II. Des Cinq Grandes Odes et du Partage de midi au Soulier de satin : l'intrusion de la réalité historique et sa transfiguration sous le regard de l’éternité
p. 112-212
Texte intégral
1Les Cinq Grandes Odes représentent, dans l'œuvre de Claudel, moins un aboutissement qu'un point de départ. Le monde qui s'est révélé, enfin total, à ses yeux, la catholicité de l'univers qui lui a été offerte, l'abolition des terreurs de la nuit lui donnent la force d'affronter la réalité autrement qu'à travers une vision mythique. Celle-ci était, d’ailleurs, allée s'affaiblissant dans ses premiers drames. Il peut faire face, désormais, à une triple vérité, celle de l'histoire qui a fait un monde moderne où le catholicisme n'a pas toujours la meilleure part, celle de la vie quotidienne, difficile à assumer sur la route que vient de lui ouvrir le Processionnal..., l'absence de Dieu, enfin, qui depuis le « non » de Ligugé, n'est plus présent que par le désir qu'il inspire de lui-même.
2À cette triple épreuve, Claudel répondra par un triple effort pour découvrir et révéler la présence de l'éternité dans le temps. Faisant suite à L'Otage, Le Pain dur montrera des hommes qui s'entre-déchirent jusqu'au meurtre du père par le fils dans un monde sans Dieu. Mais, presque contemporains du premier drame, les Hymnes de Corona... auront révélé la transfiguration du monde lorsque Jésus, ou Marie, la Femme, se découvrent au poète. Le Père humilié montrera que même la réalité historique peut révéler cette jonction avec l'éternité que réclamait l'Empereur nouveau du Repos... L'éternité, encore, se glissera, enfin, à l'occasion du solstice d'été, dans l'intervalle qui sépare les deux temps de l'année pour dire le sens de l'absence. Tel sera le message de La Cantate à trois voix.
3Cet effort de Claudel, nourri essentiellement par ses méditations sur les corps glorieux, prépare aux derniers drames où, sous le regard de l'éternité, la vie temporelle prend tout son sens.
4Nous assistons ainsi à l'un des derniers grands efforts de la conversion claudélienne. La brutalité de l'histoire, la platitude du quotidien, la déréliction de la solitude humaine, sont enfin acceptées, parce que, à travers elles et en elles, apparaissent la Jérusalem restaurée et la pureté triomphante du Christ ressuscité.
A. La lecture biblique de la réalité concrète, historique avec la « Trilogie », quotidienne avec les « Hymnes » de Corona..., familiale avec L'Annonce faite à Marie
5L'insertion des thèmes et des schémas bibliques pose des problèmes particulièrement complexes dans les drames historiques. Les modèles primitifs persistent, mais plus souvent et plus profondément modifiés ou inversés. L'univers intérieur du dramaturge répugne, en effet, à épouser l'événement.
6Sygne de Coûfontaine est certes appelée à une vocation analogue à celle de la Princesse et de Violaine. Au sein de l'affliction la plus extrême, elle chantera comme elles les Béatitudes. Les personnages masculins, les élus, au moins, seront affrontés au sacré et, comme leurs prédécesseurs, ils resteront blessés. Mais les rapports entre les protagonistes sont bouleversés.
7Ils le sont, d'abord, par l'expérience du Partage de midi. Ainsi, dès L'Otage, la femme ne s'offre-t-elle plus à l'homme pour essuyer un refus. À l'inverse, l'homme la demande. Il la désire, il a besoin de sa spiritualité. C'est la Rose, au contraire, qui ne veut plus se donner, le « non » de Ligugé a, lui aussi, laissé des traces. Le divin ne se laisse pas contraindre. Il est possible de prendre le pape, l'homme du Sacerdoce, comme prisonnier ou comme otage. Il est moins aisé d'obtenir de lui la bénédiction du Père.
8L'avènement de l’histoire est cependant le fait le plus nouveau. L'univers claudélien n'est plus, désormais, d'ordre essentiellement imaginaire. La réalité extérieure s'y est installée. Elle n'offre pas seulement une toile de fond. Le dramaturge peut n'être pas fidèle à l'événement. Il peut s'accorder les plus grandes libertés vis-à-vis de l'anecdote. Il peut inventer personnages et situations. Mais s'il veut dégager le sens de l'histoire, il doit en respecter l'esprit. Il ne modifie ou crée l'événement que pour mieux dégager la vérité de l'époque où il l'insère.
9Ainsi le sacrifice est-il toujours ressenti comme nécessaire et, dans sa première intention, le dramaturge conduisait Sygne à l'accomplir dans son intégralité, bien au-delà de ce qu'aucune de ses héroïnes précédentes ne s'était vu imposer. Elle assumait son union avec Turelure, le bourreau des siens. Mais la violence de la crise religieuse, lors même de l'élaboration du drame, montrait assez que les deux France n'étaient toujours pas réconciliées. La France chrétienne, représentée par la jeune femme ne s'était pas encore alliée à la Révolution. Sygne est donc contrainte à deux fidélités qui s'excluent. Elle ne pourra se joindre à l'avenir qu'en trahissant le passé, et se retourner vers le passé qu'en laissant l'avenir. Elle ne pourra satisfaire à la fois Georges et Turelure qu'en les décevant tous les deux.
10La réponse qu'apporte à cette difficulté nouvelle la Bible n'est jamais parfaitement adéquate. Ses modèles ne s’adaptent pas directement à la réalité du XIXème siècle. Son langage ne peut traduire directement sa vérité.
11Un approfondissement de la méditation scripturaire s'impose donc à Claudel. Le Journal en témoigne. Il révèle aussi que la lecture des mystiques est venue la compléter. Mais l'auteur semble avoir été surtout guidé par les exécrations des prophètes et la théologie paulinienne des corps glorieux. Elles se complètent : la réalité contemplée en présence du Christ Jésus est aussi exaltante qu'elle est dure et impitoyable, vue sous le regard de l'idole moderne. Toute la portée du Pain dur ne peut être saisie que si l'on envisage le drame en fonction des « Hymnes » entrepris l'année même où le fut L'Otage. Et Le Père humilié montrera qu'aux yeux de Claudel, le monde moderne n'est pas un « bagne » si matérialiste qu'il ne puisse être pénétré de l'esprit chrétien.
1. L'Otage, ou la tragédie du choix impossible
12Le premier apport de l’histoire événementielle dans le théâtre claudélien est celui d'un véritable tragique. Dans les premiers drames, les héroïnes, surtout, étaient confrontées à des situations cruelles. La nécessité du sacrifice total où les contraignait leur vocation, prenait l'aspect du destin antique. Il fallait monter sur la croix. Mais l'appel qui leur signifiait l'inéluctabilité de leur mort leur en faisait connaître dans le même moment la fécondité. Leur destin était cette fécondité même qui les obligeait à mourir pour le salut des autres. Leur situation n'était donc jamais sans issue. Leur mort était un passage. Elle ouvrait, pour elles-mêmes et pour ceux qui les entouraient, l'accès au divin. Bien plus, leur dénuement et leurs souffrances les faisaient entrer, dès cette vie, dans les Béatitudes. Ils leur faisaient découvrir la joie et non le désespoir. Lorsque la destruction est totale, comme celle de la Ville, elle est la condition d'une naissance à l'Esprit.
13Le contact avec la réalité moderne du Nouveau Monde avait déjà, à vrai dire, enseigné à Claudel l’absence possible d'une issue. Louis Laine refusait, comme Tête d'Or autrefois, la maternité de la Femme, et Marthe ne pouvait mettre entre ses bras un soleil qu'il n'avait pas demandé. La seconde version, cependant, montre une ouverture : Marthe réalise sa vocation maternelle et conjugale auprès du fils de Louis et auprès de Thomas Pollock.
14Mais, dans la mesure où l'histoire appartient au passé, elle ne peut être modifiée et risque de contraindre à un dénouement tragique, de conduire à une fin fermée.
15Sygne, « le bel aujourd'hui », s'est fixé pour vocation d'être le lien entre le passé mort et l'avenir qui demande à vivre. Elle a racheté les biens des Coûfontaine et rassemblé leur domaine afin que les enfants de Georges en soient les futurs maîtres. Mais les enfants sont morts et Georges ne veut pas assumer la fonction du Père. Il ne se présente pas à elle comme le Seigneur de la terre dont elle se veut la servante. Il se veut, lui, la figure du Fils prodigue. Devant la femme, il revendique d'être aimé pour lui-même. Devant le pape, le Père, il réclame d'être réintégré dans ses anciens droits. Georges refuse de regarder vers le futur. À travers lui, l'ancienne France qu'il représente revendique son héritage ancien. Il est comme un fils de retour parmi les siens et dont l'avenir n'a pas à être différent de ce que fut son passé.
16Turelure, l'homme de la Révolution est, au contraire, la véritable figure de l'avenir. S'il veut tout ce qui revient de droit à Georges, la Femme d'abord, et, avec elle, l'héritage et le nom, c'est pour créer un monde nouveau. Il est en état de tout exiger. Il n'aura pas tout, cependant. L'âme chrétienne, le bien qui lui est le plus nécessaire et qu'il désire aussi, ne s'unira pas à lui pour fonder l'avenir. Après l'avoir épousé, Sygne se dérobera en rejoignant dans la mort Georges, son cousin, l'homme de sa race.
17Ainsi, comme Lâla, et comme Violaine, n'entrera-t-elle pas dans la cité des lendemains. Elle demeurera sur son seuil, la privant de sa présence.
a) Sygne aux glaces du passé
18Au début de L'Otage, la situation est assez différente de celle des premiers drames. Ceux-ci étaient volontiers ouverts sur le spectacle d'un monde ancien en voie de décomposition. Ici, la France des vieux rois n'est plus. La Révolution a jeté par terre leur couronne, et le grand Empereur, comme Tête d'Or, ne l'a ramassée que pour s'en ceindre le front, inaugurant des temps nouveaux. Mais les derniers des Coûfontaine, Sygne et Georges, vivent dans l'illusion que la société d'autrefois peut renaître.
19La première épreuve de la jeune fille est la révélation que leur race est morte, que les enfants de son cousin, pour qui elle a réuni les biens dispersés de leur Maison, ne sont plus. Elle ne la surmonte qu'à demi.
20Elle vit d'abord son erreur à travers des modèles évangéliques : Georges est le maître qui s'est absenté. Elle est l’Intendant fidèle. Il est le Juge qui peut venir de « jour comme de nuit »1. Elle est la servante du seigneur, non Marie, mais Marthe, « la pauvre sibylle qui garde le feu »2. Mais lorsqu'elle apprend le décès des enfants sur qui elle a construit son avenir, son œuvre perd tout sens. Les laudes de l'office des Défunts fournissent une plainte d'Isaïe : « "Ma génération a été roulée et retirée de moi comme la tente du pasteur !" »3 La transposition exacte des termes de la Vulgate, préférée comme dans les Odes à la traduction, permet ici l'adaptation du verset au contexte. Sygne pleure la disparition de sa race. Une lecture psychanalytique peut déceler, peut-être, de la part de l'auteur, une secrète jouissance dans l'évocation de la mort des géniteurs, les « quatre pères et mères que l'on a abattus l'un après l’autre sous la hache »4. Mais la jeune fille est vraiment désespérée par la perte de la lignée à venir : « Les hommes ont tranché la tige, et maintenant Dieu pense à nous et nous retire notre fruit. »5 Le Fruit devait être, originellement, le symbole unificateur de la Trilogie, comme l'Arbre était celui des premiers drames6. Pour Sygne, ce « fruit » est à l'Arbre-Dormant ce que la semence du peuple élu est à Abraham, ce que la souche sainte est aux Juifs, pour Isaïe. Si grandes que soient la faute des pères et la colère divine, il est inimaginable que la postérité soit éteinte. La dernière des Coûfontaine modèle donc sa vision sur la mystique de l'Ancien Testament. Elle reste, comme son cousin, enfermée dans la notion de race. À la fin du drame, elle se désintéressera de son fils parce qu'il est un Turelure. Sa propre faute sera, à ses yeux, d'avoir manqué au serment féodal7. Elle ne comprend pas, maintenant, que Dieu ait pu manquer.
21Cette fermeture est, il est vrai, corrigée immédiatement par la parole évangélique : « Mon Dieu, [...] Que votre volonté soit faite ! » Mais si elle a pu la prononcer, elle ne peut la répéter : « Que votre amère volonté, que votre amère volonté... »8 Claudel nous glisse ici un indice : si loin qu'elle mène son sacrifice, son attachement à la race risque de le rendre imparfait.
22Elle révèle pourtant dans cette détresse une spiritualité digne des plus grandes héroïnes claudéliennes. Elle donne d'abord du destin des Coûfontaine une lecture sacrificielle qui unit l'image du pressoir mystique au thème johannique de la seconde naissance : « Ô Georges, toute notre race en ce jour a été mise sous le pressoir. »9 Le sang qui « a rejailli sur » eux n'est pas vain comme celui que but Cébès. Il est le sang des martyrs, plus efficace que l'eau sanctifiée. De là, elle conclut à l'acceptation de son propre sacrifice. Elle en a reçu un second baptême. Son propre sang a été fécondé par cette semence. Il est devenu, comme celui de Jésus, « un vin pur »10. Née Coûfontaine dans la chair, elle est ainsi renée dans le mystère de la Charité après avoir été baptisée Sygne dans l'Esprit. Aussi peut-elle affirmer : « Le nom en nous est vivant. »11 Il est, en elle du moins, cette eau que Jésus promit à la Samaritaine et qui fait vivre, dès ce monde, dans l'éternité. Elle est digne, ainsi, de prononcer, après Violaine, un cantique des Béatitudes qui est oblation totale de soi :
Ô Georges, quoi de plus clair qu'un voleur et que veux-tu savoir encore ?
Heureux qui a quelque chose à donner, car à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a.
Heureux qui est dépouillé injustement, car il n'a plus rien à craindre de la justice.
Celui qui n'accepte pas le mal, comment recevra-t-il le bien ? C'est ainsi que je vous vois retranché de tout, pauvre frère !
Et moi, parce que j'ai tout accepté, voici que tout m'a été rendu.12
23L'expérience spirituelle qu'est en train de vivre la jeune fille illustre la mystique évangélique. Comme dans les paraboles de Jésus, le Maître terrible l'a visitée ainsi qu'un voleur. Mais, comme Violaine au bois de Chevoche, elle a tout accepté. Elle vit ainsi en Dieu, et Dieu en elle, et tout lui a été rendu, puisqu'il ne possède rien qui ne soit par là même également à elle.
24Georges est incapable de suivre un tel itinéraire. Il est aussi entièrement Animus que Sygne est Anima. Il l'est comme Tête d'Or dont il partage l'attachement à la sève de la terre, à celle du « Moi ». Mais il témoigne aussi que L'Otage est une œuvre charnière, qu'elle inaugure un nouveau versant du drame claudélien. Il ressemble à Camille, du Soulier de satin. Il n'a pas son charme adolescent, mais, comme lui, il semble inachevé. Il a gardé le besoin de la mère, et il s'adresse à la Femme avec l'égoïsme tyrannique de l’enfance. Il y a en lui le même lien de complicité avec Sygne qu'entre Tête d'Or et la Princesse. Il peut s'écrier : « Ô âme qui m'es née toute pareille, ô mon étrange jumeau ! »13 Leurs deux âmes ont été créées et sont nées jumelles dans la première naissance. Mais, alors que le visage de sa cousine se tourne, comme par une sorte d'instinct spirituel, vers Dieu, il a, lui aussi, tué le Père, d'une certaine façon. Il a tué Dieu en son cœur en détournant son regard de lui, en refusant de le considérer. Il n'a pas reçu, comme Sygne, le second baptême. Son nom n'est pas vivant dans l'Esprit, mais il le tient attaché à la chair de la terre. Aussi, comme Simon Agnel, s'adresse-t-il aux « profondes racines »14 de l'Arbre, et non à son feuillage. Il ne considère qu'elles dans le grand chêne généalogique gisant en la cour du château. Elles sont le passé de sa race.
25Mais Tête d’Or ne voyait pas seulement dans l'Arbre celui qui tète. Il était aussi pour lui le vieillard soumis à la contrainte du soleil-père et ouvrant ses feuilles à la vie. La fixation de Georges, au contraire, reste toute maternelle. Il ne voit, dans les racines, que les « veines d'un sein qui font le lait ». Aussi ne pourra-t-il aspirer à devenir, comme le premier grand modèle claudélien, un homme nouveau dans un monde nouveau. L'Arbre l'unit à « la compacte glaise » de son fief, au « banc natif de la meulière couleur de fleur de marronnier »15. Tout entier tourné vers la profondeur du sol générateur, Georges est ainsi doublement lié à la fermeture du passé et à l'égoïsme du « Moi ». Il a participé, comme Sygne, au sacrement du baptême par le sang16, mais il est demeuré aussi Coûfontaine dans l'épaisseur païenne de la terre et de la chair que la jeune fille l'est devenue dans celle du ciel et de la charité.
26C'est pourquoi il se présente devant Sygne un peu comme le fera Camille devant Prouhèze. Il a besoin d'elle comme l'enfant de la mère, et veut la posséder pour lui seul.
27L'accueil de Sygne précisait la place qu'elle se réservait auprès de lui avant d'apprendre la mort des enfants. Elle voulait être la servante du seigneur de la maison, du Père époux et fécondateur de la terre. De la même façon, et par des images essentiellement évangéliques, Georges dit le rôle qu'il veut endosser.
28Loin d'être une pauvre sibylle, Sygne est à ses yeux la femme idéale. Elle unit la beauté du lis évangélique à la sagesse et à la force de la Femme forte : « Que dit-on des lys, qu'ils ne filent pas ? »17 Et l'image de la toile appelle sur les lèvres de la jeune fille celle de l'araignée que l'on trouve dans les livres sapientiaux18. Cet éloge, parfaitement justifié en soi, est lié au malentendu qui règne entre les deux cousins. Georges ne veut pas voir en elle la servante de la race parce que le rôle de Maître de la famille ne lui convient pas. Il veut être accueilli « comme l'Enfant prodigue chez le père qui lui a partagé sa substance »19. La main qu'il désire n'est pas celle, fraternelle, que Sygne lui tend, la même qu'il tenait dans la sienne quand le sang de leurs pères et mères les éclaboussait. Elle a beau se récrier : « Mais moi du moins, moi du moins, Georges, je reste ! »20, il veut, pour le recevoir, l'enlacement de bras plus tendres. Sygne doit remplacer la mère morte et l'épouse qui, avant de mourir, a trahi. Sygne doit remplacer tous ceux qu'il a perdus et qui ne sont plus « là pour lui tomber sur le cou21 » : « Est-ce que vous voulez m'épouser, ma cousine ? »22 Le regard qu'il porte alors sur elle signifie vraisemblablement qu'il ne plaisante pas. Et tous les arguments par lesquels il dénonce l'inégalité d'un mariage entre une fille jeune et riche et un homme banni et âgé peuvent être interprétés comme autant d'appels à la pitié. Les allusions scripturaires sont particulièrement révélatrices. L'évocation du « beau chasseur à la barbe rousse », l'assimilation à la « perfide Judith aux yeux verts »23 peuvent être à bon droit attribuées à l'habileté du dramaturge : elles annoncent Turelure et le manquement à la foi que Sygne va jurer. Mais, dans le moment présent, n'est-ce pas un reproche direct ? Confondre la jeune fille et la meurtrière d'Holopherne, n'est-ce pas lui dire que son amour de sœur est un mensonge qui ne permet pas de vivre et lui demander davantage ? L'évocation liturgique de la « virgo admirabilis »24 n'est pas dépourvue d'amertume, semble-t-il, surtout dans la bouche d'un incroyant. La jeune fille est admirable, mais elle ne se donne pas.
29L'héroïne claudélienne ne connaît pas de mobile plus puissant pour son action que le besoin qu'on a d'elle. Sygne s'offre donc. Mais elle le fait en sachant qu’elle se ferme la porte du futur. Elle n'y pénétrera pas : « Laisse-moi donc renoncer à l’avenir ! »25 Celle dont le nom est vivant va être liée à l'homme dont le « nom est fini »26.
30Du fait de Georges, L'Otage appartient donc davantage au second versant du drame claudélien qu'il n'est héritier du premier. Non seulement son attitude, en effet, à l'égard de la femme dont il recherche la maternité, loin de la fuir, est plus proche de celle de Camille que de celle de Tête d'Or, mais son rôle, peut-être déjà sa vocation providentielle, annoncent aussi ce personnage. Il interdit à Sygne de rejoindre durablement en ce monde Turelure, comme Camille imposera l'absence de Prouhèze. Il en fait, lui aussi, une femme du refus, du « non » à la chair. Il la défait jusqu'à lui faire choisir de mourir avec lui, comme plus tard Camille. Turelure demeurera ainsi un homme seul, blessé, ignorant du bonheur. Il ne créera pas un monde, comme Rodrigue, sans doute. Mais l'ouvrage, à la fois dur et lézardé qu'il édifiera, donnera le moyen à d'autres d'en construire un. Le rôle de Georges est peut-être de fermer l'avenir à Sygne pour donner l’occasion à Turelure de l'affronter dans un combat à la fois douloureux et viril.
31Ainsi, le succès remporté par Georges en obtenant l'engagement de Sygne reste vain pour lui en ce monde. L'âme chrétienne ne peut être emprisonnée ni l'esprit étouffé. Ils ne sauraient être mis au service du temporel. Dans l'autre vie, cependant, il trouvera la même compensation qu'Henri, le héros d'Une Mort prématurée. Sygne le rejoindra dans la nuit qui efface le nom, dans les mêmes ténèbres où Henri a rencontré Marie. Les deux cousins pourront être unis là où la fidélité à la race ne peut plus s'opposer au service de Dieu.
b) La bénédiction du Père
32Georges annonce de façon moins exacte le personnage de Camille lorsqu'il est confronté au Père. Tous deux veulent disposer de lui comme des enfants tyranniques. Mais Camille sera, ou, du moins se voudra, au début du drame, un fils prodigue gidien, insolent et révolté jusqu'au bout. Il a quitté Dieu et prétend ne pas revenir vers lui. Georges, au contraire, va vers le pape, le vicaire du Christ, comme un fils légitime injustement dépossédé. Sa réclamation est double. Il ne veut pas seulement disposer du Père, il veut être reconnu par lui, être réintégré dans ses anciens droits.
33Sygne est au contact du sacré. Elle possède en elle la Grâce divine. Elle est l'âme chrétienne. Sa voix est celle de l'Évangile. Mais la présence du pape est celle du sacré même. Il le signifie : « Mon fils, que la paix soit avec vous. C'est moi. »27 La princesse, avant lui, et l'Ange du Repos... s'étaient désignés par ce calque du tétragramme hébreu Yahvé. Mais l'insistance est ici plus grande. La nature du divin est aussi mieux précisée. Le pape assure la présence permanente du Christ parmi les hommes. C'est à ce titre qu'il est persécuté par le fils infidèle, « le bouc ».
Il y avait sur les routes de Judée des possédés qui, dès qu'ils voyaient Notre-Seigneur, se jetaient devant lui en pleurant et en criant.
Et tout en le poursuivant avec des injures et des pierres, ils ne cessaient de répéter : Jésus de Nazareth, pourquoi nous persécutes-tu ?
Ainsi pendant tous les siècles les hommes impies avec le Vicaire du Christ.
Il n'y a plus de paix pour les hommes depuis qu’il est apparu entre eux comme une personne dénuée.28
34Claudel dira plus tard que la première réaction de l'homme devant le sacré est la fuite et le crachat. C'est ainsi qu'il interprète l'attitude de l'Usurpateur envers le Pape.
35Mais il n'a guère plus d'illusions à l’égard du fils légitime, « l'ouaille » faussement fidèle. L'auteur des exégèses reprochera aux rois leur mainmise sur l'Église par laquelle ils ont fait du sacré l’otage de leur politique29.
36Georges représente le roi. Par un transfert bien compréhensible, son attachement à la terre seigneuriale le lie à son suzerain aussi fortement que Sygne l'est à Dieu. Il s'est emparé du pape à son profit. La référence biblique nous montre que les lectures religieuse, politique et dramatique sont inséparables, et nous voyons le gardien de la foi mis en demeure de la soumettre à César et au roi.
37Georges prétend ainsi d'abord imiter la violence de Jacob. Il a mis la main sur le représentant de Dieu comme le patriarche sur l'Ange et le retient prisonnier :
Et je vous dirai comme Jacob quand il tenait l'ange si ferme :
Je ne vous lâcherai point que vous ne m'ayez béni.30
38Mais le parallèle n'est pas exact. Lorsque le patriarche hébreu rencontre l'Ange au gué du Jaboc (Gn 32. 24), il suit la voie fixée par Dieu. Sa lutte et l'investiture exigée sont spirituelles. Georges est un incroyant au service du temporel. Le pape ne s'y trompe pas. Sa réponse est immédiate : « Pauvre enfant ! vous voyez que Nous sommes capture difficile. »31 Il se tourne vers le crucifix... et parle d'autre chose. Il a refusé le combat. On s'empare du souverain Pontife, non du Christ dont il est le vicaire32. Lorsque, prisonnier et otage, il doit tendre les mains, il le fait, mais pour donner la bénédiction du martyr à celui qui dispose de lui, non celle de l'investiture :
Coûfontaine. – Pierre dans sa vieillesse eut les mains liées et fut conduit où il ne voulait pas aller.
Le Pape Pie. – Mon enfant, voici Nos mains et béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !33
39Jacob a vaincu l'Ange parce que sa violence était pieuse. Le regard de Georges est tourné vers la terre et il n'obtiendra d'autre grâce que celle qui put être accordée aux bourreaux de Pierre. Il ne sort ni vainqueur ni blessé d'un combat qui n'a pas été livré parce qu'il ne pouvait l'être. Un autre, en effet, avait déjà affronté le sacré avec une violence qui ne pouvait être éludée, en tuant ses prêtres. Un autre, Turelure, en est resté blessé et boiteux. Il a reçu la marque de l'élection terrible pour lui-même et pour les autres. Comme Tête d'Or, il est appelé, malgré lui et à contre-Dieu, s'il le faut, à accomplir les desseins de la Providence.
40De même, Georges ne peut recevoir la bénédiction d'Isaac parce qu'elle a déjà été donnée. Aussi reproche-t-il au souverain Pontife fonction du sacre impérial :
Certes, vieillard, il fallait que votre vue fût basse à cause du grand âge
Quand vous avez béni le bouc au lieu de l'ouaille.34
41Bien que cette seconde allusion à la Genèse soit plus exacte que la précédente, le parallèle n'est cependant pas parfaitement juste. Le pape n'a pas eu à faire preuve de l'aveuglement d'Isaac. Le « Grand Empereur » n'a pas employé la ruse comme Jacob, mais la force : « Ô fils aîné, que vous donner ? car l'Enfant prodigue Nous a tout pris. »35
42Il ne s'est pas contenté, comme celui de la Parabole, de se faire remettre sa part d'héritage, mais, « comme un enfant gâté que l'on contrarie »36, il s'est installé dans la maison du Père. Il en dispose en maître :
Et parce qu'il ne sait quoi Nous donner, le voilà qui Nous prend même ce que Nous avons,
Les biens de Notre charge, la vigne de Naboth, le patrimoine de Pierre, l'anneau même du Pêcheur à Notre doigt,
En sorte que Notre-Seigneur est de nouveau sur la terre sans lieu comme aux jours de Galilée, et dans sa propre maison comme un captif et comme une personne tolérée...37
43Le regard que porte le pape sur le fils prodigue semble totalement dépourvu d'illusions. Un texte apocalyptique de Matthieu suggère avec discrétion qu'il est lui-même le Persécuté du dernier Jour et que César, donc, est l’Antéchrist : « Priez pour que votre fuite ne soit pas en hiver ou par un jour de sabbat. »38
44Voilà l'homme qui s'est présenté à la bénédiction d'Isaac à la place du fils aîné et qui l'a obtenue :
Ne pouvais-je oindre un tel front
Quand Jésus même a baisé les pieds de Judas ?39
45Et celui qui se considère comme le Juste privé de son droit légitime ne comprend pas que le Père imite le Dieu de Job qui « abaisse les bons et [...] élève les méchants »40. Il ne comprend pas qu'il ait consacré « cet homme nouveau », avec « ce droit nouveau »41 que tous deux haïssent.
46La rivalité fraternelle, vécue dans sa plus grande âpreté avec La Jeune Fille Violaine et transposée ici au plan politique et social, a tourné nettement à l'avantage de l'Usurpateur, comme l'appelle J. Petit. Turelure a seul été touché par l'Ange et ceux qui inaugurent les temps à venir ont ravi la possession légitime de la terre.
47Le Père, qui a subi la violence plus qu'il n'a été joué, n'est certes pas assez claudélien pour accueillir avec joie cet homme nouveau, dernier avatar de Tête d'Or. Il a médité sur le départ de l'Empereur du Repos... et s'en remet à Dieu pour guider l'humanité dans les temps futurs : « Le devoir est des choses prochaines sur lesquelles il n'y a point doute. »42 Il refuse de choisir entre le passé et l'avenir car tous deux appartiennent à un monde temporel sur lequel ne règne pas le Christ. Que le fils aîné l'imite. Qu'il cesse d'être l'homme ancien, qu'il cesse de se préoccuper des royautés de ce monde pour ne songer qu'à celle de Dieu. Qu'il imite Violaine à qui tout a été pris et qui a tout donné :
Ne vous mettez pas en peine de beaucoup de choses quand une seule suffit,
Considérant ces beaux lys du ciel qui ne travaillent ni ne filent.43
48Mais Georges qui est resté sourd à la voix bien plus émouvante de Sygne, est de nouveau scandalisé, comme les Juifs, à l'annonce d’un royaume qui n'est pas de ce monde. Il a exigé, déjà, que le spirituel soit au service du roi légitime : « La pierre du monde ne servira-t-elle qu'à confirmer César ? »44 Il a refusé la sagesse de Daniel qui, par la bouche du pape, lui annonce que ce nouvel empire créé par l'homme sans Dieu tombera de lui-même comme ceux de Tête d'Or et des empereurs chinois, comme la Ville de Besme : « Elle est celle-là aussi contre qui s'est brisé le pied de l'idole hétérogène. »45 Il ne veut pas s'en remettre à Dieu pour régler le cours de l'histoire. Et, alors que les derniers mots du vicaire du Christ sont pour reprendre, comme Sygne, mais avec moins de difficulté, le « Fiat voluntas tua » de Jésus à Gethsémani46, Georges, comme les Juifs de l'Évangile, encore, réaffirme son exigence d'obtenir de Dieu un signe : « Il ne s'agit plus de rester caché ; c'est de Vous qu'il s'agit, je vous ai forcé à paraître. »47
49Ainsi est souligné le parallélisme entre les deux premières scènes. On y retrouve les schémas habituels, mais déformés, car contraints de se modeler sur la réalité historique. Georges et Sygne, les aînés, sont appelés au dépouillement et au don total de soi, comme l'a été Violaine.
50Surtout, l'attitude de Georges devant le pape confirme son rôle dramatique. Il représente le vieux monde qui, par sa raideur même, ouvre l'avenir au nouveau. Il s'est emparé du divin et le tient prisonnier, il l’a pris pour otage48. Mais c'est Turelure qui l'utilisera comme tel pour imposer sa volonté à Sygne. Lui seul entrera dans le futur, car il est seul à avoir été touché par le sacré, comme il a usurpé la bénédiction d'Isaac qui confère le droit sur la terre.
c) La réclamation de l'âme
51La rivalité fraternelle, révélée par les scènes d'exposition, va dominer tout le drame. La situation de L'Otage rappelle alors celle de la seconde pièce de Claudel, Une Mort prématurée. Le Frère y enlève à Henri, Marie, son épouse, la « danseuse aux pieds ivres »49, la femme spirituelle. Il est vraisemblablement la cause de leur mort à tous deux, puis se précipite dans la nuit extérieure. Les époux légitimes, séparés dans la vie par la volonté de l'Usurpateur et la trahison de la femme, se rencontrent au-delà de la mort, dans la nuit spirituelle.
52De même, dans L'Otage, le frère cadet s’empare de force de la Femme. Mais celui qui l'a possédée dans la vie ne peut l'avoir dans la mort où Sygne rejoint Georges.
53L'imprégnation biblique, cependant, a beaucoup modifié les personnages. Sygne n'est pas une femme aux pieds ivres, mais la Femme forte et le lis des Évangiles. Le Frère, surtout, a perdu son caractère satanique. Turelure est entré en contact avec le sacré et n'ignore pas la valeur du spirituel. Son échec ne sera que partiel. Il n'aura pas la plus belle part, l'être de la Femme qui lui sera refusé. Mais l'avoir qu'il reçoit n’est pas négligeable. Il sera le Seigneur à la place du fils aîné. Son héritage, bien qu'abandonné par l'âme chrétienne, ne sera pas un enfer, car Dieu n'est jamais absent de sa création, et la semence de l'Esprit demeure toujours en l'homme. Il ne tiendra pas, comme Tête d'Or, le soleil entre ses bras, mais l'avenir que la bénédiction des Patriarches rendra finalement fécond, même si son effort n'est pas immédiatement perceptible.
54L'Usurpateur, dans L'Otage, n'est pas le Grand Empereur, mais son préfet, Toussaint Turelure. C'est un rapace, s'il n'est pas l'Aigle. Sa naissance en fait, cependant, un personnage complexe, double. Fils du braconnier et sorcier Quiriace50, il veut les biens et la fille de ses anciens maîtres. Mais il a aussi hérité de sa sainte femme de mère, outre sa dureté, une incontestable propension au spirituel. Il veut ce nom des Coûfontaine qui est, en Sygne, vivant de la vie de l'Esprit51.
55Novice à l'abbaye du domaine, il n'eut pas une conduite exemplaire. Il a profité de la Terreur pour mettre à mort les bons pères, et les a aidés à entrer « dans la gloire et le calendrier »52. Mais être éclaboussé de leur sang l'a fait entrer au contact du sacré. Ces meurtres ont été son corps à corps avec l'Ange.
56Il n'est pas seulement un homme blessé, comme Tête d'Or après sa rencontre avec Celui qui l'a agrippé. Il marche en claudiquant comme le poète touché par la « Muse qui est la Grâce », et le biscaïen qui lui « a cassé la patte »53 ne fait que justifier au plan de l'anecdote sa boiterie symbolique. Il annonce encore, par là, la jambe coupée de Rodrigue. Le héros claudélien a beaucoup évolué, en effet, depuis l'échec du Partage de midi et le départ d'Ysé. Il n'est plus aussi sûr de sa force. Turelure n'a pas conscience d'être un mâle tout pur, doté d'un pouvoir surhumain. Baron d'Empire, il a sans doute arraché au pape la bénédiction du droit d'aînesse, mais sa rencontre avec l'Ange n'a pas été un franc succès. De Jacob, il n'a que l'infirmité. Il n'est pas devenu l'Élu. Un signe sûr en est qu'il a gardé son nom ridicule, ne devenant ni Israël, ni Tête d'Or. Aussi, comme Georges, et plus tard Camille, Rodrigue aussi, a-t-il besoin de la Femme. Il sait que son âme est malade et qu'elle seule peut le guérir. C'est ce qu'il vient demander à Sygne.
57Il cherche maladroitement à émouvoir. Un homme âgé, infirme et malheureux n'intéresse pas une jeune fille. Et les héroïnes claudéliennes ne sont pas de purs esprits.
58Mais, en même temps que sa faiblesse, Turelure révèle sa spiritualité. Il a, devant Sygne, la foi de Mara à l'égard de Violaine, et ne doute pas qu'elle puisse le guérir54. Lorsqu'il suggère la possibilité d'une conversion, l'insincérité n'est vraisemblablement pas totale. Un sentiment réel l'inspire. Il s'adresse à elle comme les Psaumes à Dieu, comme le poète dans les versets des Odes pénétrés par le souvenir de la liturgie des Défunts : « Mon corps est rompu, mon âme est dans les ténèbres et je tourne vers vous mon visage plein de crimes et de désespoir ! »55
59Le chantage à la pitié et à la conversion reste discret et dure peu. Turelure sait que le cœur de Sygne lui est fermé. Il a tôt fait de dévoiler son jeu : Georges est démasqué, l’Otage est entre ses mains.
60Le curé Badilon est chargé de la réclamation. Il fut, d'abord, dans l'esprit de l'auteur, un moine sot et niais56. Le nom, au moins, lui en est resté, et l'on sait l'importance que lui accorde Claudel. Le prêtre, en tout cas, n'est certainement pas son porte-parole en matière de théologie. Il n'a rien d'un docteur de la Foi. Son rôle n'est pas d'exprimer des idées, mais l'exigence de la situation. Sa sainte simplicité le fait avec une franchise rude :
Sygne. – Vous voyez mon cœur !
Monsieur Badilon. – Mais non point à travers cette grande rupture à mon côté.
Sygne. – Jésus ! mon bon ami !
Qui a été tout le temps mon ami sinon Vous ? Il est dur maintenant de Vous déplaire.
[...]
Monsieur Badilon. – Mais, il est doux de mourir en Moi qui suis la Vérité et la Vie.57
61Le héros claudélien, depuis Ivors de La Ville, résiste mal à l'appel du Dieu crucifié. Sygne, mise dans la situation de Jésus au Mont des Oliviers, modèle son attitude sur la sienne : « Seigneur, s'il se peut, que ce calice soit éloigné de moi ! [...]/Seigneur, que Votre volonté soit faite et non la mienne ! »58 Devant Georges, elle n'avait pu répéter la formule d’oblation totale. Elle la redit maintenant :
... Et non la mienne.
(Silence.)
Seigneur, que Votre volonté soit faite et non pas la mienne ! Seigneur, que Votre volonté soit faite et non pas la mienne !59
62Sygne a accepté l'oblation totale : « ... je Vous abandonne tout ». Elle s'est identifiée au Serviteur souffrant d'Isaïe, elle a été l'agneau que l'on conduit à la mort sans qu'il émette une plainte. Il ne reste plus au sacrificateur qu'à se pencher sur « la victime immolée », à prier sur elle, « ainsi que l'on prie sur les azymes à la messe »60, et à l'offrir à Dieu.
63Elle est allée aussi loin qu'elle a pu dans son sacrifice. Elle avait restauré son domaine, relevé l'Arbre-Dormant déraciné par les Révolutionnaires. Elle a accepté de tout donner, ses biens, son nom, son orgueil nobiliaire. Elle arrache de son cœur son amour propre. Elle s'offre elle-même. Elle fait plus : elle trahit, au moins au plan social, la foi jurée à son cousin. Elle a réalisé, et au-delà, l'imitation de Jésus-Christ « qui a subi l’humiliation et la mort ».
64Sa prière même, cependant, suppose une restriction qui a valeur de refus partiel : « Ah, du moins, ô mon Dieu [...] / Ne tardez pas et prenez ma vie misérable avec le reste ! »61 Elle demande implicitement à la Providence d'épargner cette sève intérieure, ce Moi le plus intime dont Tête d'Or mourant faisait un absolu. Que cet être le plus personnel soit refusé à Turelure pour être accordé et uni à Georges !
65Sygne veut appliquer à la lettre la mystique johannique : il n'est pas de plus grand amour que d'offrir sa vie pour ceux qu'on aime. Badilon demandait à la jeune fille une mort métaphorique. Elle devait vivre, en fait, et donner à Turelure, pour la liberté du pape, sa personne tout entière, un corps avec une âme. Le contrat proposé, la nouvelle alliance ne prévoyait pas qu'elle mourût en Dieu, mais qu'elle restât présente au monde pour vivre en Turelure et que Turelure existât en elle : « Il sera la chair de ma chair et l'âme de mon âme, et ce que Jésus-Christ est pour l'Église, Toussaint Turelure le sera pour moi, indissoluble. »62 Elle a satisfait à la première réclamation, elle demande que la seconde soit écartée : vivre « cette seconde mort de tous les jours qui est le péché mortel de ceux qu'[on] aime »63.
66L'Otage témoigne donc d'un double mouvement, un départ et une fin. Turelure pourra réaliser l’ambition de Tête d'Or, être l'homme nouveau créateur du monde nouveau. Après avoir arraché l'investiture des patriarches, il a contraint l'âme chrétienne à lui donner son legs. L’ancienne France même, en la personne de Georges, et pour le service du roi, lui a cédé, à l'imitation de Sygne, son nom et ses droits. Le pape, enfin, est sauf et, avec lui, le divin demeure dans le monde. Il imprégnera Le Pain dur autant qu'aucun autre drame claudélien. Il habitera les personnages les plus éloignés de Dieu.
67Le refus même de l'ancienne France qui demeure sur le seuil de son univers futur, n'y pénètre pas, lui laisse les mains libres. Georges refuse d'assumer l'union qu'il a lui-même contribué à établir. Il parodie les paroles de Jésus au soir de la Cène : « Voici mon testament, voici la nouvelle alliance. »64 Il reprend ironiquement le commentaire de Paul sur le pacte de Moïse cité dans la 9ème leçon du Samedi saint : « Mais n'ai-je point lu qu'il n'y a point de testament sans un mort et d'alliance sans quelque sang versé ? »65 Il signifie par là qu'il préfère disparaître que voir la conciliation tentée par la Restauration entre la monarchie et la France nouvelle. Il est, en cela, comme le Roi de Tête d'Or, un homme du passé et de l'Ancien Testament dont il imite même les tours de langue66. Mais la mort de Georges a d'abord pour cause directe le manquement de Sygne à sa parole. La « trahison » de Sygne a donc contribué à laisser Turelure maître sans partage de l'avenir.
Conclusion : la lecture biblique de l'histoire
68L'Otage témoigne d'une lecture biblique nouvelle et marque, de ce fait, une étape importante de Claudel. Dans les Odes, il avait appris ce que chaque chose veut dire. Il s'agit désormais de comprendre ce que veut dire chaque événement, non plus de déchiffrer le symbole, mais de lire la parabole.
69L'histoire n'est plus cette vaste perspective du « Magnificat », une et multiple par ses strates de passé qui viennent se superposer et s’unir dans le présent intemporel du poète. Elle est une suite de récits signifiants. Claudel affirme leur similitude : tout ce qui devient, devient en Dieu par Jésus-Christ, et il n'est d'autre drame que celui de l’oblation du Juste sur la croix. Chaque époque, chaque étape de l'humanité répète la précédente dans la mesure où elle participe au même refus de Dieu. Elle a besoin d'une rédemption pour dépasser l'insuffisance essentielle qu'engendre l'absence du créateur qu'elle a exilé. Elle la demande à l'innocent qui est l'image de Jésus. Elle le crucifie, lui ouvre le flanc pour qu'en coule la Grâce dont elle sera aspergée. La route qui conduit vers la Parousie, vers le retour du Messie est un chemin de croix hérissé de Golgothas ensanglantés. Le Christ ne cesse pas, dans la personne de ses saints, d'être hissé au gibet pour que l'univers le voie et se tourne vers lui. Ainsi L'Otage montre-t-il le témoin du sacré, Sygne, dépouillé de ses œuvres et de ses biens, et conduit à la mort par les exigences de Turelure qui représente le monde moderne.
70Le premier drame de la Trilogie, cependant, pose la question plus qu'il n'y répond. Le Pain dur, sans cela, et Le Père humilié n'eussent pu être écrits.
71La question apparaît essentiellement double : quel est le rapport du personnage claudélien à la réalité nouvelle qu'apporte l'histoire ? Comment le schéma dramatique traditionnel peut-il s'y insérer et comment les modèles bibliques qu’il véhicule peuvent-ils s'y adapter ?
72L'histoire, en évacuant le mythe, a interdit aux contradictions de coexister dans le même individu. Il devient plus difficile d'être à la fois un être de l'acceptation et du refus. Tête d'Or tuait le Père dans la personne du roi avant d'aller vers lui dans le soleil. Animus, le personnage masculin, se scinde. Georges et Turelure reçoivent son double héritage qu'ils légueront eux-mêmes à Camille et à Rodrigue. Les attitudes et les rôles sont ainsi plus tranchés.
73Claudel a voulu, par contre, ne garder qu'une seule Anima. Il ne l'a pas dédoublée. Mais il semble avoir été contraint de la faire évoluer au contact de ce qu'a d'impur la réalité tangible. Le refus, désormais, vient d'elle. Prouhèze l'imposera encore à Rodrigue. Il ne répond pas à la première intention de l'auteur. Et celui-ci a tenté de l'atténuer dans une variante où Sygne voulait répondre à 1'« adsum » qui est la devise des Coûfontaine et celle des Consacrés aux cérémonies de l'Ordination. Cela supposait un élan vers Turelure qui le lui intimait. Dans le texte conservé, elle refuse le pardon. Ce « non » est peut-être lié à celui de la Femme dans l’échec du Partage de midi. Il est plus sûrement encore un écho de celui de Dieu à Ligugé. Le divin ne se donne pas si aisément à l'homme : Anima en qui il réside ne va plus, dès lors, offrir son hymen. Animus doit s'accomplir dans l'absence, non dans la présence. Prouhèze ne se montrera que pour s'interdire.
74Il semble qu'il y ait à l'éloignement volontaire de Sygne un troisième motif. Il est l'aveu d’une impuissance à établir un contact avec ce qu'il y a d'impur dans la réalité qui s'impose à l’Élu. Turelure n'est-il pas de ces persécuteurs de l'Église que vitupérait le Journal de 1904, de ces impies que dénonçait le « Magnificat » ? On peut reconnaître dans cette incapacité d'embrasser le réel historique dans sa totalité la marque d'une conversion encore inachevée. Les deux drames suivants apparaîtraient alors comme une tentative de fortifier l'âme chrétienne, de lui donner le pouvoir de s'unir au monde moderne, de l'accepter dans ce qu'il peut avoir de plus rebutant.
75La seconde question posée par L'Otage est celle de l'évolution des schémas dramatiques et de l'adaptation des modèles bibliques.
76Dans le premier moment, la spiritualité de Sygne ressemble beaucoup à celle des paysans de Combemon. Elle rassemble autour d'elle les biens familiaux dispersés par la Révolution. Elle reconstruit une Maison fermée qui n'a rien à voir avec celle de la cinquième ode et qui, loin de s’étendre aux limites de l'univers, doit recevoir les exilés et les abriter du monde extérieur.
77Inattendu et non demandé, le sacré fait irruption avec la venue du pape. Le successeur de Pierre joue à peu près le rôle de Pierre de Craon et conduit Sygne à assumer celui de Violaine.
78Le schéma dramatique n'a pas évolué parce que la situation est demeurée, en fait, purement fictive. Elle obéit aux seules exigences profondes de l'auteur et ne fait qu'objectiver son paysage mental. Mais l'histoire, sollicitée, ne se montre pas toujours aussi malléable. Alors que, dans La Jeune Fille Violaine, les affrontements se font à l'intérieur de la maison, dans L'Otage, Sygne subit une agression extérieure. Elle peut s'appliquer ce verset de Job que l'auteur avait lu dans les Moralia : « Comme par la brèche d'une muraille et par une porte ouverte ils se sont jetés sur moi et ils sont venus m'accabler dans ma misère. »67 L'entrée en scène du pape est suivie de celles de Georges et de Turelure. Le divin a introduit le réel extérieur dans la demeure des Coûfontaine relevée avec soin à l'abri des hommes, isolée dans de grands bois. Il pénètre le rêve et le dénonce. Il réalise une nouvelle devise claudélienne inspirée par la lecture des Moralia : « Fendre la muraille (du cœur humain) ». Un verset d'Ézéchiel donne cet ordre : « Fili hominis, fode parietem. – Fils de l'homme, fends la paroi. »68 Sygne découvre que son rêve n'était pas charité, mais idolâtrie. L'avenir de sa race n'intéresse pas Dieu. Jusque-là, l'héroïne claudélienne souffrait par celui qu'elle aimait et s'immolait pour lui. Violaine mourait par la faute des siens et pour les sauver. Sygne doit causer la perte de son « frère » qui le lui reproche : « Maintenant je vais mourir et être damné et j'ai l'éternité devant moi à me passer de toute consolation. »69 Et elle le fait pour assurer le triomphe du meurtrier de leurs pères et mères, le bourreau de 93. Il est un plus grand amour que de mourir pour ceux qu'on aime, c'est de mourir pour ses ennemis, et la différence est grande. L'exigence de la situation nouvelle va bien au-delà de la mystique johannique.
79La conformité au modèle évangélique peut être également contestée. L'esprit du Nouveau Testament ne permettrait guère de réclamer un sacrifice qui mette en cause la sainteté du mariage et risque de pousser deux êtres au désespoir. Dans les Évangiles, c'est le détenteur du sacré, Jésus, dont le pape est le vicaire, qui a été crucifié. Ensuite, ce sera Pierre dont il est le successeur. Et, dans Le Père humilié, c'est le pape lui-même qui sera dépouillé, et cela, par Pensée, la nouvelle Anima. Lorsque, enfin, Claudel sera presque parvenu au terme de son nouvel itinéraire, l’imitation de Jésus-Christ ne sera même pas évoquée à propos de Prouhèze. Son immolation sera celle d'une amante, en faveur de Rodrigue et de Camille. Or, déjà, Sygne, dans la réalité, meurt moins pour le pape que pour permettre à Turelure de s'accomplir et pour rejoindre Georges dans la mort, pour unir son âme à la sienne, seul moyen sans doute de le préserver de la solitude qu'il s'était promise.
80La difficulté de L'Otage vient ainsi, pour une grande part, du fait qu'il se situe sur le second versant du drame claudélien, tandis que les thèmes, les schémas proposés, les modèles invoqués, sont encore influencés par le premier. Claudel a mal fait alors le partage entre le matin et l'après-midi de sa vie.
81Le Pain dur et Le Père humilié tenteront d'apporter la réponse aux questions posées par L'Otage. Mais celle-ci n'est pas encore prête. Même s'il y songe auparavant, Claudel ne commence la rédaction de son second drame qu’à la fin de 1913, en novembre, sans doute.
82Il s'est donc ménagé un intervalle de près de trois ans et demi pour une réflexion dont le Journal n'est pas seul à témoigner. Le contact avec la réalité impure est impossible. Il n'a pas achevé L'Otage, en juin 1910, que, dès 1909, il entreprend les « Hymnes » de Corona..., où il porte un regard chrétien sur la réalité quotidienne. C'est un début. Il ne lui est pas aisé d'adapter son univers imaginaire à la situation nouvelle créée par le Partage de midi. Dès août 1910, il commence L'Annonce faite à Marie où il reprend l'ancien schéma dramatique pour le remodeler et l'actualiser. Les rapports d'Animus et d'Anima sont remis en question, ceux du Père et de la fille sont modifiés.
83Le respect de la chronologie oblige à établir une coupure sans doute regrettable entre les drames et la Trilogie. Mais il a l'avantage de nous faire marcher sur le même chemin que l’auteur. Et nous comprenons mieux aussi à quel point Dieu, dans son absence, est cependant souverainement présent au monde du Pain dur.
2. Le rôle de la Bible et de la liturgie dans l'appréhension du vécu quotidien
84L'inspiration scripturaire ne jouera dans l'ensemble de Corona Benignitatis Anni Dei que rarement un rôle déterminant. La muse pédestre qui ne lui paraissait guère favorable dans le Processionnal... tend à l'éliminer. Elle l'exclura presque totalement de Feuilles de Saints. La place qu'elle occupe dans les « Hymnes » n'en est que plus remarquable. Une nécessité l'y impose. Au moment où Claudel entame un corps à corps difficile avec la réalité historique, elle lui permet un contact moins pénible avec celle de tous les jours. Elle joue le rôle d'introductrice au réel, d'institutrice du chemin de la vie sur lequel il vient de s'engager.
85Les poèmes de Corona... marqués par la référence biblique sont, en général, les plus anciens, comme « Ténèbres », écrit en 1905, ou « Hymne de la Pentecôte », « Hymne du Saint Sacrement », « Saint Paul »70, publiés en 1909. Ils ont été élaborés, comme les Odes et la Trilogie lors de la période qui a suivi le Partage de midi et, à ce titre, ils sont pratiquement les seuls à être annoncés par des citations scripturaires du Journal. La Messe là-bas, composée en 1917, soit à une époque beaucoup plus tardive, fait presque figure d'exception. Elle appartient, en fait, à un autre moment de la spiritualité claudélienne.
86Dans les premiers « Hymnes », c’est la liturgie qui introduit la Bible dans la réalité quotidienne et lui permet, non de métamorphoser, car rien n'est changé, mais de transfigurer cette réalité. Le quotidien apparaît ainsi habité par la présence de Dieu, il la révèle avec éclat, il s'ouvre, enfin, lui-même au monde total des Grandes Odes.
87La liturgie, comme cela est sa vocation essentielle, introduit le divin dans la vie de tous les jours. « Chant de l'Epiphanie » évoque l'histoire des Rois mages, non telle que la narre l'Évangile de Matthieu, mais telle que la présente, d'après la légende, la crèche. De même, « La Présentation » montre « Joseph avec (le prix est dessus encore) les deux colombes dans une cage de jonc, / Et le vieux prêtre d'or, avec l'enfant dedans, sur le seuil, qui chante le Nunc dimittis. »71
88L'intention est évidente. Il ne s'agit plus, comme dans les Odes, de rassembler les différentes époques dans l'instant présent. L'attention est fixée sur le regard de l’auteur. Les remarques incises, souvent gratuites, rappellent sa présence. Le moment actuel est celui de sa rencontre avec le modèle de piété que lui propose la liturgie. Et, lorsqu'il se réfère à un acte passé, c'est pour le situer dans l’instant qu'il est en train de vivre.
89Un nouveau Claudel apparaît alors, qui témoigne d'une familiarité toute neuve avec le sacré. Il est assez proche du futur auteur des exégèses, détendu, mais acerbe à l'égard des commentateurs des Écritures72, amateur de plaisanteries sans prétention, d'images liturgiques proches de l'image d'Épinal.
90Ainsi évoquait-il déjà, dans un texte de plusieurs années antérieur, l'« Hymne du Saint Sacrement », un Dieu proche des hommes, qui marche au milieu d'eux, accompagné du souvenir de son arc-en-ciel, symbole de réconciliation :
Vous n'êtes plus enveloppé comme jadis par la foudre et par le nuage.
Quatre notables naïvement soutiennent Votre pauvre dais,
Cependant que Vous Vous avancez, rayonnant sur les bons et les mauvais,
À travers les rues de notre village.
Vous le jurâtes aux pères de nos tribus avec un grand serment,
Lorsque Votre arc-en-ciel apparut au-dessus de la terre claire et purgée :
Voici que je suis avec vous et vos fils tous les jours de mon Testament.
Et Vous renouvelez avec nous dans la piété de Votre sacrement
Cette foi que Vous nous avez engagée.73
91La poésie de Claudel se veut alors naïve et semblable à ces images que, enfant, il avait entendu commenter par des récitants populaires. Elle aime le dialogue familier avec Dieu, comme celui d'un fils avec son père. Et c'est ainsi qu'elle revit la foi de Job avec la simplicité du jeune âge :
Je tiens Votre main dans la mienne, je sais que Vous êtes mon Rédempteur
Et je rirai à mon dernier jour !74
92Dans ces conditions, lorsque le texte scripturaire est introduit directement, il est lui-même actualisé et devient claudélien. La présence constante de l'auteur, le fait que son attention est toujours tournée vers le présent, accroissent encore sa liberté à l'égard de la Bible. S'il lui emprunte une anecdote, il en garde le schéma d'ensemble, quelques références. Mais il en fournit lui-même, dans son contact avec la réalité concrète, le sens et la substance.
93Ainsi l'« Hymne du Saint Sacrement » commence-t-elle par l'histoire de Booz endormi. Claudel ne songe guère au poème de Victor Hugo inspiré du même thème. Il n'envisage que le récit biblique. Mais il resserre l'anecdote, lui conférant une plus grande intensité dramatique. Il garde quelques détails précis, l'invitation faite à Ruth de glaner dans le champ de Booz, le choix que fait la jeune femme, lavée et parée, de venir dormir auprès de lui, l'invitation du vieil homme à s'adresser d'abord à celui qui a le plus de droits sur elle75. Mais toute la tendresse et toute la charité de l'histoire sont purement claudéliennes. Les « faucheurs inexacts » laissent volontairement « des épis pour la glaneuse Moabite ». Le geste affectueux par lequel, couchée auprès de Booz, elle « ... Met la tête au creux de son épaule » est un don gratuit de l'inspiration. Claudel l'a noté dans son Journal sans songer à Ruth. Et sa parole pleine de tendresse : « "À l'ombre de Celui que mon cœur désirait je me suis assise" » est dictée au poète par son seul besoin de Dieu76.
94Ce qui est dans la Bible un récit de rachat de terre et de femme, d'une piété qui vise à perpétuer la lignée, devient ainsi une histoire d'amour mystique, un apologue qui fait de Dieu un vieillard abandonné et de l'homme un obligé et un soutien. Un petit tableau est créé, une « idylle » amoureuse que clôt une prière fervente :
Donnez-nous à manger, homme riche de la « Maison du pain » !
Recevez pour toujours l'Étrangère dans Votre demeure !77
95Un rapport personnel, une familiarité vibrante sont ainsi établis entre l'homme et son créateur.
96La foi de Claudel est, cependant, celle d'un adulte et il ne confond jamais esprit d'enfance et puérilité. Il ne tombe pas dans le travers d'une certaine littérature cléricale de l'époque. La liturgie lui fait découvrir dans la réalité de tous les jours la présence de l'Autre, de Celui dont le contact l'a effleuré au soir de sa conversion. La Bible révèle le réel en le pénétrant et en le nommant.
97Lorsque le prêtre élève l'hostie, Claudel voit Jésus dans l'azyme, il monte au Thabor avec lui. Il découvre, dans le même moment, de toute « forme vivante », l'essence, le « suprême exemplaire » : « Ce qui est vêtement devient comme de la neige, ce qui est chair brille comme de la lumière. »78
98La réalité reste ce qu'elle est. Elle n'a pas besoin d'être transformée pour inspirer une poésie du divin, car elle en est elle-même pénétrée : « Rien n'est changé dans le Christ, mais tout est transfiguré... »79
99Le Dieu de la nouvelle poésie claudélienne n'est pas un vieillard douceâtre. Il est Jésus ressuscité et vivant parmi ses fidèles :
Hommes de Galilée, que regardez-vous dans le ciel ?
Vous voyez que le Seigneur est avec nous, dressons en ce lieu trois tentes !80
100Il est en tout pain, il entre dans toutes les gouttes de l'Océan : « "Viderunt te Aquœ, Domine", dit le Psaume. Nous Vous avons connu ! »81 Tout est symbole ici, comme dans les Odes, mais symbole vivant, révélant le divin dont il est pénétré, et capable de connaître Dieu dans la communion du Verbe Jésus. Tout pain est la chair du Christ et, comme aux Noces de Cana, « L'eau furtive recelée dans les dix urnes de pierre » n'attend qu'un signe de sa mère pour qu'il la change en un vin qui est aussi son sang82.
101Nous voyons ainsi réalisée de nouveau, mais dans un contexte tout différent de celui des Odes et plus difficile, la vie en communion avec le monde total et toujours nouveau.
102La métamorphose du poète qui est, à la fois, désormais, Animus et Anima, entraîne l'apparition d'une nouvelle sensibilité religieuse. La mystique johannique, constamment présente, jusque-là, dans chacune des œuvres de Claudel, est maintenant introduite par l'esprit d'enfance et prend une dimension différente. Par ailleurs, une foi nouvelle s'affirme dans la présence des corps glorieux que l'auteur reconnaît et dont il affirme déjà l'existence dans les corps de boue.
103C'est ainsi qu'est préparé le climat spirituel, non seulement du Père humilié, mais de La Cantate... et du Soulier de satin.
104De Tête d'Or au Repos..., l'homme sans Dieu vivait dans un monde dont la fermeture lui imposait une limite infranchissable. Dans les Odes, sa clôture était devenue affranchissement. Dans les « Hymnes », l'éclat qui rayonne du sacré a transfiguré aussi la limite qui l'entoure : « Je suis libre et ma prison autour de moi est la lumière ! »83 Le regard du poète est, lui aussi, rempli de cette clarté qu'il répand sur ce qu'il voit.
105« Chant de marche de Noël » est ainsi ponctué de tableaux qui, tous, sont portés par des souvenirs scripturaires précis. Des Proverbes à l'Apocalypse, notamment, la Bible révèle la réalité spirituelle, l'essence même de ce qui est. La vue de Marie que la liturgie représente en prière dans la crèche, permet au poète de retrouver en lui la présence toujours vivante de la Femme des Proverbes :
Salut, femme à genoux dans la splendeur, première-née entre toutes les créatures !
Les abîmes n'étaient pas encore et déjà vous étiez conçue.
C'est vous qui avez fait que dans les deux la lumière indéficiente est issue !
Quand il faisait une croix sur l'abîme, le Tout-Puissant avait placé devant lui votre figure.
Comme je l'ai devant moi dans mon cœur, ô grande fleur-de-lys, Vierge pure !84
106Marie en prière inspire à la piété simple et directe du fidèle une vision qui n'est pas seulement universelle et cosmique. Le micro-cosme que constitue le poète est habité, comme le macrocosme, par la Femme première-née, puisque le poète l'a en son cœur. Elle est devant lui, comme elle était devant Dieu. Claudel est donc placé dans le même rapport à elle que le Créateur. Et il sait, par la lecture de Thomas d'Aquin, que c'est le seul type de parallélisme possible entre l'homme et Dieu. Il est mis, autant que faire se peut, de plain-pied avec le sacré et le divin.
107L'Apocalypse le fait pénétrer, quant à elle, dans l'avenir d'après les temps qui est l'Éternité. Le « petit être nu » de la crèche n'est pas seulement le fils de la « Déipare », il est « Comme le Fils sur le cœur de l'Ancien-des-Jours à qui est l'Amen et le Royaume ! »85. Le regard illuminé voit dans l'enfant couché sur la paille le triomphe de l'Agneau lorsque tout ce qui est mortel aura passé.
108De grands moments du message biblique, les Évangiles de l'Enfance, le Livre d’Isaïe, l'Apocalypse encore, une paraphrase de Job86, soutiennent la succession d'autres mouvements lyriques et visionnaires. Ils remplissent cette contemplation des échos d'une voix plurielle qui est celle de Dieu s'exprimant par ses prophètes.
109Nous assistons, en fait, dès les premiers poèmes de Corona..., à une transformation de l'auteur, et c'est la nouveauté de son regard qui entraîne la transfiguration du monde.
110Claudel réalise dans la vie humble et quotidienne du chrétien l'ambition que Tête d'Or n’avait osée que dans un rêve mythique. Il voulait enfoncer la porte du tombeau où il était enfermé vivant et se présenter devant les hommes dans un cri. Le merveilleux a remplacé le mythe. Il n'est pas mêlé au réel, ne le baigne pas. Il en est la vérité. L'homme n'est plus seul au monde. Les Écritures lui font parvenir l'appel de la voix divine. Ainsi, dans « Prière pour le dimanche matin », la Genèse donne-t-elle, après l'oraison, le départ de la journée :
Je dormais et j'étais couché ainsi qu'un mort dans la nuit.
Dieu dit : Que la lumière soit ! et je me suis réveillé comme on pousse
un cri !87
111Nouveau Lazare, le poète se présente alors, non comme Tête d'Or devant les hommes, mais devant Dieu. Le souvenir des Proverbes suit aussitôt, en effet :
J'ai surgi et je me suis réveillé, je suis debout et je commence avec le jour qui commence !
Mon père qui m'avez engendré avant l'Aurore, je me place dans Votre Présence.88
112Le poète a surgi comme Animus, mais il a été, comme Anima, engendré avant l'Aurore. Il est l'un et l'autre, à la fois mâle et femelle. Il est un être complet. Le « Fiat lux » lui a conféré la force de l'homme, et il est la femme des Proverbes. L'absence de communion entre Tête d’Or et Cébès avait entraîné la mort de l'un et de l'autre. La fusion des deux êtres est maintenant réalisée en lui. L'évolution depuis les Odes mêmes est considérable. La femme, qu'elle fût la Rose, la Muse ou l'Épouse, restait extérieure au poète. Il n'a plus besoin qu'elle lui offre la catholicité du monde, comme dans « La Maison fermée ». La Princesse ne doit plus lui remettre le soleil entre les bras. Il a la force de le prendre et de le tenir :
Mais je vais avoir le soleil même, j'ouvre les bras à votre dimension.
Je regarde au plus haut du ciel un point d'or comme au jour de votre Ascension.89
113Dans cet affrontement encore, l'actuel « Moi » claudélien apparaît double. Il concilie en soi la fierté d'Animus et la piété humble d'Anima, puisqu'il se place à une distance presque infinie du Christ ressuscité.
114L'œuvre à venir est ainsi annoncée. La prière qui surgit aussitôt en témoigne. Elle paraphrase, en la modifiant, celle de Philippe dans l'Évangile selon Jean et annonce celle de Pensée dans Le Père humilié : « Seigneur, donnez-moi seulement Vous-même et c'est assez. »90 Elle traduit assez bien l'état d'esprit de plus d'un futur héros de son théâtre, partagé entre le désir de Dieu et l'attention au « Moi ».
115Plus généralement, la présence de Dieu dans son absence et par son absence même, si déterminante dans les drames qui suivront, et dès Le Pain dur, est précisée, en même temps qu'est affirmé, dès ce monde, le caractère glorieux des corps transfigurés.
116Dans une petite scène qui ouvre l'« Hymne de la Pentecôte », Jésus s'adresse à ses disciples pour justifier son départ :
« Maintenant votre cœur est affligé parce que je retourne à mon Père,
Mais il ne faut pas pleurer, petits enfants, car je vous annonce un grand mystère ;
[...]
Il faut que je vous ôte mon visage un moment afin que vous receviez mon âme,
Afin que vous receviez mon cœur avec votre cœur, afin que vous receviez mon âme avec votre âme
Et l'Esprit qui répète ce qu'il entend. »91
117La mystique du quatrième Évangile donne un sens nouveau aux thèmes de l'absence et du départ déjà mainte fois rencontrés dans le drame claudélien. L'absence du Père dans La Jeune Fille Violaine était véritable et totale. Celle de l'Époux dans les cantiques de la Rose et de l'Ombre, celle de Dieu dans Le Pain dur, seront la manière la plus intime d'être là.
118La théologie paulinienne a, par ailleurs, inspiré un nouveau moyen pour le divin de pénétrer le monde. L'esprit transparaît à travers la matière qu'il a libérée :
Ô soleil de la lumière de Dieu avec nous ! ô beauté de la lumière de Dieu
qui a été conçue avant l'aurore !
Le corps a été purifié par l'eau, l'eau est clarifiée par l'esprit sonore !92
119Une telle invocation annonce l'intérêt à l'égard des écrits mystiques révélé par le Journal sept ans plus tard93. Elle prépare le thème du soleil divin dans Le Père humilié et le sujet même de La Cantate..., la vision de l’éternité dans un monde transfiguré.
120Après les « Hymnes » cependant, Claudel n'est prêt à affronter que l'une des difficultés révélées par L'Otage. Il est capable de faire face à la réalité quotidienne. Il lui reste à transposer l'expérience à l'histoire où la difficulté est plus grande, car elle est envisagée par d'autres regards que le sien, et qui peuvent refuser, comme dans Le Pain dur, de voir dans la matière et la chair corrompues autre chose qu'elles-mêmes.
121Aucune réponse n'est proposée pour la seconde question. Corona... ne tient pas compte des anciens schémas dramatiques. Elle innove. L'actualisation de la Bible à travers des scènes liturgiques que la contemplation de l'auteur rend vivantes aboutit à la création de petits tableaux, des « idylles » semblables à l'« eidullon » antique dont elles ne s'inspirent pourtant pas. La piété réintroduit le lyrisme. Elle fait naître un souffle épique qui sera particulièrement sensible dans le finale de La Messe là-bas, composée en 1917. Le Soulier de satin bénéficiera de ce triple héritage. Corona... prépare ainsi l'avènement d'une dramaturgie poétique totalement originale. Mais il s'agit là d'un avenir lointain. Pour l'instant, elle oriente Claudel vers une poésie d'inspiration religieuse et liturgique qui exclut à la fois, et ce n'est pas un hasard, la Bible et le drame.
122Une nouvelle tentative est donc nécessaire. L'Annonce faite à Marie en est l'occasion. Elle reprend le modèle dramatique de La Jeune Fille Violaine et le replace, au moins partiellement sur le second versant du drame claudélien. La Trilogie pourra alors être achevée.
3. L'Annonce faite à Marie, ou les deux versants du drame claudélien
123Le contact réalisé avec le réel quotidien dans le Processionnal..., sa transfiguration dans les « Hymnes » ont introduit Claudel à une manière plus adulte de percevoir le monde et ses rapports avec lui. La réécriture de La Jeune Fille Violaine en témoigne. Ce drame avait été conçu et composé durant « la longue et sévère montée » vers Ligugé et le sacerdoce, avant que l'auteur eût franchi la ligne du Partage de midi. Il commence à être repensé pour devenir L'Annonce faite à Marie, en août 1910, soit après l'achèvement de L'Otage. Tel le Josué de la troisième ode, l'auteur « redescend par l'autre versant » de la montagne. Il n'est pas aisé de situer la nouvelle pièce sur la route qu'il voit alors se dessiner devant lui. On y retrouve, en effet, certains schémas dramatiques des anciens drames. Mais elle en a aussi accueilli d'autres.
124L'Annonce participe, en fait, aux deux versants de la vie de l'auteur. Et, puisqu'il s'agit d'un drame sacrificiel, elle contient les deux aspects et les deux finalités du sacrifice. Si on l'envisage à la lumière des Écritures, son principal intérêt est peut-être de nous montrer l'attachement de Claudel à la forme ancienne de la vocation, mais aussi, sa découverte des valeurs nouvelles et sa difficulté d'admettre que le sacrifice soit pour l'homme et non pour la femme.
125Comme dans les premiers drames, en effet, le sacrifice lave le groupe social de ses impuretés, le réintègre dans sa pureté originelle, et lui permet de vivre de nouveau. Mais il acquiert aussi une valeur plus proprement chrétienne découverte par Claudel au midi de sa vie. Il ouvre une faille dans le mur de l'indifférence et introduit aux réalités spirituelles. Sa vocation n'est plus conservatrice, mais initiatrice. L'essentiel du schéma initial subsiste, enfin, puisque la jeune fille se sacrifie au profit des hommes, Pierre, Jacquin, le Père. Mais il semble que cela n'aille pas sans une certaine mauvaise conscience de l'auteur.
a) Le rachat du péché
126Bien que l'opposition entre spirituels et charnels soit plus nette que jamais, elle ne permet pas de dégager la signification du drame. Les personnages se définissent essentiellement par rapport à Violaine, leur rôle dramatique est surtout fonction de l'exigence sacrificielle qu'ils lui imposent. Or, c'est son père, un spirituel, qui conduit Violaine à mourir pour le salut du monde ancien, et c'est un charnel, Jacques, son fiancé, qui achève son œuvre.
127La première cause de la disgrâce de Violaine est le départ du Père. Ét, certes, Anne Vercors va en pèlerinage, poussé par la recherche du royaume de Dieu. Il suit le conseil des Évangiles et quitte les biens matériels dont il est comblé pour s'attacher aux seuls spirituels. Selon l'injonction de la parabole, il ne paraîtra pas devant Dieu « vide et sans titre, entre ceux qui ont reçu leur récompense »94. Il se désintéresse de ce qu'il possède, le cédant à qui se l'approprie sans l'avoir mérité : « Soyons injuste en peu de chose, pour que Dieu soit grandement injuste avec moi. »95 Aussi se défait-il de Combernon qu'il remet à Jacques comme Violaine abandonnera son héritage à Mara.
128Mais son départ est surtout lié au grand désordre qui s'est emparé du pays. Il est justifié par une prophétie messianique, comme une autre précédera son retour : « Il n'y a plus de Roi sur la France, selon qu'il a été prédit par le Prophète. »96 La malédiction prononcée par Isaïe contre l'infidélité de Jérusalem et de Juda frappe maintenant la fille aînée de l'Église qui a, elle aussi, des « enfants pour princes et des efféminés »97 pour maîtres. Elle frappe l'Église même, privée de son chef spirituel : « À la place du Pape, nous en avons trois et à la place de Rome, je ne sais quel concile en Suisse. »98
129Comme Violaine est contrainte à la charité par le mal qui ronge la chair de Pierre, Anne répond, en prenant la route, à celui qui a empreint le corps social de sa patrie et de la chrétienté. Une voix éclatante résonne à ses oreilles. C'est :
La trompette sans aucun son que tous entendent.
La trompette qui cite tous les hommes de temps en temps afin que les
parts soient redistribuées.
Celle de Josaphat, avant qu'elle n'ait fait bruit.
Celle de Bethléem, quand Auguste comptait la terre.
Celle de l'Assomption, quand les apôtres furent convoqués.
La voix qui remplace le Verbe, quand le chef ne se fait plus entendre
Au corps qui cherche son unité.99
130L'appel entendu ici par le Père semble proche de celui auquel Violaine a répondu par le baiser au lépreux. Son silence remplit l'homme d'un bruit intérieur. Il est adressé à tout le monde, mais seul l'Élu le reçoit. Il a retenti déjà à travers l'Ancien Testament, le Nouveau, et la liturgie, les trois coupes où s'abreuve la spiritualité claudélienne.
131Josaphat illustre la vanité de l'action entreprise en dehors de Dieu et la fécondité de celle qui y répond. Ce roi de Juda s'était allié à Achab, roi d'Israël, pour guerroyer malgré l'avis du prophète Michée. Ils sont vaincus et Achab est tué. Contraint ensuite à un combat sans espoir humain, Josaphat s'en remet entièrement à Dieu. Ses soldats exaltent le nom du Seigneur : « Louez le Seigneur », disaient-ils, « car éternelle est sa miséricorde. »100 Cette louange est la seule arme de la victoire. Mais Dieu extermine l'armée ennemie. De même, à Auguste qui, s'interrogeant sur la puissance matérielle, compte la terre, Dieu répond par l'envoi d'un Messie de paix et d'amour.
132La convocation des apôtres permet de supposer que le terme d'Assomption désigne ici l'Ascension du Christ101. Mais il n'est ordinairement appliqué qu'à l'Assomption de la Vierge, fêtée le 15 août. Par cette confusion volontaire, Claudel semble réunir ces deux départs, triomphes du dévouement total à Dieu, au moment où Anne quitte les siens.
133Celui-ci, en outre, est interpellé par toutes les misères de son temps. Il doit oublier et délaisser tout ce qui n'est pas l'amour divin. Il doit laisser tous ses biens, sa femme, ses enfants, comme l'ont fait les apôtres pour répondre à l'exigence messianique.
134Et Claudel ne se souvient du contexte païen de Tête d'Or que pour substituer à l'« antre » devenu « muet »102, à « l'abîme [...] demeuré sans paroles »103, « ce grand trou dans la terre » que « fit la Croix lorsqu'elle fut plantée »104. C'est le moment où elle « tire tout à elle »105 selon la promesse de Jésus en Jean106. Quand « tout est ému et dérangé de sa place », que villages et moissons brûlent, que « de grandes bandes de pauvres »107 s'abattent sur les campagnes préservées de la guerre, Anne va questionner ce vide laissé dans la terre. Dieu donnera sa réponse. Le royaume et la chrétienté retrouveront sens et direction108.
135La réponse de Dieu, c'est Violaine. Dieu envoie la sainte, comme il avait suscité le Messie au temps d'Auguste. Le départ du Père nécessite sa présence, comme l'absence de Jésus entraîne la venue de l'Esprit. Une prophétie d'Isaïe nous dit le sens du miracle qu'elle accomplit et montre qu'elle est bien venue pour faire sortir le royaume de sa nuit et des guerres qui le ravagent. Le petit enfant auquel elle rend la vie est, comme Jésus même, le témoin de la réconciliation entre Dieu et l'homme. Il est le « Prince de la Paix »109 : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière ; ceux qui habitaient dans la région de l'ombre de la mort, la lumière leur est née. »110 C'est de nouveau le mystère de Noël. La prophétie fournit d'ailleurs la première leçon de ses matines. Elle en introduit la liturgie dans le drame. On y entend les mêmes voix d'anges que lors de la naissance du Sauveur chanter le répons de la deuxième leçon. Cette liturgie se poursuit avec la lecture de la quatrième leçon, « Sermon de saint Léon pape », et son répons chanté, puis par l'Évangile selon saint Luc et la septième leçon, l’homélie de saint Grégoire pape. Les voix d'anges font alors entendre son répons et celui de la huitième leçon qui précède immédiatement le miracle.
136Ce choix de textes chante la victoire sur la guerre : « Toute la curée violente en tumulte et le vêtement mêlé de sang seront donnés en combustion et l’aliment du feu. »111 Nous sommes bien loin du messianisme agressif de Tête d'Or. La Terre promise n'est plus la récompense d'une quête armée, mais le don gratuit descendu du ciel avec la paix112. L'enfant né de la Vierge est le pain vivant, le Maître plein de grâce et de vérité113. Il invite à exulter dans la joie, à exulter dans la plénitude114.
137Ainsi, le vieil homme trouve-t-il à son retour la réponse qu'il était allé poser au lieu même de la crucifixion. Elle est dans l'avènement, sinon du Messie de la réconciliation qui n'est pas physiquement présent, du moins dans celui d’une ère de paix. Le pays n'est plus aux mains des efféminés. Un souverain lui a été suscité, et le sermon de saint Léon est interrompu par son passage : « Le Roi ! Le Roi de France [...]/Le Roi de France qui va-t-à Rheims ! »115
138La France tout entière retrouve, par le sacrifice de Violaine, le pouvoir de vivre de nouveau dans un équilibre et une harmonie restaurés. Mais il est un autre bénéficiaire, le groupe social plus restreint de Combernon. Et si le Père ne savait pas, alors qu'il s'en allait, qu'il condamnait, en quelque sorte, sa fille à sauver sa patrie, Jacques Hury, lui, chasse Violaine pour se débarrasser d'elle, pour en délivrer la famille. Il assure ainsi son salut, également.
139Il est l'un des personnages qui ont le plus évolué depuis La Jeune Fille Violaine. Il n’est plus paré de la poésie du Cantique... ; il n'est plus le Fiancé. Comme le remarque Denise R. Gamzon116, la paraphrase du Cantique..., particulièrement développée dans la deuxième version du drame précédent est réduite à une seule phrase dans L'Annonce. Jacques se définit bien plutôt par la référence inversée au dialogue de Nicodème : « Aux célestes le ciel, et la terre aux terrestres. »117 Laboureur de la glèbe, il lui faut pour épouse une Marthe, non une Marie. Sans être vraiment conscient, bien sûr, des conséquences et de la portée de son acte, il pousse Violaine vers une solitude et une mort qui rendront féconde son union avec Mara.
140Le drame admettrait ainsi une lecture sacrificielle proche de celle que René Girard croit pouvoir reprocher à la Tradition catholique. L'humanité, ou le groupe social, a commis une faute dont elle périt. Elle est incapable de payer le prix du péché. Dieu suscite alors un Élu, son propre Fils, ou une sainte, pour le racheter au prix de sa vie118. Le souvenir du Repos... confirmerait une telle interprétation :
... du serviteur au maître
Tout don suppose une réparation.
Mais de l'un à l'autre, après la transgression primitive,
Et que l'homme a volé à l'Être cela qu'il avait communiqué pour Le voir
et L'adorer,
Où est la réparation acceptable ? où est le mérite de l'offrande ? où est
l'autorité du donateur ?119
141Le discours théologique, cependant, ne doit pas cacher la mystique comme la gangue le diamant qu'elle renferme. Et le regard qui se contenterait de cette lecture du drame claudélien serait bien myope. Les bénéficiaires du sacrifice ne sont pas des profiteurs passifs ou n'agissant qu'en tant que bourreaux. Aucun n'accède à Dieu sans avoir auparavant renoncé à soi-même. Le rôle de la victime est, d'abord, de montrer le chemin et d'amener les autres à l'imiter :
Le mystère de la Restitution vous sera enseigné, le sacrifice suffisant sera constitué parmi vous.
Les eaux vous submergeront et comme la moisson du riz, de dessous l'eau
Vous renaîtrez une autre naissance.120
142Certes, ni le Père, ni Mara, ni Jacques ne sont l'objet d'une telle exigence et d'une telle grâce. Mais, au moins, avant d'entrer dans la paix de leur après-midi, sont-ils conduits à un grand renoncement. Le Père a laissé ses biens. Mara devra dépouiller, peut-être momentanément, son orgueil, Jacques, sa colère. Mara, encore, alors qu'elle pleure son enfant mort, devra participer à la joie de Noël, et Jacques pardonner à sa femme. Ainsi le sacrifice n'est-il pas un acte magique ou la réponse aux exigences d'un Dieu qui serait plus ogre que père. C'est un acte d'initiation au passage du culte du Moi à celui de Dieu, de la volonté de puissance à la Charité.
143Il n'en reste pas moins vrai qu'il a pour résultat, si l'on s'en tient à son influence sur la collectivité, de restituer le groupe social dans son état primitif, après l'avoir purifié de ses souillures. Un moderne peut être gêné par l'obéissance à un schéma archaïque peut-être plus païen que chrétien.
144Claudel y renoncera tard. Mais il en sent, après la crise du Partage de midi, la double insuffisance. Le sacrifice doit introduire, plus qu'à un monde restauré, à la découverte d'un univers totalement nouveau dans l'éblouissement de l'éternité. Il ne doit pas être demandé, en outre, à un autre que soi-même.
b) L'ouverture de la brèche
145Achevée un an après L'Otage, et cinq ans avant Le Père humilié, L'Annonce appartient aussi au second versant de la spiritualité claudélienne. Le rôle de l'Élu n'est plus seulement, comme dans La Ville ou Le Repos, d'instaurer la Cité de l'Attente, mais, de façon plus pressante, et selon le texte de Job déjà cité, de rompre la paroi et d'ouvrir la porte afin de faire pénétrer le sacré121. L'« office » de Pierre de Craon est « d'ouvrir le flanc de Monsanvierge », le lieu sacré qui domine Combemon, et « de fendre la paroi à chaque fois qu'un vol nouveau de colombes y veut entrer »122.
146L'annonce qui est faite à Violaine est qu'elle doit « mettre une âme » – les âmes – « au monde »123. C'est en quoi consistera, en partie, son miracle. Mais son premier acte est d'ouvrir à Pierre le double vantail qui le conduit sur la voie tracée par Dieu :
J'ai ouvert la porte !
Pierre de Craon. – [...] Quelle poussière ! le vieux vantail dans toute sa hauteur craque et s’ébranle, [...]
Et tout enfin s'ouvre par le milieu.124
147Le prologue est ainsi tout entier mis sous le signe de l'introduction, comme en témoigne le décor : « Sur les vantaux sont peintes les images barbares de Saint Pierre et de Saint Paul, l'un tenant les clefs, l'autre le glaive. »125 Pierre ouvre les portes du ciel, Paul tranche le nœud de la chair qui sépare de Dieu. Le moment même : « Fin de la nuit et premières heures de la matinée »126 est celui de l'ouverture du jour, celui où résonne l'Angélus, le premier des moments liturgiques qui ponctuent le drame.
148Mais la véritable brèche est ouverte dans le cœur de l'homme. Pierre atteint celui de Violaine avant que celle-ci ne lui rende la pareille.
149Si la vocation de Pierre est clairement exposée par le prologue, le personnage, lui, est trouble, ambigu. Il est toujours l'homme de l'appel du sacré. Mais il y a désormais du Turelure en lui, et il est possédé par le démon de la violence. Ses rapports avec Violaine ne sont pas sans analogies avec ceux de ce héros et de Sygne. Il n'a pas tué ses parents, mais il la frappe dans son corps. Et l'impureté qui s'empare de lui à la suite de cet acte fait qu'il a besoin d'elle pour achever son œuvre, pour créer son avenir. Il n'a pas besoin de l'épouser pour vivre dans la Grâce, mais qu'elle se sacrifie pour qu'il construise son œuvre.
150Il a porté la main sur Violaine, la Vierge, voulu attenter à « cette part que Dieu » en elle s'était « réservée »127, et qu'il ne faut pas toucher : noli me tangere. Il n'a pas fait grand mal à la jeune fille, une solide paysanne capable de se défendre. Il n'a pu lui faire, avec son couteau, rien « qu'une petite coupure au bras dont personne ne s'est aperçu »128. Mais il s'est nui à lui-même. Le lien qui unit l'homme à Dieu est fragile. Il faut moins qu'une entaille pour le rompre. Pierre a attenté au sacré. Il a commis, par sa violence, le second péché originel :
Ô jeune arbre de la science du Bien et du Mal, voici que je commence à me séparer parce que j'ai porté la main sur vous.
Et déjà mon âme et mon corps se divisent, comme le vin dans la cuve mêlé à la grappe meurtrie129 !
151Violaine est, comme le fruit que Dieu se garde dans la Genèse, interdite à l'homme. Et le mal sacré, « La lèpre même dont il est parlé au livre de Moïse »130, a pénétré la chair de Pierre. Il n'est pas seulement promis à une mort vaine. Sa vie aussi sera inféconde. Condamné à être séparé de lui-même, il l'est déjà des hommes, comme le veulent la loi de Moïse et la tradition médiévale, car « il n’est homme vivant si peu gâté que la lèpre ne puisse y prendre »131. Il peut certes voir ses ouvriers pour leur donner des ordres. Il a pu découvrir les reliques de Sainte Justice, la pierre sur laquelle il fondera sa prochaine église. Mais il a perdu la Grâce qui lui permettrait de l'élever vers Dieu. Il n'a pas la pierre qui consoliderait le faîte. Ni les bijoux qu'offrent « toutes les dames de Rheims »132 ni l'anneau « d'or végétal », « cet or pur »133, témoin de l'amour de Jacques et que Violaine sacrifie aisément, ne peuvent la payer. Seule la fille innocente d'où vient le mal peut le guérir, et il ne saurait y avoir d'autre pierre de faîte que la Vierge élue. L'Église du passé, ou celle qui la représente, Justice, « justitia ancilla domini in pace »134, supportera la fondation de la maison de Dieu. Violaine seule peut être son avenir. C'est vers elle que la flèche doit monter, car elle est l'Amour. Elle seule peut chanter au sommet, « alouette de la terre chrétienne, alleluia, alleluia ! »135. Qu'après Marie et Justice, elle réponde : « Je suis la servante du Seigneur »136, acceptant d'être toute charité dans l'oblation de soi, et sa place sera là-haut, « les ailes étendues, la petite croix véhémente, comme les séraphins qui ne sont qu'ailes sans aucuns pieds et une voix perçante devant le trône de Dieu »137.
152Pierre, malgré la tare qui est en lui, est un spirituel, comme le Père. Une chamelle, Mara, complète son œuvre, comme Jacques a achevé celle d’Anne Vercors.
153Comme dans La Jeune Fille Violaine, elle impose le miracle par l'affirmation de sa foi et de sa détresse : « Mais il est écrit que tu peux souffler sur cette montagne et la jeter dans la mer. / [...] / Il faut être une sainte quand une misérable te supplie. »138 Ce qu'elle obtient, cette fois, c'est la résurrection de son enfant. Et Violaine est devenue sa mère, puisque la petite Aubaine a bu le lait de son sein139. Elle a donné à Combernon l'enfant que Sygne a refusé à la France en ne regardant pas Louis, en ne lui communiquant pas son âme. La maternité virginale de la jeune fille a assuré l'avenir spirituel de sa famille en lui donnant une fille à son image, une Anima. Sa fécondité ne permet pas seulement à Pierre de fonder son église, au groupe social de se perpétuer. Elle les ouvre au sacré et à la Charité. Elle n'offre pas seulement un nouveau départ, mais une seconde naissance à un univers totalement neuf.
c) Le sacrifice de la Femme
154Entre l'homme et Dieu, il y a le « Moi » orgueilleux, objet du culte de Tête d'Or. On ne saurait aller à Dieu qu'en le sacrifiant. Et le mur à travers lequel la brèche doit être percée, c'est soi-même. La mort devient le moyen d'aller vers celui qui est la Vie. Elle est le plus précieux patrimoine de l'humanité. Puisque le sacrifice n'a plus seulement pour rôle de laver la souillure, la femme ne peut plus l'accomplir seule. Elle doit amener l'homme à le partager, être, comme Prouhèze dans Le Soulier de satin, une « Épée au travers de son cœur »140, lui faire accepter la brèche, lui faire désirer la mort qui abolit tout ce qui sépare de Dieu.
155Le schéma dramatique sacrificiel doit être ainsi totalement transformé. Et, de fait, Violaine invite les hommes à l'oblation de soi. Mais, comme Claudel lui-même qui est trop sincère pour le nier, ils ne sont pas prêts à cette immolation. Ils refusent, laissant la place à la femme, aux femmes, puisque Mara vient s'associer, dans une certaine mesure, à l'offrande de sa sœur.
156Certes, la vocation rédemptrice de Violaine lui est imposée par le besoin que Pierre de Craon a d'elle. Après avoir agressé le sacré, la violence a besoin qu'il soit offert comme une hostie pour retrouver sa pureté originelle. Et, comme le Messie, Violaine ôte le péché : « Mais sachez que votre action mauvaise est effacée / En tant qu'il est de moi... »141 Elle n'ignore pas non plus à quoi l'engage un tel pardon. Elle ne quitte pas l'homme déchu sans l'avoir baisé sur le visage pour prendre son mal. Elle imite ainsi celui qui voulut être le Lépreux par excellence afin de prendre sur lui le péché du monde. Comme le Serviteur souffrant d'Isaïe, elle se revêt de l'opprobre, de la souffrance physique et morale mérités par Pierre. Elle sera l'Agneau pur et couvert de laideur que l'on mène au supplice sans qu'il se plaigne.
157Mais elle est aussi la première nouvelle « Anima » du drame claudélien. Comme la Muse qui est la Grâce, et comme Prouhèze plus tard, son visage blesse l'homme qui sait le voir parce qu'il est celui d’un ange : « Ô petite âme, est-ce qu'il était possible que je vous visse sans que je vous aimasse ? »142 Elle le remplit d'un désir inassouvissable autrement que par Dieu : « Ô image de la Beauté étemelle, tu n'es pas à moi ! »143
158Mais Prouhèze engagera habilement Rodrigue sur la voie sacrificielle qui mène à la Beauté éternelle sans qu'il s'en rende compte. Violaine est trop directe :
Soyez un homme, Pierre ! Soyez digne de la flamme qui vous consume !
Et s'il faut être dévoré que ce soit sur un candélabre d'or comme le Cierge
Pascal en plein chœur pour la gloire de toute l'Église !144
159C'est demander à l'homme plus qu'il ne peut assumer. Il préfère passer le relais. Que la femme aille brûler du feu de la lèpre non en plein chœur des églises qu'il va construire, mais dans la solitude du bois de Chevoche.
160Du sacrifice, Pierre n'a accepté que le bénéfice. Il l'a déjà en partie obtenu. Violaine lui a ouvert cette porte par où on ne passe plus, celle que Tête d'Or voulait enfoncer et que le Fils de l'Homme a vaincue lors de sa descente aux Enfers. Elle l'a libéré des ténèbres de la mort pour le faire naître à la lumière de la résurrection. Ils ont récité à ce moment le Regina Cœli qui remplace l'Angelus au temps pascal et qui chante le Christ ressuscité. Violaine a été pour lui, à l'image de la Vierge, la Servante du Seigneur qui introduit au miracle de Pâques. Elle va maintenant, comme Jésus, l'accomplir. Elle le baise sur le visage, prenant sa lèpre. Pour lui tout est bien.
161Mais s'il a obtenu ce qu'il désirait, être confirmé dans sa vocation de constructeur d'églises, il n'aura pas ce qu'il a refusé en même temps que le sacrifice. L'éternité et l'infini de Dieu ne lui seront pas révélés comme à Rodrigue dans le finale du Soulier de satin.
162Jacques, le charnel, réagit bien plus brutalement à l'appel de la jeune fille. Il tranche avec netteté. Que Violaine soit victime ! Il ne s'unira pas à elle dans son sacrifice. Il préfère le rôle du bourreau.
163Le langage de la jeune vierge est plein d'ambiguïtés. Il en perçoit les menaces. Le costume des moniales de Monsanvierge qu'elle a revêtu signifie qu'elle est l'hostie d'une messe déjà dite et que le jour de ses fiançailles est aussi celui de sa mort145. Mais il ne devine le tragique dont il est porteur que pour s'en effrayer. Il a peur pour lui-même. Il la voit recouverte non de la parure de la victime, mais du « vêtement du Sacrificateur à l’autel »146.
164De même, la « fleur d'argent dont [sa] chair est blasonnée »147, la marque de la lèpre, ne peut lui rappeler que le Christ fut le Lépreux parce qu'il prit sur lui le péché des hommes. Elle ne lui inspire que la crainte d'être contaminé. Il préfère croire que le mal sacré ne peut atteindre le corps sans que l'âme soit impure. Violaine l'a pourtant averti du contraire : son « Ne me touchez pas, Jacques ! » reprend le « Noli me tangere » du Christ après la résurrection, alors qu'il est revêtu d'un corps glorieux148. La marque blanche la désigne comme séparée du monde non parce qu'elle est souillée, mais parce qu'elle appartient au sacré. Mais l'important, pour Jacques, n'est pas de comprendre. Il ne songe qu'à éviter la contagion, à fuir le tragique auquel il est affronté.
165Ainsi prend-il encore peur lorsque, pour l'inviter à s'éloigner, à accepter pour elle le sort qu'elle s'est réservé, elle lui vante la mort :
Il suffit d'un moment pour mourir, et la mort même l'un dans l'autre
Ne nous anéantira pas plus que l'amour, et est-ce qu’il y a besoin de vivre quand on est mort ?149
166Il semble voir dans ces paroles une invite à s'unir dans l'immolation puisqu'elle est, pour lui, à ce moment, un sacrificateur.
167Il choisit alors d'oublier qu'elle lui a offert, au-delà de l'union désormais impossible dans la chair, la dot spirituelle de Monsanvierge, « cette sainte montagne en prière jour et nuit devant Dieu, comme un autel toujours fumant »150. Il oublie qu'elle l'a tenu responsable d'elle. Aussi, bien qu'il ait un meilleur motif de repousser Violaine que dans le drame précédent, apparaît-il davantage comme un traître à l'esprit au profit de la terre matérielle à laquelle il est désormais tout entier voué.
168Cependant, si Pierre et Jacques sont plus veules dans L'Annonce que dans La Jeune Fille, si leur refus de participer au sacrifice est plus net et plus affirmé, Mara, quant à elle, a acquis une dimension toute nouvelle. Elle incarne, à sa façon, le sacré, la maternité, la souffrance humaine. Elle est surtout plus proche de sa sœur, de la même race, « née du même père et de la même mère, et faite de la même chair. / Toutes deux à ce flanc de Monsanvierge »151. Elle ne se contente plus d'exiger le miracle, elle participe au sacrifice.
169Lorsqu'elle vient exiger, dans la forêt de Chevoche, la résurrection de son fils, elle apparaît déjà métamorphosée. Le « C'est moi, Violaine »152 par lequel elle s'annonce, comme l'Ange du Repos..., ne la met sans doute pas sur le même plan que lui. Mais il peut signifier qu'elle est porteur du sacré, du destin de sa sœur.
170Une autre transformation lui donne le droit de demander. Elle est désormais à la fois elle-même et la Mère. De même qu'Isaac hésite au moment de bénir Jacob : « La voix, la voix est celle de Jacob, mais les mains, les mains sont celles d'Ésaü ! »153, ainsi, la Lépreuse reconnaît en Mara à la fois sa sœur et sa mère : « C'est votre voix et une autre. »154
171L'amour de son enfant qui l'a ainsi changée fait aussi d'elle, lorsque sa maternité a été vaincue par la mort, le témoin de l'humiliation et de la misère humaines. Une allusion, à la Genèse encore, le souligne : « Ce lait qui me cuit aux seins, il crie vers Dieu comme le sang d'Abel ! »155 Son deuil et sa souffrance l'ont faite à l'image d'Abel bien qu'en chassant sa sœur de sa maison elle eût agi comme Caïn. Une exigence charnelle implacable l'avait rendue criminelle. Une autre en fait le symbole de la victime. Elle mérite toujours son nom : « Amère » en hébreu156, proche, en outre, du latin « amara », et du français même. Mais elle est aussi, quand elle vient supplier Violaine, la « Mère douloureuse – Mater dolorosa ».
172C'est ainsi qu'elle est amenée à participer au miracle par un acte de charité véritable. Alors que la perte de son enfant unique lui fait vivre la douleur de Marie au Vendredi saint, elle se voit imposer par Violaine de participer au mystère de la Naissance. Elle doit lire « l'Office de Noël, la première leçon de chacun des trois Nocturnes »157. Sa bouche pleine d'amertume et de souffrance doit proclamer la joie messianique et l'exultation de l'humanité dans la Grâce retrouvée. Elle participe directement à la résurrection, et le lait qui lui cuit aux seins contraint la poitrine de Violaine de se gonfler de celui qui nourrit la petite Aubaine.
173Mara apparaît donc, dans L'Annonce, comme un personnage renouvelé. Elle appartient au second versant du drame claudélien. Elle est plus proche de sa sœur. Elle lui permet d’achever son oblation, dans la mesure surtout où celle-ci consiste à « ouvrir la brèche », qu'elle conduise à Dieu ou au monde à venir.
174Les thèmes nouveaux ou développés sont ceux qui mettent Violaine en contact direct avec le divin : la cécité lui permet, sinon d'entendre, comme plus tard Pensée, la voix du Fiancé, du moins, les « choses exister avec » elle. La lèpre consume sa chair comme fut brûlée celle de l'Empereur du Repos..., abolissant le « non-être Dieu » en elle. Or, c'est Mara qui achève cette œuvre en tuant sa sœur. Elle l'affirme plus nettement que dans le drame précédent. Elle le dira avec plus de force encore dans la version pour la scène : « C'est moi ! c'est moi qui ai fait cela ! »158
175De même, Violaine a connu la maternité virginale à l'imitation de Marie. Elle le laisse entendre elle-même par cet aveu : « ... Mon cœur s'est rétréci et le fer a pénétré en moi » qui rappelle la prophétie de Siméon : « Et toi-même, un glaive te transpercera l'âme ! »159 Et c'est à Mara qu'elle a dû sa force sainte :
– Qui donc lui a rendu la vie ?
– Dieu seul, et avec Dieu
La foi et le désespoir de sa mère.160
176Le rôle d'adjuvant de Mara au sacrifice de Violaine qui aboutit à rétablir le Pape à Rome et le Roi sur son trône161 n'est pas plus affirmé que dans le drame précédent, puisqu'elle la chassait déjà de la maison. Elle est, par contre, désormais la seule qui, malgré toute sa jalousie et sa méchanceté, ait aimé Violaine, ait cru en elle162, la seule qui l'ait aidée à aller, comme Jésus ressuscité, au Père, la seule qui ait contribué à ramener, avec elle, le Fils sur terre :
– Dieu s'est fait homme !
– Il est mort !
– Il est ressuscité !163
d) Le sacrifice de la Mère
177L'Annonce faite à Marie n'est pas une simple reprise de La Jeune Fille Violaine. Le titre nouveau montre qu'il s'agit d'une pièce différente. D'ordinaire, d’une version à l'autre le schéma dramatique n'est pas modifié, ou l'est peu. Mallarmé l'a dit à propos de Tête d'Or : le théâtre de Claudel obéit à un rythme essentiel164 sur lequel se modèlent les attitudes et le comportement des personnages. Or, ce rythme qui subsiste habituellement et impose une certaine stabilité des modèles bibliques change ici. Les transformations sont importantes. P. Rywalski et D. R. Gamzon ont signalé l'effacement du motif du vent, la disparition de celui de l'eau. Le thème du nom n'est pas repris165. Cependant, l'évolution de l'attitude de l'homme et de la femme devant le sacrifice paraît le meilleur révélateur de celle de Claudel, de ses hésitations, de ses timidités, mais aussi de ses progrès spirituels.
178Dès les premiers drames, la femme est une mère. C'est pour cela que Tête d'Or chasse la Princesse, la persécute, la livre à la vindicte populaire et, enfin, refuse son hymen. Ce refus, pourtant, n'est pas total puisqu'il reçoit d'elle, en même temps que le soleil, la communion avec le Père. Il est également ambigu car la jeune fille est reçue, dans l'Empire qu'il a construit, en reine, sinon vivante, du moins morte.
179L'ambiguïté est ensuite levée. La vocation apparemment illusoire du célibat, l'appel de Ligugé contribuent à éliminer la femme. Lâla est exclue de la Ville. Dans Le Repos, la Mère semble représenter les forces mortes de la tradition païenne. Elle est vouée aux ténèbres et son enseignement prépare la tentation du désespoir qu'imposera le Démon.
180L'hésitation revient. Louis fuit son épouse maternelle dans L'Échange, mais il le paie de sa vie, celle de son corps et celle de son âme. Dans La Jeune Fille, la rupture de Violaine avec le groupe social est nette. Elle en est chassée et le répudie elle-même. Cependant son sacrifice est accepté et fécond.
181Après la rencontre avec Rosalie Vetch, L'Otage accentue cette évolution : l'immolation est non seulement demandée, mais provoquée, exigée par un chantage. Le schéma dramatique est, cependant, inversé. Au lieu d'offrir, comme la Princesse, un hymen qu'elle voit dédaigné, Sygne se refuse. Elle prive son mari, Turelure, et son fils, Louis, d'une présence aimante. Son corps même ne reposera pas, comme celui de la Princesse, dans la cité de l'avenir. Mais elle rejoint dans la nuit de la mort son cousin Georges comme Marie, l'héroïne d'Une Mort prématurée, y retrouve Henri.
182L'univers claudélien semble ainsi brusquement privé de toute issue. L'échec personnel et une analyse pessimiste de la réalité historique qui peut en être, en partie, la conséquence, imposent la vision d'un monde fermé, privé de Grâce et de rédemption. Mais la mystique évangélique de l'auteur et sa lecture des Écritures lui interdisent le désespoir. Dieu est présent dans les lieux les plus déserts, et lorsque les hommes ont déchiré le testament qu'il leur a proposé, il en offre un autre166.
183Ainsi partagé entre une certaine vision de la réalité et l'interprétation que lui suggèrent sa foi et tout particulièrement la Bible, Claudel hésite. L'Annonce faite à Marie et Le Père humilié témoignent de sa recherche d'une solution plus que d'une découverte. Ils n’en marquent pas moins une étape déterminante.
184Dans L’Annonce, Violaine est plus que jamais l’image de Marie, la Mère. Mais elle n'est plus victime du même déferlement de haine, et sa rupture avec le groupe social est moins nette. Elle n'est plus, une première fois, chassée de la maison et aveuglée avec de la cendre par sa sœur. Elle doit la quitter parce qu'elle est lépreuse et qu'elle fait peur à son fiancé. Elle reçoit à genoux la bénédiction de sa mère167. C'est encore la lèpre, le mal sacré plus que son propre refus qui la fait mourir loin de sa famille168. Violaine semble souffrir davantage parce qu'elle est possédée par le divin, parce qu'elle est le Serviteur souffrant d'Isaïe, que parce qu'elle est une femme. La Mère n'est d'ailleurs pas exclue du groupe familial : Mara y demeure en tant que telle.
185Pensée poursuivra, dans une large mesure, cette évolution. Elle ne sera plus haïe ni chassée, mais, bien au contraire, aimée de tous. Elle ne sera pas lépreuse, mais aveugle comme Violaine qui l'était déjà à la façon de la Synagogue169. La cécité fera d'elle un danger qui se matérialisera. Alors que Violaine se contentait de suggérer à Pierre et à Jacques l'obligation du sacrifice, elle conduira Orian et Orso à quitter la maison pour mourir, avant tout pour elle. Ainsi la « Muse qui est la Grâce » de la quatrième ode ne se sacrifiait-elle plus pour le poète, mais elle le blessait.
186Le retournement est significatif. Avant l'épreuve du Partage de midi, l'image de la Femme était double, pour le moins. Elle incarnait bien la Grâce, la piété et, en fait, toutes les valeurs religieuses. Mais elle était aussi une mère terrible, un être lié à la mort, qu'il fallait vaincre et terrasser pour le rendre à ces ténèbres auxquelles elle appartenait. Elle ressemblait un peu au serpent mythique, représentant symbolique « de l'angoisse en présence des conséquences qu'aurait une transgression du tabou, autrement dit une régression vers l'inceste »170. Très souvent, celui-ci est représenté enlaçant l'arbre maternel, qu'il préserve du contact impur. Il est parfois envoyé par le père jaloux pour dévorer l'enfant. Sans reprendre un modèle archaïque, d’ailleurs très variable, le Claudel des premiers drames rassemble tous ces éléments. Tête d'Or est certainement mu par la peur du vieux mâle jaloux quand il assassine l'Empereur, il persécute la mère lorsqu'il humilie la Princesse et la chasse au moment où il part à la quête du soleil-Dieu, image non plus charnelle, mais idéale du Père. Si la Princesse est clouée à l'Arbre maternel, ce n'est pas pour tuer la Mère, mais pour abolir l'image matérielle et impure qu'il se fait d'elle. De même, son hymen est repoussé et elle n'est admise que morte parce que cette image est bien loin d'être effacée.
187La puissance poétique et dramatique du premier théâtre claudélien est due, pour une bonne part, à la fusion des fantasmes de l'adolescence et des symboles bibliques. Ils sont exprimés par les mêmes images et les mêmes schémas. La même femme incarne le danger de l'Évangile et celui de la tendresse maternelle, indispensable et chargée d'interdits. L'Arbre représente celui de la croix, mais aussi le modèle archaïque.
188L'œuvre acquiert ainsi un pouvoir de suggestion auquel nul ne peut échapper, mais elle ne peut éviter ni l'ambiguïté, ni des contradictions insolubles.
189Le langage qui unit l'expression du sentiment religieux et de pulsions instinctives virtuellement perverses est toujours trouble. Lorsque la Princesse crucifiée chante sa joie d'avoir souffert par Tête d'Or et de mourir pour lui, quelles que soient les valeurs spirituelles par lesquelles on motive ses paroles, on ne peut manquer de ressentir une certaine gêne. De même, il paraît difficile d'attribuer à une mystique chrétienne l'excessive dureté de La Jeune Fille Violaine. Les contradictions apparaissent plus nettement à mesure des progrès de la conversion. Tête d'Or peut être assimilé sans grande difficulté aux héros des grands mythes archaïques : « En triomphant de la mère, [il] s'égale au soleil ; il se réengendre lui-même. Il acquiert la puissance du soleil invincible en même temps que le rajeunissement éternel. »171 Crucifier sa mère n'est pas un acte évangélique. Mais qu'importe à qui se veut un messie à contre-Dieu ? Dans La Ville, par contre, l'exclusion de Lâla, Reine de la Folie, bien sûr, mais dont la promesse infidèle est Grâce, est mal expliquée. Quant à Louis, qui est imprégné des Écritures, il sait que repousser la Mère, c'est aller vers la mort, non vers la gloire. C'est ce qui lui arrive. Le Repos du septième jour, où, sous l'influence de Tao, il y a une équivalence Mère-Mort-Dieu et où le personnage masculin s'immole, obéit à un schéma assez strictement chrétien et fait figure d'exception.
190Les Cinq Grandes Odes et les drames écrits à l'époque de la Trilogie n'apportent pas la solution. Mais au moins mettent-ils en valeur l'impossibilité des satisfactions partielles. Les finales des quatrième et cinquième odes démentent l'optimisme affirmé par ailleurs. Dans L'Annonce, lorsque Pierre et Jacques poussent Violaine vers le sacrifice, ils n'ont rien de la virilité triomphante d'un Tête d'Or. Leur veulerie ne se pare d'aucun faux-semblant. On sent que leur comportement et ce qui en résulte ne satisfont pas l'auteur. De même, si Le Père humilié présente la mort d'Orian comme un succès dans l'autre monde, l'échec en celui-ci est cinglant et ne saurait laisser indifférent. Il est clair que dans ce sacrifice qui est évidemment symbolique, vécu sur le plan de l'imaginaire, l'instinct, la tendance incestueuse ne peuvent être vaincus, l'immortalité ne peut être acquise que si l'homme et la femme participent tous deux à l'immolation. C’est l'oblation de la croix : « Le genre de mort lui-même exprime le contenu symbolique de l'acte : le héros se suspend, pourrait-on dire, dans les branches de l'arbre maternel en se faisant attacher aux bras de la croix. Il s'unit, en quelque sorte, dans la mort avec sa mère en même temps qu'il nie l'acte d'union et paie sa faute du tourment de la mort. »172
191La mort devient ainsi un hymen spirituel qui suppose le consentement total des deux époux et un accord parfait. Et ici apparaît avec plus d'évidence que jamais le rapport entre la création littéraire, la vie psychique et celle qui est vécue. Depuis le départ de Rosalie Vetch, il n'y a d'accord possible entre l'homme et la femme, pour Claudel, que dans la vie conjugale. Or, celle-ci n'est pas, au moins pour lui, le lieu du drame. L'Annonce obéit partiellement à un schéma antérieur. Mais, dans la Trilogie, la femme révèle toujours en elle une part de mauvais vouloir. Elle garde toujours par-devers elle quelque chose qu'elle oppose à l'homme. C'est le cas même de Pensée. Sa cécité comportera, à la différence de celle de Violaine, des valeurs négatives. Elle sera refus de voir la vérité et la catholicité du monde. Elle l'unira à l'Amant divin dont elle lui permettra d'entendre la voix. Mais elle l'opposera aussi à lui. Dès L'Annonce, en fait, puis, plus clairement dans Le Père humilié, Claudel a compris que l'homme ne peut être le simple bénéficiaire de l'oblation féminine. Mais tant que les griefs nés de l'échec amoureux n'auront pas été apaisés, ils ne pourront s'unir dans l'immolation. L'Évangile ordonne de se réconcilier avec son frère avant de sacrifier à Dieu. Alors seulement le personnage féminin pourra devenir l'arbre de vie, l'arbre maternel où est pendu éternellement l'Amant divin, le dieu crucifié. Prouhèze recevra « ces clous en [elle] profondément enfoncés »173 sur lesquels Orian accepterait déjà de venir se planter pour y offrir, en même temps que sa vie, l'amour de soi et son instinct de mort : « Si je ne puis être son paradis, du moins je puis être sa croix ! Pour que son âme avec son corps y soit écartelée je vaux bien ces deux morceaux de bois qui se traversent ! »174
192Elle sera alors, à la fois, la Muse qui est la Grâce, Violaine et Pensée. Comme la Muse, elle saura blesser l'homme pour lui « fournir une insuffisance à la mesure de son désir »175. Elle en fera un créateur, lui inspirant une grande œuvre. Comme Violaine, elle sera capable de le précéder dans la voie de la dépossession de soi. Elle deviendra l'étoile dans le ciel qui guidera sa marche. Comme Pensée, enfin, elle saura lui faire aimer assez Dieu pour qu'il libère son âme176 et s'arrache à la terre. L'amour de la Femme et celui du Créateur ne feront alors plus qu'un.
193À l'époque de la Trilogie, le drame claudélien a dominé les fantasmes de l'adolescence. Il n'est plus celui de la possession de la terre et de l'affirmation du Moi. Mais il faudra encore la réconciliation avec l’Autre et, par suite, avec soi-même, pour inaugurer un théâtre de la Création et de la libération.
B. Le double regard de Claudel sur la réalité impitoyable et sa future glorification
194Les premiers poèmes de Corona... avaient montré la matière traversée et transfigurée par l'esprit. L'Annonce faite à Marie a vu s'ouvrir la brèche de l'égoïsme humain pour aller vers Dieu. Les deux efforts et les deux succès sont liés. Ils permettent désormais à Claudel d'affronter la réalité étouffante, le « bagne matérialiste » du XIXème siècle. Dans Le Pain dur, une brèche y sera faite. Dans Le Père humilié, le cœur d'Animus sera percé. L'homme choisira de lui-même l'immolation sans y être invité comme Pierre par Violaine. La réalité pesante de l'histoire sera alors elle-même transfigurée.
195Parallèlement à cette nouvelle orientation de la spiritualité claudélienne s'affirme une manifestation différente de l'inspiration biblique. La référence se fait rare et imprécise. Dans Le Pain dur, notamment, la réalité humaine et sociale étant devenue la négation, la dérision des valeurs spirituelles, l'image scripturaire ne peut plus la traduire et tend à disparaître. L'imprégnation n'en est pas, pour autant, affaiblie. Le Pain dur dénonce la perversion de l'homme sans Dieu à la suite des Prophètes de l'Ancien Testament et des analyses pauliniennes. Et lorsque Claudel veut définir la vocation du peuple juif dans le monde moderne, c'est Paul encore qui le guide.
1. Le Pain dur, ou la mort apparente
196Le second drame de la Trilogie porte en exergue deux citations testamentaires, dans le texte latin de la Vulgate, bien sûr. La première est de Zacharie : « Je déclarai : je ne vous paîtrai plus ; ce qui meurt, qu'il meure ; ce qui disparaît, qu'il disparaisse ; et pour ceux qui restent, que chacun dévore la chair de son plus proche. »177 Elle renvoie à plusieurs autres, dans le Journal, qui, toutes, disent ce qu'a de dur et d'impitoyable un monde abandonné de Dieu178. La seconde est tirée de l'Épître aux Romains. Elle dit la cause de cette déchéance : ces hommes sont « sans intelligence, sans constance, sans affection, sans fidélité, sans miséricorde »179.
197Claudel est remarquablement constant dans ses méditations bibliques : ces quelques mots contribuent à conclure un développement qui, chez Paul, condamnait l'univers d'Une Mort prématurée avant de juger celui du Pain dur. Ceux qui se sont détournés de Dieu deviennent des insensés livrés à l'idolâtrie, au mensonge, aux mœurs contre-nature, au meurtre, à la discorde et à tous les égarements180. Le Journal propose d'autres citations de Paul qui pourraient le compléter et montrent, selon le mot de Claudel inspiré des Moralia, que pour l'homme sans Dieu, au péché, il n'est pas de mesure181. Les réflexions suggérées par la lecture de saint Grégoire ont préparé, dès 1904, le second drame de la Trilogie plus encore que le premier.
198Mais ainsi ne sont révélés que les aspects les plus pessimistes du drame. Claudel eût pu ajouter d'autres épigraphes. Le désir passionné de Sichel d'unir sa race à celle des Gentils reprend, à sa façon, l'appel du peuple juif à la communion des Nations qui résonne dans la bouche d'Isaïe : « Îles, écoutez ; peuples lointains, soyez attentifs ! »182 En outre, comme il le notera plus tard dans son Journal, là où il n'y a ni hommes ni bêtes, ce n'est pas pour autant le désert183. Pour Claudel, comme pour Dieu, le désert n'existe pas. Et l'espérance acharnée, de Sichel encore, saura discerner, sous le sol dur, la promesse de l'eau vive.
a) La vraie vie est absente
199La rupture avec le premier théâtre n'est pas totale. Si la « réalité est absente », si la « vraie vie est absente »184, ce n'est pas que le héros claudélien ne ressente plus l'attirance du spirituel. Bien au contraire, Turelure, à la recherche d'une âme chrétienne, était, dans L'Otage, aussi proche de Cébès que de Tête d'Or. Il est, ici, avec Sichel, dans le même rapport virtuel que le Vice-Roi de Naples avec Musique, dans Le Soulier de satin. Toutes deux sont musiciennes. L'une ne joue pas davantage de son piano que l'autre ne touchera sa guitare. Mais elles peuvent faire naître la mélodie du cœur de l'homme : « Et voilà ! C'est elle qui tire de cette vieille âme tout ce qui lui reste de musique. »185
200Le choix de la matière que Louis assume finalement n'est pas la conséquence d'un destin intérieur. Il ne manque pas de générosité. Comme le premier grand héros claudélien, il est un autre Rimbaud en quête de conquête186. Le chemin qu'il a choisi initialement est celui de la vie et de la création, « avec toutes ces choses que nous avons à y faire et qui attendent de nous l'existence »187. C'est un Tête d'Or partiellement converti à la mystique de la première ode.
201Mais celle qui eût pu assurer dans le drame la présence du sacré est une femme, Lumîr. La terre où l'idole Louis-Philippe a remplacé le Dieu mort sur la croix188 lui fait horreur. Elle lui est une « terre étrangère »189, la « terra aliéna » de l'Ancien Testament. Elle aspire à autre chose qui eût pu être la Terre promise. Par ailleurs, sa vocation à la Charité et au martyre sont véritables. Elle aurait pu être le témoin du Christ auprès de ceux qui souffrent l'injustice et la mort.
202Le Pain dur, cependant, prend bien la suite de L'Otage. L'âme chrétienne n'habite pas l'homme nouveau. Le Sacré et l'Église sont absents, désormais, et la Grâce a quitté le monde. Claudel affirme le lien de cause à effet. Il parle, à ce propos, de « Réversibilité »190. Il ne s'agit pas, bien sûr, ici, du profit que le coupable obtient des mérites de l'innocent. Au contraire, Sygne a ôté sa présence au monde et l'homme est laissé à son péché. Alors se produit, en sens inverse de celui de la Grâce, le mouvement de la disgrâce décrit par Paul : l'homme livré à sa folie va de la perversion à la mort, comme Turelure ; au meurtre, comme Louis ; au meurtre et à la mort, comme Lumîr. Ces êtres qui avaient assez de force pour vivre une vie de lumière vont s'enfoncer dans leurs ténèbres.
203La musique qui pourrait résonner en Turelure se tait parce qu'il ignore ce qui est plus que jamais la devise claudélienne : « Non impedias musicam. »191 Il empêche la musique, interdit à Sichel d'en jouer par goût de la brimade : « ... il m'a réduite en esclavage comme les anciens Israëlites. »192 Mais aussi, Sichel la lui refuse, par hostilité. Un seul sentiment les unit, la haine qui ne peut faire sourdre l'harmonie. Turelure n'aura donc rien d'un Vice-Roi de Naples. Il est un mort qui enterre « ceux qui vivent »193, un « vieux cadavre »194. C'est ainsi que le voient Sichel et Lumîr. Lui-même parodie l'agonie du Messie, dans un Vendredi saint qui ne sera suivi d'aucune pâque, d'aucune résurrection :
Je suis perdu, je ne suis entouré que de figures impitoyables !
Voici mon fils, et je me tiens au milieu de ces deux femmes qui me conduisent à la mort avec un sourire funèbre195 !
204Il choisit de mourir en refusant à son fils l'argent et la femme. Il sait, en effet, que celui-ci ne reculera pas devant le parricide.
205Celui qui ne croit pas en Dieu peut tuer ses parents : « ... que chacun dévore la chair de son plus proche. »196 Le vague sentiment de culpabilité ressenti à la mort de son père n'a pu suffire à suggérer à Claudel l'idée du meurtre. Les prophètes, par contre, et Paul, le considèrent comme la conséquence logique de l'impiété et l'une des manifestations les plus graves de la dépravation spirituelle.
206L'itinéraire du parricide est, d'ailleurs, parfaitement clair. Il va du refus que lui oppose l'âme chrétienne à son propre rejet du Christ. Le « non » de Sygne a touché Louis aussi et en a fait un baptisé sans la Grâce : « Ma mère a mieux aimé mourir que de me voir... »197 L'adulte répond à cette exclusion de l'amour que l'enfant a subie. Il bafoue et vend le crucifix dont sa mère a réuni les morceaux épars :
Eh bien, j'accepte quatre francs, et si vous me débarrassez de cette horreur,
J'estime que je serai encore celui qui gagne et non pas celui qui perd.198
207Tels sont les derniers mots du drame. Il témoigne que l'argent est aimé dans Le Pain dur moins pour lui-même que parce qu'il est l'occasion de rejeter le Dieu-Amour. Jésus est vendu pour la seconde fois. Mais Judas, déjà, s'intéressait moins aux trente deniers qu'au bon débarras.
208Lumîr participe au meurtre pour l'argent aussi. Mais, moins encore que Louis, elle ne l'aime pour lui-même. Elle le veut car il est pour elle le moyen d'aller vers une nuit que la mort rendra éternelle et qui la délivrera de ce Dieu qu'elle nie et qui est pourtant en elle. Elle l'a exclu de sa fraternité envers la Pologne asservie, envers son « peuple dans les ténèbres »199. C'est pourquoi celle-ci n'est pas la charité des premiers chrétiens qui lui eût fait porter le viatique aux prisonniers. Elle leur offrira son âme, cependant :
Cet amour dont tu n'as pas voulu, cette chose essentielle que je n'ai pu donner, mon âme,
Voici que je la leur apporte, comme un prisonnier lié par tous les membres, qui cherche son frère dans la nuit avec la bouche, une figure humaine dans la nuit pour lui donner ce pain à manger qu'il tient entre les dents !
Si je vis, je ne puis être à tous.
Mais si je meurs, je suis toute à tous et tous sont un en moi.200
209En Lumîr, la mystique johannique est laïcisée. Elle remplace Dieu par les hommes avec qui elle veut réaliser cette communion totale qui fait vivre l'un en l'autre. Elle est bien fille de ce XIXème siècle qui croyait pouvoir vivre la charité hors de Dieu. Et ceux qui de là-bas l'appellent, ces « fous » d'une autre folie que celle de la croix, sont à sa ressemblance.
210Dans ce monde où il n'y a que vide et néant, l'amour même devient impie. Il conduit à une mort qui n'est qu'une parodie de communion puisque, après elle, il n'y a que la solitude des ténèbres.
211Et pourtant, bien qu'il n'y ait plus rien, et peut-être parce qu'il n'y a plus ni Dieu, ni patrie, ni idéal, il reste, ancrée en Sichel, l'espérance enragée de voir une humanité vivante s'unir dans l'égalité de ses droits récemment proclamés. Ce peuple un sera la nouvelle divinité, la nouvelle patrie et le nouvel idéal : « Il n'y a pas de Pologne, il n'y a pas de judaïsme, il n'y a que des hommes et des femmes vivants, pas de Dieu et le même droit pour tous ! »201
b) L'espérance enragée
212Sichel souffre du départ de la Grâce. Elle ne peut réaliser, au sein d'un univers matérialiste, sa vocation de femme qui est d'être une « Anima », comme Lumîr. Mais cette dernière devait être le témoin du Nouveau Testament et représenter la spiritualité chrétienne. L'incapacité du christianisme à pénétrer le monde moderne l'a frappée au plus profond de son être. Elle ne vit pas seulement dans un univers perverti, la charité qu’elle devait incarner s'est desséchée en elle. Sichel est, quant à elle, l'âme juive, la présence, dans le drame, de l'Ancien Testament. Elle est atteinte dans ses rapports avec les autres par leur surdité à cette musique de l'Ecclésiastique qui est la sienne. Mais la musique demeure en elle comme une eau vivante sous un roc qui l'emprisonne sans la détruire.
213Sichel n'a vraisemblablement qu'une notion très confuse de ce qu'elle représente dans le drame en tant que juive : un être qui a été touché par le sacré et qui en est porteur. Mais elle sait bien ce qu'elle veut, oublier sa race pour se fondre en celle des Gentils, épouser Louis. Et cela rejoint la vocation que lui assigne Claudel : introduire le divin dans le monde moderne, lui insuffler l'Esprit afin que l'humanité nouvelle puisse rester Turelure tout en devenant Pensée.
214Comme la Synagogue que l’on représente avec un bandeau sur les yeux, Sichel n'a pas une connaissance claire de ce qu'elle apporte. Comme ceux de sa génération, elle nie Dieu. Elle ne croit pas non plus que le sang du Christ ait été pour tout son peuple un contact avec le sacré comparable au second baptême que reçut Sygne ou à la ténébreuse élection de Turelure, « le bourreau de 93 ». Elle repousse la curieuse théologie qui amènera Claudel à donner aux Juifs la première place dans la collaboration humaine au salut du monde et dont Lumîr se fait le porte-parole incrédule. Le sang des Juifs serait retombé sur eux, comme ils y invitaient, d’ailleurs, devant Pilate : « À ce moment, ç'a été pour vous comme une nouvelle naissance [...], une conception par-dessus l'autre, un deuxième péché originel, l'inverse de la bénédiction d’Abraham. »202
215Elle a pourtant assez de foi pour en accepter, malgré ses dires, la part négative, celle de la bénédiction ténébreuse. Puisqu'il n'y a pas de Dieu, il n'y a pas de seconde naissance, pas d'élection, même à rebours, mais il y a une seconde nuit qui recouvre celle du premier péché et la rend plus obscure. La mort de Jésus pèse ainsi sur elle comme celle de Turelure sur Louis : « Il y a le sang d'un père sur toi, et sur moi, il y a le sang, – le sang d'un autre. »203
216Le crime qu'elle n'a pas commis la met sur une égalité de plain-pied avec le monde moderne et la rapproche de Louis. Ils ne sont pas nés de la même semence, mais ils ont tous deux du sang sur eux, l'un, celui d'un père, l'autre, celui d'un dieu. Aussi la jeune fille trouve-t-elle dans ses ténèbres la force d'espérer. Elles n'empêchent pas, bien au contraire, que le Juif soit un être précieux :
El cette pierre écrasante sur nous à remonter, cette malédiction sur nous
comme une mâchoire à desserrer !
Voici tant de siècles que nous sommes séparés de l'humanité ! Tant de
siècles chez nous que Ton est mis à part comme de l'or dans la bourse d'un
avare !204
217Et la voilà désormais sur le même plan que le parricide Louis. Le « gentil » la rejoint dans sa nuit, et leurs deux sangs sur lesquels pèse la même malédiction vont pouvoir se mélanger205 : « La porte s'ouvre... » – « Quasi rupto muro et aperta janua... »206 Comme Simon Agnel, elle était dans le « lieu profond », elle se lève et enfonce la porte, et apparaît devant les hommes207.
218Mais l'effort et la libération sont bien plus grands pour Sichel que pour Simon. Elle ne se contente pas de pousser la dalle, elle se libère du passé, non le sien, mais celui de tout un peuple : « La porte s'est ouverte enfin ! Ah, je renie ma race et mon sang ! J'exècre le passé ! Je marche dessus, je danse dessus, je crache dessus ! »208
219Sygne avait préféré mourir avec Georges qui représentait le passé de sa race que voir Louis qui en était l'avenir. En elle l'âme chrétienne avait refusé le monde nouveau et l'avait condamné à la déchéance spirituelle. L'âme juive, en Sichel, renie, non pas quelques siècles d'aristocratie, mais des millénaires d'élection divine. Elle se donne dans l'humiliation : « Tu m'insultes ! mais tout de même je suis ta femme et j'aurai de toi un enfant qui sera de mon sang et de ma race. »209
220Qu'importe que le Gentil ne reconnaisse pas la valeur de cet or qu’elle est, pourvu qu'il la sorte de sa longue solitude et l'admette dans sa communion charnelle. En échange, elle apportera au « Siècle nouveau » que l'excessive exigence de pureté de Sygne avait condamné à la stérilité, un enfant juif qui sera le témoin de l'ancienne espérance et l'initiateur de la nouvelle alliance.
221Le Pain dur est certainement le drame où Claudel a le moins dépeint son paysage intérieur. La mort de son père a pu lui inspirer celle des pères et mères de Sygne et Georges. Le sentiment de culpabilité qu'il a peut-être ressenti à cette occasion ne peut à lui seul justifier le parricide Louis210. Son état d'esprit du moment ne peut non plus rendre compte de l'essentiel. Il estime que les Allemands qui l'entourent sont « dans un état d’étouffement et d'asphyxie »211. Mais l'auteur du Repos... ne jugeait pas autrement la colonie européenne de Chine, et ce drame n'en est pas moins celui de l'oblation.
222Le fait nouveau est que Claudel tente de cerner les causes et les conséquences de cette asphyxie. Le XIXème siècle, à ses yeux, a choisi la matière et l'argent parce qu'ils sont, comme le disent les premières notes du Repos..., le « non-être Dieu ». J. Petit rappelle, à ce propos, ce que l'auteur dira plus tard du signe du dollar : $. Il pourrait « être "la marque de la Bête" – n'y voit-on pas "les cornes et la queue du diable ?" – "l'emblème même de l'illusion et de ce qui n'est pas intronisé comme la seule réalité" (OC. XXVI, 133). »212 Dès lors, tout ce qui est nommé devient signe à contresens des vérités spirituelles. La Terre promise n'est faite que de vide et de mort. Elle devient la « patrie de tristesse, Ur de Chaldée, la source des larmes »213. Le repas par lequel commence l'acte II est bien, comme le dit J. Petit, une parodie de la « Cène »214. Beaucoup plus nettement encore que dans L'Otage, le langage biblique cesse d'être essentiellement l'expression de l’univers imaginaire de Claudel. Il répond à la question que l'auteur se pose devant la réalité historique : « Qu'est-ce que cela veut dire ? » Il propose une lecture symbolique de l'histoire qui devient parabole et dit la rencontre sans cesse recommencée entre l'homme et la Grâce divine à laquelle il tente de se soustraire.
2. Le Père humilié, ou la Nouvelle Alliance
223Quelle que soit la dureté du regard qu'il porte sur le monde moderne, la foi est restée, chez Claudel, la plus forte. Il sait que Dieu prépare toujours un nouveau testament, une nouvelle alliance. Et si l'homme valide s'y refuse, il fait appel à l'aveugle et au boiteux215.
224Dans L'Otage, la Révolution avait déraciné « l'Arbre-Dormant » d'une tradition féodale et catholique incapable de réveil. Et l'âme chrétienne avait laissé la place vacante. L'âme juive, dans Le Pain dur, l'a occupée. Elle a épousé le monde moderne. De cette union naît, dans le troisième drame de la Trilogie, une souche, sinon sainte, du moins sacrée, car elle est destinée à réaliser le dessein de Dieu : « On voit en somme, comme l'Arbre de Jessé sur les vieux vitraux, sortir d'un seul couple humain un vaste branchage de personnes et d'actions dont la racine est le consentement qu'au jour de leur mariage cet homme et cette femme se sont donné l'un à l'autre. »216
225Si le consentement à la rupture des barrières, à la rencontre des races217 est la racine, l'Arbre est une nouvelle « Anima ». C'est Pensée, l'âme humaine. Comme à la Psyché du mythe grec, il lui est interdit de voir son Amant divin. Mais elle le désire de toutes ses forces. Et, autour de ce désir s'organise tout le drame avec l'entrelacement de ses branches. La vocation de cette moderne « Psyché » est simple. Elle est de rencontrer son Amant divin et de recevoir de lui la semence du monde futur. Bien qu'il soit un drame historique, Le Père humilié est ainsi moins la peinture de la réalité présente qu'il ne propose une utopie. Il indique la voie à suivre et brosse les grandes lignes d'un plan de salut de l'humanité.
226Les Écritures ne sont plus seules à être engagées au service d'une telle ambition. Claudel fait appel à des sources d'inspiration religieuse plus mystiques, à Patmore, à sainte Thérèse d'Avila. Les modèles bibliques gagnent alors en universalité ce qu'ils perdent en originalité. Une fusion s'opère, plus spontanée et plus totale que dans Le Repos ; Claudel en est comme libéré. Et son rêve qui ne dépend plus guère de la réalité historique et que ne réfrène plus la sagesse et la prudence scripturaires, s'élève avec hardiesse.
227Ainsi, de cet ensemble complexe, une lecture biblique invite-t-elle à retenir trois aspects principaux : l'âme infirme et désirante, la rencontre des deux amants, l'élargissement de l'inspiration mystique.
a) L'âme désirante
228Pensée est clairement désignée, dès la seconde scène du drame comme « Psyché », l'âme humaine à la recherche de Dieu218. Le mythe grec, qui interdisait à l'aimée de porter son regard sur l'Amant, savait qu'elle n'était pas parfaitement pure. Elle est, ici, fille des Coûfontaine qui n'ont pas assumé la vocation chrétienne de l'ancienne France, des Turelure, les révolutionnaires qui ont sur eux le sang des prêtres, des Habenichts qui ont à porter celui de Jésus. Aussi est-elle aveugle à Dieu et au monde. C'est tant pis, et tant mieux, dirait Claudel, car à cette triple malédiction correspond une triple élection. Fille de l'âme juive, ses yeux sont fermés à la lumière comme ceux de la Synagogue. Mais elle a le pouvoir de transmettre aux autres ce dont elle ne peut jouir. Et la musique est en elle. Elle entend ce qu'elle ne voit pas. Fille de la Chrétienne, elle a le don de l'Oblation. Fille de la Révolution, elle a celui de détruire qui elle touche et de le livrer nu et libre à la Grâce. De cette triple lignée, cependant, elle a aussi hérité un besoin de pureté et d'absolu qui l’isole des autres et lui interdit un succès total dans l'accomplissement de sa vocation.
229Paraphrasant la Fiancée du Cantique..., Pensée pourrait dire : « Je suis aveugle, mais je suis belle. »219 Et cette beauté est son premier signe d'élection, celle du peuple juif d'où vient le salut220 :
Sichel. – Ne me regarde pas ainsi avec ces yeux si beaux.
Pensée. – Est-ce que mes yeux sont beaux ?
Sichel. – Les autres reçoivent la lumière, mais les tiens la donnent.221
230Ainsi la Synagogue et la nation élue, aveugles à la lumière des Écritures et du Messie qu'elles ont refusée, la transmettent-elles à ceux qui voient.
231Une seconde grâce, liée à la cécité, est la sensibilité à tout ce qui entoure, et notamment à la voix de l'Amant : « Mais moi, tout me parle, tout me touche jusqu'au fond du cœur. »222 Ainsi connaît-elle parfaitement le jardin où elle ne se trouve pourtant avec sa mère que pour la seconde fois223. Il est vrai qu'il est celui du Fiancé du Cantique... dont la voix parle à son âme juive : « Tu ne l'entends pas, mère, mais moi, je l'ai entendue. Il a cessé de parler et je l'entends encore. Il parle et mon âme tressaille de l'entendre. »224
232Il y a entre elle et lui une secrète complicité. Elle est son élue, comme la Fiancée, comme la Vierge Marie : « Heureuse que je suis ! c'est lui qui m'a choisie ce soir entre toutes les autres jeunes filles... »225 Claudel semble, d'ailleurs, adopter le rythme alterné du Cantique... Les sentiments de Pensée, heureuse tantôt d'avoir trouvé l'Amant, et tantôt d'être cachée, semblent se modeler sur les coups de théâtre du poème de Salomon, et ses ténèbres paraissent correspondre, à ce moment, au sommeil où se réfugie parfois la Fiancée226.
233Sichel se plaît à souligner cet héritage de l'Ancien Testament et voudrait qu’il n'y en eût pas d'autre : « C'est ainsi que parle la Fiancée de Salomon dans nos livres. »227 Pour le bal costumé, elle a fait de sa fille une vigne dans laquelle elle ne veut voir, par l'ivresse sensuelle et mystique qu'elle engendre, que le pampre du jardin de l'Époux228. Elle aurait désiré une fille tout entière de sa race et de son sang, comme elle le promettait à Louis. Et pourtant, en cette âme juive qu'elle sait à la recherche de Yahvé, elle devine Psyché, l'âme humaine en quête de l'Éros inconnu :
Sichel. – Oui, tu es une Juive comme moi. Et cependant il y a en toi quelque chose qui ne vient pas de nous autres et qui m'étonne.
Pensée. – Cela qui vient de mon père ?
Sichel. – Oui, ou de plus loin. Tu sais qu'entre ton père et moi, tu peux appeler cela un mariage, oui, ce fut une espèce d'alliance réfléchie.
Un pacte politique.
Comme Israël en conclut avec les descendants d'Ammon à l'entrée de la Terre promise.229
234L'accent étranger que Sichel reconnaît dans la voix de sa fille est également celui de l'Évangile. Louis n'est pas seulement un Turelure, il est aussi le fils de Sygne et l'héritier de la tradition chrétienne. À travers lui, Pensée a hérité d'une autre grâce, celle de l’oblation dans le sacrifice. Le symbole de la vigne a un sens qui peut échapper à la mère, mais non à la fille : « Une vigne animée de tant de grappes qu'elle fait rompre tout et qu'elle ne réussit plus à tenir à ce mur où on l'avait crucifiée ! »230 La même image résumait dans le finale de Tête d'Or la vocation de la Princesse231. Pensée se dit clairement son héritière et, à travers elle, la figure de Jésus dans le sacrifice de la croix. Comme il s'est offert à Dieu, elle s'offre au maître du jardin pour qu'il touche à ses grappes et qu'il en soit « comme submergé »232. Pensée connaît toute la portée de ses paroles. Elle fait un choix exclusif de tous les autres. Elle désire se donner entièrement à Orian, l'image liturgique du soleil levant : « Ô Soleil levant, splendeur de la lumière éternelle et soleil de justice : viens illuminer ceux qui attendent dans les ténèbres et l'ombre de la mort. » L’âme la plus profonde de Pensée chante ces paroles de l'antienne du 21 décembre aux vêpres de l'Avent. Tout ce qui est en elle de ténèbres aspire à la lumière de la Justice : « L'important n'est pas de qui nous sommes nés, mais pour qui. »233 Pensée est une héroïne bien plus claudélienne que Sygne. Peu lui importe sa race. Elle n'est pas tournée vers le passé. Tout le peuple obscurci de l'Ancien Testament se sent invité, en elle, à épouser la lumière du Christ. Sichel le comprend bien. Elle devine peut-être aussi que cette union ne peut se faire que dans une double oblation sur la croix. Tout à l'heure, elle ne voulait entendre dans la voix de sa fille que celle de la Fiancée juive du Cantique... Désormais, elle s'oppose au mariage : « Et quand même j'aurais voulu que tu l'épouses, maintenant je ne le veux plus ! »234
• La fécondité des ténèbres
235Pensée n'est pas seulement née de la Juive et de la Chrétienne. Elle est aussi fille de la Révolution. Le legs de Turelure, « le bourreau de 93 », n'est ni moins lourd à porter, ni moins fécond. La cécité de la jeune fille n'est pas seulement celle de la Synagogue. Elle est aussi celle d'Orion qui en fut puni pour sa violence. Elle-même le souligne : « ... c'est Orion qui est le danger pour Orian. »235 Elle apporte, en effet, avec elle la destruction : tout ce qu'elle touche est brisé236. Mais, pour mieux signifier la fécondité de ce nouveau pouvoir, Claudel l'introduit par le symbole de la vigne. Celle-ci amène l'automne, promesse de dépouillement et même, puisqu'elle précède l'hiver, de mort. Ainsi, avant le début du drame, a-t-elle déjà dépouillé le Maître du jardin de son bien. Elle lui prendra ensuite Rome, sa ville, enlevant à son Père, le pape, son royaume temporel. Enfin, si Orion, la constellation de septembre, est un danger pour Orian, c'est que le mois suivant lui apportera la mort, dont elle sera la cause.
236Orian est l'« Anima » du drame. L'une des nombreuses significations de ce personnage complexe est qu'il représente la spiritualité, l'âme du catholicisme. La fille des Révolutionnaires achève ici de la dépouiller : « Je vous ai déjà pris votre maison. Maintenant c'est votre ville que je vous enlève. Et celui que vous appeliez votre Père est mis par nous en un lieu d'où il ne peut sortir. »237
237Pensée, la petite-fille de Sygne, fait donc partie de ces impies que le « Magnificat » dénonçait huit ans plus tôt. Claudel n'a songé que très tard à juger leur action dans la spoliation des biens temporels du Saint-Siège. Sa première réaction, dévote, fut pour la condamner238. Alors qu'il commence le drame, en 1915, il affirme encore croire au pouvoir temporel. Le Père humilié semble avoir été l'occasion d'un débat et d'une remise en cause. Dans la scène I de l'acte II, le Pape Pie déplore la perte du patrimoine de Pierre, tandis qu'un Frère Mineur vante le dépouillement. Et, si le premier trouve dans l'Évangile maint argument en faveur de sa thèse, le second n'argumente pas, mais sa parole est celle même de Jésus.
238Le Souverain Pontife vit la perte de sa royauté temporelle comme un échec accablant. Il justifie son attitude par les Écritures. Il est le Pasteur qui doit oublier « toutes les autres brebis à cause d'une seule qui bronche », et voilà qu'il paraîtra devant Dieu à la tête d'un « troupeau décimé »239. Il est haï de ses enfants comme David de son fils Absalon, et le « Vicaire de Jésus-Christ n'est pas moins abandonné que le Fils de l'Homme »240.
239Le rôle du pape est de donner aux hommes « la Vie »241. Il doit demeurer auprès du puits où elle se trouve. Cet « abreuvoir des Patriarches est parfaitement visible, bien que ses murs soient de la couleur de la terre ». Il appartient aux hommes de ne pas s'en écarter en le prenant de loin « pour un tombeau »242. Le sens de l'image est clair. Le pape a besoin d'un support matériel pour accomplir sa mission. Les hommes ont tort de voir dans son Patrimoine le tombeau de l'Esprit. Il est le puits auquel s'abreuvait la Samaritaine du quatrième Évangile. Et le saint Père en tire l’eau vivante qu'il distribue à l’humanité.
240Le Frère Mineur ne répond pas directement. À quoi bon d'ailleurs ? La situation est bien assez éloquente. Qui est le plus à l'image du Christ, du vieillard écrasé par la perte d'un royaume qui n'est pas de ce monde, ou l'ancien berger qui, en soignant les moutons, a « si bien appris à consoler les hommes » :
Le Frère Mineur. – Souvent j'ai rapporté sur mon dos quelque sotte brebis.
Le Pape Pie. – C'est Nous qui sommes la sotte brebis ?
Le Frère Mineur. – Pardonnez à ma grande bêtise.
Le Pape Pie. – Et toi qui es le sage Pasteur ?243
241Le moine ne répond pas, tant il est évident qu'il est ici le bon Pasteur auprès de qui le saint Père vient quérir le réconfort. De même, le puits de la Samaritaine est celui de son couvent à la margelle duquel le pape s'appuie. Et c'est lui, le petit Frère, qui en dispense l'eau avec un peu de miel de sa ruche. Il est le maître du puits, celui qui console et délivre la joie avec des paroles de compassion meilleures « que de l'eau »244.
242Il ne conseille pas « comme un homme sage », mais « parle » comme « l'Évangile »245. Que le pape de Rome se laisse dépouiller : « Qui demande la robe, qu'on lui donne aussi le manteau. / Qui veut nous forcer à aller jusqu’à Sainte-Agnès avec lui, nous irons de bon cœur jusqu'à Viterbe. »246
243Il fait l'éloge du dénuement : « Vous voilà comme un pauvre curé réduit à son presbytère. Vous voici un vrai Franciscain comme nous. »247
244Quand ils verront leur Père libéré de ses biens temporels, les hommes iront le chercher là où il est : « A leurs pieds, avec Notre-Seigneur. » Ils reconnaîtront en lui « le Serviteur des serviteurs »248.
245Le Franciscain ne sait pas toute la vérité, cependant. Ce n'est pas « le Séraphin d'Assise qui a obtenu la Pauvreté pour le Pape de Rome »249. Il doit cette grâce à Pensée en qui s'incarne l'esprit révolutionnaire. C'est par elle qu'il a été destitué.
246Voici donc Orian nu et seul, privé de sa maison, de sa Ville, et de son Père enfermé dans le Latran. Il ne lui reste plus qu'à perdre, avec la vie, l'enveloppe matérielle qui le sépare de Dieu. Dès la scène III de l'acte I, Pensée lui laisse envisager cette perspective :
L'automne me plaît davantage et l’hiver plus encore,
L’intègre hiver qui de toutes choses ne laisse que lame
Toute nue et sans visage dans la foi.250
247C'est Pensée, la vigne chargée de grappes, qui amène l'automne suivi de l'hiver. Elle annonce ainsi qu'Orian mourra par elle, et que cette mort sera une grâce, car elle sera le seul moyen pour lui, selon qu'il le dira, de posséder son âme.
248De même que la mystique johannique du renoncement aux royaumes de ce monde en faveur de celui de Jésus inspirait le dialogue du Franciscain et du pape, le prologue du quatrième Évangile guide celui du jeune homme et de l'Aveugle. Comme Jésus, celui qui est le Soleil levant et la Lumière doit périr par les ténèbres et pour elles. La correspondance avec le modèle scripturaire est, bien sûr, comme toujours, désormais, assez inexacte : Orian ne vient pas seulement pour sauver les ténèbres. Il n'est pas seulement attiré par le besoin que Pensée, dans sa nuit, a de sa lumière. Il sent qu'il tirera lui-même bénéfice de cette mort qu'elle va lui donner : « Si j'étais moins obscure, il y aurait moins de bonheur à m'avoir trouvée. »251 Orian qui a les mêmes aspirations au sacerdoce que Claudel autrefois, trouve, en Pensée, son Ysé. Il ne sera pas prêtre. Mais elle lui permettra de réaliser dans la mort ce que la vie lui aura refusé. Comme le Poète de la cinquième ode, il pourra boire le sang du Christ dans le calice réservé à l'officiant lorsqu'il sera entré dans la maison du Père.
• Le refus de la lumière
249Non seulement Pensée dépouille Orian et l'écarte de sa vocation, mais elle repousse celui qu'elle attire, comme les ténèbres, en Jean, ont repoussé Jésus.
250La cécité de Pensée est liée à son désir d'absolu. Les premiers héros claudéliens en étaient déjà possédés. Mais sa triple hérédité a donné à ce besoin une valeur nouvelle. Fille de l'Ancien Testament, elle ferme son regard au monde moderne qui est celui des idoles. Son premier refus est exprimé au nom des « gens de l'ancienne Foi ». Israël, à travers Pensée, s'interdit le contact du monde moderne parce qu'il est païen, idolâtre252, matériel. La lumière qui le baigne ne vient pas de Celui qui Est253. La fille de Sichel aspirerait à la communion avec les nations dans la fraternité humaine. Mais les lendemains de la Révolution ont menti. Il n'y a pas de fraternité humaine et elle ne veut pas d'un « faux amour ».
251Fille des Révolutionnaires, elle hait aussi l'Église, parce que celle-ci accepte le relatif. Elle veut changer tout ce qui est imparfait. Aussi repousse-t-elle la doctrine de Paul selon laquelle « tout pouvoir vient de Dieu »254. Elle refuse celle qu'elle appelle « la grande étouffeuse », « la grande endormeuse255 » parce que, en consacrant le réel, elle le rend éternel, parce qu'elle refuse de détruire.
252Le sang qu'a légué Sygne n'est pas étranger non plus, sans doute, à ces attitudes. Elle aussi haïssait ces idoles du XIXème siècle vitupérées par le Journal et le « Magnificat ». Et la spiritualité chrétienne peut inspirer une exigence d'absolu qui éloigne, sinon de Dieu, du moins de sa création et de son Église. Ainsi le pape est-il en butte à l'hostilité de « quelques pauvres Frères »256, bien qu'il n'ait fait ni « le Ciel et la Terre », ni « le péché »257 et qu'il ne soit pas responsable du Mal. Mais sa plus haute exigence semble bien l'héritage d'un christianisme perverti. À Orian qui la prie de ne plus fermer les yeux à la beauté de Rome, la jeune aveugle répond : « Montrez-moi la Justice et cela vaudra la peine de les ouvrir. Qu'est-ce que cette Beauté qui ne nous empêche pas d'être aveugles ? »258 Elle semble paraphraser, en la durcissant, la réclamation de Philippe, un disciple de Jésus à qui est offerte la contemplation du Fils et qui demande à voir le Père : « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. »259
253Pensée peut donc bien être le « symbole de l'amour eucharistique » dont parle Claudel dans ses Mémoires improvisés260. Mais cet amour est vécu dans les ténèbres où l'âme humaine se réfugie pour ne pas voir la lumière aveuglante de l'Évangile. Elle pourra aimer Orian de tout son être, mais elle ne pourra s'ouvrir à son amour en cette vie. Et c'est la plus grande grâce, sans doute, qu'elle lui apporte, celle du « non » à la chair en faveur de l'Esprit. La cécité de la jeune fille est un écran qui s'interpose entre la Juive et le Chrétien qu'elle ne peut recevoir parce qu'il représente le monde moderne, l'Église et le Dieu qui n'est pas celui de ses pères. Mais c'est aussi un lien, car, si elle leur interdit de s'unir dans le relatif, elle leur réserve l'hymen de l'Absolu, au-delà de la mort. Ainsi naît un nouveau couple claudélien qui donnera naissance à celui du Soulier de satin.
254Pensée est peut-être le personnage féminin qui assure le mieux le lien entre les premières héroïnes claudéliennes et Prouhèze. Comme Lâla, elle est la Reine de la Folie, et cela dans la mesure même où elle s'identifie avec la Synagogue, ailleurs appelée la « grande femme folle et vague, avec son visage de fée »261. Son exigence de perfection est aussi destructrice. Elle a entre les mains le roseau brisé de la Synagogue, « ce long dard pour notre perte, analogue / À l'aiguillon même de la mort »262. Elle le tend vers la chrétienté temporelle, comme une promesse d'anéantissement. Et cette promesse sera tenue. Comme Lâla, elle est à l'origine de la perte de la Ville.
255Mais elle a acquis, en outre, un autre visage de « folle », celui d'Ysé, de la « Muse dans le vent de la mer »263, et, en même temps, un pouvoir plus grand de destruction, celui de donner la mort. Loin d'anéantir Cœuvre, Lâla l'avait conduit au sacerdoce par son mensonge et sa promesse non tenue. La Grâce de Pensée est tout autre. Elle est celle de la Muse au visage qui blesse de la quatrième ode. Elle fait plus encore, elle obtient de l'homme, sa victime, qu'il coopère à sa destruction et à sa propre mort. Orian est fasciné par son regard d'aveugle parce qu'il y lit la nécessité de son trépas. Prouhèze franchira le pas définitif, clôture de la création dramatique claudélienne. Elle obtiendra du « non » à la chair imposé à Rodrigue qu'il en construise un monde. Mais Pensée donnera naissance à l'enfant du monde futur. Il ne sera pas créateur, car le temps n'est pas venu. Mais peut-être sera-t-il le chaînon qui relie Orian à Rodrigue.
b) La rencontre des Amants
256Le dénouement du Père humilié est donc à la fois dramatique et victorieux puisque le triomphe de l'esprit n'est obtenu que par le sacrifice de la vie en ce monde et par le « non » à la chair.
257Aucune fatalité extérieure n'imposait cet échec. Ni la cécité de Pensée, ni la situation familiale d'Orian ne sont présentées comme des destins inéluctables. Mais devant son Aimée, l'Amant comprend vite qu'il lui faut sacrifier le bonheur à la joie évangélique et que sa présence corporelle est aussi néfaste à la jeune fille que le serait son absence spirituelle. Elle rendrait en effet impossible son épanouissement. Il doit mourir pour qu'elle se réalise.
258Claudel introduit le merveilleux dans le drame pour souligner, avec le curieux épisode de la « "pierre qui voit clair" »264, que la cécité n'est pas un mal fatal. Il suffit que Pensée donne la main à Orian, et cette « prunelle fée »265 regarde pour elle.
259C'est un « très beau saphir »266. Sans doute est-ce celui-là même que Besme, dans La Ville, offrit à Cœuvre. Orian, son fils spirituel, le possède. Besme l'ingénieur, le constructeur de la cité moderne sans Dieu, l'avait arraché à ses mines et à ses fouilles. « Cette goutte de nuit abstraite, prunelle de la primordiale cécité »267, antérieure à la naissance de la lumière engendrée par le Verbe divin, n'est pas sans rapports avec le regard obscurci du peuple qui refusa de contempler le Verbe Jésus. Mais elle a été consacrée par Cœuvre, le Poète-prêtre. Sa découverte, qui est le fruit du travail des six jours de la semaine, a été sanctifiée par le Repos du septième Jour. Il suffisait à Pensée de communier à cet ouvrage et à sa consécration pour que ses yeux s'ouvrissent. Mais elle se contente de faire le tour du jardin, appuyée au bras d'Orian. Elle ne veut porter son regard ni sur la Ville que l'homme a construite, ni sur le prêtre qui la bénit. Ainsi, le péché de ses ascendants n'est pas la seule cause de la cécité de Pensée. Elle ne veut pas voir, et elle n'acceptera pas la lumière que lui tend Orian.
260Pour le reste, les causes possibles de l'échec sont aisément surmontées et les griefs invoqués sont sans valeur. Les attaches familiales du jeune homme, notamment, ne sont pas un obstacle réel.
261La rivalité fraternelle, si importante dans L'Otage, a resurgi. Orso, le cadet d'Orian, aime aussi Pensée et la recherche. Mais l'intrigue n'en est pas affectée. L'aîné n'est pas privé de son droit, comme Ésaü. Bien qu'il ait exactement la même voix que son frère, Pensée, plus sensible qu'Isaac, le reconnaît aisément et l'élit268. C'est en lui seul qu'elle fait naître le chant269, vertu qu'elle a reçue de la musicienne Sichel.
262Au cours d’un débat devant le pape qui les considère comme ses enfants, chacun des deux invite le Père à désigner l'autre comme époux. Mais c'est Orian qui aime le mieux et qui peut le plus donner270. Par la suite, d'ailleurs, il renoncera à laisser Pensée à son frère qui ne la lui dispute pas : « Non, Pensée, il ne le faut pas. Il ne faut pas que ma chère Pensée soit à un autre qu'à moi seul. »271 Orso, quant à lui, entoure son aîné d'une affection admirative. Il n'a rien d'un Caïn, malgré l'allusion perfide de la jeune fille lorsqu'elle devine la mort de celui qu'elle aime. Loin de vouloir alors prendre sa place auprès d'elle, il le suivra dans son trépas.
263Les reproches que l'Aveugle adresse à son Amant sont facilement repoussés. Orian n'appartient pas au monde ancien représenté ici par les Autrichiens272. Il ne prend pas le parti du passé contre les vivants : « Les morts sans moi sont assez bons pour ensevelir les morts. »273 Son christianisme est authentiquement celui de l'Évangile. Il est faux, aussi, que l'Église, en la personne de « cet absurde vieillard pour qui le temps ne marche pas »274, soit entre eux. Leur union est celle des âmes, de l'Ancien et du Nouveau Testament, et rien ne peut s'y entremettre.
264Cependant, si les objections de Pensée ne touchent guère Orian, sa grande exigence d'absolu le convainc d'emblée : « Que je voie mon âme tout entière dans la vôtre. »275 Ne reprend-elle pas l'énoncé même de la mystique johannique de l'existence en Dieu ? L'Aimée veut vivre, âme unie à l'âme de son Amant divin, esprit épousant l'Esprit.
265Orian en comprend vite les conséquences : celui qui est chair né de la chair vise le bonheur. Celui qui est esprit né de l'Esprit le sacrifie à la Joie du quatrième Évangile.
266Il ne peut donc être présent physiquement à la jeune fille parce que le bonheur qu'il en recevrait serait pour lui une prison et qu'elle ne pourrait elle-même s'épanouir. Mais il ne peut davantage lui être absent parce que leurs âmes sont unies depuis l'éternité et ne peuvent être séparées. La mort d'Orian est le moyen de cette présence dans l'absence. Elle permet son mariage avec Pensée. Aussi la jeune fille l'apprend-elle alors que sonne l'Angélus. C'est une Visitation, une Annonciation, l'Annonce faite à Marie. Et l'enfant qu'elle a conçu bouge en son sein.
267Orian est, certes, un personnage instable. Comme Tête d'Or, autre image claudélienne du soleil levant, il aime Dieu comme « un sauvage et non pas comme un saint »276, « il l'a conquis »277 par la violence. Sa « mystique [...] à l'état sauvage »278 ressemble à celle que l'auteur avait cru découvrir en Rimbaud. Comme Louis Laine, il est « capable d'obstination, mais non pas de patience, et de mille coups de tous côtés, mais non pas de méthode, et de désir, mais non pas d'intelligence, de désir, mais non pas de résignation »279. Il n'est certes pas homme à manger le bouilli « en rond »280, ni tel qu'une femme puisse lui mettre la main dessus : « Alors, est-ce que vous me conseillez de déserter ? Est-ce que vous m'enfermerez à clef dans votre maison et je n'aurai pas d'autre affaire au monde que de vous caresser ? »281
268Là n'est pourtant pas le vrai motif de son éloignement. Si Pensée est « le danger pour » lui282, c'est qu'elle en ferait un homme satisfait. Or, il a reçu le conseil de Tête d'Or mourant à ses fidèles, et l’a repris à son compte : « ... et moi je sais que c'est moi-même qui suis mon pire ennemi. »283 Il sait, lui aussi, qu'un homme heureux est un homme assis, replié sur lui-même. Comme Tête d'Or, encore, il reprend le mot d'ordre prêté par la Vulgate à Daniel, d'être un homme de désirs : « Il est nécessaire que l'on ne me bouche pas la bouche et les yeux avec cette espèce de bonheur qui nous ôte le désir ! »284 Il faut rester tourné vers ce qui est hors de soi, vers la conquête.
269Mais, si l'élan qui porte Orian n'est pas sans analogies avec celui des premiers héros, la quête n'est plus celle de la rapacité et de l'affirmation du Moi. Le jeune homme a pour but, comme les héroïnes d'autrefois, comme la Princesse, la délivrance spirituelle de l'autre. Et c'est le second motif pour lequel il doit s'abolir. Sa présence, en effet, comme celle d'Éros dans le mythe grec, contraint la nouvelle Psyché à vivre dans les ténèbres : « Je suis tellement jaloux. Vous savez que c'est par moi que vous êtes aveugle et c'est moi qui monte la garde à la porte de chacun de vos sens... »285 Ici, cependant, Orian représente le peuple chrétien devant le judaïsme. L'apôtre Paul, en effet, a enseigné que le salut des Gentils et leur richesse spirituelle furent assurés par la défaillance et la déchéance d'Israël286. Il a fallu l'aveuglement volontaire de la race élue et son refus de la lumière qui lui était destinée pour que celle-ci fût offerte aux Nations qui n'avaient pas été appelées. Pensée l'explicite clairement :
Tu es chrétien [...]
Pour que tu voies, c'est pour cela sans doute qu'il fallait que je fusse aveugle.
Pour que tu aies la joie, il me fallait sans doute cette nuit éternelle sans aucune parole que ma part est de dévorer287 !
270La cécité de la Synagogue est donc providentielle. Il a fallu qu'elle ne vît pas le message qui lui était proposé pour qu'il fût offert à ceux qui avaient des yeux. Mais voilà, maintenant, que la Providence exige d'eux un sacrifice en retour. Voilà qu'ils ont des yeux non plus seulement pour voir, mais pour être blessés, comme le Poète par le visage de la Muse, comme, plus tard, Rodrigue, par celui de Prouhèze. Le regard obscurci de Pensée apprend à Orian l’ennui de soi-même et le désir de l'autre. Et déjà voici que son âme s'arrache hors de lui, horriblement dans « une série de grands efforts l'un après l'autre, comparables aux nausées de la mort »288.
271Le peuple chrétien n'est cependant pas invité à disparaître. Il ne doit perdre que son corps, ses privilèges temporels. La chrétienté seule et ses pouvoirs vont achever de se dissoudre. Le retrait spirituel d'Orian est aussi impensable, en effet, que sa présence physique est devenue impossible. Les deux amants, l'Ancien et le Nouveau Testament, doivent marier leurs âmes en une union mystique. Pensée a été faite, en effet, d'un « peu de [la] substance qui avait été disposée en » Orian289. Elle est l'Ève de cet Adam. Elle n'est pas née d'une de ses côtes, chair issue de sa chair. Mais la parole qui fut adressée à Moïse n'est pas d'une autre nature que celle du Verbe Jésus. L'Ancien Testament est une première annonce de l'Évangile. Il prépare la révélation du Dieu-Amour. Il ne peut se passer du message auquel il a préparé la route. Aussi Pensée ne peut-elle vivre sans Orian, sans « cette voix, comme la révélation de tout, qui [lui] a dit une fois : Ma bien-aimée »290.
272Aussi ont-ils été fiancés avant toute révélation, virtuellement unis dans l'éternité du Verbe divin :
Pensée. – Tout ce que tu dis, je le savais d'avance.
Orian. – Te souviens-tu de ce que je t'ai promis, il y a si longtemps qu'on ne saurait dire le moment,
Cette chose entre nous qui était avant notre naissance ?
Pensée. – Je m'en souviens.291
273C'était avant, sans doute, que l'Esprit même de Dieu ne planât sur les eaux, et que la Sagesse ne coopérât à la création. Et Pensée ne saurait être, pour l'éternité, « quelque part » où Orian ne soit pas.
274Sans doute ne s'agit-il là que d'un aspect des rapports entre les deux Amants, aussi complexes que la diversité des figures mystiques qu'ils représentent. L'impossibilité et la nécessité de la présence aux ténèbres de celui qui est la Lumière ont bien d'autres causes. Mais le résultat est clair pour Orian : il lui faut s'arracher son âme hors de lui-même, en prendre possession par la mort pour l'offrir à l'Aimée. Il lui faut mourir pour aller jusqu'à elle292. Leur communion sera alors possible. Il pourra être l'amant divin sans imposer de ténèbres. Il ne sera plus le possesseur de la joie du Christ, mais l'offrira à celle dont le regard s'éclairera peut-être : « C’est alors que je pourrai revenir vers vous, ma chérie, et vous dire : Ouvre les yeux, Pensée ! »293
275La rencontre de l'acte III, scène II, est donc décisive. Le sacrifice est plus que consenti, presque accompli, et Orian peut alors parler de lui au passé : « Ce fut du temps, ma Pensée, où je vivais encore. »294
276La jeune fille, quant à elle, comprend parfaitement la portée du sacrement par le « non » à la chair qu'ils se sont mutuellement imposé. Elle demeure ce qu'elle est, l'Ancien Testament. Elle le dira à Orso venu lui annoncer la mort de son aîné : « Orso, je suis comme la fiancée du Cantique dont il est écrit que les doigts distillent la myrrhe. »295 Et, alors qu'il lui propose un mariage blanc, afin de satisfaire aux convenances avant de mourir, il sait qui il va épouser : « Alors c'est l'Ancien Testament que je vois là assis devant moi en votre personne ? »296 Elle veut même rester la Synagogue, et l'être encore plus profondément : « Ah, puisqu'il m'a aimée aveugle, c'est d’être plus aveugle encore que je désire. »297 Claudel ne demande pas au peuple juif de se convertir. Il le dira plus tard explicitement. Qu'il reste ce qu'il est. Qu'il accepte seulement d'être fécondé par le sacrifice d'Orian. Qu'il imite Pensée. Elle a accepté, comme l'autre Juive, la Vierge Marie, d’être visitée par l’Esprit. Elle aussi a été bénie entre toutes les femmes : « Il y a beaucoup de femmes plus belles que moi, et cependant c'est moi qu'il a choisie ! »298 Elle entonne son propre « Magnificat » : « Loué soit Dieu, parce que je lui ai paru désirable ! Loué soit Dieu parce qu'entre toutes il a désiré ces choses seules que j'étais en état de lui donner ! »299 Et lorsqu'elle respire les tubéreuses où est caché le cœur d'Orian, son enfant bouge en elle, comme a tressailli celui d'Élisabeth lors de la Visitation300.
277Le fossé qui existait déjà entre la mère et la fille s'élargit encore. Les cloches de l'Angélus qui saluent cette Annonce faite à Marie paraissent « fatales » à Sichel parce qu'elles parlent en même temps de sacrifice et de souffrance. Elles inspirent, au contraire, et pour cela même, à Pensée le désir de résonner comme elles. Elles renforcent et orientent son besoin d'absolu : « ... comme elles voir Dieu, ne serait-ce que le temps de compter jusqu'à cinq. »301
278Que la Synagogue reste donc aveugle à la lumière de l’Évangile, puisqu'elle ne veut le voir. Que son exigence de perfection la tienne éloignée de l'Église. Mais qu'elle accepte de s'unir au peuple chrétien pour enfanter le monde futur. Qu'elle ne répugne pas aux douleurs qu'a connues Marie et qui accompagneront nécessairement cette maternité spirituelle. Et, puisqu'elle ne veut pas contempler les impuretés du monde, que ce ne soit pas, comme autrefois Pensée, par le seul souci de la justice. Mais qu'elle tourne son regard aveugle vers le Père. Cela suffira.
c) L'imprégnation biblique
279Dans la mesure où Le Père humilié est un drame historique, il l'est moins par l'analyse du présent que par son regard tourné vers le futur. Il est un drame de désirs. La personnalité de l'auteur y joue un rôle plus direct, sinon plus important, que dans Le Pain dur. Et le domaine scripturaire est ainsi réintroduit.
280Les esquisses de la pièce et le Journal montrent comment. Les premiers projets ignorent les thèmes bibliques. Et c'est Pensée, la Femme, le personnage le plus lié aux aspirations du dramaturge qui les introduit. Le Journal révèle, par ailleurs, que, bien qu'entrés tardivement dans l'œuvre, ils ont été apportés par des méditations antérieures au moment où Claudel en a eu l'idée. Il nous montre aussi qu'ils sont unis à d'autres sources d'inspiration religieuse auxquelles la pièce doit, pour une part, sa mystique.
281On ne saurait guère contester la conclusion que J.-P. Kempf et J. Petit donnent à leur étude du drame : « Il est bien certain que ni le thème de la cécité, et donc tous les développements sur Israël, ni la situation historique ne sont primitifs. »302 On pourrait ajouter : ni les allusions scripturaires. Elles apparaissent tard, en effet, et restent bien discrètes dans cette feuille volante, de 1915 vraisemblablement :
La fille de Sichel, aveugle et très belle (sans qu’on le sache)
Le héros, solaire, destiné à une vie violente, joyeuse et [un mot ill.]303.
282Le héros solaire semble, à ce moment, devoir être un Rimbaud fort peu christianisé, un Tête d'Or peu soucieux de sa vocation sacerdotale. La cécité de Pensée paraît, par contre, déjà liée au judaïsme. Sa beauté pourrait être, en effet, celle de la Fiancée du Cantique..., amenée à proclamer une grâce que les autres ne voient pas : « Je suis noire, mais je suis belle... »
283Une note du 4 novembre ébauche nettement, par contre, la mystique du drame : « Je <vais rentrer> dans mes ténèbres, Sygne de Coûfontaine, la race juive. Mais tu ne <m'aimeras> pas, tu ne me connaîtras pas, tu ne me prendras pas, c'est mieux ainsi. Ce que j'ai à te donner, je le <veux> pour une autre vie. »304 Le « non » à la chair au profit de l'Esprit est ainsi clairement posé. Cependant, si Pensée l'exige en tant que fille de la Chrétienne et de la Juive, la référence scripturaire n'est pas indiquée.
284La première allusion biblique sera introduite par le désir d'absolu de la jeune fille et sa vocation destructrice dans une note non datée, mais postérieure : « (La femme contre le Père. Pensée n'a pas eu de père. Montre-moi le Père.) »305 Claudel ne paraît découvrir ainsi que très tard, au moment de l'élaboration, le « Sujet de la pièce : Vers la joie, vers Dieu... »306.
285Les esquisses semblent donc montrer que la Bible est étrangère à l'idée originelle du Père humilié. Claudel n'avait pas l'intention d'écrire une pièce scripturaire. Le Journal, cependant, nous laisse deviner une sorte d'« Irrépressible » qui s'impose sans être attendu et prépare l'élaboration de l'œuvre avant même que l'auteur songe à l'écrire.
286On remarque, dès 1904, deux groupes de notes, principalement. Le premier annonce la spiritualité du drame. Une première citation, tirée d'Amos, montre qu'elle est la conséquence nécessaire du paganisme baignant Le Pain dur : « Voici que j'enverrai la faim ; non la faim de pain, ni la soif d'eau, mais celle d'entendre la parole de Dieu. »307
287Le mépris des eaux de Siloë a endurci, aux yeux d'Amos, le cœur des hommes. Mais l'absence de Dieu, qui en résulte, fait naître le besoin du Verbe divin, « Verbum Dei ». Il sera envoyé. Ainsi le nouveau drame sera d'autant plus mystique que le précédent a été plus dépourvu de spiritualité.
288Claudel ne songeait, en 1904, à aucune application littéraire. Sa pièce sera à peine ébauchée dix ans plus tard. Pensée n’est pas encore présente à son imagination lorsqu'il évoque déjà sa cécité. Il n'en comprend d'abord que la faiblesse. Un commentaire d'une citation de Paul extraite des Moralia dénonce ce qui est peut-être le tort principal de la jeune fille : « Autrefois les idoles, maintenant les idées. »308 Si elle condamne le culte grec de la beauté, en effet, ce en quoi Claudel ne l'approuve certainement pas, elle demande à voir la Justice, non le Père, au moins avant le dénouement. Elle cède ainsi à l'idolâtrie moderne des abstractions. C'est une des causes de son aveuglement.
289Celui-ci est, d'abord, durement jugé. Est-elle de « ces âmes opaques qui ne donnent de lumière qu'en la rejetant »309 ? Elle serait alors à l'image du damné qui « éternellement [...] brille de cette lumière qu'il repousse »310. Le Père humilié reprendra l'image, non la condamnation. Pensée ne sera pas une réprouvée, mais une élue : « Les autres [yeux] reçoivent la lumière, mais les tiens la donnent. »311 L'évolution ira dans le sens d'une ouverture qui se laisse déjà deviner dans le Journal de 1904 où l'on voit le « peuple juif assimilé au patriarche Jacob (Israël) aux yeux obscurcis »312. De plus, le pardon et la réintégration, problèmes posés par le finale du drame, sont déjà promis313.
290Un second groupe de notes met mieux encore en valeur le travail secret d'élaboration de la pièce. Il pose le problème de la perte des États pontificaux. Et, alors que, dans une esquisse de novembre 1915 et dans sa correspondance, Claudel la déplore encore, le Journal, dès mars-avril 1908, laisse deviner la possibilité d'une toute autre attitude : « Le même reproche fait à Pie VII qu'à notre grand pape Pie X. C'est une bête, dit Napoléon. On ne peut perdre ses États temporels d'une manière plus bête. Stultitia – scandale du monde. »314
291Claudel songe à L'Otage, sans doute. Mais tout se passe comme si, à son insu, se préparait, dans son esprit, la première scène de l'acte II du Père humilié où le pape, appuyé à la margelle du puits franciscain, reproche aux hommes de s'être détournés de l'abreuvoir des Patriarches315. Dans le Journal, déjà, en effet, la question des États pontificaux semble rapprochée du thème de l'eau vive. Deux citations de Jérémie y suivent immédiatement l'allusion historique et préparent ces propos : « Ils m'ont abandonné, moi qui suis une source d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes, citernes crevassées, et qui ne peuvent retenir l'eau. », et : « Maintenant qu'as-tu à faire sur le chemin de l'Égypte pour boire de l'eau bourbeuse ? »316
292D'autres textes suivent, qui peuvent être appliqués aux trois drames de la Trilogie. Tous, cependant, sont empruntés à la liturgie du dimanche des Rameaux, donc à celle de la Passion. Elle suggère au catholique traditionaliste, bien éloigné encore de l'admettre en sa pensée consciente, que la vocation de l'Église n'est pas dans la défense de ses biens temporels, mais dans l'imitation de Jésus-Christ. Elle doit accepter le dépouillement pour redevenir le puits d'eau vive où pourra s'étancher la soif de l'humanité. Saint François montre déjà le chemin à suivre. À l'image du Serviteur souffrant d'Isaïe, cette Église sera alors, plus que jamais, « dégoût et scandale des beaux esprits »317. Mais elle fera la volonté du Père.
293Ainsi les réflexions du Journal, qu'elles précèdent ou ignorent encore les réponses apportées par le drame, nous montrent-elles l'envahissement régulier du domaine claudélien par le spirituel. Elles en laissent deviner aussi le processus. Le dramaturge semble suivre une pente dont il ne paraît pas distinguer d'abord clairement où elle le mène. Il relève dans ses lectures tout ce qui l'aide à en prendre conscience et à progresser. Dans ce cas précis, nombre d'autres influences rejoignent celle de la Bible, et tout particulièrement celle de sainte Thérèse d'Avila.
294À partir de 1912, les références scripturaires portent essentiellement sur l'aspect spirituel du drame. Mais auparavant, dès novembre-décembre 1911, il a distingué « l'église des Conciles, émergeant des longs siècles de définitions, [...] l'église militaire et mystique »318. Le pape et Orso vont représenter les deux premières. Mais c'est à la troisième qu'il va s'intéresser. Elle sera incarnée par Orian dont les rapports avec Pensée seront ceux qu'il désire avec le peuple juif.
295Cette remarque suit de peu l'allusion aux « âmes opaques ». Claudel, désormais, sait où il va. Pour y parvenir, il a besoin de se convaincre qu'il n'est pas d'âme si opaque qu'elle ne puisse recevoir la lumière.
296Jean et Paul amorcent la réflexion théologique : « Dieu éclaire tout homme venant en ce monde. » – « Il veut sauver tout homme. »319 Saint Thomas et la Tradition catholique la complètent : la Grâce existe en dehors de l'Église, et, donc, pour le peuple non converti320. Mais l'influence de sainte Thérèse est déjà déterminante. C'est elle qui inspire l'idée essentielle : l'Église catholique n'eût pu exister si « dès l'origine le peuple juif s'était converti en masse au christianisme »321. Il devait rejeter la semence pour qu'elle germât parmi les Nations. Non seulement la cécité d'Israël n'est pas une tare sans remède, mais elle est justifiée, comme le sera celle de Pensée dans Le Père humilié. Les nombreuses allusions à la réconciliation des Juifs vont dans le même sens322.
297C'est encore à la mystique de sainte Thérèse, semble-t-il, que Pensée doit une grâce essentielle liée à son refus de la lumière, sa sensibilité au monde extérieur. Claudel, certes, ne néglige aucune source. Si Orso appelle Pensée « Madame Cognepartout », alors que, précisément, elle ne se cogne nulle part, c'est que la chauvesouris vient de livrer son secret. Elle ne voit pas dans la nuit, mais, en elle, le « sens du toucher est si extraordinairement développé [qu'elle ressent] à distance les moindres vibrations extérieures ». Pensée fait de même323. Et si elle communique avec Orian en faisant naître la musique en lui et en touchant le saphir qu'il porte au doigt, c'est un peu, peut-être, parce que, dans son Paradis, Dante a fait couronner du son de la lyre le saphir le plus beau324.
298Mais la Vie de sainte Thérèse d'Avila, surtout, justifie la mystérieuse compréhension entre les deux amants. L'âme y parle à Dieu, en effet, « sans envoyer de messagers et sans élever la voix »325. Et si la parole d'Orian, comme plus tard celle de Rodrigue, résonne sans aucun son à l'oreille de l'aimée, c'est parce que « dès l'exil Dieu et l'âme s'entendent par cela seul qu'il veut être entendu d'elle et ils n'ont besoin d'aucun autre artifice pour s'exprimer leur mutuel amour »326. Dès mars 1915, la lecture de sainte Thérèse plonge Claudel dans une atmosphère mystique qui sera celle du drame. En juin, il relève que le « Divin Maître » fit entendre à « une personne » une voix si belle « q[ue] si ce chant se fût prolongé, son âme aurait quitté le corps par l'excès du plaisir et de la suavité que N.-S. lui faisait goûter »327. Ainsi le Maître du jardin fera-t-il entendre à Pensée une voix inaudible à Sichel : « Tu ne l'entends pas, mère, mais moi, je l'ai entendue. Il a cessé de parler et je l'entends encore. Il parle et mon âme tressaille de l'entendre. »328
299Thérèse peut encore avoir contribué à inspirer les sentiments dominants des deux protagonistes. Pensée peut lui devoir le mépris du soleil de ce monde : « Mais cette divine lumière ne ressemble en rien à celle du soleil ; elle seule paraît à l'âme une lumière naturelle, tandis que celle de cet astre ne lui semble en comparaison que quelque chose d'artificiel... »329 Elle parle aussi beaucoup de mourir. L'âme désire quitter « sa captivité dans son corps et la misère de la vie »330. Et le désir même de l'eau vive introduit chez elle à celui de la mort : « Ô mon tendre Maître, quel ineffable bonheur ce serait que de se voir submergé dans cette eau vive ! Jusqu'à y perdre la vie ! »331 On comprend mieux ainsi la facilité avec laquelle Orian accepte de mourir, même si l'on constate avec regret la perte de tension dramatique qui en résulte.
300Les premières esquisses du drame apparaissent ainsi comme un cadre qui ne contient pas vraiment l'œuvre en germe. Une inspiration le remplit, qui leur est antérieure. Elle naît de toutes les interrogations que l'auteur se pose sur lui-même et sur le monde. La Bible y joue un rôle essentiel. Cependant, moins que jamais, à ce moment de l'évolution spirituelle de Claudel, elle n'apparaît comme un livre qui donne réponse à tout et où l'on s'enferme. Dans les Odes, elle ouvrait sur l'univers. Elle introduit maintenant aux mystères d'un amour humain qui n'est en rien différent de l'amour divin. Elle accueille ainsi, sans être affaiblie ni trahie, des modèles qui lui sont étrangers. Orian devant Pensée, c'est le poète dramaturge devant la Femme interdite. C'est aussi l'Éros de Patmore devant sa Psyché, le Dieu de Thérèse devant l'âme humaine.
301Dès le Journal, nous voyons des versets du Cantique... juxtaposés aux propos de la sainte : « Le Roi m'a introduite dans le cellier à vin ; il a réglé en moi l'amour. »332 Et nous ne savons plus si l'ivresse qui envahit les amants est celle qu'a connue le poète, celle de la Fiancée de Salomon, ou celle que Thérèse demande à Dieu333. Sans doute n'en est-il qu'une, comme il n'est qu'un amour et qu'une inspiration sacrée. Et, à l'heure où Claudel s'engage sur le chemin qui va le conduire à la possession de l'univers, les Écritures s'ouvrent aux autres œuvres de l'amour humain et divin. Elles sont de même nature et doivent s'unir dans le poème de Claudel pour contenir ce monde qu'il s'apprête, comme plus tard Rodrigue, à créer.
3. La Cantate à trois voix : L'adaptation de l'inspiration biblique à la nouvelle mystique claudélienne
302Le Processionnal..., la lecture des « Hymnes » l'a déjà montré, en fermant la période des Cinq Grandes Odes, a ouvert une voie nouvelle. Celle-ci est à la fois une et multiple. Elle est une parce qu'elle suppose un contact toujours plus sincère et plus exigeant avec la réalité concrète et que ce contact entraîne un retour des modèles et des formes. Rodrigue peinturlure des « feuilles de Saints » semblables à celles écrites par Claudel. Et Le Soulier de satin avoue ainsi une parenté inattendue. La nouvelle création est multiple aussi, englobant des œuvres très différentes et n'ignorant ni les ruptures ni les discontinuités.
303L'inspiration scripturaire souligne cette diversité puisque la référence biblique très fréquente dans certaines œuvres est presque absente dans d'autres. Mais elle contribue surtout à l'unité de l'ensemble dans la mesure où elle n'est jamais étrangère à l'attitude religieuse de Claudel, même si rien n'en informe.
304La Cantate à trois voix est de cette présence discrète ou invisible un exemple privilégié. L'image scripturaire y apparaît surtout par le souvenir des œuvres antérieures. Elle s'affaiblit ou perd son sens. Mais l'œuvre n'en est pas moins pénétrée le plus intimement de la mystique et de l'esprit des Évangiles.
305Claudel s'habitue, en effet, à poser les problèmes dans les termes mystiques. C'est ainsi que les thèmes anciens, comme celui de l'abolition de la Rose ou de la jonction du temps à l'éternité, tendent à perdre leur caractère biblique. Mais ceux qui sont plus nouveaux, la communion de la créature au créateur, la présence de l'Époux en son absence, même s'ils sont peu marqués par les modèles scripturaires, supposent une intimité plus parfaite que jamais, en réalité, avec eux. Et la révélation de l'homme absolu et de la terre transfigurée se fait à travers la structure même du poème.
306En l'heure du solstice « qui est entre le printemps et l'été... / [...] / Sommeil sans aucun sommeil [...] / Nuit sans aucune nuit... »334, en « cet instant de l'année extrême et le plus aigu... », moment qui, entre deux temps, nie le temps, trois femmes chantent les « choses éternelles »335. Entre le passé et le futur surgit un éclair d'éternité. Il définit la forme d'un cercle qui, traversé par le souvenir et le désir, est l'image de l'infini divin.
a) L'abolition de la rose et l'effacement de la référence directe
307Les trois femmes chantent une absence triple : l'Époux est défunt, le fiancé attendu, le mari éloigné. Telle est la condition même de la présence à l'éternité et de la véritable existence. Si le désiré était là, cet instant serait semblable à tout autre vécu entre ses bras. L'exigence mystique apparaît ainsi très vite.
308La Rose, c'est-à-dire la Femme, mais aussi tout être, doit cesser d'exister pour être totalement. Elle doit être absente à elle-même. Il faut qu'elle s'abolisse en son parfum, en elle-même : « Aucune rose ! », afin que s'épanouisse « cette parole parfaite » en qui elle est née336. Cette exigence, comme pour Sygne de Coûfontaine, va bien au-delà de celle de l'Évangile pour qui l'être propre doit être dépouillé de tout ce qui lui est extérieur, et non disparaître, même partiellement. Claudel est proche, ici, du testament encore païen de Tête d'Or mourant qui enjoignait à ses compagnons de considérer leur Moi comme leur plus grand ennemi. L'Évangile invite à aimer Dieu par-dessus tout, c'est-à-dire plus que soi-même, mais aussi à s'aimer comme on aime son prochain. Il admet donc que l'homme se complaise en son existence personnelle. L'abolition du Moi ne semble pas relever d'une mystique proprement évangélique.
309Ses lectures ont pu influencer Claudel, mais il semble bien qu'il soit ici guidé par son expérience de la conversion. Le lecteur entend un écho lointain, mais non assourdi, de la lutte ancienne. Le poète de Vers d'Exil était sommé d’admettre en soi l'Autre plus lui-même que lui. Il a maintenant cédé jusqu'à accepter de cesser d'être soi, dans la mesure du moins où son être propre est distinct de la Parole en laquelle l'Autre s'est complu.
310Le fonctionnement de la pensée claudélienne apparaît alors plus nettement encore que dans les Odes. La référence biblique, portée par le souvenir de la conversion, réapparaît à travers celui des œuvres antérieures. Mais elle s'affaiblit.
311Lorsque Claudel découvre dans la Rose à la fois l'Absence et la perfection du cercle, l'image et la pensée sont neuves :
Aucune rose ! mais cette parole parfaite en une circonférence ineffable
En qui toute chose enfin pour un moment à cette heure suprême est née !337
312La Rose ne garde ici rien de la rose, et le caractère essentialiste de la poétique l'emporte désormais. Il est possible que soit libéré à ce moment tout un aspect de la personnalité claudélienne jusqu'alors caché par un attachement direct et constant au texte de la Bible. Peut-être le poète se souvient-il aussi des « mardis » de Stéphane Mallarmé, et de l'album de poèmes en l’honneur du maître, auquel il s'honora encore de participer en 1897 ? « Aucune rose... » évoque l'absence de la fleur : « Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets. »338 Mais on reconnaît aussi sans peine, en cette « parole parfaite », le « Qu'elle soit ! » de la première ode. Et, à travers la poétique des « Muses », on entend de sourds échos venus de La Ville, du Repos..., et même, de Tête d'Or.
313La théologie du Repos..., en tout cas, et la poétique de La Ville, sont supposées ici. La créature est à la jonction du temps et de l'éternité. Elle participe, en effet, à l'un par sa brièveté, à l'autre par l'heure et le mode de sa naissance. Elle est le moyen par lequel ce qui passe rend hommage à l'immuable. La parole divine n'a été inscrite en l'être d'un moment que pour être rendue en oblation à Dieu. Elle ne peut être exprimée que s'il l'expire en expirant :
Plus une chose meurt, plus elle arrive au bout d'elle-même,
Plus elle expire de ce mot qu'elle ne peut dire et de ce secret qui la tire !339
314L'enseignement de Cœuvre, dans la seconde version de La Ville, transparaît alors. Mais on voit aussi surmontée la double expérience d'échec vécue par Simon Agnel et Cébès dans Tête d'Or. Tous deux meurent vraisemblablement de n'avoir pu dire la Parole qui est en eux. Ils ne peuvent, ou ne veulent, en tout cas, transmettre, le premier, le secret qu'il avait reçu au moment de sa rencontre avec l'Autre, le second, celui dont il révèle l'existence à son dernier instant.
315Et si, d'œuvre en œuvre, la même question est posée, c'est qu'elle reprend celle de la conversion. À partir de la rencontre avec Dieu, l'expression de l'ineffable dans la création littéraire est devenue graduellement celle de la parole créatrice. C'était, pour Simon, dans la première version de Tête d'Or, un vin que chacun possède et qui « n'est pas fade pour lui seul »340. Pour Cébès, dans la seconde version, la Parole inexprimable en lui est liée à la présence de la Femme des Proverbes.
316Dans La Ville, mort et expression poétique, qui est expiration, sont étroitement liées. La Cantate... livre la vraie raison de cette union. La création littéraire est une façon de revivre la conversion : « ... entre les bras de celui qui nous aime être cette rose impuissante à mourir ! »341
317Cette expérience est à jamais inachevée, toujours recommencée, car elle ne peut être réalisée que dans la mort, « notre très précieux patrimoine »342. C'est alors que le converti peut enfin sortir de soi pour aller vers Dieu, que tout être peut dire la Parole qui est son essence et son Être...
318L'héritage de la Genèse, que ce double thème de la conversion et de l’expression réintroduisait constamment dans les Odes, paraît alors bien lointain. D'œuvre en œuvre, la référence est devenue moins précise et moins fidèle. Le Repos s'y conformait encore. Dieu était présent en l'homme par l'haleine qu'il y avait insufflée. La première ode, déjà, y mettait la Parole créatrice, oubliant qu'il n'est d'autre parole que le Verbe Jésus. L'effacement de la référence ne signifie pourtant pas que la leçon est oubliée. La comparaison avec le texte de Mallarmé précédemment cité le montre. Il y a, de Variations sur un sujet à La Cantate..., toute la distance d'un idéalisme agnostique au christianisme de Claudel. La réalité de la fleur ne se lève pas, idée, à la seule voix du poète. Elle est née pour Dieu seul et n'existe qu'en lui. Sa seule vocation est de participer à son éternité et à son infini. Claudel est, à la fois, plus modeste et plus éloigné de son maître que dans la première ode, puisqu’il ne revendique plus la seconde paternité de l'être, et que, désormais, la Rose seule s'exprime en expirant. Il n'est devenu infidèle à la lettre que pour être plus proche de l'esprit. Sa désinvolture n'est qu'apparente et ne signifie nullement l'effacement de l'imprégnation scripturaire.
319De la même façon, les images bibliques, lorsqu'elles sont présentes, oublient leur signification littérale, mais c'est pour dire l'union du spirituel et du temporel, donnée fondamentale de l'Évangile que domine le mystère de l'Incarnation. On voit ainsi l'étoile du matin apporter à l'Époux les cadeaux de la Femme : « Vénus... / ... N'est plus, et déjà, portant nos présents avec elle, aurum et thus. / ...Ayant passé de l'autre côté... / ... Future, laissant ce qui est éteint... / ... Nous précède dans le matin ! »343 Le texte latin de la Vulgate est cité explicitement. La référence à l'Évangile selon Matthieu est donc précise344. L'étoile marche devant les trois femmes comme celle de Noël devant les mages. C'est elle qui porte l'or et l'encens. Le fiancé, comme celui du Cantique..., et comme le Messie Jésus, participe à la fois au temps et à l'éternité.
320Une autre image, à la fois scripturaire et astrale, inscrit d'ailleurs l'union des deux univers dans la forme du cercle :
Mais qu’importe, si, par delà le vide immense de l'été et l’hiver qui l’approfondit.
Les vierges de notre sérail déjà dans le jardin futur saluent leurs sœurs reparaissantes ?345
321L'image, héritée de l'Évangile à travers la cinquième ode et le Journal, a perdu, cette fois encore, sa charge émotive et son sens originel. Les vierges ne s'empressent plus à la rencontre de l'Époux. Mais la représentation cosmique, d'abord simplement associée à celle des jeunes filles, impose ici, à travers le mouvement circulaire de la révolution céleste, l'union de l'éternel, représenté par le vide, avec le présent temporel auquel le futur tend la main.
b) La pénétration de la mystique johannique
322L'approfondissement de la réflexion sur les Écritures accompagne, cependant, cet affaiblissement de l'image. L'union de l'intemporel et du temps débouche ainsi sur l'affirmation de la mystique johannique.
323Pour n'être pas neuve, cette pénétration, par le progrès qu'elle réalise, n'en apporte pas moins un renouvellement de l'univers claudélien dont elle assure l'élargissement dans une cohérence accrue.
324L'esprit du quatrième Évangile est introduit par des images héritées, elles aussi, des œuvres antérieures : « Où manque la rose, le fruit ne fait pas défaut », dit le premier cantique346. Le finale de L'Annonce, après celui de La Jeune Fille Violaine, affirmait de la même façon la fécondité de la mort : « Il n’y a pas de fleurs, il n'y a plus que des fruits. »347 Le chant alterné qui suit le « Cantique de la Vigne » reprend cette figure en y joignant celle, plus clairement scripturaire, de l'herbe qui se dessèche :
L'herbe qui se décolore !
L'épi épais, le grain plein de lait encore,
Lourd et presque mûr.348
325La Princesse chantait déjà, dans Tête d'Or, le parfum plus fort de l'herbe que l'on vient de couper.
326Le temps de l'épreuve est celui du « mortel hiver » et du « printemps incertain ». Elle a lieu en un monde peuplé de « feuilles épineuses ». Le dépouillement qui livre nu à la blessure et à la griffure est nécessaire pour que jaillisse « parfaite enfin la rouge fleur de désir en son ardente géométrie »349. Une Mort prématurée offrait l'image de la « noire grappe de mûres / Qui brille entre les branches épineuses, [...] la rouge feuille du coudrier »350. Elle marquait le moment de la séparation. Souffrance et éloignement ont toujours été liés dans le théâtre de Claudel.
327Ils ne prennent, cependant, leur véritable sens que dans La Cantate... Le « Cantique de la Rose » ne dit pas seulement la nécessité du dépouillement qui livre à la blessure et à la mort. L'Époux doit tarder à revenir. Il doit rester « encore un peu de temps à l'écart » afin de confronter l'aimée à une épreuve plus spirituelle : « Puisque où serait la foi, s'il était là ? où serait le temps ? où le risque ? où serait le désir ? et comment devenir pleinement, s'il était là, une rose ? »351
328L'Époux est un homme, sans doute, mais il semble être aussi l'Amant divin. L'ivresse que procure une présence humaine, en effet, peut donner l'illusion que le temps n'est plus, que le risque est aboli. Encore n'est-ce qu'une illusion. Elle ne peut interdire la foi, puisque la connaissance du cœur est impossible, ni le désir, puisque, séparés par leur corps, l'homme et la femme ne peuvent se joindre en une union totale. Cette absence est à l'image de celle de Jésus même qui affirme avec force dans le quatrième Évangile devoir quitter ses disciples pour que le Saint-Esprit vienne sur eux352, pour qu'ils naissent à la vie spirituelle. La présence du Ressuscité en son corps glorieux est, en effet, celle de Dieu. L'évidence de sa divinité, la communion qui en résulterait, excluraient la foi chez ses disciples, ainsi que le désir.
329L'absence de l'Époux n'est, d'ailleurs, comme la sienne, qu'une courte éclipse. La prière de Beata : « ...qu'il reste encore un peu de temps à l'écart ! »353 semble s’inspirer de la promesse évangélique : « ... encore un peu et vous me reverrez parce que vais au Père. »354 Que l'Aimée, comme les disciples, naisse à la Vie dans l'épreuve de l'Attente. Elle retrouvera ensuite l'Amant dans la communion de Dieu, au-delà de la mort.
330Certaines attitudes claudéliennes paraissent ainsi moins paradoxales. Læta, dans le « Cantique de la Vigne », reprend l'affirmation d'Orian qui, dans Le Père humilié, unit indissolublement la joie et la douleur. La Princesse, déjà, dans Tête d'Or, disait sa volupté de souffrir par celui qu'elle aimait. La raison en apparaît mieux ici : la présence vraie, la communion, et la joie qu'elles engendrent ne se trouvent que dans l'absence et l'inévitable douleur qui l'accompagne.
331Un autre thème, tout à fait nouveau dans l'œuvre de Claudel, et apparemment étranger aux Écritures, contribue davantage encore à exprimer le rapport entre la mystique johannique et celle de La Cantate... : l'amour est vécu comme un acte où l'on est anéanti en l'autre : « Ah, l'important n'est pas de vivre, mais de mourir et d'être consommé ! » s'écrie Beata dans le « Cantique de la Rose »355. Elle reprend partiellement la prière de Jésus rapportée en Jean : « ... afin que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi, afin qu'eux aussi soient un en nous [...], afin qu'ils soient un, comme nous sommes un. Moi en eux et toi en moi, afin qu'ils soient consommés dans l'unité... » Claudel a transposé, non sans en solliciter le sens, le terme même de la Vulgate : « ut sint consummati in unum »356.
332Dans le « Cantique du Rhône », Læta reprend, en effet, de façon plus brutale et charnelle, la même affirmation : « Car à quoi sert d'être une femme sinon pour être cueillie ? / Et cette rose sinon pour être dévorée ? Et d'être jamais née / Sinon pour être à un autre et la proie d’un puissant lion ? »357 Le lion était, avec l’aigle, l'animal emblématique de Tête d'Or, et le nouveau Fiancé lui ressemble beaucoup : « Le mâle, le maître, le premier, l'animateur. »358 Mais on ne saurait, pour autant, l'opposer à l'Amant divin. Claudel pense, après Lacordaire, qu'il n'est pas deux amours359. Læta n'est pas davantage en proie au seul désir physique que Beata n'est un pur esprit. Le Fiancé, pour elle, comme l'Époux pour ses deux compagnes, renvoie à celui qui est l'Autre.
333L'image de La Cantate... inverse donc celle qui, dans Tête d'Or, montrait un lion dévorant le soleil et qui s'accordait mieux au symbole eucharistique. Ce n'est pas ici le fidèle qui mange le corps du Christ, c'est Dieu qui dévore sa créature pour se l'incorporer et la faire participer à sa divinité.
334Le Journal nous montre qu'elle est empruntée à Bossuet et à sœur Thérèse du Sacré-Cœur : « "Que faites-vous là devant le S. Sacrement ? lui demandait-on un jour. – Je le dévore et il me dévore" »360. L'amour, surtout s'il est mystique, est ressenti comme un acte de consommation alimentaire.
335Aucune image ne nous fait donc mieux comprendre que l’approfondissement de l'imprégnation biblique puisse aller de pair avec une plus grande discrétion de la référence directe. Lorsque Claudel lit et médite les mystiques, il ne fait que puiser à une inspiration qui, pour n'être elle-même souvent qu'indirectement scripturaire, le reste, cependant. Lorsque sœur Thérèse se trouve devant le Saint-Sacrement, elle ne songe pas aux paroles sacramentelles de Jésus dans les Évangiles, mais elle les met en application à l'occasion d'un acte liturgique. Aussi, à mesure que Claudel s'adresse davantage à l'ensemble de la tradition catholique, élargit-il son univers spirituel sans dévier de cette route qu'il avait vue tracée devant lui au moment de ses fiançailles. C'est ainsi que Corona..., La Cantate... nous conduisent au Soulier de satin où la Bible, sans être vraiment à la source de l'inspiration, est l'institutrice qui explique à l'auteur sa vie vécue au sein du monde et lui offre le langage qui lui permet de s’exprimer.
c) La présence de l'Époux et la découverte de la terre divine
336Un poème qui dit la découverte de l'éternité peut difficilement être le cantique de l'absence. Beata chante, en fait, la volupté de l'Attente. Le désir de l'Époux qui l'éprend comme les deux autres femmes n'a rien à voir avec la peine du dam : il suppose une union étroite et actuelle avec l'être aimé que l'Ombre lui rend chaque soir :
Et toi qui m'as quittée, adieu une fois encore !
Avant que tu reviennes de nouveau te présenter sur le miroir de mon âme...361
337En cette heure qui est vécue hors du temps, en effet, la nuit qui a pu être, dans La Ville, le moment de l'appel, mais fut plus souvent le symbole du refus de Dieu, est devenue le lieu du dévoilement spirituel : « Éteins promptement cette lumière qui ne me permet de voir que ton visage ! »362
338L'Époux peut être mort, il n’en reste pas moins l'image positive et vivante de Dieu. Le désir de Beata n'est pas ainsi frustré. Elle a en elle Dieu, et l'Époux.
339Cette mystique évangélique va s'exprimer par des images scripturaires adaptées, cette fois, mais, plus volontiers encore, par des formes neuves.
340La présence divine introduit la notion de lieu absolu et de temps absolu qui appelle, à son tour, le paysage biblique de la Terre promise : « Il est minuit. / Ô lieu que le jour nous cachait ! / Ô lieu que mon cœur cherchait ! / Sous la lampe mystérieuse... / Délectable et ténébreuse... / Après tant de jours mauvais... / La terre devinée... / Le paradis retrouvé... / L'Éden ancien... / Te retrouvons-nous enfin, / Terre de Gessen... / Nouveau et le même Éden... / Avec tes montagnes, les mêmes... / Tes monts que je reconnais... »363
341Les références à la Genèse disent la réalité véritable du monde présent. La terre où vivent les hommes est l'Éden. Ils le sauraient s'ils la regardaient avec les yeux des trois femmes. Les prophéties de l'Apocalypse sont tout aussi actuelles et font entrer dans l'éternité. Les temps ne sont plus seulement superposés comme dans les Odes, ils sont confondus dans l'instant du solstice. La Jérusalem céleste s'offrait autrefois à celle de l'Ancien Testament, « l'Exilée qui dans le fleuve Khobar lave le linge des sacrifices »364. Toutes les terres se retrouvent maintenant en Jérusalem, toutes sont élues, comme l'Éden, comme Gessen offerte en Égypte aux siens par Joseph : « Jérusalem ! / Ô terre que je reconnais... / Notre séjour, à jamais... / Solitaire cité !... / Manifestée moins qu'évoquée... / Présente moins que remémorée... »365
342L'image biblique est bien loin d'être ici un simple ornement. Le monde est reconnu comme transfiguré à travers la peinture qu'en ont faite les auteurs sacrés. Mais elle ne semble pas vraiment guider l'inspiration. Les figures de trinité, de dualité, d'unité par le cercle dominent, au contraire, l'ensemble du poème.
343Dieu est plus intimement présent dans les trois Anima qui sont le symbole de sa triple unité.
344Si, en effet, comme le veut Grégoire de Nazianze, dont le Journal relève le mot en avril 1910, la première vierge est la sainte Trinité366, cette « triple viduité », comme l'appelle Claudel, en est la figure en même temps qu'elle est le vide qui l'accueille. La forme trinitaire domine le poème : « Une femme, non, mais trois... » dit La Cantate...367. On pourrait s'y tromper, lorsqu'on les voit figées dans la même attitude et le même vêtement368. Elles illustrent cette note du Journal, antérieure de quelques jours, vraisemblablement, à la précédente : « Et tres sunt qui dant testimonium in terra : spiritus, sanguis et aqua ; et hi tres (au masculin) unum sunt (V[oir] IIe Ode). / La trinité créée répondant à la Trinité incréée »369.
345Il peut sembler naïf de proposer une correspondance exacte, mais Beata n'en est pas moins celle qui a des yeux pour entendre et voir ce que les autres ne devinent pas370. Elle témoigne en faveur de l'Esprit. Læta le fait en faveur du sang. Elle chante la vigne : « C'est un dieu sans doute et non pas un homme qui a inventé de joindre, comme pour notre sang même, / Le feu à l'eau ! »371 L'or de Fausta, enfin, est celui des vastes champs de Pologne, la moisson de l'Attente qui « ruisselle de ses épaules »372. Il est le pain liquide qui nourrit et donne la vie. Il témoigne en faveur du Père.
346Les trois Anima ne sont pas seules à faire de La Cantate... un chant trinitaire. Le couple humain y tient une place nécessairement plus discrète. Il n'en est pas moins aussi à l'image de Dieu. Fausta le dit : « ... et ces deux que le besoin indissoluble / Relie comme une troisième personne ! »373
347Ces deux correspondances se retrouveront dans Le Soulier de satin. Le Dieu trinitaire aura trois Anima pour témoins. Musique sera celui de l'Esprit. Prouhèze apportera le calice et le sang. Sept-Épées sera complice des eaux primordiales de la Genèse. Elle engendrera le monde futur. Chacune aussi sera liée à un Animus par un désir indissoluble et fécondant. Cette union, dans le « non » pour Prouhèze, dans le « oui » pour les deux autres, sera triplement créatrice. Le Vice-Roi de Naples en tirera la force qui préservera l'Europe de l'hérésie, Rodrigue enfantera un monde et Don Juan sauvera la chrétienté de l'Islam. L'univers claudélien sera devenu trinitaire dans toutes ses dimensions.
348Les trois femmes, cependant, dialoguent dans la « forme alternée ». Claudel en disait déjà, dans une lettre à Suarès, de février 1908, à l'époque des Odes, qu'elle est « l'essence de l'Office divin ». Elle permet, ce que la présence de l'acteur rend très difficile au théâtre, de définir l'homme en soi : « Il n'y a pas de personnages. C'est l'homme absolu, hors de toute différence, dialoguant avec lui-même. »374
349Or, le poète a choisi pour La Cantate... cette forme avant d'avoir la pleine conscience de la Parole qui demandait en lui à être exprimée. Il le dit à Gide dans une lettre du 10 juin 1912. Il lui a fallu « près d'un an » pour commencer « à peine à comprendre » ce qu'il a « voulu dire ». Et la structure dialoguée avait été élue au départ : « Je suis engagé depuis près d'un an dans un long poëme composé, sur le mode du bréviaire, de dialogues et de cantiques et consacré à la nuit du Solstice d'été (trois voix de femmes). »375
350Il est possible qu'à ce moment Claudel songe à faire dire au théâtre l'acheminement du temps vers l'Éternité et à la poésie la présence de cette même Éternité et de l'Absolu dans un monde transfiguré.
351Dans cet esprit, sans doute, il a donné à La Cantate... la structure circulaire qui correspond à l'un de ses thèmes principaux. Et, comme pour la deuxième ode, le cercle n'est pas seulement le symbole de la perfection dans l'unité, mais il est traversé par le « trait qui donne le branle à tout »376 et dont le Rhône est l'image. Il concrétise, lui, la présence du temps.
352Le chant de Fausta occupe le centre du cercle. Elle dit, précisément, la force de la clôture qui est double, par le sacrifice et par la femme. La périphérie est dessinée par les cantiques de Beata : les thèmes sont posés par celui de la Rose et repris en finale par ceux des Parfums et de l'Ombre. Ces derniers rappellent, l'un, par l'odeur de l'herbe qui sèche et du « jardin qu'on a coupé »377, le bienfait de l'abolition, l'autre, la présence dans l'absence.
353Læta unit le centre à la circonférence. Ses chants tracent le trait qui les joint et ils proclament la force du désir : « La terre est le désir et le ciel est le désert »378, dit sa sœur Beata. Le cercle est ce désert, l'Éternité exprimée par le vide et l'absence. Læta est l'exigence ardente et pure de la chair qui le parcourt et lie le chant des deux autres femmes. Elle impose la présence de la terre dans le ciel, de la passion dans ce qui se situe au-delà de toute passion.
354La vraie possession est faite de la non-possession et du dépouillement. Elle est faite aussi de désir. Ces vertus sont à la fois claudéliennes et évangéliques. Le Royaume des cieux appartient à ceux que le renoncement a dénudés, mais qui, aussi, ont faim et soif de Dieu. Et le même chant exprime à la fois l'Absence et la Présence.
d) Vers Le Soulier de satin
355La Cantate... oriente Claudel vers les derniers drames. Elle le fait par la découverte que la chair, les passions et le monde terrestre sont saints et par l'ambition d'exprimer l'homme essentiel.
356Il faut, semble-t-il, interpréter le cri victorieux de Beata : « Voici le soleil bientôt qui apparaît pour se faire rendre témoignage que la chair est morte et que l'esprit vit... »379 dans un contexte paulinien. La chair qui est morte en cette nuit du solstice est celle qui était soumise au péché originel.
357Le poème juxtapose cantiques spirituels et charnels. Après celui de la Rose vient celui du Rhône. Læta, la fiancée chamelle, succède à Beata. La thématique nous montre, aussi clairement que la structure, qu'on ne saurait les opposer. La Rose charnelle accueille le même Dieu que l'autre. Le Rhône viril, ce taureau impétueux en l'attente de qui nous voyons « L'Europe [...] de toutes parts pour le recueillir profondément exfoliée se lever et s'ouvrir comme une rose immense », ne porte pas seulement les passions de la terre : « ... c'est du ciel qu'il descend directement ! »380 Et c'est Læta, la plus sensuelle des trois femmes, qui reprend, dans le « Cantique de la Vigne », l'éloge de la douleur unie à la joie que faisait Orian dans Le Père humilié : « Ah, s'il méprise la grappe, il ne fallait pas planter la vigne, et qui méprise le calice, il ne fallait pas planter la joie ! »381 Elle rejoint aussi la Princesse en chantant la fécondité de « L'herbe qui se décolore »382.
358L'enthousiasme des corps, dans La Cantate..., ne s'oppose pas à celui de l'esprit car le bref instant dans lequel l'éternité s'est ouverte aux trois Anima les a fait pénétrer dans le mystère de Pâques. À l'image du Christ descendu aux Enfers, « Après la nuit traversée... / La terre est ressuscitée ». Comme les corps glorieux, elle s'est transfigurée : « C'est la même. / Non pas une autre, mais la même ! » Comme les corps glorieux, encore, elle révèle sa véritable identité : « Apparition solennelle ! / Ô nature enfin réelle / Après l'abîme du baptême... / Ressuscitée et la même ! » Comme la vigne est née du déluge, elle l'est d'être morte dans les eaux du baptême et d'avoir souffert dans l'absence de son créateur. Mais elle a pénétré maintenant dans l'éternité : « La vérité, non plus le rêve ! / [...] / La même, et cependant éternelle ! »383 Læta, qui conduit et conclut ce chant alterné, pourrait ainsi dire avec Beata que la chair des corps de boue est morte et que l'esprit vit dans les corps glorieux renés à l'éternité.
359Claudel ne se situe donc pas dans un contexte platonicien de mépris de la matière. La référence paulinienne, déjà évidente dans les « Hymnes » et même explicitée dans L'Annonce faite à Marie, guide sa pensée. Pierre de Craon, le maître des vitraux, voulait faire traverser le verre coloré par la lumière de l'âme. Il désirait « Souffler sur cette lourde matière et la rendre transparente, "selon que nos corps de boue seront transmués en corps de gloire", / Dit saint Paul »384.
360Cette découverte fournira l'une des données fondamentales des derniers drames. Elle ne permettra sans doute pas, comme dans La Cantate..., l'expression de l'homme absolu. Le théâtre, en réintroduisant l'affrontement entre l'homme et le monde, et les hantises personnelles, n'y prête pas. Elle invitera, par contre, à faire, plus que jamais, de l'action dramatique, comme l'auteur le dit à propos du Soulier de satin, précisément, « un engin multiple destiné à faire sortir du personnage ce qu'il a de plus essentiel, l'image de Dieu, ou de quelqu'un à contre-Dieu, cette vocation personnelle à laquelle il répond par un nom propre, le sien ! Adsum ! ».
361Les pièces à venir tendront à saisir le héros au moment de sa mort, car il y perçoit le sens de sa vie. « Le sacrifice, par cette espèce de vide qu'il crée, par ce champ que nous ouvrons par un acte de notre volonté au plus pur de notre liberté » y devient « une espèce de provocation à la partie divine »385.
362Le retour au drame personnel réintroduira alors, de façon graduelle, la thématique biblique, sans exclure, pour autant, l'expression nouvelle de la mystique. Les œuvres testamentaires bénéficieront ainsi d'une richesse nouvelle faite de la fusion des précédentes. Et l'on y trouvera à la fois l'inspiration scripturaire de Claudel poète et du dramaturge.
Notes de bas de page
1 L'Otage, Th, II, 220 – Mt 24. 42-44 ; 24. 45-51 ; 25.
2 Ibid., p. 221 – Sygne est aussi la femme des Proverbes : Pr 12. 4, 18. 22 ; et surtout 14. 1 : « La femme sage bâtit sa maison ».
3 Ibid., p. 226 – Is 38. 12, laudes des Défunts, cantique d'Ézéchias : « Generatio mea ablata est, et convoluta est a me, quasi tabernaculum pastorum. » Claudel refuse, contrairement à Fillion, de traduire « generatio » par « Le temps de ma vie ».
4 Ibid., p. 226.
5 Ibidem.
6 Lettre à G. Frizeau du 19.10.1905 : « ... j'ai vaguement l'intention de faire une nouvelle série de drames qui s'appellerait "le Fruit”... »
7 L'Otage, 287 : « C'est mon mauvais cœur seul qui est la cause ! »
8 Ibid., p. 226.
9 Ibid., p. 227 – Is 63. 1-6 ; l'image du sang semé rappelle la formule augustinienne : « sanguis martyrum semen Christianorum ».
10 Ibid., p. 227.
11 Ibidem.
12 Ibid., pp. 229-230.
13 Ibid., p. 227.
14 T.O., B. 183.
15 L'Otage, 228.
16 Ibid., p. 227 : « J'ai participé à ce sacrement avec vous. »
17 Ibid., p. 222 – Ml 6. 28.
18 Ibid., p. 223 – Voir T.O., A. 40 – Ps 38. 12 ; 89. 9.
19 Ibid., p. 233 – Lc 15. 11-32.
20 Ibid., p. 233.
21 Ibidem.
22 Ibidem.
23 Ibidem.
24 Ibidem.
25 Ibid., p. 234.
26 Ibid., p. 225.
27 Ibid., p. 237 – J, I, novembre 1904, 12 : « "Ego sum", le nom même de Dieu, Iahveh. » La note de l'édition renvoie à Emmaiis, ŒC, XXIII, 164.
28 L'Otage, 240.
29 « Il s'agit de la Bête de la Terre en qui je vois le Pouvoir temporel, occupé à toutes les époques, celle de Louis XIV comme celle de Napoléon et celle de Bismarck à faire fonctionner une société qui se passe de Dieu et qui soit l'émanation du temps aujourd'hui qu'il fait. » ŒC, XXV, 182.
L'Otage, 236 : « Car s'il [Dieu] tient tant à rester caché qu'il ne nous laisse point d'otage. » Voir note 3, p. 123.
30 Ibid., p. 239.
31 Ibidem.
32 Ibid., p. 240 : « ... [l'Empereur] veut fixer et contraindre Dieu et le mettre de son parti, prenant son vicaire comme otage. »
33 Ibid., p. 244 – Cf. Jn 21. 18-19.
34 Ibidem.
35 Ibidem.
36 Ibid., p. 240.
37 Ibid., p. 241 – Cf. aussi Ml 25. 29 : « ... mais qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera enlevé. »
38 Ibid., p. 241 – Mt 24. 20.
39 Ibid., p. 244.
40 Ibid., p. 245 – Cf. Jb 21. 7 : réussite du méchant et 9. 23 : punition du juste.
41 Ibid., pp. 245-246.
42 Ibid., p. 246 – R., 851-852.
43 Ibid., p. 246.
44 Ibid., p. 244.
45 Ibidem – Dn 2. 36-45 – J, I, mars-avril 1910, 123 : « L'idole de Daniel emblème de la civilisation moderne ».
46 Ibid., p. 250.
47 Ibid., p. 251.
48 Ibid., p. 236 – Voir notes 3, p. 122 et 3, p. 123.
49 Une Mort prématurée, Th, I, 25.
50 L'Otage, 252.
51 Ibid., p. 260 : « C'est l'ame même que je veux fléchir ! »
52 Ibid., p. 254.
53 Ibidem.
54 « Sygne. – Vous pouvez me cacher votre âme tout au moins.
Le Baron Turelure. – Comment alors me la guérirez-vous ? » Ibidem.
55 Ibid., p. 260.
56 J, I, avril-juin 1907, 46 et note 5.
57 L'Otage, 274.
58 Ibid., p. 275.
59 Ibidem.
60 Ibid., p. 276.
61 Ibid., p. 275.
62 Ibid., p. 273. La formule de la Genèse : « ... l'os de mes os et la chair de ma chair... » est modifiée sous l'influence de l'épître de Jean : « ... nous demeurons en Lui, et Lui en nous... » (1 Jn 4. 13) ; « ... Dieu demeure en lui, et lui en Dieu. » (1 Jn 4. 15), etc.
63 Ibid., p. 272.
64 Ibid., p. 290 – Ml 26. 28 – Mc 14. 24 – Lc 22. 20.
65 Ibidem – He 9. 22 – Cf. J, I, avril 1909, 92 : « Sine sanguinis effusione non fit remissio. Hyssopus, lana coccinea (Hébr.). » – 9ème leçon au 3ème nocturne du Samedi saint.
66 L'Otage, 287 : « ... et mon enfant m'a été tourné en amertume. » – Jb 3.5 : « ... et qu'il soit plongé dans l'amertume. » Le rapport concret/abstrait est plus hardi chez Claudel que dans la Bible.
67 J, I, sept.-nov. 1904, 6 – Jb 30. 14 (extrait des Moralia).
68 Ibid., p. 3 – Ez 8. 8.
69 L'Otage, 287.
70 « Ténèbres », Po, 430 – « Hymne de la Pentecôte », ibid., p. 389 – « Hymne du Saint Sacrement », ibid., p. 397 – « Saint Paul », ibid., p. 412.
71 Po, 384.
72 « Chant de l'Épiphanie », Po, 380 :
« C'est une étoile du Ciel même qui dirige l'expédition, Et qui se met en marche la première au mépris des Lois astronomiques Spécialement insultées pour le plus grand labeur de l'Apologétique. »
73 Po, 401 – « Vous le jurâtes... », cf. Mi 7. 20.
74 Po, 403 – Jb 19. 25 : « Scio enim quod Redemptor meus vivit, et in novissimo die de terra surrecturus sum. – Car je sais que mon Rédempteur vit, et qu'au dernier jour je ressusciterai de la terre. » Claudel a fusionné ce verset avec un autre des Proverbes : « ... et ridebit in die novissimo –... et elle rira au dernier jour » (Pr 31. 25).
75 « Hymne du Saint Sacrement », Po, 397 : « Et dont les faucheurs inexacts... » – Rt 2. 8 : « ... Ne va pas glaner dans un autre champ. Ne t'éloigne pas d'ici, mais attache-toi aux pas de mes serviteurs. »
« Hymne... », ibidem : « ... Et la glaneuse Ruth [...] au creux de son épaule. » – Rt 3. 3, 3. 7-8.
« Hymne... », ibidem : « "...selon que la loi de Moïse le veut." » – Rt 3. 12-13.
76 Po, 397 – J, I, octobre-décembre 1907, 51 : « Verse ton front sur mon épaule. » La note de l'édition renvoie à un autre verset de 1'« Hymne... » : « Versant la tête sur Votre épaule... » (Po, 398) et à Protée (Th, II, A. 344) : « ... cette tête tout à coup que j'ai versée sur ton épaule ».
77 Po, 398.
78 « La Transfiguration », Po, 450 – Mt 17. 2 et 28. 3 – Mc 9. 2.
79 Ibidem.
80 « Hymne de la Pentecôte », Po, 390 – Ac 1. 11 : « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder au ciel ? » – « trois tentes » : cf. Mt 17. 4 ; Mc 9. 4 ; Lc 9. 33.
81 « Chant de l'Épiphanie », Po, 382. Faite de mémoire, la citation de Ps 76. 17 est inexacte (« Chant... » : « Viderunt te Aquæ, Domine », V S « Viderunt te aquæ, Deus »).
82 Ibidem.
83 « Chant de la Saint-Louis », Po, 453.
84 « Chant de marche de Noël », Po, 468-469.
85 Ibid., p. 469 – « L'Amen », cf. Ap 3. 14.
86 Ibid., p. 470.
87 « Prière pour le dimanche matin », Po, 377.
88 Ibidem.
89 Ibidem.
90 Ibid., p. 378.
91 « Hymne de la Pentecôte », Po, 389 – Jn 16. 7-15.
92 Ibidem.
93 J, I, juin 1915, 331-332, septembre 1915, 339, mars 1916, 357, juin-juillet 1917, 381.
94 L'Annonce faite à Marie, 1ère version, Th, II, 31 – Mt 6. 2 : « ... receperunt mercedem suam. –... ils ont reçu leur récompense. »
95 Ibid., p. 37 – Mt 25. 21.
96 Ibid., p. 30.
97 Is 3. 4.
98 L'Annonce..., 30.
99 Ibid., p. 32.
100 2 Par 20. 21 : « Confitemini Domino, quoniam in æternum misericordia ejus. »
101 Ac 1. 6 : « Ils s'étaient réunis et le questionnaient. »
102 T.O., A. 54.
103 Ibid., B. 194. Dans les deux cas, Claudel semble s'être souvenu du silence des oracles anciens après la venue du Messie chrétien.
104 L'Annonce..., 32.
105 Ibidem.
106 Jn 12. 32 : « Et ego si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum. – Et moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi. »
107 L'Annonce..., 30.
108 Ibid., p. 33 : « C'est tout le royaume avec moi qui appelle et tire au Siège de Dieu et qui reprend sens et direction vers lui... »
109 Ibid., p. 80 – Is 9. 6.
110 Ibid., p. 79 – Is 9. 2.
111 Ibid., p. 80 – Is 9. 5.
112 Ibidem : « Chœur. – Hodie nobis de cœlo pax vera descendit... » (matines de Noël, 1er nocturne, répons de la 2ème leçon).
113 Ibid., Chœur p. 83 (matines de Noël, 3ème nocturne, répons de la 8ème leçon).
114 Ibid., Sermon de saint Léon pape, pp. 80-81 (matines de Noël, 2ème nocturne, 4ème leçon).
115 Ibid., p. 81.
116 Denise R. Gamzon, Aspects de l'Ancien Testament dans l'œuvre poétique et dramatique de Paul Claudel, Thèse dactylographiée de l'Université de Paris, 1970, p. 160.
117 L'Annonce..., 53 – Jn 3. 6.
118 R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, pp. 205-209, notamment.
119 R., Th, I, 850.
120 Ibidem.
121 Jb 30. 14, extrait des Moralia, in J, I, 6.
122 L'Annonce..., 14.
123 Ibid., acte IV, var. pour la scène, p. 127.
124 Ibid., p. 15.
125 Ibid., p. 11.
126 Ibidem.
127 Ibid., p. 13.
128 Ibid., p. 12.
129 Ibid., p. 16.
130 Ibid., p. 13 – Lv 13.
131 Ibid., p. 13.
132 Ibid., p. 18.
133 Ibid., p. 19.
134 Ibid., p. 18.
135 Ibid., p. 21.
136 Lc 1. 38.
137 L'Annonce..., 21.
138 Ibid., p. 78 – Mt 17. 19.
139 Ibid., p. 85 : « Et quelle est cette goutte de lait que je vois sur ses lèvres ? »
140 Le Soulier de satin, Th, II, 710.
141 L’Annonce..., 17.
142 Ibid., p. 23.
143 Ibidem.
144 Ibidem.
145 Ibid., p. 49 : « C'est le costume des moniales de Monsanvierge... »
146 Ibid., p. 54.
147 Ibid., p. 56.
148 Ibid., p. 52 – Jn 20. 17.
149 Ibid., p. 54.
150 Ibid., p. 52.
151 Ibid., p. 90.
152 Ibid., pp. 70-71.
153 Gn 27. 22.
154 L'Annonce..., 71.
155 Ibid., p. 76 – Gn 4. 10.
156 Denise R. Gamzon, op. cit.
157 L'Annonce..., 79.
158 Ibid., vers. pour la scène, pp. 212-213.
159 Ibid., 1ère vers., p. 92 – Lc 2. 35.
160 Ibid., p. 92.
161 Ibid., p. 105 : « Mais le Roi et le Pontife de nouveau sont rendus à la France et à l'Univers. »
162 Ibid., vers. pour la scène, p. 214 : « Et Mara, elle m'aime ! Elle seule, c'est elle seule qui a cru en moi ! »
163 Ibid., 1ère vers., p. 114.
164 Mallarmé, Correspondance, tome IV, 1890-1891 : « Paris, (lundi) 5 janvier 1891. Un développement du geste des héros accompagne mystérieux ce rythme, d'instinct si vrai, par vous trouvé, moral autant que d'oreille, lequel commande l'imaginaire spectacle. » (voir C 1, 40).
165 P. Rywalski, op. cit., pp. 82-84 – D. R. Gamzon, op. cit., p. 161.
166 J, I, avril 1918, 401 : citations et commentaires de Jr 33. 10 et Ba 2. 35.
167 L'Annonce..., 63 : « Elle s'agenouille, et la Mère fait le signe de la croix au-dessus d'elle. »
168 Ibid., p. 94 : « Ce n'est point ici la place d'une lépreuse pour y mourir. »
169 Pierre de Craon représentera Violaine « les deux yeux bandés » (ibid., p. 108).
170 C.-G. Jung, Métamorphoses de l'Âme et ses symboles, op. cit. p. 435.
171 Ibid., p. 438.
172 Ibid., p. 441.
173 Le Soulier de satin, Th, II, 780.
174 Ibid., p. 779.
175 Ibidem.
176 Le Père humilié, Th, II, 550 : « Quand j'aurai libéré mon âme, alors pourrai vous la donner. » je pourrai vous la donner. »
177 Le Pain dur, Th, II, 417 – Za 11. 9.
178 7, I, 3, 8, 9, 10, 11. Toutes ces citations sont vétéro-testamentaires.
179 Rm 1. 31.
180 Ibid., 1. 25-32.
181 J, I, 11 : « Qui sine lege peccaverunt, sine lege peribunt (Rom., II, 12). – Erunt homines seipsos amantes (II Tim., III, 2). – Peccati nulla mensura. » La première citation est inexacte.
182 Is 49. 1.
183 J, I, avril 1918, 401 – Jr 33. 10.
184 Le Pain dur, 471.
185 Ibid., p. 429. Turelure parle ainsi de Sichel.
186 Ibid., p. 456 : « Louis. – Je suis un homme de conquête. »
187 Ibid., p. 471 – 1ère ode, Po, 230 : « ... et selon que jadis / Tu participas à sa création, tu coopères à son existence ! » Mais, à la différence du Poète de la 1ère ode, Louis est révolté. Les choses n’existent qu'en lui et non en Dieu.
188 Ibid., p. 471 : « Et à la place de Jésus-Christ cette idole hideuse, ce vieillard colorié qui n'est que joues et toupet ! »
189 Ibidem.
190 Notes de Claudel, in « Le Pain dur » de Paul Claudel, Annales Littéraires de l'Université de Besançon, p. 49, par J. Petit : « CE QUE J'AI VOULU MONTRER / 1. Réversibilité. Suite de l'Otage. » Voir aussi J, I, 82 : « L'enfer. La peine du sens. L'inversion. » Ibid., p. 92 : « Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus. – Par un acte inverse à la prolation du Verbe. » La notion de « réversibilité » appliquée au Pain dur semble supposer un mouvement en sens inverse.
191 J, I. janvier-février 1918, 394 : « Non impedias musicam (Eccli., XXXII, 5). »
192 Le Pain dur, 427.
193 Ibid., p. 426 : « Sichel. – ...ce n'est pas aux morts d'enterrer éternellement ceux qui vivent. » La référence évangélique (Mt 8. 22) est retournée avec humour.
194 Ibid., p. 452.
195 Ibid., p. 463 – Matines du Vendredi saint, 1er nocturne, Ps 21 : « Des jeunes taureaux nombreux m'ont environné, des taureaux gras m'ont assiégé. » (21. 13) – « Car des chiens nombreux m'ont environné, une bande de scélérats m'a assiégé. » (21. 17).
196 Cf. supra, note 1, p. 165.
197 Le Pain dur, 449.
198 Ibid., p. 487.
199 Ibid., p. 476.
200 Ibidem.
201 Ibid., p. 425.
202 Ibid., p. 424 – Mt 27. 25 – Cf. J, I, août 1911, 203 : « La race juive n'est plus la même depuis le Calvaire, ce n'est plus le même sang qui coule dans ses veines. »
203 Ibid., p. 482.
204 Ibid., pp. 480-481.
205 Sur l'accusation de déicide, voir le 2ème nocturne du Vendredi saint, 6ème leçon (Traité de saint Augustin, évêque, sur les Psaumes) : « Qu'ils ne viennent pas dire, les Juifs : "Nous n'avons pas tué le Christ." » De même, Bossuet, Histoire universelle, tome II, p. 21 : « C'était le plus grand de tous les crimes, crime jusqu'alors inouï, c'est-à-dire le déicide. »
206 Le Pain dur, 481 – J, I, 6 et note 1 – Jb 30. 14.
207 T.O., Th, I, B. 181.
208 Le Pain dur, 481.
209 Ibidem.
210 Le sentiment de culpabilité de Claudel ne porte que sur sa paresse à rejoindre son père gravement malade, sur son « désir secret d'arriver trop tard ». (J, I, 247, cité in Archives des Lettres modernes 77, p. 10 par J.-P. Kempf et J. Petit). La dérision de l'image du Père dans le drame (J. Petit, Le Pain dur...,op. cit., Introduction, p. 19), semble traduire l'hostilité de la plupart des personnages à l'égard de Dieu.
211 Lettre à Marie Kalff (fin mars 1913), citée in Archives... 77, p. 8.
212 J. Petit, Le Pain dur..., op. cit., pp. 17-18.
213 Le Pain dur, 475.
214 J. Petit, Le Pain dur..., p. 24 : « Et le repas lui-même, qui devient si aisément symbolique (voir L'Annonce faite à Marie), est comme une "cène" parodiée. Ici, qui n'est pas Judas ? »
215 J, I, octobre-décembre 1909, 111 : « C'est vrai, nous ne sommes pas brillants, mais voici le temps où vous racolez les infirmes et les éclopés. » C'est, comme le souligne la note de l'édition, le thème de La Parabole du Festin et du Festin de la Sagesse.
216 Conférence prononcée par Claudel lors de la matinée donnée au Théâtre du Gymnase (1919) in Th, II, 1439.
217 Note de Claudel pour la première édition, 1918, ibid., p. 1438.
218 Le Père humilié, Th, II, 505 : « Lady U. – Éloignons-nous aussi. J'imagine que M. de Homodarmes et sa Psyché vont avoir fini leur petit tour de jardin. »
219 Ibid., p. 494 : « – Belle ? Tu m'as dit quelquefois que j'étais belle, maman ? » – Ct 4. 1 : « Que tu es belle [...] Tes yeux sont des colombes... »
220 Jn 4. 22 : « ... car le salut vient des Juifs. » Cf. Léon Bloy.
221 Le Père humilié, 492.
222 Ibid., p. 493.
223 Ibid., p. 498 : « Sichel. – Et cette seule visite t'a suffi ? »
224 Ibid., p. 493 – Ct : « Vox dilecti mei » (2. 8 ; 5. 2).
225 Ibid., pp. 493-494 – Ct 6. 7-8 : « Les reines fussent-elles au nombre de soixante, et les autres épouses de quatre-vingts [...]/Seule est ma colombe, seule, elle est ma toute belle... » – De même, la Vierge « bénie entre les femmes » (Lc 1. 28).
226 « N'éveillez pas, ne réveillez pas ma bien-aimée... » : Ct 2. 7 ; 3.5, etc.
227 Le Père humilié, 495.
228 Ibidem – Ct 8. 11 : « Le pacifique avait une vigne... » Le J, I, juillet-août 1909, 100, laisse supposer que Claudel a aussi songé aux Psaumes : « Ps. LXXIX : ps. de la vigne. »
229 Le Père humilié, 495.
230 Ibid., pp. 494-495.
231 T.O., Th, I, B. 300.
232 Le Père humilié, 494-495.
233 Ibid., p. 495.
234 Ibid., p. 497.
235 Ibid., p. 509.
236 Ibid., p. 514 : « Moi je suis comme la Synagogue jadis, telle qu'on la représentait à la porte des Cathédrales, / On a bandé mes yeux et tout ce que je veux prendre est brisé. »
237 Ibid., p. 540.
238 Lettre à Frizeau, du 25 novembre 1915, citée in Archives des Lettres modernes 87, p. 13.
239 Le Père humilié, 523 – Mt 18. 12.
240 Ibid., p. 523.
241 Ibid., p. 524.
242 Ibidem.
243 Ibid., pp. 521-522 – Jn 10.
244 Ibid., p. 522.
245 Ibid., p. 526 – Cf. Mt 5. 3 : « Bienheureux les pauvres d'esprit... » Nombreuses allusions à la folie des sages. Cf. aussi T.O., Th, I, A. 31 : « ... et la raison des sages m'a instruit / Avec la sagesse du tambour... »
246 Ibid., p. 526.
247 Ibid., p. 527.
248 Ibid., p. 525 – Jn 13 : Jésus lave les pieds de ses disciples.
249 Ibid., p. 527.
250 Ibid., p. 509.
251 Ibid., p. 498.
252 Ibid., p. 514 : « C'est ce que nous, les gens de l'ancienne Foi, nous appelions les idoles. »
253 Ibid. : « Qui a connu la nuit pour de bon, il faut un autre soleil que celui-ci pour en venir à bout ! »
254 Ibid., p. 515 – Rm 13. 1 : « Que chacun soit soumis aux autorités supérieures ; car toute autorité vient de Dieu et celles qui existent ont été établies par Dieu. »
255 Ibid., p. 515.
256 Ibid., p. 522.
257 Ibid., p. 524.
258 Ibid., p. 514.
259 Jn 14. 8.
260 MI, 248, cité in Archives... 87, p. 3.
261 « Strasbourg », Corona Benignitatis Anni Dei, Po, 438 – Le Père humilié, p. 514 : « Moi je suis comme la Synagogue jadis, telle qu’on la représentait à la porte des Cathédrales... »
262 « Strasbourg », Po, 438.
263 1ère ode, Po, 233.
264 Le Père humilié, 502.
265 Ibid., p. 508.
266 Ibid., p. 502.
267 La Ville, Th, I, B. 469.
268 Le Père humilié, 496.
269 Ibid., p. 529 : « Tout cela qu'il y avait en moi et que je ne connaissais pas, à mesure qu'elle parlait, tout cela qui fournissait en moi comme de la musique ! »
270 Ibid., pp. 532-533.
271 Ibid., p. 541.
272 Ibid., p. 516 : « Je ne suis pas un Autrichien. »
273 Ibidem – Mt 8. 22 : « ... laisse les morts ensevelir leurs morts. »
274 Ibid., p. 518.
275 Ibid., p. 519.
276 Ibid., p. 564.
277 Ibidem.
278 Th, II, 1456 (cf. Archives... 87, p. 38).
279 Le Père humilié, 543.
280 T.O., Th, I, A. 33.
281 Le Père humilié, 548.
282 Ibid., p. 542 – T.O., Th, I, A. 151 : « ... foule sous tes pieds comme de la terre ta femme et ton ménage, ton argent, et ton plus pathétique adversaire, toi ! »
283 Le Père humilié, 542.
284 Ibidem.
285 Ibid., p. 544.
286 Notamment Rm 11. 11-12.
287 Le Père humilié, 547.
288 Ibid., p. 544.
289 Ibid., p. 545.
290 Ibid., p. 548.
291 Ibid., p. 549.
292 Ibid., p. 544 et p. 548 : « Orian. – Si je ne meurs, je ne puis arriver jusqu'à vous. »
293 Ibid., p. 549.
294 Ibidem.
295 Ibid., p. 567 – Ct 5. 13 : « Ses lèvres sont des lis qui distillent une myrrhe exquise. »
296 Ibid., p. 568.
297 Ibid., p. 553.
298 Ibidem.
299 Ibidem.
300 Ibid., p. 556 : « Mère, Mère ! mon enfant vit ! Mon enfant vit en moi !... » et p. 560 : « Orso. – Cet enfant, Pensée ? / Pensée. – Aujourd’hui même, je l'ai senti qui s'éveillait dans mon sein. »
301 Ibid., p. 556.
302 Archives... 87, p. 24.
303 Ibid., p. 9.
304 Ibid., p. 14.
305 Ibid., p. 17.
306 Ibid., p. 18.
307 J, I, septembre-novembre 1904, 8 : « Ecce mittam famem ; non famem panis, neque sitim aquae, sed audiendi verbum Dei (Am., VIII, 11). / Punition du cœur endurci par le péché. »
308 Ibid., p. 10 : « Et avaritia, quœ est idolorum servitus (Coloss., III, 5). / Autrefois les idoles, maintenant les idées. »
309 Ibid., octobre-novembre 1911, p. 207.
310 Conversations dans le Loir-et-Cher, « Dimanche », Pr, 703 (note 5, p. 1176 du J, I).
311 Le Père humilié, 492.
312 J, I, décembre 1904, 22.
313 Ibid., novembre-décembre 1904, p. 15 : « Conclusit enim Deus omnia in incredulitate, ut omnium misereatur (Rom., XI, 30-32). / À méditer cette théorie de la foi, du crédit, du titre donné aux Juifs dans S. Paul. »
314 Ibid., mars-avril 1908, p. 57. En mai-juin 1909, Claudel liera, semble-t-il, les deux plans, politique et religieux (ibid., p. 97 : « 1870. – La République et la prise de Rome – L'infaillibilité du Pape. »)
315 Le Père humilié, 524.
316 J, I, 57 : « Me dereliquerunt fontem aquœ vivœ, et foderunt sibi cisternas, cisternas dissipatas quæ continere non valent aquas (Jér., cap. II). / Et nunc quid tibi vis in via Ægypti, ut bibas aquam turbidam ? (id.) » Jr 2. 13, 18.
317 J, I, 58. L'Église prend ainsi le visage du Serviteur souffrant : « Et vidimus eum et non erat aspectus (Is., c. LIII). »
318 Ibid., p. 209.
319 Ibid., p. 208 : « Deus illuminat omnem hominem venientem in hunc mundum (J[ean], I, 9). Vult omnes homines salvos fieri (I Tim., II). »
320 Ibid., février-mars 1913, p. 246.
321 Ibid., novembre-décembre 1911, p. 208.
322 Ibid., avril-mai 1912, p. 225 : « Étonnant symbolisme de l'histoire de Joseph dans la Genèse. Joseph qui fait venir en Égypte son père Jacob, est-ce la réconciliation d'Israël ? » – Ibid., octobre-novembre 1913, p. 265 : « Israel salvatus est in Domino salute œterna (Is., XLV). »
323 Ibid., juillet-août 1912, p. 235 – Le Père humilié, 498.
324 Ibid., mars 1913, p. 249. Claudel cite : « (Dante, Parad., c. XXIII) ».
325 Ibid., mars 1915, p. 307 : « (S. Thér., Vie, chap. XIV). »
326 Ibid., p. 311 : « Chap. XXVII. »
327 Ibid., juin 1915, p. 331.
328 Le Père humilié, 493.
329 J, I, mars 1915, 311 : « Chap. XXVIII. »
330 Ibid., pp. 310-311 : « Chap. XXI. »
331 Ibid., juillet-août 1915, p. 332.
332 Ibid., p. 331 : « Introduxit me Rex in cellam vinariam ; ordinavit in me caritatem. » Cl 2. 4 ; les autres versets cités sont : Cl 1. 1-2 ; 2. 3, 5.
333 Ibid., p. 332 : « ... non l'eau q[ui] rafraîchit, mais le vin q[ui] enivre... (S. Th., le Chemin de la Perfection, XIX). »
334 Po, 329.
335 Ibid., pp. 334-335.
336 « Cantique de la Rose », Po, 336.
337 Ibidem.
338 Mallarmé, Variations sur un sujet, « Crise de vers », Œuvres complètes, Pl, p. 368.
339 « Cantique de la Rose », Po, 336.
340 Tête d'Or, Th, I, A. 45.
341 « Cantique de la Rose », Po, 337.
342 Art poétique, « Traité de la Co-Naissance V », Po, 199.
343 Po, 331.
344 Mt 2. 11. La citation est cependant inexacte : « aurum et thus » au lieu de Mt : « ... aurum, thus et myrrham. »
345 « Cantique de la Rose », Po, 337.
346 Ibid., p. 338.
347 La Jeune Fille Violaine, Th, I, B. 639 (var., A. 555 : « Il n'y a plus de fleurs, il n'y a plus que des fruits ! ») – L'Annonce faite à Marie, Th, II, A. 100.
348 Po, 348.
349 « Cantique de la Rose », Po, 337.
350 Une Mort prématurée, Th, I, 22.
351 « Cantique de la Rose », Po, 337.
352 Jn 16. 7 et sq. Le paraclet descendra sur eux et ils seront en contact direct avec le Père.
353 « Cantique de la Rose », Po, 337.
354 Jn 16. 16 – Cf. « Hymne de la Pentecôte », Po, 389.
355 Po, 337.
356 Jn 17. 21-23.
357 « Cantique du Rhône », Po, 340.
358 Ibidem.
359 « Il n'y a pas deux amours, dit Lacordaire, l'amour divin et l'amour humain. Il n'y a qu'un amour. L'objet seul est différent. » J, I, mars-avril 1917, 375. Une note de l'édition renvoie à La Messe là-bas, Po, 515 et à l'« Introduction à un poème sur Dante », Pr, 431.
360 7, I, juin-juillet 1917, 381.
361 « Cantique de l'Ombre », Po, 371.
362 Ibid., p. 372.
363 Po, 343-344.
364 Cinq Grandes Odes, « L'Esprit et l'Eau », Po, 240.
365 Po, 344.
366 J, I, avril 1910, 124.
367 Po, 345.
368 « Toutes trois parées... / Les bras et le sein dévoilés... / Assises... / La face levée au ciel... / Nulle de l'autre regardée... /... Assises et demi-renversées / En robes solennelles / D'où dépasse la pointe d'un pied doré ! » Po, 333.
369 J, I, mars-avril 1910, 123.
370 « Beata : C'est que vous ne savez pas entendre. » Po, 332 ; « C'est que vous ne savez pas voir. » Po, 333.
371 « Cantique de la Vigne », Po, 346.
372 « Cantique de l'Or », Po, 360.
373 « Cantique du Peuple divisé », Po, 350.
374 Cité in A. Vachon, Le Temps et l'Espace..., p. 365 et note 14.
375 Cité ibid., p. 364 et note 13 – P. Claudel et A. Gide, Correspondance, p. 199.
376 « Cantique du Rhône », Po, 341.
377 « Cantique des Parfums », Po, 368.
378 Po, 364.
379 « Cantique des Parfums », Po, 366.
380 « Cantique du Rhône », Po, 340.
381 « Cantique de la Vigne », Po, 346.
382 Po, 348.
383 Po, 365-366.
384 L'Annonce..., 1ère version, Th, II, 67.
385 P. Claudel, Mes idées sur le Théâtre, p. 191.
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