseiller d’État et pair de France ; et aussi Charles Dupin, membre de l’Académie des sciences ; Joseph Naudet, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Mais Cousin, Dunoyer, Charles Comte, Mignet, Broussais et Edwards correspondent plutôt à la description que fait Jullien du « bon » académicien.
110 Sur la philosophie de Guizot, voir Rosanvallon Pierre, 1985, Le moment Guizot, Paris, Gallimard.
111 Leterrier Sophie-Anne, 1995, L’institution des sciences morales : l’Académie des sciences morales et politiques, 1795-1850, Paris, L’Harmattan ; Vermeren Patrice, 1995, Victor Cousin : le jeu de la philosophie et de l’État, Paris, L’Harmattan ; Delmas Corinne, 2006, Instituer des savoirs d’État : l’Académie des sciences morales et politiques au xixe siècle, Paris, L’Harmattan ; Rey Lucie, 2012, Les enjeux de l’histoire de la philosophie en France au xixe siècle. Pierre Leroux contre Victor Cousin, Paris, L’Harmattan.
112 Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP), Paris, fonds Buchez, CP 3705, f. 180-184. À propos des développements sur la physiologie sociale, Geoffroy Saint-Hilaire explique : « Son traité à cet égard, où les idées s’enchaînent avec bonheur, me paraît plus du ressort de l’Académie des sciences morales ».
113 Ceci n’empêche pas Buchez de postuler, en 1841, à la succession de Lacuée, le comte de Cessac, sur le troisième fauteuil de la section de morale, au sein de l’Académie des sciences morales et politiques (BHVP, Paris, fonds Buchez, CP 3705, f. 204-205).
Auteur
Julien Vincent est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (UMR 8066 CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/École normale supérieure Ulm). Ses recherches portent sur l’histoire des sciences morales et politiques et sur l’histoire environnementale ; son projet actuel porte sur l’économie politique de la terre au xixe siècle.
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2019
Les encyclopédismes en France à l'ère des révolutions (1789-1850)
Vincent Bourdeau, Jean-Luc Chappey et Julien Vincent (dir.)
2020
La petite entreprise au péril de la famille ?
L’exemple de l’Arc jurassien franco-suisse
Laurent Amiotte-Suchet, Yvan Droz et Fenneke Reysoo
2017
Une imagination républicaine, François-Vincent Raspail (1794-1878)
Jonathan Barbier et Ludovic Frobert (dir.)
2017
La désindustrialisation : une fatalité ?
Jean-Claude Daumas, Ivan Kharaba et Philippe Mioche (dir.)
2017