Chapitre 2. Négation et affirmation du surnaturel
p. 189-219
Texte intégral
1Les textes mettent donc en scène l'événement, qu'il soit l'entrée dans le cosmos d'hommes exceptionnels, l'arrivée sur terre d'extraterrestres, le retour à la vie des morts ou encore l'entrée dans un univers parallèle.
2Nous constatons cependant que conjointement à l'affirmation de l'aspect destructeur des normes (l'affirmation de l'événement) nous touvons des procédés contraires qui tentent de nier l'aspect révolutionnaire du franchissement de la frontière.
I) Le problème du doute fantastique
3Dans sa définition du fantastique, Tzvetan Todorov déclare :
"Dans un inonde qui est bien le nôtre, (...) se produit un événement qui ne peut s'expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l'événement doit opter pour l'une des deux solutions possibles : ou bien il s'agit d’une illusion des sens, d'un produit de l'imagination et les lois du monde restent ce qu'elles sont ; ou bien l'événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu'on le rencontre rarement. Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; (...) le fantastique c'est l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturelle"1.
4Le fantastique est donc un genre où le surnaturel doit, ou bien disparaître au profit des lois naturelles ou bien être authentifié, auquel cas c'est les lois du monde qui sont inopérantes. Ceci pose un problème certain : si le surnaturel, qui est clairement repéré comme événementiel est nié, si l'on affirme après qu'il soit apparu qu'il n'a jamais existé... si l'on est convaincu que les sens ont été trompés... en un mot, si l'on se persuade qu'il ne s'est rien passé... y-a-t-il événement ?
5La définition que donne Tzvetan Todorov du fantastique suppose que ce que l'on perçoit comme violation de frontière ne puisse être en fait qu'une illusion... la séparation entre les deux espaces est toujours intégre, et le concept de fantastique s'oppose alors à celui d'événement.
6Considérer le fantastique comme doute, c'est supposer que la violation de la norme peut ne pas avoir eu lieu. Si les textes de Jules Verne et de Howard Phillips Lovecraft permettent donc une interprétation qui nie le surnaturel, alors non seulement ils ne comportent pas d'événement, mais plus encore, les sous-ensembles que nous avons définis sont inopérants, et les textes sans sujet.
7Dans les écrits de Verne et de Lovecraft, la possibilité d'une illusion des sens est évoquée. Le personnage qui constate "l'événement", se demande parfois s'il n'a pas rêvé, s'il n'a pas été trompé, s'il n'est pas victime de circonstances singulières sans rapport avec la réalité. Cependant une telle réflexion n'est jamais exclusive : le texte affirme à la fois la présence du surnaturel, donc la réalité de la transgression, et à la fois son incertitude.
8Chez Verne et chez Lovecraft, les deux affirmations vont s'opposer comme deux lectures possibles qui s'affrontent jusqu'à la fin : l'une suppose l'événement, l'autre le nie.
9Parallèlement aux anotations déjà repérées qui affirment le franchissement de la frontière, les textes notent la possibilité que les personnages aient été abusés, aient interprété de manière illogique un fait banal.
10Chez Verne, nous trouvons constamment des interprétations rationalistes des phénomènes vécus. Franz de Télek interprête de manière tout à fait normale les aventures du docteur Patak dans Le Château : il évoque la possibilité d'une machinerie formidable qui produirait les effets visuels et auditifs vus par Patak. Lidenbrock de son côté, affirme sans cesse la possibilité rationnelle d'une descente au centre de la terre...
11Chez Lovecraft, nous avons des formules comme
"ce que je vis - ou crus voir (Coul. p 167), "Aujourd'hui, encore, je ne saurais dire si ce qui suivit fut une hideuse réalité ou un simple cauchemar" (p 29), "Où finit la folie ? Où commence la réalité ? La plus récente de mes craintes ne serait-elle qu'une simple illusion ?" (p 167), "Mon esprit doutait de la réalité des épreuves que j'avais subies" (p 169), "Je ne crus pas un instant que ce récit contînt la moindre parcelle de vérité" (p 138)2.
12On pourrait multiplier les exemples : Lovecraft affirme l'existence du surnaturel, et donc l'événement, tout en la niant. Les textes fourmillent d'explications rationnelles des faits : ce qui arrive au bétail de Nahum dans La Couleur tombée du ciel, est "une maladie naturelle" (p 34), les légendes sur la présence d'extraterrestres sont générés par le fait que
"en vérité, l'aspect de ce coin sinistre suffit à susciter des idées morbides" (p 50)3.
13Dans Le Cauchemar d'Innsmouth, les monstres ne seront que des habitants dégénérés par des mariages consanguins et dans Herbert West Réanimateur, les expériences du héros sur les morts ne pourront être prouvées. Il y a affirmation de l'événement, la frontière entre naturel et surnaturel est franchie, puis affirmation que l'événement n'a pas eu lieu, que la frontière est toujours intégre.
II) Les méthodes stylistiques de négation de l'événement
14De même que le texte met en œuvre un ensemble de procédés narratifs pour affirmer que le franchissement de la frontière séparant le naturel du surnaturel est événementiel, de la même façon, les auteurs développent des stratégies stylistiques en vue d'affirmer l'aspect non événementiel de la transgression. Parmi les procédés employés pour détruire l'événement, on trouve plus particulièrement chez Verne des exclamations émises par le narrateur, des phrases construite sur des systèmes d'oppositions, un appel à la raison du lecteur, des formes d'ironisation sur les normes et chez les deux auteurs l'utilisation d'anachronie, l'emploi de récits itératifs, le choix d'un vocabulaire particulier, une intervention du savoir scientifique.
A) Des exclamations
15Le narrateur du Sphinx, lisant le roman de Poe affirme que pour lui, l'histoire est incroyable et ne peut reposer sur un fond de vérité. Nous sommes en focalisation interne et le narrateur peut très facilement intervenir. Aucun des éléments surnaturels des Aventures d'Arthur Gordon Pym n'est véridique. La négation du surnaturel passe d'abord par des exclamations.
"si l’auteur n'a pas fait oeuvre d'imagination, je veux être..." (p 66)
16Une forme de juron camouflée marque l'emportement du narrateur, les résistances de sa raison à admettre l'inadmissible. La structure de la phrase repose sur une opposition (Si... je veux) qui insiste sur l'impossibilité des faits. En outre, l'opposition se joue entre la première personne (le narrateur, le "je") à qui le lecteur donne sa confiance, et la troisième (l'auteur, Edgar Poe). Il y a donc une opposition entre le narrateur présent, tenant de la réalité et un auteur extérieur absent, affirmant le surnaturel. Et la confiance du lecteur va bien sûr à l'individu parlant.
17Cas identique :
"Ce qui est certain, c'est que jamais personne n'avait vu dans ces livres autre chose que des oeuvres d'imagination !... Comment donc, à moins d'être fou, le capitaine Len Guy avait-il admis la réalité de faits purement irréels ?..." (p 84)
18L'exclamation renforce d'une part l'énonciation d'une vérité que l'on veut universelle ("ce qui est certain") et d'autre part la singularité du discours, tenu par un individu seul. Len Guy est cet homme qui croit en la véracité du livre de Poe. Nous n'avons pas là une opposition entre deux individus, le narrateur - homme de confiance - et une tierce personne, mais un affrontement entre le sens commun et une conscience particulière, atteinte de folie. L'indignation contenue du narrateur ("comment donc") se marque par cette fausse question que pose la seconde phrase (elle n'attend aucune réponse évidemment) et par la présence de points de suspension. L'irréalité du surnaturel est marquée par le vocabulaire : au général naturel, s'oppose le particulier surnaturel.
B) Des systèmes d’oppositions
19Parallèlement à l'exclamation négatrice du surnaturel, nous relevons des systèmes d'oppositions phrase à phrase, de type question-réponse.
"On pourrait croire que, dans l’effroyable de cette situation, le prodigieux poète a épuisé les ressources de ses facultés imaginatives ?... Il n'en est rien... Sa génialité débordante l'a entraîné plus loin encore !..." (p 69).
20Le surnaturel est connoté par un vocabulaire très spécifique qui en fait un tissu d'inventions : il est d'abord né de l'imagination, et non de la réalité. Ensuite, il est l'œuvre d'un homme admirable mais le qualificatif "prodigieux" appartient à un champ sémantique particulier où l'on rencontre : extraordinaire, fabuleux, merveilleux, magique, miraculeux, surprenant... La liste pourrait être longue... "Prodigieux" est lié à "imagination" et insiste sur l'irréalité des faits surnaturels. On note d'autre part une alternance de phrases longues et courtes : d'abord une question (20 mots) au conditionnel qui insiste sur les limites atteintes par Poe dans l'ordre du surnaturel. Il est déjà allé si loin dans le domaine de l'étrange que l'on pourrait croire son imagination tarie... Puis une réponse brève (4 mots), entourée de points de suspension, amène une rupture de rythme, et l'exclamation finale (8 mots) provoque une forme d'exaspération face au surnaturel : l'étrange peut encore devenir plus curieux, plus extraordinaire !
21Dans le cas précédant, l'affirmation de l'anormal jouait sur une forme de question-exclamation, insistant sur une opposition réel-irréel... ici nous avons une forme question-réponse qui joue sur une réaction attendue du lecteur. C'est à lui que s'adresse le narrateur qui veut, par des tours stylistiques, attirer sa confiance. Nous ne sommes pas là chez Diderot, mais le "on" de la première phrase est assurément un "vous". Après une avalanche d'événements surnaturels, Jeorling s'adresse à son public... la cascade de l'imaginaire peut couler encore...
C) L'appel à la raison du lecteur
22Le surnaturel est encore nié par l'appel fait à la raison du lecteur. Si le narrateur tente en général ou de s'effacer de l'action (focalisation externe et zéro) ou de s'y inclure (focalisation interne), ici il se présente comme un médiateur, comme le correspondant, au sens journalistique, entre les faits et le lecteur. Il s’affirme extérieur aux faits mais présent dans la relation qui en est donnée, et son texte est émaillé d'interventions censées aider le public à suivre faction... Nous assistons à un jeu narrateur-lecteur, le premier agissant comme si le second lui posait une question, la réponse anticipée aux interrogations du public ayant pour fonction de nier le surnaturel.
23Le procédé se met en place par une prise de distance entre le narrateur et les acteurs de l'histoire, distance par laquelle le narrateur affirme ses divergences avec les personnages. Pym voit le surnaturel partout, Jeorling ne le voit nul part :
"Je me demande à quel point devait être portée cette horreur pendant l'hiver ? La neige, s'il en tombait, était-elle donc noire, et les glaçons aussi, - s'il s'en formait ?..." (p 70).
24Jeorling résume la position tenue par Pym : sur l'île Tsalal, tout est noir. Et le narrateur d'intervenir dans une sorte de clin d'oeil au public. Il s'affirme en individu pensant de son propre chef ("je me demande") et met à deux reprises clairement en doute le surnaturel par l'emploi du conditionnel dans des positions clefs de la phrase. Le rythme est coupé une première fois par les virgules, puis par les formules "s'il en tombait", "s'il s'en formait", la dernière étant séparée du reste par un tiret, qui donne à la négation de l'étrange une position forte, tant dans la phrase elle-même que dans l'esprit du public. Et nous retrouvons le procédé de la question.
25La relation narrateur-lecteur s'intensifie encore par la mise à distance répétée du narrateur et de l'histoire. Les phrases où triomphe le surnaturel sont souvent celles où Jeorling se détache de l'action et s'affirme comme une entité de raison, où il brise l'effet de transparence que recherche souvent la narration. Loin de s'effacer, il prouve sans cesse que le récit est le fruit de sa propre volonté et qu'il s'exprime, lui :
"à en croire Arthur Pym" (p 79) ; "A mon avis" (p 86) ; "des hommes nouveaux, dit le récit <de Pym>" (p 79).
26L'appel (factice) au jugement du lecteur passe par la distanciation entre le narrateur et son sujet et conduit à une négation du surnaturel.
"Edgar Poe, on en conviendra, est là en pleine fantaisie" (p 78).
27Affirmation de l'étrange, appel au lecteur, séparation narrateur-histoire, les trois éléments sont intimement liés.
28Le cas est identique chez Lovecraft où le narrateur prend parfois position directement en parlant au lecteur :
"Naturellement vous ne tiendrez aucun compte non plus de tout le reste ; les photographies, enregistrements, machines, cylindres, et autres preuves étaient autant de supercheries préparées à mon intention par Henry Ackeley le disparu. Vous insinuerez même qu'il conspira avec d'autres excentriques pour élaborer une blague idiote et compliquée - qu'il fit enlever lui-même à Keene le colis-exprès, et enregistrer par Noyes cet effroyable document" (Coul. p 309)4.
29Le narrateur met lui-même en doute la position qu'il tient, il invite le lecteur à prendre du recul face à ce qu'il raconte, au nom de la raison.
D) L'ironie du narrateur
30De même le narrateur affirme l’inexistence de l'événement en jouant avec le lecteur sur une forme d'humour. Ce n'est plus par la raison qu'il nie le franchissement de la frontière, mais par une présentation ironique des faits. Verne joue beaucoup sur l'aspect comique des apparitions surnaturelles.
31Dans le Château des Carpathes, le narrateur affirme que ce que les villageois voient comme marque de l'étrange n'est en fait que vues de l'esprit. L'humour qu'il développe tend à montrer combien leur peur face aux événements n'est en fait qu'une marque de leur naïveté. Le surnaturel existe pour les protagonistes de l'histoire mais le narrateur tourne ces personnages en ridicule. Les villageois deviennent source de moquerie et dès lors, leur jugement s'efface devant celui du narrateur.
32Dans l'exemple qui suit, Verne joue sur la montée progressive de la tension dans le texte fantastique. Peu à peu les villageois sont pris par le sujet surnaturel qu'ils évoquent (l'apparition d'une fumée au sommet du château abandonné) et plusieurs fois ils sont victimes de frayeurs injustifiées. Le narrateur insiste bien sur la relation directe qui existe entre surnaturel et esprits surchauffés... Le magister Hermod énumère les différents types d'êtres étranges qui nuisent à l'homme : les gobelins, les lamies, les babeaux.
"Pendant cette énumération, tous les regards s'étaient dirigés vers la porte, vers les fenêtres, vers la cheminée de la grande salle du Roi Mathias. Et, en vérité, chacun se demandait s'il n'allait pas voir apparaître l'un ou l'autre de ces fantômes, successivement évoqués par le maître d'école. (...) A cet instant, la porte de l'auberge s'ouvrit brusquement, au grand effroi de l'assistance. Ce n'était que le docteur Patak, et il eût été difficile de le prendre pour une de ces lamies enchanteresses dont le magister Hermod avait parlé. Son client étant mort - ce qui faisait honneur à sa perspicacité médicale, sinon à son talent -, le docteur Patak était accouru à la réunion" (p 72).
33Nous constatons que l'ironie est un tout, qu'elle ne s'applique pas uniquement aux manifestations surnaturelles mais aussi aux personnages. La première forme de "déréalisation" de l'effet surnaturel est la confusion entre une femme d'une grande beauté et un docteur grassouillet. L'ironie de la situation attaque directement l'étrange dont elle fait un élément lointain et sans réalité. La seconde pointe d'ironie vise le docteur et, si elle n'apporte pas de démenti surnaturel, elle se conjugue à la première pour donner au texte un caractère comique. Les villageois sont des peureux qui, bien sûr ne perçoivent pas le côté drolatique de la situation.
34On trouve aussi des commentaires comiques concernant les apparitions surnaturelles :
"- Mais qui a pu allumer ce feu ?... demanda une vieille femme, qui joignait les mains.
Le Chort, répondit Frik, (...) en voilà un qui s'entend mieux à entretenir les feux qu'à les éteindre !
Et sur cette réplique, chacun de chercher à apercevoir la fumée sur la pointe du donjon. En fin de compte, la plupart affirmèrent qu'ils la distinguaient parfaitement, bien qu'elle fût parfaitement invisible à cette distance." (p 65)
35Le narrateur prend clairement position contre le surnaturel : le ridicule touche les villageois, dont il nous était d'ailleurs dit qu'ils étaient très superstitieux (p 24)... ce qui est encore une manière de prendre du recul vis à vis de ce qu'ils évoquent.
36Parce qu'il est omniscient, le narrateur se détache de l'histoire telle qu'elle est vue par les protagonistes, il commente les faits de la manière qu'il choisit. Le surnaturel qui apparaît à l'évidence aux yeux des personnages de l'action, est nié. Les caractères de son apparition (peur, effroi, incompréhensibilité) sont systématiquement déréalisés par une intervention plus ou moins directe du narrateur. Si les héros voient le surnaturel, le narrateur refuse de lui accorder un statut de réalité. Il réagit comme le lecteur réagirait : il cherche des explications plausibles et, n'en trouvant pas immédiatement, attribue tout dérèglement des lois naturelles à une déraison du héros (hallucination de Pym, débordement imaginatif de Poe, ou naïveté des villageois).
E) L'anachronie nie le côté destructeur du surnaturel
37De même que certaines anachronies apportent une dimension événementielle au franchissement de la frontière, d'autres affirment son aspect non-événementiel. Le cas le plus typique est, dans le Voyage au centre de la terre, l'analepse dans laquelle il nous est dit que Boucher de Perthes, Milne, Edwards, de Quatrefages, Falconer, Brusk, Carpenter tiennent pour sûr que l'homme existait au quaternaire et que Elie de Beaumont et Cuvier n'y croient pas (p 264). L'anachronie met sur un pied d'égalité deux théories, et la narration principale prend, par la suite, position pour l'une d'elle. L'apparition d'un homme préhistorique à la suite de l'analepse pré-citée montre que cette apparition contrevient à une partie du savoir scientifique (donc qu'il y a événement) mais qu'elle s'explique aussi rationnellement (donc qu'il n'y a pas événement). L'aventure devient surnaturelle quand l'anachronie insiste sur l'inadéquation entre le savoir et l'expérience... l'aventure redevient "naturelle" lorsque l'anachronie insiste sur l'adéquation entre le savoir emmagasiné par les personnages et l'expérience qu'ils vivent. La première analepse de La Clef d'argent chez Lovecraft est ainsi. Elle affirme que le héros avait l'habitude d'explorer une dimension étrange faite de rêves et de merveilles :
"De nocturnes excursions par delà l'espace en d'étranges cités anciennes et en d'inoubliables jardins aux massifs charmeurs s'étendant au-dessus des mers éthérées, l'avaient, avant cette année-là, dédommagé des médiocrités de la vie" (p 33)5.
38Le héros, nous dit l'analespe, est habitué à voyager dans d'autres dimensions que celles que nous connaissons. Dès lors, lorsqu'il franchira la frontière qui le sépare du monde magique, nous serons à la fois dans l'extraordinaire et dans l'ordinaire. L'anachronie avait prévenu le passage de la frontière et donc l'avait signalé banal.
39Il est particulièrement interessant de constater qu'une même figure stylistique peut soit affirmer l'événement, soit le nier. Un même texte peut utiliser de manières différentes une même figure narrative.
F) Le récit itératif nie l’événement
40De même que le récit répétitif (qui consiste à faire plusieurs fois la narration d'un fait unique) affirmait le côté événementiel du franchissement de frontière, le récit itératif (raconter une fois ce qui se produisit plusieurs fois) marque la banalité des faits narrés et donc l'absence d'événement.
41L'exemple le plus précis et le plus remarquable se trouve dans le premier chapitre de A la recherche de Kadath :
"Trois fois Randolph Carter rêva de la merveilleuse Kadath et trois fois il en fut repoussé alors qu'il s'arrêtait sur la haute terrasse qui la surplombe" (p 134)6.
42L'utilisation des temps du passé (l'imparfait qui donne une idée d'éternité, le passé simple qui montre la singularité de l'expérience), associé à l'indication temporelle de répétition "trois fois", donne l'idée que l'action se répéta plusieurs fois mais qu'elle fut unique dans le sens où elle se produisit toujours de la même manière. Il n'y a donc qu'une occurrence pour un fait répété. La multiplication du même élément dans le temps de l'histoire (et non dans le temps du récit) montre sa banalité, son immuabilité, donc sa normalité. Le fait que ce soit le franchissement de la frontière (en l'occurrence l'entrée dans le monde magique) qui soit l'objet d’un récit itératif montre l’aspect non-révolutionnaire de l'événement.
43On retrouve ce procédé dans le Voyage au centre de la Terre et dans De la Terre à la Lune.
- "Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence. Les paroles me manquaient pour rendre mes sensations" dit Axel (206).
44Le surnaturel est multiple. Il n'y a qu'une émission narrative mais elle assure plusieurs occurrences du même fait. Axel regarde longtemps et plusieurs fois le paysage mais il ne le décrit qu'une fois. Il montre l'étrange multiple mais n'estime pas devoir en multiplier les descriptions.
- "Notre radeau longea des fucus longs de trois et quatre mille pieds, immenses serpents qui se développaient hors de la portée de la vue ; je m'amusais à suivre du regard leurs rubans infinis, croyant toujours en atteindre l'extrémité, et pendant des heures entières ma patience était trompée" (p 220).
45Même situation : une occurrence narrative résume un fait répété. Les éléments surnaturels sont "immenses", nombreux, leur présence est commune. Une seule description leur est consacrée et leur statut en est changé : l'étrange est banalisé.
46La forme itérative du récit la plus explicite que l'on rencontre dans De la Terre à la Lune se trouve dans la description de la construction du canon. La "columbiad" est un gigantesque mortier, grand comme une ville. Elle enverra un boulet sur la lune mais provoquera en même temps un raz de marée... L'entreprise de fabrication est irréelle, surréaliste, surnaturelle. Pourtant, la narration de la fabrication de l'engin ne décrit qu'une seule fois de scènes qui se répètent dans l'histoire.
G) L'utilisation d'un vocabulaire particulier
47Si l'emploi de certains mots permet d'accentuer l'aspect événementiel de la transgression des normes, un vocabulaire approprié permet d'affirmer la banalité du franchissement de la frontière : le style (vocabulaire, champs sémantiques, types de prases) normalise ce franchissement. En voici quelques exemples pris dans7
48- Voyage au centre de la terre :
49Un vocabulaire : "expliquer" (p 211) "vous avez raison" (p 210) "la Providence semble avoir voulu conserver" (p 210) "il était facile de reconnaître" (p 208) ;
50Un procédé de comparaison : "humbles arbustes avec une dimension phénoménale" (p 208) "ce n'est qu'une forêt de champignons" (p 210) ;
51Des conclusions immédiates : "Eh bien, il y a une réponse bien simple à faire" (p 211) "ce fait peut s'expliquer géologiquement" (p 211).
52Parmi les procédés de banalisation du franchissement de frontière, on note l'emploi de formules restrictives qui détruisent le mystère ("ce n'est que"), l'appel à la Providence, et donc à la normalité pour expliquer l'inexplicable, la mise sur un pied d'égalité du surnaturel et du naturel (humbles-phénomènales), l'affirmation par des adjectifs de la banalité de la situation (simple, facile), enfin le champ sémantique de l'explication (réponse, reconnaître, expliquer).
53- Démons et Merveilles :
54Un vocabulaire particulier et le champ sémantique de la compréhension : "il comprit la signification de ce lieu" (p 135), "il percevait la contrainte des dieux tyranniques" (p 135) ;
55Un parallélisme naturel-surnaturel : "les dieux ne lui répondirent pas" (p 137), "monté sur son hideux Shantak, Carter s'envola" (p 310), "le Shantak dressa les oreilles tandis que Carter se concentrait pour saisir chacun des accords merveilleux" (p 311) ;
56Une répétition du surnaturel : "trois fois Carter rêva de Kadath" (p 135), "chaque nuit il contemplait l'imminence extraterrestre de la ville" (p 135)8.
57Un ensemble de procédés narratifs est donc utilisé par Verne et Lovecraft pour atténuer l'aspect révolutionnaire de l'événement, pour montrer que le franchissement de la frontière n'est peut-être pas aussi surprenant qu'en première approche il y paraissait.
H) L'emploi de certaines formes du discours
58Chez Verne, le dialogue est aussi un moyen de détruire la surprise liée à la violation des normes : les personnages analysent ce qu'ils ont vu ou ce qu'ils ont fait et ils trouvent souvent des explications rationnelles. Dans Voyage au centre de la Terre, les conversations Lidenbrock-Axel permettent d'analyser les trouvailles surnaturelles à l'aune des raisonnements scientifiques :
"Voilà la mâchoire inférieure du mastodonte, disais-je ; voilà les molaires du dinotherium ; voilà un fémur qui ne peut avoir appartenu qu'au plus grand de ces animaux, au mégathérium (...) Tenez, j'aperçois des squelettes entiers. Et cependant...
- Cependant ? dit mon oncle.
- Je ne comprends pas la présence de pareils quadrupèdes dans cette caverne de granit.
- Pourquoi ?
- Parce que la vie animale n'a existé sur la terre qu'aux périodes secondaires, lorsque le terrain sédimentaire a été formé par les alluvions, et a remplacé les roches incandescentes de l'époque primitive.
- Eh bien ! Axel, il y a une réponse bien simple à faire à ton objection, c'est que ce terrain-ci est un terrain sédimentaire.
- Comment ! à une pareille profondeur au-dessous de la surface de la terre !
- Sans doute, et ce fait peut s'expliquer géologiquement. A une certaine époque, la terre n'était formée que d'une écorce élastique (...) il est probable que des affaissements du sol <ont entraîné> des terrains sédimentaires (...) au fond des gouffres subitement ouverts.
- cela doit être"9.
59La situation surnaturelle devient la conséquence d'un phénomène banal. Notre deuxième exemple tient en trois phrases :
"Axel ! Axel ! une tête humaine !
- Une tête humaine ! mon oncle, répondis-je, non moins stupéfait.
- Oui, neveu ! Ah ! M. Milne-Edwards ! Ah ! M. de Quatrefages ! que n'êtes-vous là où je suis moi, Otto Lidenbrock !"10.
60Axel voit la marque de l'étrange mais son oncle, qui connaît les travaux scientifiques de son époque, et qui donc sait que la présence de l'homme au Quaternaire a été démontrée, ne voit dans le surnaturel qu'un élément banal.
61Chez Lovecraft, le discours narrativisé11 banalise le passage de la frontière. Certains passages en discours narrativisé, qui résument des entretiens entre les personnages, décrivent l'état final des conclusions auxquelles arrivent les protagonistes, et non le cheminement de leurs pensées. Ainsi, un discours narrativisé pourra présenter le franchissement de la frontière de manière banale parce qu'il n'évoquera pas les résistances des personnages devant l'événement. Dans l'exemple suivant, le grand-père de Randolph Carter affirme qu'il n'y a rien de plus naturel que d'explorer le domaine des rêves, et nous ne voyons à aucun moment Carter protester ou se révolter devant une telle assertion. Nous n'avons qu'une présentation non polémique de la transgression. Le discours narrativisé permet de présenter l'impossible, l'anormal, le surnaturel, en n'insistant ni sur les réactions ponctuelles des interlocuteurs, ni sur les oppositions éventuelles qui pourraient surgir.
"Une nuit, son grand-père lui rappela la clef. Le vieil érudit grisonnant, l'entretint longuement, avec fougue, de leur immémoriale lignée et des étranges visions qu'avaient eues les hommes raffinés et sensibles qui la composent. Il parla de ce croisé au regard de feu qui, pendant que les Sarrasins le tenaient captif, apprit d'extraordinaires secrets. Il parla du premier Sir Randolph Carter qui, à l'époque Elisabéthaine, s'initia à la magie. Il parla, aussi, de cet Edmund Carter qui, de justesse, avait échappé à la pendaison dans l'affaire des sorcières de Salem et avait rangé dans un coffret antique une grande clef d'argent léguée par ses ancêtres. Avant que Carter ne s'éveillât, le noble visiteur lui avait expliqué où retrouver le coffre, archaïque merveille de chêne sculpté, dont aucune main depuis deux siècles, n'avait soulevé le bizarre couvercle"12.
62Carter ne dit pas un mot et il semble accepter sans difficulté l'existence d'un monde paralléle et la possibilité de l'explorer. Le discours narrativisé s'oppose totalement au discours direct dialogué lorsque ce dernier montre l'incertitude des personnages devant les faits anormaux13. Le discours narrativisé impose des conclusions banalisant l'événement sans insister sur la polémique que peut faire naître la violation des normes. Ce en quoi il rejoint en général l'utilisation chez Lovecraft du discours direct monologué.
63Chez l'Américain, le monologue est un passage au cours duquel un personnage livre, sans aucune contrepartie, son point de vue : pour peu qu'il déclare le surnaturel banal, quotidien, qu'il affirme la possibilité de pénétrer dans un espace parallèle, il n'y a pas à douter de sa parole. Les monologues qui affirment le franchissement possible et normal de la frontière, sont nombreux chez Lovecraft14. Les dernières pages de Démons et Merveilles contiennent le discours tenu par un dieu devant Carter. Ce dernier ne dit pas un mot, mais le contenu du monologue ne laisse aucun doute sur la liaison forte qui unit le monde des hommes et l'espace paralléle... le franchissement de la frontière perd donc son côté événementiel du fait de sa banalité :
"Randolph Carter, dit la voix, vous êtes venu chez les Grands Anciens alors que la loi interdit aux hommes de les voir. Ces gardiens l'ont rapporté aux autres dieux, tandis qu'ils grondaient et se bousculaient absurdement au son de minces flûtes dans le vide ultime et noir où règne le sultan démoniaque dont, à voix haute, aucune lèvre n'ose prononcer le nom. (...) Je vous condamne à rechercher cette cité du soleil couchant qui est vôtre et à en chasser les dieux somnolents et paresseux qu'attend le monde du rêve."15
64On ne peut trouver meilleure affirmation de la mise sur un pied d'égalité du surnaturel et de l'homme. Carter, après avoir poursuivi les dieux du rêve, trouve une divinité qui lui demande - ordonne - de retrouver les autres dieux et de les ramener à Kadath. Les dieux du rêve s'inscrivent dans la cosmogonie, tout comme Carter, dont la fonction est aussi étrange que l'ordre formulé par le messager des dieux. Ce monologue renforce la banalité de l'entrée dans l'espace magique.
65Les formes du discours employées par Verne et Lovecraft jouent donc tantôt sur une affirmation de l'extraordinaire du franchissement de la frontière, tantôt sur sa banalité.
66Jules Verne et Howard P. Lovecraft vont utiliser un dernier moyen, ô combien efficace, pour montrer que le surnaturel est événementiel, donc choquant, puis pour montrer qu'il est en fait compréhensible, naturel, donc non-événementiel. L'appel à la science permet un jeu sur la transgression.
III) Le problème de la science : affirmer et nier le surnaturel
67Jules Verne et H.P. Lovecraft singularisent leur production par la création de nouveaux motifs surnaturels. Ils avaient déjà scientifisé une partie des formes traditionnelles de l'étrange (voir partie sur l'actant), mais ils créent encore d'inédites apparitions de l'incroyable. Pour comprendre cette ouverture des textes du surnaturel vers la science, il faut observer l'impact des découvertes technologiques sur la société des XIX° et XX° siècles.
68Nous avons déjà remarqué que l'éditeur Hetzel, présentant les écrits verniens insiste sur le goût populaire pour les sciences naissantes. La préface des Aventures d'Hatteras, qui présentait le but de Jules Verne comme une vulgarisation attrayante des données de la modernité, insiste sur l'extraordinaire ferveur du public pour la science :
"Quand on voit le public empressé courir aux conférences qui se sont ouvertes sur mille points de France, quand on voit qu'à côté des critiques d'art et de théâtre il a fallu faire place dans nos journaux aux comptes rendus de l'Académie des sciences, il faut bien se dire que l'art pour l'art ne suffit plus à notre époque, et que l’heure est venue où la science a sa place faite en littérature."
69Hetzel crée - comme ses concurrents - son Magasin d'éducation et de récréation en s'appuyant sur le désir de ses lecteurs d'une approche de la culture classique à bas prix et surtout d'une ouverture sur le monde des sciences et de la technologie, au langage barbare, aux théoriciens austères, mais aux promesses fabuleuses. Le génie de l’éditeur aura été de donner à Jules Verne un style bon-enfant, tout public, et vulgarisateur. Les corrections qu'il fait aux manuscrits de son auteur favorit conduisent à un adoucissement des événements trop violents ou surnaturels, mais jamais à une suppression des trop longues descriptions mathésiques qui relancent, de chapitres en chapitres, le leitmotiv scientifique.
70L'époque voulait la science et la littérature, Verne donna à la première la couleur de la seconde et réciproquement.
71Pour Lovecraft, la constatation doit être plus nuancée : l'Amérique de son époque se passionne pour les grandes découvertes, mais la littérature est dominée d'un côté par un courant réaliste très fort qui met à mal le mythe américain (les célèbres Fitzgerald et Dos Passos) et d'un autre côté par un courant "horrifique", qui reprend les peurs existentielles, à l'état latent dans la conscience de l'époque (peurs liées à la Première Guerre Mondiale, à la recherche d'une identité américaine fondée sur des valeurs unificatrices, à la crise de 1929) et qui leur donne des débordements surnaturels, mais avec en général des formes traditionnelles. Le public aime le frisson mais c'est encore sous la forme de la maison hantée et du fantôme qu'il en éprouve sa séduction. Lovecraft fut justement l'auteur qui transcrivit l'état d'esprit de l'époque sous une forme adéquate pour l'époque, la forme scientifique.
72Il est bien sûr impossible de rendre de manière exhaustive les transformations scientifiques du XX° siècle qui inspirèrent et Jules Verne et H.P. Lovecraft... quelques pistes nous semblent pourtant nécessaires, relevées dans deux axes : l'astronomie et la mécanique. D'autres disciplines d'importance ont vu le jour au siècle précédent et ont influencé durablement la littérature : la psycho-physiologie (voir Poe, mais aussi Balzac), le magnétisme (qui rappelons-le est pour beaucoup d'auteurs, Sainte-Beuve d'abord, une science exacte, et le Horla de Maupassant en fournit un très bon exemple), la paléontologie16, la médecine (Mary Shelley), l'anthropologie...
73Nous ciblons notre propos sur deux disciplines, parce que l'époque subit essentiellement leur influence et connaît, de leur fait, des changements radicaux.
A) Le contexte historique : positivisme et néopositivisme
74La seconde moitié du XIX° siècle voit triompher en France l'esprit scientifique : l'époque est à une transformation radicale de la société, et ceci par la nature même des inventions nouvelles. Saint-Simon avait ouvert la voie, au début du siècle, en prônant une industrialisation sociale qui conduirait à l'Age d'or de l'humanité, et Auguste Comte réorganise l'histoire en faisant de l'époque technologique du XIX° siècle la fin de l'évolution humaine. Des trois états qu'il définit dans la première leçon de philosophie positive, le stade ultime est celui de la science et de la recherche des causes naturelles, qui permettent la maîtrise véritable du monde. Le Cours de Philosophie positive expose un "système des sciences". Le but d'Auguste Comte se confond avec le projet futur de Verne : faire connaître les vraies lois de fonctionnement de l'esprit ; permettre une réorganisation de l'éducation ; susciter le progrès des sciences ; permettre une réorganisation méthodique de la société. Le projet de Comte est de montrer comment est régi le monde humain, de permettre le développement des techniques de maîtrise de l'espace et d'aboutir à une société nouvelle dirigée par la recherche du progrès... thèmes que l'on retrouve sous une forme à peine différente dans les Cinq Cents millions de la Bégum. Jules Verne adopte radicalement l'esprit comtien...
75Mais plus qu'un siècle de théorisations scientifiques, le XIX° fut un siècle de mise en pratique des techniques nouvelles : les découvertes frappent de plein fouet les habitudes et modifient la place de l'homme dans le monde. Le texte qui rend compte de ces modifications est, dans la production de Jules Verne, Les Cinq cents millions de la Bégum (1879) où nous voyons deux savants construire des villes opposées intégrant les nouvelles données de la science17. Les modes d'habitation, l'hygiène, les façons de travailler et même de penser sont radicalement modifiées. L'individu fait table rase de ses coutumes et de son passé. La modernité est dans le changement, dans l'accession à un âge du bonheur pour tous, qui sera la conséquence du développement des sciences.
76Rappelons que la technique s'était donné pour but la multiplication des échanges et des productions. La machine à vapeur permettait l'apparition de la charrue à vapeur (1834) mais aussi et surtout de la locomotive (1802). Les perforatrices mécaniques de Germain Sommeiller permettent de creuser des tunnels (1861) et les inventions de Mac Adam (1815) facilitent les transports. La science pourvoit aussi aux besoins d'une demande de construction rapide : en 1824, Louis-Joseph Vicat lance l'idée d'éléments préfabriqués en ciment, cette idée est reprise l'année suivante par l’anglais Aspdin et en 1855 l'architecte François Coignet édifie le premier immeuble de béton. Cette même année, Joseph-Louis Lambot présente à l'exposition universelle sa "barque en ciment armé" et y remporte un véritable succès. L'industrie enfin n'est pas en reste : presse hydraulique en 1796, scie circulaire en 1799, machine à fraiser en 1818, rouleau compresseur en 1859 naissent des progrès de la technologie.
77Le dix-neuvième siècle tente aussi une compréhension des forces qui régissent l'univers, et c'est dans cette optique que se comprennent les études entreprises par les savants de l'époque. Pierre Simon Laplace propose une mécanique de l'espace qui rend compte de la formation et du fonctionnement du système solaire, Le Verrier et Adams démontrent mathématiquement, après l'étude de l'orbite curieuse d'Uranus, qu'un corps attire la planète à lui, et qu'il existe donc une huitième planète dans le système solaire (1846). On se passionne dès lors pour ces sphères célestes et inaccessibles mais que la logique scientifique peut explorer. Fontenelle croyait aux extraterrestres, Arago à l'habitabilité du soleil... les tentatives pour connaître ou pour communiquer avec les créatures de l'espace se multiplient. Gauss propose de tracer des symboles géométriques dans les plaines de Russie pour attirer l'attention des Sélénites, Cros en 1869, et plus tard Schmoll tentent d'envoyer des signaux lumineux vers les habitants de la lune.
78Le début du dix-neuvième marque encore le triomphe de la vapeur avec Fulton (1803), qui lance le premier "Steam boat", sur la Loire d'abord puis sur l'Hudson, et avec Stephenson (1814) qui équipe la mine d'une machine à vapeur tirant les wagonnets... Les modifications de la vie quotidienne sont manifestes : rapidité de la distribution du courrier, rapidité - relative - du transport maritime, construction systématique du chemin de fer, avec polémiques ardentes, aux États-Unis, l'État donnant la propriété des terrains longeant la voie aux constructeurs. Les applications de cette nouvelle technologie n'ont semble-t-il pas de limite et Souvestre parle avec défi d'un "allaitement à la vapeur"... aucun domaine ne restant en dehors de son influence.
79De même l'électricité va donner lieu à de nouvelles créations tant dans le domaine technique que littéraire : la machine extraordinaire, et son étrangeté même, expriment les attentes du dix-neuvième siècle face cette force révolutionnaire. Tout avait commencé en 1796, lorsque le physicien italien Alessandro Volta découvrit qu'en intercalant un papier humide entre deux plaques de zinc et d'argent, on générait entre elle une force électrique. En 1799, il construit par empilement de disques de cuivre un appareil (la pile volta) qui inaugure le début de l'électrocinétique. Suivent d'importantes découvertes : Davy observe que la déconnexion d'une pile par ouverture brusque du circuit où circule le courant entraîne la formation d'étincelles. Il produit le premier arc électrique en 1813 et démontre ses qualités lumineuses. En 1821, Thomas Seebeck crée la pile thermoélectrique, Arago découvre la possibilité d'aimantation du fer en le plaçant au centre d'une bobine de forme hélicoïdale alimentée en courant. Suivent les lois de l'électrodynamique (Laplace, Faraday, Ampère), de l'induction (Faraday), de la réversibilité des machines électriques (Lenz 1833)... Le physicien Peter Barlow invente en 1822 le premier moteur à courant continu, puis Pixii construit en 1832 la première génératrice, à la suite de Joseph Henry et de Salvator dal Negro qui avaient mis au point la technique du moteur à balancier (1831). En 1834, enfin, un pas décisif est fait en matière de machine électrique : Moritz Hermann von Jacobi obtient du Tzar une subvention de 60 000 francs-or pour remplacer les machines à vapeur importées d'Angleterre par des moteurs électriques. La machine de Jacobi fut capable de propulser sur la Néva une chaloupe à roues à aubes. Mais le prix du zinc consommé dans les piles excéda de beaucoup le prix du charbon nécessaire au fonctionnement d'une machine à vapeur... et Jacobi lui-même abandonna l'idée. Il faudra attendre plus de trente ans pour que se développe une application industrielle de l'électricité (Zénobe Gramme crée la première génératrice capable de fournir un courant de forte intensité en 1872) et 1905 pour voir apparaître la première turbine. L'électricité était prometteuse mais son utilisation pratique limitée.
80C'est dans ces circonstances - d'espoir, mais aussi de défiance - que Verne écrit ses textes.
81Aux États-Unis, dans les débuts du XX° siècle, le rapport aux sciences est identique à ce qu'il était en France un demi-siècle plus tôt : la technique est triomphante, elle change la vie de l'homme, mais en même temps lui révèle les puits insondables de son ignorance et menace de révolutionner continuellement ses habitudes. Taylorisme et Fordisme bouleversent l'activité industrielle, le Darwinisme, symbolisé par le "procès du singe"18, appelle à reconsidérer la place de l'Homme dans la Création, Freud révèle des forces incontrôlées qui déterminent l'individu, l'astronomie affirme l'immensité de l'univers et la quasi inexistence quantitative de la terre dans le cosmos19.
82Les auteurs américains sont revenus d'une situation d'euphorie scientifique : le perfectionnement des armements (fusil mitrailleur en 1902, char en 1908, pistolet mitrailleur en 1915, mortier en 1917, Bombe chimique à l'ypérite cette même année...) et la science sont devenus synonymes de mort. La science, c'est aussi le ravalement de l'homme à l'état de la bête : la société tout entière s'est refermée, isolant les individus et les écrasant sous les lois du marché.
"Tout en reconnaissant que l'industrialisation est la conséquence inévitable des découvertes scientifiques et mécaniques, je suis néanmoins triste qu'elle existe"
83dit Howard Phillips Lovecraft20. La science est magistrale parce qu'elle donne le savoir, mais elle terrifie par les lacunes qu'elle pointe dans la connaissance humaine.
84Le scientifique devient l'égal de Prométhée : il apporte à l'homme la connaissance, mais la transformation radicale du monde qu'il provoque entraîne pour lui, mais aussi pour l'humanité tout entière, de cruelles blessures.
85Le raisonnement scientifique, qui cherche à déduire une solution à partir d'une série de données, trouva dans le roman des applications directes : la structure logique et l'enchaînement des arguments deviennent le mode de réflexion favori des détectives qui, abandonnant progressivement l'enquête sur le terrain, se plongèrent dans un ressassement continuel des faits. Le cas ultime est Sherlock Holmes, qui reprend à ce point la méthode scientifique, qu'il utilise un tableau noir pour expliquer ses déductions au docteur Watson. On trouve chez Verne une utilisation des mathématiques comme source de l'aventure dans le Voyage au centre de la Terre et dans De la Terre à la Lune. Dans le premier texte, le déchiffrage du cryptogramme de Saknussemm demande toute la savante logique d'Axel et de son oncle. Dans le second texte, l'examen des données arithmétiques et astronomiques du siècle appelle à un voyage tout aussi périlleux : vers notre satellite.
86Dans ces circonstances, le surnaturel se trouve dans les débordements du savoir scientifique, et plus particulièrement dans ses contradictions. Le cas le plus typique est la description, chez Verne, de la face cachée de la Lune, et chez Lovecraft la présence de créatures intelligentes sur Pluton.
87Les courageux scientifiques de Autour de la Lune, après avoir démontré mathématiquement la faisabilité de leur voyage parviennent au moment crucial où ils vont découvrir pour la première fois ce que cache le côté masqué de notre satellite. Ils font d'abord appel à la science pour les éclairer sur ce que les grands noms de leur époque supposent. La conséquence qu'ils en tirent est simple : ni Hévélius, ni Cassini, ni La Hire, ni Herschel ne croient à la vie sur la lune... Cependant on apprend que des scientifiques tout aussi crédibles que les premiers cités (Waren de la Rue, Kepler) accordent, à la lune, la possibilité d'être support d'une forme de vie. Et après expériences, les héros verniens concluent :
"Il y a donc de l'eau, il y a donc de l'air sur la lune. Si peu que l'on voudra, mais le fait ne peut être contesté !" (p 188).
88A partir donc de données scientifiques contradictoires, Verne crée un motif scientifisé du surnaturel... l'habitabilité passée de la lune et l'existence des Sélénites, même si cet astre n'a plus rien d'un monde vivant...
89Le cas est identique dans Vingt mille lieues doud les mers. Le surnaturel est produit par la confrontation entre les connaissances d'histoire naturelle du professeur suppléant au Muséum de Paris, Aronnax, et le savoir technologique de Nemo. Le naturaliste, refusant d'abord de croire à la présence d'un monstre marin invincible mais ne trouvant aucune autre explication satisfaisante, accepte de participer à l'expédition américaine de destruction de la créature. Aronnax désigne le "narval" - car il ne peut s'agir que de ce type de poisson - comme responsable potentiel du naufrage de plusieurs navires, et c'est la science tout entière qui parle par sa bouche :
"Ou nous connaissons toutes les variétés d'êtres qui peuplent notre planète, ou nous ne les connaissons pas.
Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que d'admettre l'existence de poissons ou de cétacés, d'espèces ou même de genres nouveaux, d'une organisation essentiellement "fondrière" qui habitent les couches inaccessibles à la sonde, et qu'un événement quelconque, une fantaisie, un caprice si l'on veut, ramène à de longs intervalles vers le niveau supérieur de l'océan.
Si au contraire nous connaissons toutes les espèces vivantes, il faut nécessairement chercher l'animal en question parmi les êtres marins déjà catalogués, et dans ce cas, je serais disposé à admettre l'existence d'un Narval géant" (p 24).
90Dans les deux cas, la science moderne a réponse au problème posé par le mystérieux animal : d'un côté, c'est un poisson dont on ne connaît pas encore le nom, mais dont la présence peut être expliquée, de l'autre, c'est un animal connu. Le savoir scientifique se pose comme détenteur de la vérité et "dévoileur" de tout mystère. Il s'oppose donc au surnaturel.
91L'effet de surprise et d'étrangeté est créé par la mise en défaut de la science, puis par la réaffirmation massive de sa validité. Le savoir technique est à ce point merveilleux qu'il peut se contredire et s'affirmer à la fois. L'ichtyologie perd un poisson... l'électricité gagne un sous-marin : le savoir scientifique s'avère de toute façon.
"Le doute n'était pas possible ! L'animal, le monstre, le phénomène naturel qui avait intrigué le monde savant tout entier, bouleversé et foudroyé l'imagination des marins des deux hémisphères, il fallait bien le reconnaître, c'était un phénomène plus étonnant encore, un phénomène né de main d'homme.
La découverte de l’existence de l'être le plus fabuleux, le plus mythologique, n'eût pas, au même degré, surpris ma raison. Que ce prodigieux vienne du Créateur, c'est tout simple. Mais trouver tout à coup, sous mes yeux, l'impossible mystérieusement et humainement réalisé, c'était à confondre l'esprit.
Il n'y avait pas à hésiter cependant. Nous étions étendus sur le dos d'une sorte de bateau sous-marin, qui présentait, autant que j'en pouvais juger, la forme d'un immense poisson d'acier" (p 73).
92La science luttant contre la science accentue l'effet surnaturel. Le bateau est extraordinaire d'une part parce que c'est une réalisation impossible, mais aussi parce qu'il apparaît comme un détracteur scientifique de la science.
93Même principe dans le Voyage au centre de la terre :
Lidenbrock déclare "Je ne t'expliquerai rien, car c'est inexplicable ; mais tu verras et tu comprendras que la science géologique n'a pas encore dit son dernier mot" (p 201).
94Il y a affirmation de l'événement mais aussi supposition que la science pourrait expliquer le phénomène de manière naturelle, donc non-événementielle.
95Le cas est semblable chez H.P. Lovecraft où les données scientifiques opposées ne concernent pas des lieux, mais des créatures.
96Le narrateur de Celui qui chuchotait dans les ténèbres oppose deux types de connaissances : le premier confine au mythologique et, s'appuyant sur des croyances indiennes, affirme l'existence d'extraterrestres ; l'autre reposant sur Einstein et sur les lois de la physique spatiale, récuse la possibilité de voyages effectués à une vitesse dépassant celle de la lumière.
97Tout commence par un démenti scientifique de l'extraterrestre :
"Le folklore assez obscure, à demi oublié par les générations actuelles, offrait un caractère hautement original et reflétait l'influence très nette des contes indiens qui l'avaient précédé (...) Les mythes des Pennacooks étaient les plus pittoresques et les plus cohérents. Ils enseignaient que Ceux-des-ailes-noires venaient de la Grande-Ourse (...) Naturellement toutes ces légendes avaient pris fin à la fin du XIX° siècle (...) Je leur démontrai en vain que les superstitions du Vermont différaient très peu dans leur essence de ces légendes universelles personnifiant les forces de la nature, qui emplirent le monde antique de faunes, de satyres et de dryades, suscitèrent les kallikanzara de la Grèce moderne et dotèrent l'Irlande et le Pays de Galles de leur terrible race de petits troglodytes." (p 185)21.
98C'est des arguments de type philologique qui détruisent toute éventualité d'existence d'espèces extraterrestres. Puis, vient l'affirmation de l'échec de certaines théories admises par la science au profit d'autres approches, tout aussi scientifiques : les découvertes d'Einstein sont fausses, et les astronomes qui découvrent en cette année 1930 la neuvième planète du système solaire donnent crédit à la possibilité de présence, à nos portes, de mondes inconnus et peuplés. Ackeley, allié des monstres malgré lui, affirme :
"Savez-vous qu’Einstein s'est trompé et que certains objets, certaines forces peuvent se déplacer plus vite que la lumière ? Avec l'aide de Ceux du dehors, j'espère voyager dans le temps, voir et toucher la terre à des époques passées et à venir. Vous ne sauriez imaginer quels sommets ces êtres ont atteint dans le domaine scientifique. (...) J'irai à Yuggoth (...) C'est un étrange globe à la lisière de notre système solaire, encore inconnu des astronomes (...) Le jour venu ses habitants dirigeront sur nous des courants de pensée et feront découvrir leur planète, à moins qu'ils n'autorisent un de leurs alliés terrestres à renseigner nos savants" (p 230)22.
99Le texte se termine par une froide constatation : conformément aux affirmations des monstres extraterrestres, on a effectivement découvert une planète au delà de Neptune. La science moderne arrive à point nommé pour rationaliser le surnaturel.
"Parfois je me demande avec effroi ce que les années à venir vont nous apporter, surtout depuis la découverte de la nouvelle Pluton" (p 230)23.
100Lovecraft joue sur une découverte récente pour, dans l'euphorie scientifique qu'elle génère, faire passer un élément purement surnaturel, mais d'un surnaturel sans ancrage traditionnel (fantôme, vampire, troglodyte) et résolument moderne.
101Jules Verne et H.P. Lovecraft sont issus du siècle de la science, le dix-neuvième, et tentent de rendre à cette technologie omniprésente et explicative de l'univers, une part de mystère. Ils mettent au point une stratégie créative qui accentue les oppositions scientifiques : il y a des millions d'étoiles... pourquoi certaines d'entre elles ne seraient-elles pas habitées, il y a une face cachée de la lune, pourquoi ne serait-elle pas habitable...
102La science affirme le surnaturel, puis elle le détruit... elle s'y oppose, puis l'authentifie : d'un côté elle affirme qu'il y a eu événement - à savoir franchissement de la frontière séparant le réel de l'irréel - de l'autre elle affirme qu’il n'y a pas eu événement - à savoir que nous étions toujours dans une des deux sphères : ce qui semblait impossible, incroyable était en fait naturel.
103Jules Verne et Howard P. Lovecraft inscrivent donc la science comme procédé lié au fantastique : elle note, puis nie l'événement. Le savoir technologique apporte la preuve du franchissement de la frontière mais en même temps affirme que cette transgression des normes n'en était pas une : soit les aventures des héros restent dans le domaine du possible et du banal, soit il est douteux qu'ils les aient accomplies...
104Verne et Lovecraft jouent avec les normes : ils les présentent comme immuables, puis transgressées, puis non-transgressées. Le jeu sur l'événement est clair.
105Parallèlement à un ensemble de procédés visant à montrer que le passage de la sphère du surnaturel à la sphère du naturel (ou vice versa) est événementiel (anachronie, description, focalisation...) les textes montrent qu'il n'y a peut-être pas eu de franchissement, que nous restons toujours d'un même côté de la frontière.
106Verne et Lovecraft développent un procédé contradictoire d'affirmation-négation de l'événement : une utilisation de la science en opposition avec elle-même. Deux théories opposées sont confrontées, l'une clamant la violation des normes, l'autre expliquant naturellement l'élément perturbateur. La science rejette les extraterrestres, le Nautilus, l'entrée dans le monde souterrain, mais en même temps elle montre leur possibilité. Les données scientifiques posent la frontière entre naturel et surnaturel mais elles la déplacent aussi : une fois le franchissement opéré, le savoir scientifique prouve que rien de ce qui s'est produit ne sort de l'ordinaire... que les normes sont encore intactes.
B) La science et l'assimilation des sous-ensembles
107Inversement, une des conséquence de la négation et de l'affirmation simultanées de l'événement par la science, est que, la frontière une fois franchie, le texte suppose que les sous-ensembles qu'elle délimitait, disparaissent. Le surnaturel devient naturel ou plus exactement naturel et surnaturel appartiennent désormais au même groupe. L'élément révolutionnaire qui fait l'événement bouleverse à ce point les normes qu'il les anihile, leur fait perdre leur aspect classificateur. Il y a, après le passage de la frontière, disparition de cette dernière au profit d'une réunification de l'espace. La science distinguait le naturel du surnaturel... cependant, lorsque le surnaturel apparaît, elle l'affirme parfois "naturel", autrement dit, elle déclare que ce que l'on croyait appartenir à une des sphères, relève en fait de l'autre... La distinction entre le possible et l'impossible était posée en une mauvaise place. C'est le cas dans Le Cauchemar d'Innsmouth : les habitants des espaces surnaturels, que l'on croit humains, apparaissent déformés, transformés, monstrueux pour peu qu'on les obeserve d'un oeil attentif. La distinction homme/monstre que pose le texte, vole en éclat, le narrateur découvre des individus "anormaux" physiologiquement, qui portent dans leur corps les marques du surnaturel. Lorsque la barrière terre/cosmos est franchie (lorsque des monstres apparaissent à côté des hommes), le narrateur constate qu'en fait, la présence de ses créatures affirme qu'il n'y a pas de différence entre l'extraterrestre et l'humain. Tous les êtres vivants participent du même ensemble, découlent de la même origine. Ceux que l'on croyait humains (les habitants d'Innsmouth) sont en fait monstrueux. La frontière était donc mal posée dès l'origine et son franchissement contribue à sa destruction. Le passage d'un sous-ensemble à l'autre montre que la distinction entre les deux était fausse et donc que la frontière était inopérante : les hommes étaient des monstres, et rien ne les dissociait d'eux. L'événement entraîne donc la destruction des deux sous-ensembles qui étaient faussement posés. Le narrateur s’apperçoit lui-même qu'il est un monstre :
"Ma santé ne tarda pas à décliner ; bientôt je dus renoncer à mon travail pour mener l'existence recluse d'un malade. J’étais la proie d'étranges troubles du système nerveux et, parfois, je me trouvais presque incapable de clore les paupières. Ce fut alors que je commançai à examiner mon visage dans mon miroir avec une inquiétude croissante. Les lents ravages exércés par la maladie ne sont pas agréables à contempler, mais dans mon cas, il y avait une altération plus subtile et plus déconcertante. (...) Etait-il possible que j'en vinsse à ressembler à ma grand-mère et à mon oncle Douglas ? (...) Ce matin-là, mon miroir m'appris irrévocablement que j'avais acquis "le masque d'Innsmouth" (...) Je crois que je n'attendrai pas que ma métamorphose soit complète (...) De stupéfiantes splendeurs me sont réservées dans les profondeurs de l'océan" (p 174)24.
108L'homme est aussi un monstre et la frontière se détruit et assimile les deux espaces "surnaturel et naturel" : les animaux marins sont apparentés aux humains, nous dit le texte. On observe la même chose dans la nouvelle L’Abomination de Dunwich qui laisse entendre que certains hommes sont eux-mêmes des extraterrestres. La séparation que le texte posait entre les hommes et les monstres est violée puis, anéantie. La frontière se déplace ou plutôt est effacée, car sa position précedente était anormale. L'événement s'accompagne donc de l'affirmation de l'ambivalence des codes, les deux sous-ensembles précédemment délimités se révélant identiques.
109La nouvelle Herbert West Réanimateur offre un exemple assez net de cette assimilation des sous-ensembles : le texte pose la séparation mort/vivant. Le héros entreprend de faire revivre les morts, il y a donc événement. Puis, il tue les vivants pour pouvoir les rescuciter :
"Il était difficile d'obtenir des cadavres, et un jour il s'était procuré un spécimen encore vivant et en bonne santé. Une brêve lutte, une seringue et un alcaloïde puissant l'avaient transformé en un cadavre tout frais, et l'expérience avait réussi pendant un bref moment" (p 54)25.
110Arrivé à ce stade, West tue les morts à qui il redonne la vie :
"Il mettait habituellement fin à ses expériences avec un révolver" (p 54)26.
111Lovecraft joue alors sur les mots : après une nuit de travail, il nous dit que West
"était pour ainsi dire mort et le docteur Halsey mourut effectivemnt le 14" (p 27)27.
112West fait bien sûr revivre son ancien maître. Même chose lorsque c'est un médecin mort qui redonne la vie à ses semblables pour tuer West, qui lui est encore bien vivant. Lovecraft prend un malin plaisir à brouiller les pistes, à associer les deux sous-ensembles et par là, à montrer que la frontière franchie était en fait mal placée. Les données de la science, qui sont censées nier la possibilité du surnaturel, lui donnent au contraire une réalité terrifiante. Dans Faits concernant feu Arthur Jermyn, le héros découvre qu'il est issu du mariage d'un homme et d'un singe blanc. La distinction entre les humains et les animaux tombe, car ce qui les différenciait, leurs gênes, les unit maintenant. Lovecraft nous dit d'ailleurs malicieusement qu'Arthur Jermyn "avait la science dans le sang"28 (p 46). Le renversement des valeurs est là, probant : la science dont est féru le héros prouve que dans ses propres veines, coule le sang d'un singe. Jermyn, par son existence, est la preuve de l'union des sous-ensembles, et c'est la science et la composition de son sang qui prouvent que la frontière était mal placée. Mais la frontière n'est pas repositionnée : l'apparition du surnaturel détruit, mais ne reconstruit pas. Les lois naturelles perdent leur valeurs organisatrices du monde mais aucun code ne les remplace, le monde est dès lors a-structuré.
113L'événement chez Lovecraft se présente donc comme le franchissement d'une frontière mal positionnée, frontière qui abandonne une place qu'elle occupait indûment. Les deux espaces narratifs opposés ne formaient en réalité qu'un seul tout.
114La situation est identique chez Verne : Lidenbrock rapelle constemment l'incertitude qui règne quant-à la nature du monde. La science permet de comprendre l'univers mais de grands pans du savoir devront encore éclairer les zones d'ombres... les lois "naturelles" se dévoilent progressivement. Dès lors, le surnaturel apparaissant, il tombe parfois dans le champ de la rationalité en s'expliquant par la science. Axel et Lidenbrock affirmant l'aspect perfectible de la géologie et de la paléonthologie, déclarent la possibilité d'existence d'un monde souterrain. La frontière qui séparait le naturel du surnaturel était posée par la science, et la redéfinition du savoir, élargissant le champ du possible, assimile le monde magique au monde réel. De même, l'opposition terre/cosmos tombe lorsque les aventuriers gravitent autour de la lune : Ardan voit déjà des trains entiers de projectiles partir pour le satellite. Le vide spatial devient accessible, connu... Les deux espaces n'en forment plus qu'un !
115La science affirme l'événement, nie son côté révolutionnaire, puis efface la frontière.
Notes de bas de page
1 T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, Point, 1971, p 29.
2 Version anglaise déjà citée.
3 "the very look of the dark realm is enough to stir a morbid fancy".
4 "You will also, discount everything else in my report; and declare that all the pictures, record-sounds, cylinder-and-machine sounds, and kindred evidences were bits of pure deception practised on me by the missing Henry Akeley. You will even hint that he conspired with other eccentrics to carry out a silly and elaborate hoax - that he had the express shipment removed at Keene, and that he had Noyes make that terrifying wax record."
5 "He had made up for the prosiness of life by nightly excursions to strange and ancient cities beyond space, and lovely, unbelievable garden lands across ethereal seas".
6 "Three times Randolph Carter dreamed of the marvellous city, and three times was he snatched away while still he paused on the high terrace above it".
7 Nous reprenons les mêmes textes que dans notre le chapitre précédent : la description de Wrest, et l'arrivée du docteur Patak au Burg dans le Château des Carpathes (Chapitre 1, 2, 6) ; la description de la région d'Arkham dans l'Abomination de Dunwich (chapitre 1) ; la description de la forêt géante dans le Voyage au centre de la terre (chapitre 30) ; la description de l'appartement de Carter (p 57-58) et de Kadath (pl34-137 et 298-302) dans Démons et Merveilles.
8 "he knew (...) the meaning <of this place>"; "he felt the bondage of dream's tyrannous gods"; "the gods made no answer"; "Randolph Carter (...) on his hideous Shantak, shot screamingly into space"; "the Shantak raised its ears (...) and Carter likewise bent to catch each lovely strain"; "three times Randolph Carter dreamed of Kadath"; "each night (...) he looked off over that (...) city of (...) unearthly immanence".
9 Voyage, op. cit., p 210-1.
10 Ibidem, p 262.
11 Une forme de discours qui consiste à résumer des conversations sans en reproduire les formes exactes et sans les marques stylistiques du discours direct.
12 Démons et Merveilles, op. cit. p 43. "Then one night his grandfather reminded him of the key. The gray old scholar, as vivid as in life, spoke long and earnestly of their ancient line, and of the strange visions of the delicate and sensitive men who composed it. He spoke of the flamed-eyed Crusader who learned wild secrets of the Saracens that held him captive ; and of the first Sir Randolph Carter who studied magic when Elizabeth was queen. He spoke, too, of that Edmund Carter who had just escaped hanging in the Salem witchcraft, and who had placed in an antique box a great silver key handed down from his ancestors. Before Carter awaked, the gentle visitants had told him where to find that box ; that carved oak box of archaic wonder whose grotesque lid no hand had raised for two centuries."
13 Il ne s'y oppose pas en revanche lorsque le discours direct dialogué normalise l’événement... comme parfois chez Verne.
14 De même, il n’est pas exclu qu'un monologue puisse affirmer le côté événementiel de la violation des normes : le texte ne donnant que la version d'un personnage, il affirme l'événement ou le détruit selon le projet de l'auteur. Les formes du discours servent donc tantôt à nier, tantôt à noter l'événement.
15 Démons et merveilles, op.cit., p 302-4. "Randolph Carter, said the voice, you have come to see the Great Ones whom it is unlawful for men to see. Watchers have spoken of this thing, and the Other Gods have grunted as they rolled and trumbled mindlessly to the sound of thin flutes in the black ultimate void where broods the daemon-sultan whose name no lips dare speak aloud (...) I charge you to seek that sunset city which is yours, and send thence the drowsy truant gods for whom the dream world waits."
16 Verne fut grandement influencé par les travaux de Cuvier en particulier, qu'il jugeait comme un des grands savants du siècle... La fin du Voyage au centre de la Terre, avec ses apparitions de dinosaures est clairement dans sa continuité. Poe lui même connaissait en 1838 les travaux du naturaliste, preuve de sa célébrité internationale.
17 Sur la question, voir nos articles : Libéralisme et industrie chez Jules Verne, in Hommage à Albert Dérozier, Annales de Besançon, Les Belles Lettres, 1994 ; et Cité jardin contre ville industrielle, in Cités ou citadelles, Les Cahiers du Crehu, Les Belles Lettres, 1996.
18 Procés qui opposa les tenants du Darwinisme et ses opposants, pour ou contre l'enseignement des théories évolutionnistes dans les écoles.
19 De grandes découvertes sont faites, qui ouvrent de fascinantes perspéctives cosmiques. Premier telescope géant par l’Anglais Parsons en 1842, découverte de l'étoile Sirius B par l'Allemand Bessel en 1834, Beer et Moedler mesurent les cratères de la lune, Cassini et Herschell étudient les satellites de Jupiter et les polémiques sont vives pour savoir si l'apesanteur existe, s'il y a une mer sur la face cachée de la lune, si le vide spatial est froid ou chaud. L'étoile Eridani B en 1910, lance l'interrogation sur les "naines blanches", l'Américain Fritz Zwicky montre en 1913 que "90 % de la matière totale de l'univers n'est pas visible par l'homme"... les lois de la relativité d'Einstein sont rendues publiques en 1915, Pluton est découverte en 1930, Karl Jansky invente le radiotéléscope en 1932...
20 Lettres, Bourgois, 1978, p 283. Voir aussi la préface à Arthur Jermyn : "La vie est une chose hideuse, et à l'arrière-plan, derrière ce que nous en savons, apparaissent les lueurs d'une vérité démoniaque qui nous la rendent mille fois plus hideuse. La.science, dont les terribles révélations déjà nous accablent, sera peut-être l'exterminatrice définitive de l'espèce humaine (...) et si elle se répandait sur la terre, nul cerveau n'aurait la force de supporter les.horreurs insoupçonnées qu'elle tient en réserve" (in Je suis d'Ailleurs, Denoël, 1978, p 129). Voir l'introduction générale pour la version anglaise.
21 "The ancient folklore, while cloudy, evasive, and largely forgotten by the present generation, was of a highly singular character, and obviously reflected the influence of still earlier Indian tales (...)The Pennacook myths, which were the most consistent and picturesque, taught that the Winged Ones came from the Great Bear in the sky (...) All the legendry, of course (...) died down during the nineteenth century (...) It was of no use to demonstrate to such opponents that the Vermont myths differed but little in essence from those universal legends of natural personnification which filled the ancient world with fauns and dryads and satyrs, suggested the Kallikanzarai of modern Greece, and gave to wild Wales and Ireland their dark hints of strange, small, and terrible hidden races of troglodytes and burrowers."
22 "Do you know that Einstein is wrong, and that certain objects and forces can move with a velocity greater than that of light? With proper aid I expect to go backward and forward in time, and actually see and feel the earth of remote past and future epochs. You can't imagine the degree to which those beings have carried science (...) The first trip will be to Yuggoth (...) It is a strange dark orb at the very rim of our solar system (...) At the proper time, you know, the beings there will direct though-currents towards us and cause it to be discovered - or perhaps let one of their human allies give the scientists a hint".
23 "Sometimes I fear what the years will bring, especially since that new planet Pluto has been so curiously discovered."
24 "My health and appearance grew steadily worse, till finally I was forced to give up my position and adopt the static, secluded life of an invalid. Some odd nervous affliction had me in its grip, and I found myself at times almost unable to shut my eyes. It was then I began to study the mirror with mounting alarm. The slow ravages of disease are not pleasant to watch, but in my case there was something subtler and more puzzling in the background. (...) Could it be that I was coming to resemble my grandmother and uncle Douglas? (...) That morning, the mirror definitely told me I had acquired the Innsmouth look. (...) Stupendous and unheard-of splendours await me below".
25 "They <fresh corpses> were hard to get, and one awful day he had secured his specimen while it was still alive and vigorous. A struggle, a needle, and a powerful alkaloid had transformed it to a very flesh corpse, and the experiment had succeeded for a brief and memorable moment."
26 "He usually finished his experiments with a revolver".
27 "He was almost dead, and Dr Halsey did die on the fourteenth".
28 Le terme anglais est "connaissance", et non "science". "Learning was in his blood".
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