Chapitre II. On répète Tête d’Or
p. 275-314
Texte intégral
"Depuis que le Temple a été détruit, l'esprit de prophétie repose sur les enfants et les fous".
(Talmud de Babylone, Baba Batra, 12 b).
1Au centre de l'œuvre d'un artiste, il y a souvent un projet longtemps rêvé, toujours inaccessible, "un texte impossible" par rapport auquel tous les autres textes trouvent leur signification. Longtemps, Genet rêve à cette Mort qu’il ne publiera jamais. Les Géants de la montagne, la pièce inachevée à laquelle Pirandello rêvait le matin même de sa mort, éclaire tout son théâtre, de même que le roman que Tchékhov voulait écrire sur l’enfer du bagne de Sakhaline se lit entre les lignes des Trois Sœurs ou de La Cerisaie. Claudel voulait ajouter à sa Trilogie (L'Otage, Le Pain Dur, Le Père Humilié) une quatrième pièce où l’on aurait vu Pensée, la juive aveugle (la Synagogue, telle qu’elle est représentée sur les murs de la cathédrale de Strasbourg) s'entretenir avec Sarah, la fille qu'elle a eue d'Orian, le neveu du pape. Cette pièce l'a longtemps hanté. Son Journal le montre tout près de l'écrire. A la Guadeloupe, il a durant une nuit d'orage une sorte de vision où lui apparaît tout le drame :
"Moi qui suis si faible pour résister à la joie, comment pourrais-je résister à Dieu ? Pensée et sa fille Sarah (religieuse). Ah ! trop heureuse femme ! Ceux qui siègent sur des trônes et qui sont revêtus de vêtements doubles, j'ai passé ma vie à leurs pieds ! Les lépreux. Et d'autres, plus heureux encore dans un paradis de délices [...] Pensée : les raisins ; rappel de ceux à ses tempes dans le P[ère] H[umilié]. Crois-tu que je ne te comprenne pas, dit Pensée. V[ous] seriez trop contents si v[ous] saviez que je v[ous] écoute. Peut-être que vous diriez moins de choses. J'ai passé ces années ou ces siècles à ne pas v[ous] écouter afin de mieux v[ous] entendre. Si mon cœur s'oublie de toi, Sion, de ces douces paroles aux jours de mon enfance, le Cantique des Cantiques, la harpe de David, le Temple de Salomon. Fin. Bénies soient ces oreilles q[ui] ont écouté D. Bénies soient les oreilles qui ne l'ont pas écouté. B[éni] soit ce sein. Bénie soit cette bouche qui a reçu Dieu. Bénie soit cette bouche qui ne l'a pas reçu. Béni soit ce cœur etc. La Mort. Prière. En même temps, retours en arrière, Sygne, Le P[ère] H[umilié], l'histoire d'Israël, ce pays du Rhône.
Là-dessus une cloche sonne l'Angélus et tout nu je m'agenouille dans le large lit entre les quatre piliers sous la moustiquaire comme Adam entre les arbres du Paradis. Nuit complète. Puis je m'aperçois q(ue) le verre de ma montre brille sur la table dans l'obscurité derrière la moustiquaire [...] Puis le jour arrive parmi les chants éperdus des coqs. Larges coups d'eau froide sur le corps. Le jour commence"1.
2Claudel n'écrira pas ce quatrième volet de sa Trilogie. Mais ce dialogue entre le Judaïsme (Pensée) et le Christianisme (Sarah, fille de Pensée), qui correspond au centre exact de son œuvre, il essaiera une fois de plus de l'exprimer dans une œuvre mal connue, la nouvelle version de Tête d'Or qu'il rédige en 1949 pour Jean-Louis Barrault. Dans un camp de prisonniers, pendant la deuxième guerre mondiale, un étrange personnage tente (sans y parvenir) de dialoguer avec un garçon de café juif qui interprète le personnage de la Princesse. "On répète Tête d'Or".
I. LES CONDITIONS D’ÉCRITURE
3Frissons, frémissements, sueurs froides, arrêt de la respiration, l'horreur qu'éprouve Claudel pour son premier Tête d'Or est proprement physiologique. En 1919, il répond à Mme Lara qui souhaitait jouer Tête d'Or pour sa représentation d'adieu à la Comédie-Française :
"...l'idée de voir Tête d’Or à la scène me coupe un peu la respiration"2.
4Dès le début de leurs relations, Jean-Louis Barrault a demandé l’autorisation de monter le chef-d'œuvre :
"Je voudrais tenter l’ascension de Tête d'Or et du Soulier de satin. Tête d'Or ferait une longue et seule soirée. Le Soulier de satin en ferait deux".
"Plus décidé que jamais à monter Tête d'Or, Chris[tophe] Colomb et Le Soulier, je voudrais avoir de vous, avant de m'atteler à ce travail gigantesque, les derniers conseils et affirmations"3.
5La correspondance avec le metteur en scène montre les dérobades successives du dramaturge :
"Ce n'est pas que la pièce manque de sincérité [...] ! Elle n'en a que trop ! Mais c'est justement cette sincérité crue, maladroite, horriblement naïve qui me fait frissonner ! C'est comme si j'avais à me présenter devant le public, dépouillé non pas seulement de ma chemise, mais de ma peau ! A ce point que je ne puis plus lire ce livre ! Que serait-il de le voir représenté !"4
6Comment Claudel sera-t-il amené, en 1949, à rédiger une troisième version (inachevée) de Tête d'Or ? Simon Bar Yona, pupille de l’Assistance publique, tuberculeux, met en scène Tête d'Or.
7Soixante ans les séparent : l'adolescent génial qui à vingt-et-un ans écrit Tête d'Or et le vieillard qui, à quatre-vingt-un ans rédige ce Tête d'Or 1949, selon l'expression de Pierre Brunel qui, en 1965, a consacré au texte une étude approfondie dans la Revue des Lettres modernes.
8En 1889, Tête d'Or mettait en scène la conversion. Un homme, Simon Agnel, était en proie à une force qui le poussait à agir, à conquérir le monde. En 1894, pendant son séjour à Boston, Claudel réécrit une seconde version de la pièce, où il se préoccupe davantage des conditions de la représentation. Les deux versions sont publiées dans L'Arbre et Claudel, détaché de son œuvre, n'encourage pas leur représentation.
9Or, pendant l'Occupation, c'est précisément Tête d'Or que les autorités collaboratrices demandent à Claudel de faire jouer. La tête d'or du berger aux longs cheveux qui, par sa force seule, son enthousiasme d'inspiré prend le pouvoir, lutte contre une tiède démocratie, tue le Roi David, le vieux représentant (au nom juif) d'un ordre agonisant, électrise le peuple, s'élance à la conquête du monde tout entier, rappelle aux occupants la destinée d'Hitler dont la carrière semble copier celle de l'imaginaire conquérant. Même horreur de la tiédeur bourgeoise, même désir de transformer radicalement le monde, même foi en les pouvoirs du Surhomme. Simon Agnel, Hitler sont des messies laïques détruisant le monde pour le sauver. Du moins le croient-ils5.
10Si Claudel déplace l'action dans un camp de prisonniers et donne à son personnage principal un nom aux consonances juives, c'est pour neutraliser les parallèles dangereux. Voici comment, à l'occasion d'un enregistrement de la pièce, il décrit à Honegger cette troisième version :
"Cela se passera dans un camp de concentration et la Princesse sera la Mort qui jouera du clairon"6.
11Un événement va se produire qui amènera Claudel à rédiger ce projet. En 1948, sur les sièges de velours rouge du Théâtre Marigny, un nouveau dramaturge est né. Il s'appelle Paul Claudel. Il a quatre-vingts ans. Ce nouvel auteur déteste le lyrisme de l'ancien Claudel. Il aime le naturel, le vrai, le langage familier, l'argot, même. La nouvelle version du Partage de Midi est publiée en 1949. Presqu'aussitôt après, Claudel voit Les Fourberies de Scapin dans une mise en scène de Louis Jouvet. Il refait la pièce à son goût. Ce sont des comédiens qui dans un cabaret, jouent aux Fourberies de Scapin. Le Ravissement de Scapin est daté du 1er octobre 1949. Le texte est envoyé à Barrault le 18 octobre. Parallèlement, pour l'édition de 1950 de Tête d'Or, Claudel avait écrit une préface (datée du 24 septembre 1949). Il applique à son vieux drame une méthode déjà utilisée dans le reste de l'œuvre (et en particulier dans Le Livre de Christophe Colomb). Le désir de conquête n'est que le double du désir de l'Autre monde. Ce texte, écrit quelques mois avant la rédaction de On répète Tête d'Or éclaire sur les intentions de Claudel au début de la rédaction de la troisième version :
"Il existe ce titre à l'Univers entier que Dieu n'a pas implanté en vain dans le cœur de l'homme ! Il existe, ce Caucase là-bas qui ne cesse de faire appel à Prométhée !
L'entreprise naïve et brutale finit toujours par un insuccès. Alexandre crève tout à coup dans un festin. Le phénomène corse est mis en cage, où il peut tant qu'il voudra devant un auditoire excédé, se livrer à son talent pour les imitations. César a péri assassiné. Et quant au Caucase, pour le moment, il vaut mieux n’en pas parler du Caucase !7.
Et cependant, ce soulèvement si violent, si profond de cet être au fond de nos entrailles, est-ce qu'il ne répond à rien, est-ce qu'il est illégitime ?
Une voix répond : – Non, il n'est pas illégitime. Ce besoin de tout, dont tu as ressenti en toi le cri suscitateur, supérieur à toutes les contestations, il n'est pas illégitime, il est inné, primordial, essentiel et saint.
– Pourquoi donc, sans cesse renouvelée, la déception ?
La voix dit : Tu ne demandes pas assez. Tu te contentes des effets. C'est la cause qu’il fallait chercher.
– Le soleil, prétends-tu qu'il me sera possible à deux mains de m'en emparer ?
La voix dit : Tu le pourras, si je te le donne.
– Qui es-tu donc ?
Et la voix, cette voix de la Princesse inculpée au IIIème acte du vieux drame, répond :
– Je suis l'Église catholique"8.
12Tout est prêt pour la rédaction de cette troisième version. Claudel a mis au point une lecture très précise de la pièce. Le désir de conquête de Tête d'Or (et de tous les conquérants) n'est que le double du désir de l'infini. La Princesse, c'est l'Église catholique qui seule, selon Claudel, peut ouvrir à l’Homme la porte de l'Autre monde. D'autre part, avec Le Ravissement de Scapin, Claudel vient d’essayer avec succès une forme de théâtre qu'il désire continuer avec Tête d'Or. Les acteurs vont répéter Tête d'Or comme ils ont répété Les Fourberies de Scapin.
13Le 12 novembre, il a une entrevue avec Barrault où il lui explique sa nouvelle conception du drame. La pièce sera jouée "dans un endroit enfermé"9. Barrault raconte la conversation dans Les Nouvelles réflexions sur le Théâtre :
"Comment peut-on comprendre Tête d'Or, déclarait Claudel. Il faudrait rebâtir ce couvercle matérialiste sous lequel nous étouffions. Je ne vois qu'une issue, c’est de faire jouer Tête d'Or dans un stalag, par des prisonniers, entre des barbelés et sous le bombardement des avions. [...] Là, déclarait-il, une nouvelle fois, nous pourrions retrouver le théâtre à l'état naissant. Le prisonnier qui jouerait Cébès mourrait vraiment"10.
14Le lendemain, 13 novembre 1949, Claudel se met au travail. Le Journal nous montre les étapes de la rédaction. Ce n'est pas par hasard qu'il cite Ibn Ezra et Nahmanide. Dans la mystique juive (qu'il découvre dans un texte d'Henri Serouya, La Kabbale, et dans le Dictionnaire de la Bible de Vigouroux), il recherche des matériaux qui lui permettraient d’approfondir le personnage de Simon Bar Yona.
"Ibn Ezra dans son Livre du Nom dit que le Tout connaît la partie par la voie du Tout et non par la voie de la partie.
Le Sceau de Salomon
6 7 2
1 5 9
8 3 4
15 dans toutes les directions (...) 5 au centre est le Logos. Les autres chiffres pairs aux quatre angles sont les quatre éléments.
Le kabbaliste Nahmanide dit q[ue] D. créa d'abord une matière fine, subtile, sans consistance, mais ayant la force potentielle de réceptibilité de la forme et c'est la matière première hylé, en grec. De cette matière première Dieu tira toutes choses. C'est elle q[ue] la Genèse entend par le mot tohu. Puis il revêtit cette matière de forme : c'est le bohu de la Genèse... Il admet q[ue] cette matière a un élément spirituel destiné à constituer les esprits et un élément spirituel [sic] destiné à constituer les corps (Sérouya, La Kabbale, p. 162)11.
15Le 21 novembre, il rencontre Jacques Perret, auteur du Caporal épinglé qui lui fournira des détails sur la vie dans les camps de prisonniers où il a passé deux ans. Jacques Perret, selon Pierre Claudel, donnera à Claudel des leçons "d'argot des prisonniers"12. Et l'odeur qu'évoque Jacques Perret dans le Caporal épinglé sera également utilisée dans On répète Tête d'Or :
"Chacun bien sûr a l’oreille de sa piaule, comme il en a l'odorat, combien en avons-nous engueulé d'intrus qui déclaraient sur notre seuil que ça puait dans la chambre. Moi je trouve qu'elle sent très bon, naturellement (...). Je suis chez moi"13.
16Simon Bar Yona évoquera lui aussi, longuement, la puanteur, qu'il aime, de la baraque où sont entassés les prisonniers.
17Le 3 décembre, en recopiant le texte de L'Évangile d'Isaïe (dont la rédaction s'était étendue de septembre 1948 à juillet 1949), il a une idée qui lui fait reprendre la rédaction du On répète Tête d'Or :
"Tout à coup, en recopiant mon Isaïe, une possibilité me vient à l'esprit – toc ! – pour l'acte II de T[ête] d'Or"14.
18Le lendemain, il commence la rédaction de l'acte II, qu'il ne peut pas terminer. Puis il entreprend de recopier le tout. Mais il s'interrompt au milieu du premier acte. Lorsqu’un an plus tard, alerté par Pierre Claudel qui, de cette relecture vante la beauté, Barrault demande à lire le manuscrit, Claudel explique alors la "genèse du monstre" :
"Le premier acte, deux fois écrit, me donne à peu près satisfaction. L'acte Il n'est qu'un crayon informe que j'ai planté là au milieu, ne sachant plus comment m'en tirer et au surplus découragé.
Le mieux est que je vous explique la genèse du monstre.
1. Le Tête d’Or que vous m'avez tant demandé, j'ai essayé un peu de le refaire, pour vous, à votre image et selon vos moyens tels que je les conçois – de même que j'ai refait la dernière version du Partage pour vous et pour Edwige F[euillère].
2. J'ai repris pour ce drame ultra-moderne la forme la plus archaïque du drame, le dithyrambe, dont il ne reste plus qu'un exemple (par moi très admiré) : Les Suppliantes d'Eschyle. Le dialogue d'un personnage unique avec des voix anonymes (le chœur) q[ui] l'interpellent. Il n’y a qu'un personnage, Simon et tout autour des prisonniers sans nom (X.Y.Z. etc.) dont il se sert pour essayer de réaliser avec eux le drame qu'il a dans la tête... d'or – lui-même rasé. Comme Alexandre et César, fils de déesses, il n'a pas de nom, c’est-à-dire qu'il vient de l'Assistance publique. Le sang ? Il est poitrinaire. Il a l'humanité passionnément dans les doigts comme un sculpteur la glaise, ou un éleveur ses bêtes. Le stalag est pour lui une espèce de paradis.
3. Le drame me permettrait de réaliser une idée depuis longtemps caressée – et à laquelle j'ai essayé de donner application dans mes Fourberies de Scapin. Un drame à l'état naissant. Naissant sous les yeux du public. Comment une idée s'y prend pour naître (à l’accusatif) son intrigue et des personnages. Simon interrogeant l'écho, tous ses répondants sans visage qui l'interrogent de leur côté et qui ont besoin de lui. Pourquoi j'ai laissé mon projet en plan ?
Un drame ne va pas sans une action ayant un commencement et un dénouement, q[ui] prenne le public aux entrailles. Ceci n'était après tout qu'un dialogue. Comment faire intervenir le personnage féminin (masqué) qui précisément me fournirait cet élément dramatique — La Princesse, l'Ame, l'Église ? Finalement, ayant perdu espoir de vous intéresser, j'ai laissé tout en plan.
Pour l'acte II, j'avais trouvé q[uel] q[ue] ch[ose] qui répondrait au sentiment général de l'œuvre : la fraternité héroïque et virile, tout le contraire de l'homos[exualité].
1. relation de guerre : 2 grands blessés passent la nuit côte à côte sur le champ de bataille et se "conglutinent", comme dit la Bible l’un à l’autre. Une patrouille vient chercher le Français]. Mais il jure qu'on ne l’enlèvera pas si on ne prend pas aussi son camarade allemand.
2. Un F[rançais] poignarde à l’arme blanche un [Allemand] et à mesure qu'il enfonce le fer, il voit naître dans les yeux de celui-ci un immense amour, pour la 1ère fois il a le sentiment de connaître et d’être reconnu essentiellement. Fin du second acte. Il s'est évadé pour aller chercher la mort qui va les écraser tous ensemble. On entend les avions américains qui arrivent dans la nuit et qui vont les pulvériser. C'est Pâques ! Les cloches reviennent de Rome... Ou alternative : l'acte III... Mais comment sen tirer ? ? ? Vous voyez que tout cela est bien difficile"15.
19Quelques jours plus tard, le 24 septembre 1950, il colle dans son Journal un article de Match où se trouve exprimée l'idée centrale de sa troisième version de Tête d'Or. La captivité a révélé aux prisonniers le sens collectif de l'humanité16.
20Barrault n’encouragera pas Claudel à continuer la rédaction de ce nouveau drame. Ce n'est qu'après la mort de l'auteur qu'il montera Tête d'Or au Théâtre de l'Odéon, en 1959.
21Il existe deux manuscrits de cette ultime version. Un brouillon de l’acte I et de l'acte II se trouve aux Archives Paul Claudel. Claudel a recopié une partie de l'acte I. C'est le fragment que Jacques Petit a utilisé dans l'édition de la Pléiade. En 1984, le fragment de l'acte I recopié, la suite de l'acte I et l'acte II du brouillon ont été publiés par Michel Lioure et le Centre de Recherches Jacques Petit dans un ouvrage consacré aux sources et aux différentes versions de Tête d'Or.
II. THÉÂTRE ET PRISON
22Nous sommes dans un camp de prisonniers français pendant la deuxième guerre mondiale. On se souvient que Claudel pensait d'abord à un camp de concentration. Mais il a sans doute pensé que les prisonniers des camps n'avaient pas la possibilité de répéter des pièces de théâtre. Il ignorait sans doute l'existence du camp-vitrine de Terezin que les nazis utilisaient pour donner l’illusion de leur humanité et où les prisonniers montaient des pièces, des opéras, organisaient des concerts etc. La direction du camp faisait jouer les spectacles devant les responsables de la Croix-Rouge puis les prisonniers étaient envoyés à Auschwitz où ils étaient gazés. (C'est le sujet de la pièce de Liliane Atlan, Un Opéra pour Terezin).
23Au premier acte, seuls quatre personnages occupent la scène. Les autres sont partis assister aux devoirs rendus à un aviateur anglais :
"On entend une cloche qui sonne à coups pressés.
X : Qu'est-ce que c'est ?
Simon : C'est rien.
X : Probable, c'est l'aviateur anglais qu'nous était tombé l'aut'jour qui vient de clamecer. Paraît qu'l'avait fait la chos'de s'casser l'os.
X : L'os qu'on a dans le dos qu'y a pas moyen de tenir ensemble autrement. Simon : Au temps ! On s'en fout un peu de l’aviateur. Attention ! C'est la pièc'pour le moment qu'on est dessus.
X : On s'en fout pas tant qu'ça. C'est merci bien à l'angliche qu'nous avons toute la baraque à nous aujourd'hui pour répéter. Tout le monde est à la messe"17.
24Simon, Marcel, Jean, et un professeur de sixième moderne au lycée d’Yssingeaux répètent Tête d'Or. La situation n’a rien d'extraordinaire. Souvent les prisonniers, pour meubler leurs loisirs prolongés, montaient des spectacles. La vocation théâtrale de Sartre est née à l'occasion d'un mystère de Noël, Bariona qu'il avait écrit et fait représenter, lors de sa captivité. Genet, dans La lettre à Pauvert évoque cette représentation et l'émotion ressentie par ce public de prisonniers au souvenir de la patrie lointaine. Dans La Grande Illusion, Renoir montre des prisonniers s’évadant à la faveur d'une représentation18. Et si Tête d'Or n'a pas été représenté dans les camps de prisonniers, Claudel rapporte dans son Journal des faits qui montrent que son œuvre était, dans les camps, signe d’espoir. Deux prisonniers rédigent, sur du papier d'emballage, une analyse de L'Annonce faite à Marie. Un prisonnier juif, au moment de mourir, récite du Claudel. Et si les prisonniers du stalag 27 répètent Tête d'Or, ce n'est pas au professeur d'Yssingeaux que revient le mérite de l'entreprise ni à Jean, dont on dit qu’il voulait se faire frère de la doctrine chrétienne, mais à un étrange personnage au nom araméen, Simon Bar Yona, pupille de l'Assistance publique. Entre l'acte I et l'acte II, un certain temps s'est écoulé. Simon Bar Yona a essayé de fuir, mais il a été arrêté et le voici de nouveau dans le stalag, à répéter l'acte II de Tête d’Or. L’acte II, celui des veilleurs, celui de la Princesse, de la mort de Cébès, pose évidemment problème. Claudel avait d'abord l'intention de faire mourir Cébès aux deux niveaux de théâtre. Mais les indications que l'on trouve tout au long du brouillon de la faiblesse de Simon, de sa toux, semblent indiquer qu'il change d'avis. Ce n’est pas Cébès qui mourra tuberculeux au second acte, c'est Simon, au troisième. Un des deux Cébès à qui Simon a promis le rôle, Jean, a déjà trouvé la mort entre l'acte I et l'acte II :
"O : Et le pauv'Jean, lui aussi, il est parti pour vous rejoindre.
S : Pour rejoindre sa femme.
O : Non, ce n'est pas sa femme qu'il voulait rejoindre, c'est vous.
(X fredonne les premières mesures de la sonnerie aux morts. S(imon) lève le bras comme s'il voulait faire le salut militaire, mais il s'interrompt à moitié chemin).
5 : Ce n’est pas ma faute si je me suis fait choper bêtement à la frontière" !19.
25On ne peut supposer que Claudel fera mourir un autre Cébès à la fin de l'acte II, Dans ce cas, comment la mort de Cébès sera-t-elle traitée ? Et surtout, comment sera représentée la Princesse ? Claudel a trouvé une solution. La Princesse, ce serait un autre prisonnier, un juif, le clairon du 127ème.
"S(imon) : Qui c’est q'vous avez choisi pour fair' la Princesse pendant que j'étais parti ailleurs autre part pour m'occuper de vous ?
X : C'est c't espèce de youpin, le clairon du 127ème.
X : C'est pas nous q'la choisi. S'a choisi tout seul"20.
26L’Église représentée par un garçon de café juif : voici une situation dont Claudel se demande comment il pourra éviter le comique et l'ambiguïté. Et il s'arrête, "horrifié", écrit-il à Barrault.
27Qu’est-ce qui fascine Claudel dans le spectacle des répétitions ? Il vient d'en employer la formule avec Le Ravissement de Scapin mais Le Soulier de satin est aussi comme improvisé dans l'enthousiasme, Le Livre de Christophe Colomb semble se répéter sous nos yeux, avec ses fins multiples, l'intervention tumultueuse des choristes, les interventions de l'Explicateur qui semble, comme le Docteur Hinkfuss de Ce soir on improvise, mettre en scène le spectacle sous nos yeux. Le théâtre en train de se faire, le spectacle des répétitions d'une pièce montre une réalité totalement poétique, libérée des lois de la raison, du strict carcan de la durée. Le roi, mortellement blessé, s'effondre en déclamant son mélodieux monologue. Mais non, il n'est pas mort, il se relève, objet d'un miracle ordinaire, quotidien. Une voix, venue de la salle, critique la manière dont il expire. Le roi recommence son agonie, tente d'inventer d'autres postures, une mort plus belle. La réalité du "théâtre à l'état naissant" se révèle polyphonique, multiple mise en scène, comme la réalité elle-même qui est "spectacle donné aux Hommes et aux Anges"21.
"Le Bon Dieu, si vous voulez, est comme une espèce d’imprésario qui se sert des passions diverses des personnages pour réaliser ses fins, pour réaliser ses buts, qui sont une œuvre dramatique réussie"22.
28Dans Le Ravissement de Scapin, Claudel s'est admirablement servi des possibilités que lui offraient les répétitions de la pièce de Molière. Ce qu'il lisait dans le texte, c’est le carnaval, l'ivresse, la joie de vivre. Tout le reste, intrigue, personnages, n'est que prétexte. Surtout, le spectacle des répétitions permet à Claudel de se libérer des conventions théâtrales de son temps. C'est "la manche de la fiancée juive" dont Genet parle à propos de Rembrandt. Rembrandt voudrait être un peintre abstrait, libérer la peinture de toute représentation. A son époque, il ne le pouvait pas. En prenant comme sujet l'exotique fiancée juive, en peignant ses vêtements, il peut réaliser ses désirs tout en continuant à être un peintre portraitiste. Genet, lui-même, utilise de la même manière le théâtre dans le théâtre qui lui permet de montrer ce théâtre de pure cérémonie dont il rêve. Les "bonnes", les clients du Balcon, les "nègres" jouent et tout leur est permis, jusqu'aux plus théâtrales extravagances. Exactement de la même manière, Claudel se sert du phénomène des répétitions pour parvenir à un système dramatique tout à fait nouveau. L'éloignement entre le signe et le signifié permet la naissance d'un théâtre de signes. La musique "parallèle" livre le sens profond de l'œuvre, à travers laquelle on peut lire la structure de la cérémonie liturgique.
III. LE GRAND MIROIR DU MONDE
29L'objet de On répète Tête d'Or est de représenter le monde dans son intégralité, avec, en son sein, le poète-prophète qui l'explique. La pièce appartient à cette sorte d'œuvres dont l’objet, ambitieux, est d'illustrer l'ensemble des actions des hommes.
A. La prison libératrice
30Voici la manière dont Claudel décrit le décor :
"Un stalag en Allemagne au cours de la dernière guerre. Bat-flancs le long des parois sur le côté, un grand poêle de fonte, avec le tuyau"23.
31Comme il l'a écrit à Barrault, Claudel met en scène non la pièce, mais l’époque où la pièce a été écrite. Ainsi, Le Songe d'une nuit d'été mis en scène par Elisha Mojinsky, montre non pas la Grèce où est censée se passer l'action mais le XVIème siècle où Shakespeare l'a écrite. La prison, c'est la France matérialiste de la fin du XIXème siècle. Claudel recrée ainsi "cette atmosphère de prison dans laquelle nous vivions à cette époque des Taine et des Renan (...) ce couvercle matérialiste sous lequel nous étouffions"24. En cours d'écriture, Claudel approfondit le thème. Il s'était déjà servi de ce décor dans L'Ours et la Lune. Un prisonnier mourant, pendant la guerre de 1914-1918, voit apparaître la Lune en rêve. Dans les deux textes, la prison est symbolique. Cette absence de liberté, c’est la condition humaine toute entière. L’homme est prisonnier du monde. Il ne peut rien connaître du réel. C'est un condamné à mort et tout (l'espace, le corps) le menace. Mille illusions sociales masquent cette incarcération. La prison, elle, comme le cimetière, déchire ce voile, fait apparaître l'horreur dans toute sa netteté. Ce sont les hommes libres qui sont les prisonniers puisqu'ils se croient libres :
"De l'autre côté, chez les prisonniers, chez les esclaves, quand on s'en va fienter, par exemple, c'est rien, on n’y fait pas attention. Mais ici, faut se lever dans la nuit glacée, faire lever les autres qui jurent, trouver la porte, se reculotter en claquant des dents, retrouver sa place. Ça c'est du drame, à la bonne heure, c'est du sport, c'est de la poésie, on est des hommes ! Tu comprends ? On est des hommes ! On va au baquet, c'est tout à fait pareil, la même chose que si on allait à la mairie pour voter"25.
32La prison est libératrice. Presque à la même époque, Camus dans L'Étranger et Genet dans Notre-Dame-des-Fleurs, voient dans la prison la source d'une paradoxale liberté. Mais les chemins que proposent les trois écrivains sont différents. La beauté, la musique de la phrase transforment la prison de Notre-Dame-de-Fleurs en bouquet (ce bouquet de fleurs qu'échangent, sans se voir, les deux prisonniers du film que tourne Genet en 1949, Chant d'amour). Camus, acceptant cette absurde contrainte, le divorce entre le moi et le monde, comme le sens absolu de la condition humaine, trouvera dans la prison le point de départ d'une infinie liberté... Pour Claudel, l'absurde carcéral n'est que l'expression d'un manque. Oui, le monde est prison, la mort n'est jamais loin. Mais le sens du monde est ailleurs. La prison est sublimée par le poêle, symbole du prophète, du Saint. On se souvient, dans la deuxième version de Tête d'Or, de l'arbre sous lequel Simon Agnel était saisi d'une inspiration prophétique :
"Simon : O Arbre, accueille-moi ! C'est tout seul que je suis sorti de la protection de tes branches, et maintenant c’est tout seul que je m'en reviens vers toi, ô mon père immobile !
Reprends-moi donc sous ton ombrage, ô fils de la Terre ! O bois, à cette heure de détresse !
O murmurant, fais-moi part
De ce mot que je suis dont je sens en moi l'horrible effort !
Pour toi, tu n'es qu'un effort continuel, le tirement assidu de ton corps hors de la matière inanimée.
Comme tu tettes, vieillard, la terre.
Enfonçant ! écartant de tous côtés tes racines fortes et subtiles ! Et le ciel, comme tu y tiens ! Comme tu te bandes tout entier
A son aspiration dans une feuille immense, Forme de Feu !"26.
33De ses racines à son feuillage, l'arbre relie tous les niveaux du monde. Le tuyau de poêle tire, aspire, souffle. Comme l’arbre, il relie le bas et le haut, le brasier et les nuages. L'écart entre le signifiant (le tuyau de poêle) et le signifié met en évidence l'essence de la réalité signifiée. L'arbre, c'est le Saint qui, dans son attachement à Dieu relie les mondes. C’est le "Père Abraham". Le souffle du poêle est matérialisation, dans la prison, de la présence divine :
"X : C’est le tuyau de poêle qui t'a dit de partir ?
X : C'uilà q'tu appelles le Père Abraham ?
X : Pourquoi q’tu l’appelles le Père Abraham ? Quoi q’ça veut dire ?"27.
34A cette question posée à l'acte II, Claudel répondait déjà à l’acte I :
"X : Eh bien ! Où c'est qu'il est le père Abraham ?
Simon : Quel Père Abraham ?
X : L'Arbre, l’Arbre naturellement.
Simon : Vous n’avez qu'à regarder ! Il est là au milieu de la pièce.
(Ils rient aux éclats)
X : Ah ! là là ! il en a de bonnes ! C'est le tuyau de poêle qu'est le Père Abraham !
Simon : Je regrette, je n'en ai pas d'autres à votre disposition. T'as pas entendu ce que je disais tout à l'heure ? "La Forme du Feu". J'ai pas une forêt à ma disposition pour vous faire plaisir, qu’est-ce que vous avez contre lui ce tuyau de poêle ? Je l'aime, ce tuyau de poêle.
Je le regarde la nuit, pendant que vous dormez. C'est pas un tuyau de poêle,
c'est un chêne, c'est un hêtre, c'est un platane ! (...).
X : Alors c'est votre tuyau de poêle que v's allez prendre dans vos bras
pour vous expliquer le ciel et la terre ?
Simon : Pas seulement le ciel et la terre mais les dix sephiroth.
X : Je sais pas ce que c'est.
Simon : Moi non plus, mais ça fait bien. J’ai trouvé ça dans un livre :
Les dix sephiroth"28.
35Les sephirots sont un concept fondamental de la mystique juive dont Claudel a trouvé la description dans le texte d’Henri Sérouya, La Kabbale. Le monde a été conçu selon dix paroles qui se combinent dans les différentes créatures. De même que le décor représente l'univers tout entier dans son étagement, Simon Bar Yona, le protagoniste, n'est pas seulement un personnage. Le Saint explique les fondements du monde.
B. L’acteur-prophète
36Représenter le gigantesque arbre feuillu évoqué au premier acte de Tête d'Or par son exact contraire, un tuyau métallique, c'est accéder à son essence. Ainsi le géant à la blonde chevelure sera un tuberculeux au crâne rasé. On se souvient de ce que Claudel écrit à Barrault :
"1. Le Tête d'Or que vous m'avez tant demandé, j'ai essayé un peu de le refaire pour vous, à votre image et selon vos moyens tels que je les conçois – de même que j'ai refait la dernière version du Partage pour et d’après Edwige F[euillère]"29.
37Barrault n'avait rien, évidemment, du grand barbare teuton et ce poitrinaire de flamme convenait mieux à son type physique. Mais aussi, faire jouer Tête d'Or par un mourant, c’est appliquer le même procédé qui, dans Le Ravissement de Scapin distribue un gamin dans le rôle du vieil Argante. La force de Tête d’Or, interprétée par un mourant, n'est pas le signe d'une capacité vitale exceptionnelle mais celui de la lumière surnaturelle de l'âme, de l'appel vers le haut. Dans le personnage du Tête d'Or des deux premières versions, se mêlaient toutes sortes de souvenirs et d'influences littéraires, déjà relevées par Pierre Brunel et Michel Lioure : le Tamerlan de Marlowe, Alexandre le Grand, Siegfried, Dionysos, le général Boulanger, et même un roi abyssin, Ménélik, roi de Choa dont la coiffure évoque celle du fictif général30.
38Un autre personnage me semble avoir influencé la conception du personnage de Tête d'Or. C'est le roi Saül. Entre cette figure biblique et Simon Agnel existent tant de points communs qu'il ne peut s'agir d’une pure coïncidence. L'aventure de Saül se déroule dans trois lieux très distincts. Il y a d'abord le champ où ce berger (plus haut de taille que ses compagnons) va recevoir, brusquement, la royauté, et où il va être en proie à des transes prophétiques. Puis, après la bataille contre les ennemis et la faute qu’il commet en épargnant Amalek, le roi, sujet à des atteintes de folie, erre dans son palais. Le destin de Saül se termine ensuite sur un champ de bataille où le roi, après avoir été vaincu, agonise seul.
39Ce sont les mêmes décors et, en gros, les mêmes éléments qu'on retrouve dans Tête d'Or. Au premier acte, dans un champ, un homme simple, Simon Agnel, (un berger peut-être, comme Saül, c'est en tout cas cette activité que la racine de son nom évoque), est brusquement choisi pour régner. Les transes prophétiques auxquelles il est en proie dans la première version rappellent celles auxquelles Saül est en proie dans le livre de Samuel :
"Sitôt que Saül eut tourné le dos et quitté Samuel, Dieu fit naître en lui un esprit nouveau et tous les signes annoncés s’accomplirent ce jour-là. Et quand ils arrivèrent à la colline en question, un chœur de prophètes vint à sa rencontre, l’esprit divin s'empara de lui, et il prophétisa au milieu d'eux"31.
40Plus tard, Saül, de nouveau en proie à l'esprit prophétique entrera en transes de manière aussi violente que Simon Agnel :
"(Saül) se dirigea vers Naïot, près de Rama ; l'esprit de Dieu le saisit à son tour, et il alla prophétisant jusqu'à son arrivée à Naïot, près de Rama. Là, il se dépouilla lui aussi, de ses vêtements, prophétisa aussi devant Samuel et resta couché, ainsi dévêtu, tout ce jour et toute la nuit. De là ce dicton : Saül aussi est donc parmi les prophètes"32.
41Comparons ce passage à la manière dont Simon est habité, dans la première version, par l'esprit :
"Simon : Lâche-moi !
Le Paysan : Mais personne ne vous touche !
Cébès : Ce n’est pas à moi qu’il parle.
Simon : Laisse-moi ! Oui, oui, je comprends, cher ! mais je ne le peux pas, tu le sais ! Pas moi, un autre !
(Silence)
Je - ne - le - peux
Pas. Je ne le peux
Pas !
(Long silence)
Le Paysan : C'est le fou. Je le connais. Il est arrivé l'autre jour avec une femme malade. On le voit se promener seul en gesticulant sans faire attention aux chemins (...).
Simon : Qu'y a-t-il ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
Le Paysan : Vous voilà réveillé ? Hue !"33.
42Au deuxième acte de Tête d’Or le roi qui s'appelle David veut donner sa fille à Tête d’Or, comme Saül veut donner Mikhal à David. Et, de même que David calmait les douleurs de Saül par sa musique, la Princesse de la pièce va calmer les douleurs de Cébès par des images empruntées aux Proverbes (écrits par Salomon, le fils du Roi David). Saül veut tuer David comme Tête d’Or tue effectivement le roi David de la pièce. Il n'est pas jusqu'au ton passionné des relations entre Simon et Cébès qui ne rappelle celui de l’amitié tragique liant David et Jonathan décrite dans le livre de Samuel duquel il est fort probable que Claudel se soit inspiré. Au troisième acte, Simon meurt seul, comme Saül meurt seul après avoir été vaincu par ses ennemis :
"L'écuyer de Saül, le voyant mort, se jeta lui aussi, sur son épée et mourut à ses côtés"34.
43Dans Tête d'Or, Cassius, l'écuyer, après avoir raconté la défaite du roi, se poignarde exactement comme dans le modèle biblique :
"Mes lèvres
Qui furent apprises à former ce mot : Roi, désormais
Se refermeront dans un silence obstiné.
– Ici ! où réside le désir sacré, au cœur.
(Il se poignarde)35".
44Quant aux longs cheveux de Tête d'Or, ce sont ceux d'Absalon, le fils révolté du roi David. Simon Bar Yona, le Tête d’Or de la troisième version, ne fait donc que revenir à ses origines juives.
45Que savons-nous de Simon Bar Yona, ce prisonnier qui, dans notre version, va interpréter Tête d'Or ? Il est pupille de l'Assistance publique :
"X : Et lui aussi pourquoi est-ce qu'on l'appelle Bar Yona ? Simon Bar Yona ?
X : C'est-i q'tu serais juif par hasard ?
X : Comme le mec justement qui l'occupe avec la Princesse. I ne pense qu’à ça.
X : Il n'est pas juif, il est garçon de café.
S. Bar Yona, ça veut dire fils de la Colombe en grec. Je suis le fils de personne. Alors, maman l'Assistance elle a trouvé que le fils de la Colombe, c'est tout à fait le nom qu'i fallait pour moi "36.
46Ce n'est pas en grec que Bar Yona veut dire "colombe". C’est en araméen. Michel Lioure rapproche le nom de celui de Saint-Pierre :
"Bar Yona, contraction de Bar Yohanna, signifie fils de Johannes ou Jean. En Jean I, 42, Simon Pierre est aussi dit fils de Jean"37.
47Mais on peut proposer une autre origine à ce nom. Claudel lisait à la même époque un texte d'Henri Serouya, La Kabbale. Or, le fondateur de la Kabbale s'appelle Rabbi Simon Bar Yochaï. Claudel choisit pour son héros un nom qui soit à la fois juif et chrétien.
48Simon Bar Yona a "l'humanité passionnément dans les doigts comme un sculpteur la glaise ou un éleveur ses bêtes"38. On comprend pourquoi la prison, pour lui, est "une espèce de paradis" :
S : J'ai fait queq'métiers par ci par là dans la vie. Y en a qui s'intéressent aux animaux sur pied, le gros bétail, le moyen et le petit. Moi c'est aux hommes vivants que je m’intéresse"39.
49Soudain il décidera de s'enfuir du camp de prisonniers. Il partira et sera rattrapé. On comprend les intentions de Claudel. Comme souvent dans les pièces utilisant le procédé du théâtre dans le théâtre, entre Simon Agnel, le fictif conquérant et Simon Bar Yona, existent des rapports subtils. Simon Agnel est un conducteur d'hommes, Simon Bar Yona sera metteur en scène. Tête d’Or est entouré d'une sorte de respect religieux. Sa mort prochaine, sa fragilité donnent à Simon Bar Yona cette auréole qu'ont les mourants. Et il peut se montrer, comme Tête d'Or, dur, méchant. Mais soudain, Simon Bar Yona, c’est Claudel lui-même :
"O. "Guerrier ! Chef d'Or"
S : Mais oui, Chef d'or ! Tiens pourquoi donc que je me serais gêné ! Guerrier ! Chef d'Or ! J'avais dix-sept ans ! Je lui ai foutu une espèce de crinière autour de la gueule comme en ont les rois abyssins.
X : O mon frère à la chevelure éclatante !
Le Prof : Dans le texte que j'ai sous les yeux, il y a même : O ma nourrice aux côtes cuirassées !
(Rire)
S : C’est vrai, y a ça, je ne peux pas dire le contraire !
Le Pr(of) : Vous avez bien fait de le supprimer dans le texte B.
S(imon) : Ça y est tout de même sans q(ue) ça y soit. Tu ne comprendras jamais ce que c'est que de se démener à trois ou quatre sous la même paire de côtes.
C'était moi, les types qui attendent, et c’est moi le type qui suis attendu"40.
50Presqu'en son nom propre, Claudel se justifie de passages qu'il a écrits jadis. Mais Simon Bar Yona, fils de la Colombe, c'est aussi le Christ. Un tuberculeux au crâne rasé, le Christ ? Entre le Simon Bar Yona de la version de 1949 et le fondateur de la religion chrétienne, il y a trop de points communs pour que Claudel n’ait pas voulu cette comparaison. Tout le spectacle va nous montrer le sanglant martyr de ce berger d'hommes, mort à Pâques ("C'est Pâques demain" dit Simon Bar Yona à l'acte II, en comparant les avions qui vont bombarder aux cloches qui vont à Rome)41 entouré de douze acteurs-apôtres42. Simon Bar Yona ne s’est jamais marié, comme le Christ :
"Simon : Et moi qui n’ai jamais eu aucune femme
(Il crache par terre)
Non, j'peux pas dire q'jen ai jamais eu, aucune femme"43.
51Les prisonniers pour qui il se sacrifie veulent lui rendre le Mal pour le Bien et se "débarrasser de lui" :
"X : Yen a qui parlent d'un tribunal du peuple.
X :...Une espèce de conseil de guerre qu'on voterait tous ensemble pour se débarrasser de lui"44.
52L'explication que Simon-Claudel donne du monde est fidèle au message des Évangiles. Il faut dire "oui" à la souffrance, signe du rachat et de la rédemption.
53Continuons notre exploration des divers aspects de la personnalité de Simon Bar Yona, fils de la Colombe, fils du Saint Esprit. Comment expliquer les reproches des prisonniers si ce metteur en scène n'est pas aussi le Grand Metteur en Scène, celui qui décide, absurdement semble-t-il, des destinées des hommes ?
"M(arcel) : Je voudrais savoir ce que tu as dans la tête quand tu nous as amenés ici. On ne demandait rien. On était bien tranquille, chacun dans son petit patelin"45.
54L'enfant dont Marcel parle pendant les répétitions, c'est celui dont il est le père dans la vie réelle et dont il refuse d'être séparé :
"M : Oui, pourquoi q'vous m'avez fait ça ?
S : Je pouvais pas faire autrement, c'est dans la brochure.
M : N's étions heureux. On ne demandait pas autre chose. On s'aimait bien tous les deux. On avait eu un enfant. Un beau enfant. Qu’est-ce qu'il est devenu ?
S : Je n'en sais rien.
J : C'est pas dans la brochure.
M : Je demande pourquoi q'vous m'avez fait ça.
S : J’aime pas q'l’on soit heureux. C’est immoral"46.
55Qui parle ? Marcel à Simon Bar Yona ? Cébès à Tête d'Or ? Ou l'Homme, n'importe lequel, à son Créateur ? Simon Bar Yona, on le voit, malgré des traits de caractères très marqués, n'est pas vraiment un personnage. C'est l’homme souffrant en général. C'est aussi le créateur (Claudel), le poète-prophète dans son travail d'explication du monde : à la fois personnage parlant dans une situation concrète (le prisonnier) mais aussi le poète qui écrit et qui par son écriture, entre en contact avec l'Audelà. Simon Bar Yona parle au nom de Claudel et Claudel parle au nom de Dieu. De même, dans Le Deutéronome, dans le dernier discours que Moïse fait au peuple, on ne sait pas toujours qui est ce "je" qui parle : Moïse ou Dieu ? Le prophète n'est qu’un ustensile par lequel passe la parole divine :
"Voyez, je vous propose en ce jour, d'une part, la bénédiction, la malédiction de l'autre : la bénédiction, quand vous obéirez aux commandements de l'Éternel, votre Dieu, que je vous impose aujourd'hui, et la malédiction, si vous n'obéissez pas aux commandements de l’Éternel, votre Dieu, si vous quittez la voie que je vous trace aujourd'hui, pour suivre des dieux étrangers que vous ne connaissez point"47.
56Le rôle du poète-prophète est d'expliquer. Ses explications se situent à trois niveaux différents. Tout d'abord, le metteur en scène explique la pièce à ses acteurs :
"X (le livre à la main) : "Les clinches", qu'est-ce que c'est ?
Simon : T'as jamais ramassé un de ces nids qu'est tombé par terre ? T'as pas vu ces petites boules gluantes avec des gueul' ouvert' qu'on mettrait le poing dedans ? C'est ça les crinches dans le patois de mon pays. La maman n'a jamais fini de les bourrer de sauterelles et de hannetons.
X : lisant la brochure : "Comme piaule le nid des crinches"...
Maintenant je comprends.
(Il lit en prenant le ton).
"Comme piaule le nid des crinches tout le jour, quand le père et la mère Corbeau, il est mort"48.
57En même temps, le prisonnier explique leur situation aux autres prisonniers :
"S : Un sana, c'est un endroit où que l'on met les mecs à sécher, tout pareil q(ue) les morues dont tu parlais t't à l'heure. Pour guérir (...) On guérit de la vie. On est là, trois cents bonhommes à sécher tous ensemble pour le Jugement dernier. T'avais une femme, t’en a pus. Des enfants, t'en a pus. Un métier, t’n'en a pus. T'étais comptable, maquereau, cultivateur, organiste, t’es pus rien. Ton nom même, où c'est qu’il est passé ? Pas même le petit nom. Pour le fritz qui nous garde, t’es pus qu'un numéro"49.
58A la frontière entre les mondes, le poète-metteur en scène explique l’ensemble de la réalité aux hommes.
59Dans ce cas, on comprend que "la brochure" dont on parle constamment dans le texte n’est pas seulement le texte de Tête d'Or. À un premier niveau, il s'agit bien du texte de la pièce que les prisonniers mettent en scène. Pierre Brunei a montré qu'il s'agit d’une brochure "mythique". Les passages de Tête d'Or utilisés pour les répétitions de la pièce sont empruntés à la fois aux deux versions. Mais cette brochure représente, comme dans Le Livre de Christophe Colomb, ou dans Jeanne d’Arc au bûcher, le livre du destin, où sont inscrites toutes nos actions. Le Monde est semblable à un livre. Chacun de nous est un mot à l’intérieur d'un texte qu’il faut savoir lire. Rien n’est absurde. Et ce n’est pas par hasard que le texte commence par la mort des "crinches". Pourquoi la mort ? Pourquoi la mort de ces oisillons qui ne naissent que pour mourir ? Tout semble absurde, fou, mais le poète est là pour nous expliquer le sens, étonnant de la brochure où nous vivons.
C. Le groupe des prisonniers
60Les prisonniers ne sont pas, eux non plus, des personnages. Ce groupe de prisonniers sans nom incarne l’humanité tout entière50.
61Ces "prisonniers sans nom", combien sont-ils ? A l’acte I, trois personnages entourent Simon : Marcel, Jean et le Professeur d’Yssingeaux. Tous les autres prisonniers sont allés assister à l’enterrement de l’aviateur anglais. Marcel et Jean ont des natures antagonistes... Pierre Brunel évoque ainsi ces deux personnages :
"...il y a deux Cébès, Jean et Marcel. Cette division qu’en 1889 le dramaturge avait opérée en son âme, il l’opère de nouveau en 1949 dans cette moitié de son âme que représentait Cébès. Jean répond à l’appel, Marcel lui résiste ; Jean se dévoue à Simon, Marcel l’accable de reproches ; Jean avance, Marcel marche à reculons ; au deuxième acte, Marcel doit mourir, Jean, semble-t-il, s'enfuit du stalag pour rejoindre la Marne dorée"... Si nous faisons de Simon le symbole de l’appel à une vie nouvelle, Jean le suit et Marcel refuse de le suivre : Jean a été attiré par la vie religieuse (il a voulu "se faire frère de la Doctrine chrétienne"), Marcel se révolte contre l'abandon du bonheur terrestre qu'elle supposerait"51.
62Tous deux se disputent le rôle de Cébès :
"(Pendant ce temps, Marcel et Jean se disputent la brochure de Tête d'Or) ;
Simon : Qu'est-ce qu'on a à se disputer ?
X : C'est Jean qui veut pas me donner le livre.
X : I'dit qu'c'est lui Cébès.
X : Vous me l'avez promis.
X : Moi itou, vous m'l'avez promis.
Simon : C’est vrai, je vous l’ai promis à tous les deux"52.
63Marcel et Jean diront le texte de Cébès ensemble :
"X (Marcel) : Que l'été
Et la journée épouvantable sous le soleil...
X (Jean) : Sous le soleil qui sera demain après demain...
X (M) : Soient oubliés,
O choses ici
Je m'offre à vous !
Je ne sais pas !
Voyez-moi ! J'ai besoin
Et ne sais de quoi et je pourrais crier sans fin
Comme piaule le nid des clinches quand le père et la mère corbeau il est mort !"53.
64Après la mort de Jean, il ne restera plus que Marcel pour interpréter le rôle. Même structure dans Le Ravissement de Scapin. Deux acteurs veulent jouer Géronte. Ils jouent d'abord le personnage ensemble. Puis un des deux acteurs disparaît. Pour continuer à jouer le rôle, il ne reste plus que Géronte II.
65On comprend les intentions de Claudel quant à Cébès-Jean. Dans le dégoût que Claudel éprouve pour le premier Tête d'Or, le ton des relations Cébès-Tête d'Or joue un rôle déterminant. L’échange du sang du premier acte n'est rien à côté de la sublime scène du deuxième acte qui est une des plus belles scènes d’amour de tout le théâtre de Claudel. Dans On répète Tête d'Or, Simon Agnel devient Jésus et Cébès, Jean, c'est-à-dire Saint Jean. Ce qui les lie, c'est l'amour spirituel, absolument sacré, qui lie le maître et ses disciples54.
66Face à Jean, la Foi et à Marcel, le Doute, le troisième personnage, c'est le Traître. Il est désigné par sa profession. C'est le professeur d'Yssingeaux. Il représente la Culture, la Sorbonne. On pense à ces graves docteurs qui brûlent la Sainte dans Jeanne d'Arc au bûcher. Ses plaisanteries sont lourdes55. Amorcé, voici un conflit qui se trouve au centre de l'œuvre claudélienne : la foi contre la raison étroite. Dans un moment de lucidité, le professeur voit ses limites. Il pense avoir raté sa vie :
"On s'ra pas toujours jeunes ! C'est dommage qu'on s'en serv' pas c't vapeur qu'on a dans la chaudière quand on est jeune. Moi quand j'allais au collège à la gar' pour chercher le journal. Et voilà qu'on m'a foutu professeur de sixième à Yssingeaux"56.
67A l'acte II, le nombre des prisonniers qui entourent Simon a doublé. Les six acteurs sont désignés, dans les premières pages, par des signes différents : +, 0, //, X. "+" est l'acteur sans poésie. Il s'oppose agressivement à Simon. "0" semble plus subtil. Il sait que si Jean s'est enfui du stalag, ce n'est pas, comme il l'a dit, pour rejoindre sa femme, mais pour rejoindre Simon, à qui le lie un attachement mystique. Pas d'argot dans les interventions de Est-ce Monsieur Raymond, le banquier ? Quand à Hamelot Albert, qui reçoit au début de l'acte un coup de pied au derrière, il ne se manifeste plus. De toutes façons, au bout de quelques pages, Claudel renonce à différencier les personnages. Il les désigne tous par la lettre X. Dans le stalag, les prisonniers sont réduits à l'anonymat. Les continents se rejoignent. Les banquiers couchent à côté d'assassins. La prison révèle sous les oripeaux sociaux, l’essentiel, l'âme. Ainsi, la pièce nous montre le monde dans son ensemble, l'humanité (que représente ce groupe de prisonniers) à laquelle parle le Saint, inspiré.
IV. LA MUSIQUE PARALLÈLE
68Quel est le message de Simon-Claudel ? Plus que toutes les tirades, la musique, dans cette troisième version, va nous l’expliquer.
"X : Qu'est-ce qu'elle a à faire avec nous, ta pièce ?
S : Elle a à vous expliquer quelque chose.
X : Quoi c'est que ce que'q'chose ?
S : La dure, la bonne, l'excellente réalité. Le moment présent, l'inestimable présent. La réalité. L'amère, l'amère, l'amère, l'amère, l'amère, l'amère réalité. On la possède à la fin si amère qu'y a rien de meilleur.
X : On en a bien le goût dans la bouche sans toi.
S : Il faut l'aimer, il faut dire oui ! Tant que vous n'aurez pas dit oui, la pièce ne pourra pas continuer.
X : Moi je dis non !
S : C'est la même chose.
X : Explique-nous un peu.
S/Quelqu'un d'autre... Écoutez... C’est quelqu'un d’autre qui va vous
expliquer.
(Rran ! rran ! rran ! on entend les pas au-dehors des soldats qui portent le
corps.
La trompette exécute la sonnerie aux morts, telle qu’elle existe dans
l'Armée anglaise)"57.
69La pièce a commencé avec l'évocation des oisillons, des "crinches", morts de faim et va se terminer par le bombardement des avions sur les prisonniers, ces pauvres "crinches" que nous avons appris à connaître et à aimer. Pourquoi la Mort ? La musique va nous l'expliquer. Dans le drame musical claudélien, la musique est un véritable personnage. Elle parle, elle commente, elle explique. La sonnerie aux morts accompagne toute la pièce. Au premier acte, avant de l'entendre pour de bon, un soldat s'entraîne d'abord à la jouer.
("On entend un clairon q(ui) essaye de jouer la sonnerie aux morts.
X : C'est le clairon qu'essaye de jouer la sonnerie aux morts.
X : Rapport à l'aviateur qui nous a tombé du ciel d'aut'matin.
(Le clairon se tait après des couacs)
X : I'n'est pas fort, le frère !
X : Ça sera mieux tout à l'heure, faut espérer !
C't'appel aux morts qu'a inventé les engliches, ça me fait ficher un cafard à s'foutre à 4 pattes pour miauler.
S : C'est drôle, moi c'est le contraire. Ça me fait... enfin v(ous) comprenez ce que je veux dire ? C'est pour ça qu'à Paris on a interdit de jouer de la trompette près des cimetières. Les morts, v(ous) comprenez, faut tout de même pas leur donner de fausse alerte, à ces messieurs et dames"58.
70Claudel avait écrit, puis barré : "Ça me fait bander quand je l'entends". Pour Simon, la sonnerie aux morts est signe de vie, pas de mort. Elle est vraiment destinée aux morts. Elle accompagne leur disparition, mais surtout, elle annonce leur résurrection. C'est à la fois le glas et la trompette du Jugement Dernier. L'image finale de cette troisième version devait être la Princesse jouant du clairon dans le stalag bombardé59. On le verra tout à l’heure : cette Princesse, c'est la Sagesse des Proverbes, celle que la Tradition juive associe à la Torah où souvent les mots recouvrent deux sens radicalement opposés. Cette sonnerie aux morts désigne une raison double. La mort est vie, puisque après elle vient la résurrection. Tel est le message que veut nous enseigner Simon-Tête d'Or, ombre de Saül, le roi fou.
V. LA MISE EN SCÈNE DE LA PROPHÉTIE
71On le sait, Claudel a toujours lié écriture et prophétie :
"Le nom du poète chez les Latins était celui de prophète, vates (...). Le don de prophétie étant d'ailleurs nettement distinct de la valeur morale du bénéficiaire, comme le prouve le cas de Caïphe, et celui, plus net encore, de Balaam. Ce don mystérieux, la théologie lui donne un nom, celui de la grâce, et elle distingue deux espèces de grâces, la gratia gratis data, ou charisme qui fait les poètes, Arthur Rimbaud par exemple, et la gratia gratum faciens, qui fait les saints"60.
72Il a observé comment avec Fragment d'un drame, il décrivait en quelque sorte des événements qui ne devaient se produire que bien plus tard (son impossible amour pour l'Ysé du Partage de Midi). Du point de vue des rapports entre écriture et prophétie, Tête d'Or, dans ses trois versions, constitue un document capital. Les deux premières versions mettent en scène une invitation de l'Au-delà. Le "fou" de la première version est tout à coup en proie à une crise, un peu comme les shamans des sociétés primitives. Au sortir de cette crise, où il perd connaissance, nous apprenons quel est le message qu'il a reçu : il doit aller conquérir le monde. Dans la seconde version, les manifestations de la crise s'adoucissent. Et c'est sous l'Arbre que Simon recevra son inspiration prophétique :
"Simon : Ah ! Ah !
Cébès : Que dis-tu ?
Simon : Un esprit a soufflé sur moi et je vibre comme un poteau !"61.
73Quelqu'un parle à Simon Agnel et le pousse, contre son gré, à une action dont il n'est que l'exécutant. Or, dans ce texte splendide et incompréhensible, vraisemblablement lié à une péripétie personnelle, la brusque conversion de 1886 et la force qui le pousse à adhérer à la foi catholique, Claudel s'étonne, soixante ans plus tard, de voir inscrite en filigrane, la trajectoire d’Hitler. C'est ce dont se plaint, amusé, Simon Bar Yona dans le deuxième acte, un Simon qui est totalement confondu, à ce moment-là, avec l’auteur lui-même et qui parle en son nom :
"S : Eh bien, tout de même, le Caucase, c'est une espèce de petite montagne quelque part dont il me semble qu'on a entendu parler ces jours-ci, qu'en dites-vous ?
O : C'est vrai ! I sont arrivés jusque-là les Pantagouriches !
X : Mais i n'ont pas pu aller plus loin.
X : C'était pas dans la brochure.
S : Tous ces Pantagouriches et ces Botenglouses de malheur qui n'ont fait que me copier sans y rien comprendre ! Y a longtemps que j'avais fait connaissance avec, leur Caucase !
Y a longtemps qu'i me grimpait dans l'imagination leur Caucase, pas ç'uilà du journal, mais le vrai pour de vrai, au-dessus de tous ces peuples en armes"62.
74L'histoire d'Hitler est prévue par les deux premières versions de Tête d'Or. La troisième version est, elle aussi, le spectacle d'une prophétie. D'abord, Simon Bar Yona, au nom d'apôtre, de kabbaliste, est un personnage de prophète. Il transmet son message dans le langage théâtral des prophètes. Jérémie qui casse une cruche devant les notables pour signifier la destruction de Jérusalem ou qui se déplace dans les rues effectue une action dont la seule fonction est d'être vue. Le prophète crée, pour éveiller l'attention du peuple, des images scandaleuses ou étranges. C'est exactement le "Verfremdung effekt", que Vitez traduisait par "effet d’estrangement". Pour leurs manifestations publiques, les prophètes éloignent toujours les signifiants des signifiés. Jérusalem sera représentée par des signifiants extrêmement éloignés de la forme ou de l'idée de ville : une cruche, une brique. Claudel inverse le rapport communément utilisé entre signifiant et signifié : les grands espaces ouverts de Tête d'Or vont être évoqués par le monde clos de la prison ; le géant aux cheveux blonds par un prisonnier au crâne rasé, l’arbre immense par le tuyau de poêle et la Princesse par le garçon de café juif. La même année, Genet développe la même idée dans L'Enfant criminel. C'est que Claudel et Genet se dirigent vers un théâtre métaphysique, un théâtre de signes63.
75En même temps, le texte de la troisième version peut être lui aussi abordé comme texte prophétique. Pierre Brunei avait déjà, dans son analyse, parlé du caractère prophétique de ce brouillon. La mort de Simon Agnel, c'était celle que Claudel sentait venir. Mais on peut développer davantage ce thème. Entre les lignes de On répète Tête d'Or, on peut lire une prophétie dont Claudel a peur et qui l'horrifie. Interrogeons le personnage de la Princesse. Un seul personnage féminin dans Tête d'Or, celui de la Princesse qui, au deuxième acte, dialogue avec Cébès et les veilleurs avant d'être chassée du Palais par Simon. Au troisième acte des deux premières versions, la Princesse, la fille du Roi David, après de longues errances, est clouée à un arbre par l'ancien cuisinier du Palais. Le dialogue entre les deux mourants, Tête d'Or et la Princesse, que les soldats, après la mort de Simon et sur sa volonté, couronnent, clôt l'acte et la pièce.
76Avant de commencer la rédaction de la troisième version, Claudel a une vision très claire de la pièce, nettement exprimée dans le texte de présentation qu'il écrit en septembre 1949 et qui constitue le plan de travail de On répète Tête d'or. La Princesse représente l'Église catholique. Elle jouera du clairon parce que le clairon évoque la trompette du Jugement Dernier et la résurrection des morts. Elle incarne la Sagesse qui, dans les Proverbes, invite les hommes au grand repas de la Connaissance, passage sur lequel Claudel était tombé, à dix-huit ans, après l'illumination de Notre-Dame. Il déclarait à Jean Amrouche dans Les Mémoires improvisés :
"Toute cette magnifique prosopopée des Proverbes m'avait énormément frappé et toutes les figures de femmes dans l’œuvre ultérieure se rapportent plus ou moins à cette découverte. Il n'y a guère de figure de femme dans mon œuvre où il n'y ait quelque trait de la Sagesse"64.
77Et dans les deux premières versions de Tête d'Or, la Princesse qui pendant la nuit de veille s'adresse aux donneurs, reprend les mots mêmes des Proverbes :
"Mais je me tiens aux carrefours des chemins, et, dans les villes mêmes,
Je me tiens sur les marchés et à la sortie des bals, disant :
"Qui veut changer des mains pleines de mûrons contre des mains pleines d’or ?
Et se peser avec son cœur humain un éternel amour ?"65.
78Claudel veut donc mettre en scène dans la version de 1949 le dialogue entre le Christ et l'Église catholique. Mais en cours d'écriture, tout se transforme. Qui, dans le stalag, interprétera ce rôle mystérieux ? ("Qui est la Princesse ?" demande Claudel à Barrault). Un garçon de café juif. A-t-il été choisi par Simon ? S'est-il choisi tout seul ? Le texte se contredit sur ce point. Ce qui est sûr, c’est que Simon (et Claudel) éprouvent de sérieuses réticences vis-à-vis du garçon de café, "ct'aut'fi de la colombe" :
"X : C'est toi, la colombe ?
S : Oui, ça serait moi, la porte pour vous tous, s'y avait pas ct'aut'fi de la colombe, là-bas derrière le rideau qui s’occupe à me traverser.
X : Tu parles du garçon de café ? L'est bien gentil.
X : C'est toi qui l'as choisi pour fair'la Princesse.
S(imon) : Alors pourquoi c'est q'l'apprend pas son rôle au lieu de manigancer je ne sais quoi ? Pas moyen de le faire travailler !
X : C'est pas commode.
X : Alors i dit qu'il a son idée. I dit qu'i va s'faire une figure pour nous faire plaisir à tout le monde.
X : Une jolie figure, qu’i dit : L'a voulu montrer à personne.
X : (montrant le rideau) : L'a fait un trou dedans. Le moment venu...
X : C'est là qu'a mont'ra sa figure à Monsieur.
X (derrière le rideau) : Queq’chose de si joli, qu'y aura pas besoin du reste.
S(imon) : Et moi j'ai pas besoin de la col...
(il tousse)
...laboration de Ganymède"66.
79Une page plus loin, la version des faits est différente :
"S : Qui c'est qu'vous avez choisi pour fair'la Princesse pendant que j'étais parti ailleurs autre part pour m'occuper de vous ?
X : C'est c't’espèce de youpin, le clairon du 127è.
X : C'est pas nous q'la choisi. S'a choisi tout seul.
X : Sitôt q'l'a lu le rôle : C'est moi, la Princesse ! q'l'a dit. Pas moyen de lui retirer son rôle, n’faisait ça q’de le mâchonner d'jour et d'nuit, les yeux retournés.
X : Et quand on se réveillait des fois, juste qu'il était là penché sur nous à nous r'garder, l'salaud.
X : Juste, la gargouille de Notre Dame !
X : T'as raison juste la gargouille !
X : T'as pas vu le diable qu'on voit sur les cartes postales, la tête entre ses deux cuisses qui regarde Paris ?
S : C'est intéressant à regarder, Paris. Et si s'bouche les oreilles si fort, c'est pour pas entendre l’Ange derrière lui qu'on voit pas qui lui arrive. On peut pas fair'deux chos'à la fois.
La Voix (derrière le rideau) : Mieux, mieux... Je vois mieux maintenant.
Je vous vois tous. L'Ombre en vérité ne vous cache point, ni cette lumière de la lampe.
C’est moi. Que voulez-vous ? Pourquoi m'avez-vous appelée ?"67.
80Claudel le sait : l'écrivain "est écrit" plutôt qu'il n’écrit. Les personnages d’une pièce ou d’un roman n’en font qu’à leur tête, semblent doués d’une indépendance surprenante. Si le personnage de la Princesse représentait l’Église, pourquoi l'avoir fait jouer par un garçon de café juif ? C’est que la Princesse, ici, n'est plus l’Église. Elle est redevenue ce qu’elle symbolise dans la Bible juive, la Sagesse, antérieure au monde même et dont il est dit dans le livre de Job que Dieu la regardait en créant le monde. La Princesse est en train de redevenir, sous les yeux "horrifiés" de Claudel ("ce nouveau Tête d'Or qui m’horrifie"), la Synagogue, qui est aveugle, comme Pensée. Dans la troisième version de Tête d'Or, c’est nous qui ne la voyons pas. La Princesse n’est qu’une voix derrière le rideau. Le garçon de café juif, clairon du 127ème, ce "youpin", est comparé à la gargouille de Notre-Dame qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre l’Ange. Mais dès que la voix se fait entendre, Simon se tait. Il y a concurrence. Le garçon de café tient tête à Simon Bar Yona qui, craignant de lui répondre, perd en lui parlant sa force et sa confiance. C’est un autre fils de la Colombe qui parle ici :
"Simon : Oui, ça serait moi la porte, pour vous tous, s’y avait pas ct’aut’fi de la colombe, là-bas, derrière le rideau qui s'occupe à me traverser"68.
81La Sagesse rejette la robe de bure dont Claudel l'avait revêtue. Elle redevient, contre la volonté de Claudel, la Synagogue. Et Claudel, une fois de plus, essaie de mettre en scène ce dialogue entre les deux religions sans y parvenir. Car l’attitude ambiguë de Simon Bar Yona vis-à-vis du garçon de café prolonge l’attitude ambiguë de Claudel vis-à-vis des juifs. D’un côté, il adopte, par rapport au "peuple déicide" (c’est une expression qu’on trouve dans son Journal) la position officielle de l’Église. Les juifs doivent être convertis. Et lorsque, dans ses lettres à Darius Milhaud, il chante les beautés de la religion catholique, ce n’est pas sans arrière-pensée. Mais lorsqu'il se passionne pour le Hassidisme ou la Kabbale, quand il accueille avec enthousiasme la création de l'État d'Israël, c'est un autre Claudel qui parle, celui qui reconnaît le rôle essentiel du Judaïsme :
"Israël est un peuple unique dont le destin et l'importance sont uniques aux yeux de Dieu. Je l'ai compris dès le premier jour de ma conversion, lorsque, sortant de Notre-Dame, j'ai ouvert la Bible à deux endroits : dans le Nouveau Testament, le récit des pèlerins d’Emmaüs m’enseignait que la clé des Écritures se trouvait dans l'Ancien Testament. Ouvert, celui-ci m'offrait le prodigieux chapitre VIII des Proverbes où la Sagesse me faisait entendre son appel, le verbe même de Dieu, sa voix (...). J'ai appris dans l'Ancien Testament qu'il était la clé du Nouveau et que cette clé avait été confiée dans les mains d'Israël"69.
82Mais à la suite d'un autre entretien avec André Chouraqui, il note dans son Journal :
"visite d'André Chouraqui, v[ice] président de l'Alliance Israélite. Longue et affectueuse conversation. Voudrait-il se convertir ? S. Paul"70.
83Ainsi, à la fois, Simon et Claudel veulent parler au garçon de café juif et supprimer le rôle :
"S : Précisément, je voulais supprimer le rôle de la Princesse.
X : T'aurais bien fait !
La v. derrière le rideau : Elle est plus forte que toi !
X : C'est pas quelqu'un qui vous aime, le clairon.
X : C'est comme qu'i dirait pour vous jouer un tour, qu’il a pris le rôle.
X : I dit q'tu pourras faire tout ce que tu veux, i dit q'c’est lui qu’a pris le rôle et qu’i ne le lâchera pas.
X : C'est une affaire entre vous et lui.
X : Alors, dis-donc, montre nous un petit peu ton museau, qu'on le voie.
La voix : Patience !
S : C'est moi-même, chère Madame, qui me permets de vous le demander.
La voix : Tout à l’heure ! Un petit bout de la jeune personne, cher Monsieur, on s'en va vous le montrer tout à l’heure.
Mais sais-tu bien que c'est au troisième acte, seulement, toi et moi, que nous aurons notre explication.
S(imon) : Et en attendant, on va tâcher de se passer de toi"71.
84Cette explication, ce dialogue entre les deux fils de la Colombe, Simon Bar Yona (le Christianisme) et le garçon de café juif, le clairon du 127ème (le Judaïsme), Claudel ne l'écrira pas. Comme il n'écrira pas le dialogue entre Pensée (la Synagogue aveugle) et Sarah, la fille qu'elle a eue d'Orian, le neveu du pape. A cet échec, il y a plusieurs raisons. D'abord, Claudel ne peut écrire ce dialogue entre l'Église et la Synagogue, parce qu'il correspond au centre exact de son œuvre, où se mêlent les deux textes, l'Ancien et le Nouveau Testament. C’est là, je crois, un des sens du mythe d'Orphée. Eurydice, c'est l'inspiration qui fait écrire le poète. L'œuvre essentielle est impossible. On ne peut que la rêver.
85Il y a une autre raison. "Depuis que le Temple est détruit", lit-on dans le Talmud de Babylone, "l'esprit de la prophétie repose sur les enfants et les fous"72. A double titre, celui d'enfant perpétuel et de fou professionnel, le poète (le vrai, celui qui écrit en état d'inspiration) possède des dons de voyance :
"Arthur Rimbaud n'est pas un poète, il n'est pas un homme de lettres. C'est un prophète sur qui l'esprit est tombé, non pas comme sur David, mais comme sur Saül. Telle a été sur lui cette horreur, cette malédiction à laquelle comme Jonas il a essayé d’échapper, par le blasphème et par la fuite"73.
86L’écriture est contact avec des forces surnaturelles. Dans les deux pièces qu'il rédige très tôt, Tête d'Or et La Ville, Claudel décrit les deux grands phénomènes politiques du XXème siècle. La Ville montre, en 1892, la victoire du communisme et son brutal effondrement de l'intérieur, dont nous ne sommes qu’aujourd'hui témoins. Quant à la première version de Tête d'Or, elle offre avec l'histoire d’Hitler des parallèles saisissants. Le Surhomme envahit tout, balaie les faibles, tue le vieux Roi David, finit par échouer au sommet du Caucase.
87En 1949, Claudel interprète autrement le texte. Le désir de conquête qui anime Simon, Tamerlan ou Hitler, c'est le désir de l'Autre monde. Simon Agnel, c'est le Christ qui vient mettre en scène l'Humanité pour le grand chœur final par lequel se termine toutes les expériences scéniques de Claudel :
"L'Amen passionnément pressenti par les Prophètes et les Patriarches (qui) commence à se dessiner dans les profondeurs de la matière orchestrale"74.
88Or, si, comme il l'établit en 1949, Simon Agnel est Simon Bar Yona, fils de la Colombe, symbole du Christ, si la Princesse est la Sagesse, le Judaïsme, alors, l'acte III montre un renversement de situation extraordinaire. Cette Princesse que Tête d'Or avait chasssée du Palais va être recouronnée. Après de longues errances (la Diaspora), de grandes souffrances (le Déserteur la crucifie pour venger en sa personne des crimes qu'elle n'a pas commis), la Princesse est couronnée par celui même qui l'avait détrônée. On comprend que Claudel s'arrête "horrifié". Il ne peut pas aller jusqu'au bout de cette vision troublante : le Christ recouronnant le Judaïsme crucifié.
***
89La mise en scène de la prophétie : il semble que toute l'œuvre de Claudel, de la première ébauche (L'Endormie) aux dernières expériences dramatiques (Le Ravissement de Scapin, On répète Tête d'Or) soit habitée par l'image d'un poète-prophète en proie à une parole dont il n'est que la voix. L'écriture est une forme de prophétie. Cette inspiration, l'apparition à l'intérieur d'une conscience, d'une force qui dicte, oblige et pousse, le jeune homme de vingt-et-un ans la met en scène dans la première version de Tête d'Or. Or, dans ce texte fulgurant et obscur, lié à une aventure personnelle, la conversion, on lit, bien plus tard, l'histoire d'Hitler, lui aussi comme une force inspirée surgissant du peuple pour tuer le vieux roi. Cette "mise en scène de la prophétie" est prophétique elle aussi. A quatre-vingt-un ans, Claudel relit sa pièce et propose, avec l'audace folle qui le caractérise, une lecture radicalement métaphysique75. Tête d'Or, c'était un cri dans une prison, le bagne matérialiste de la fin du XIXème siècle. Simon Agnel, ce n'est pas Hitler, c’est le Christ qui, comme un berger ses moutons, comme un metteur en scène ses acteurs, conduit l'Humanité vers le monde à venir. Pas un Christ bouclé et doux, pas le Jésus blond aux yeux bleus de ces pieuses images dont Claudel, par la bouche de Rodrigue dans Le Soulier de satin nous a dit qu'il avait horreur, mais un Christ rasé, au nom juif, nourri de Kabbale, un Christ paradoxal, révolutionnaire qu'on ne laisserait pas, encore aujourd'hui, entrer au Vatican. Cébès, c’est Saint Jean et les rapports qui le lient à Simon sont ceux, sacrés, du disciple et du Maître. La Princesse, c'est la Synagogue et Simon Bar Yona-Claudel n'en finissent pas de ne pas pouvoir la recouronner. Et c'est peut-être la notion de la prophétie qui explique le prodigieux intérêt que porte Claudel à la nation juive. Pour lui, comme l'explique Marcel Dubois dans son texte La vocation poétique et la vocation d'Israël, Israël est une nation de prophètes. Or, le poète est prophète. La vocation d'Israël se confond donc avec la vocation poétique. Parlant à Israël, Claudel se mesure avec une force prophétique supérieure à la sienne. Tête d'Or recouronne la Princesse. Mais Claudel, lisant la Kabbale ou les textes du Hassidisme, accueillant avec enthousiasme la création de l'État d'Israël, lui aussi, recouronne le Judaïsme, annonçant tout un mouvement contemporain. Depuis quelques années, la pensée chrétienne s'est mise à la recherche de ses sources juives, qu'elle n'aura pas grand mal à trouver.
90Cette extraordinaire lecture, Claudel l'exprime par une formule scénique complètement originale. Dans ce brouillon, on trouve, ébauchés, tous les éléments de cette nouvelle forme dramatique à laquelle il a rêvé. Le décor à étages représente l'Univers dans sa triple structuration (Enfer, Terre, Paradis). Le théâtre "à l'état naissant" met en scène le processus même de l’invention, la mise en scène de l'écriture, c'est-à-dire de la prophétie. Les signes théâtraux, toujours très éloignés de ce qu'ils représentent (l'Arbre-tuyau de poêle, le crâne rasé-les longs cheveux blonds, les bombardiers-cloches de Pâques)76 recréent le théâtre des prophètes, celui qu'ils interprétaient jadis, dans les rues de Jérusalem. C'est un nouveau théâtre métaphysique, celui-même que souhaitait Artaud et dont rêvera Genet.
91Jérémie, enfermé dans la prison d'une ville assiégée quelques moments avant la boucherie, joue, lui aussi, une pièce au message d'espoir. Il achète, follement, une terre de ce pays envahi, conquis et semble-t-il, perdu. Comme Jérémie, avec les mêmes moyens, Simon Bar Yona, avant le Grand Passage (celui des bombardiers, celui de la tuberculose), crie, aussi follement, un message d'espoir et de vie.
92Claudel metteur en scène. Qui rêverait (même aujourd'hui) de faire jouer Tête d'Or par un tuberculeux rasé et la Princesse par le clairon du 127ème régiment ! Toutes les "trouvailles" des jeunes metteurs en scène pâlissent à côté de ce génial brouillon. On pense à Akropolis, ce spectacle du théâtre de Wroclaw, où Grotowski avait, lui aussi, "dépaysé" l'action du drame symboliste de Wyspianski. La pièce se passait dans une cathédrale dont les statues, la nuit de Noël, s'animaient pour jouer les grands moments de la culture occidentale. Grotowski transforme la cathédrale en camp de concentration. Le tuyau de poêle, dans sa mise en scène, ce n’est pas le Père Abraham comme dans le brouillon de Claudel, c'est Rachel dont les détenus célèbrent la noce avant de disparaître dans le four crématoire77.
93Il faudrait mettre en scène cette troisième version de Tête d'Or. Mais d'abord, comme de fervents musicologues terminent l'opéra inachevé d'un mort, finir la pièce. L'acte III (celui que Claudel n'a pas écrit) montrerait un état très avancé des répétitions. Les prisonniers savent déjà leur texte et le jouent mais Simon Bar Yona interprétant la mort de Simon Agnel meurt pour de bon. La seule confrontation de ces deux univers, celui du premier niveau de théâtre (le camp des prisonniers pendant la deuxième guerre mondiale) et celui du deuxième niveau, (la pièce symboliste de 1889) suffirait à créer une image scénique extraordinaire. Quant aux deux premiers actes, il faudrait revenir aux intentions premières de Claudel, choisir les grands moments des deux premières versions et se servir de ces dialogues familiers, cinématographiques, écrits pour la version de 1949 comme de lien et de rupture (la réalité des prisonniers entre les deux répétitions). "Cinématographiques" : longtemps, Aragon a rêvé de faire un film de Tête d'Or. Le camp de prisonniers, la répétition dans le lieu clos, fournirait une solution tout à fait compatible avec les moyens de la caméra. Oui, pour cette troisième version de Tête d'Or, c'est le cinéma qu'il faudrait.
Notes de bas de page
1 Journal, tome I, Gallimard, Paris, 1968, p. 832-833.
2 Lettre de Paul Claudel à Mme Lara, in Théâtre, tome I, Gallimard, Paris, 1967 p. 1241.
3 Lettre de Jean-Louis Barrault à Paul Claudel du 16 novembre 1941, Cahiers Paul Claudel X, Gallimard, Paris, 1974, p. 80. Lettre de Jean-Louis Barrault à Paul Claudel du 4 mai 1942, Cahiers Paul Claudel, X, ibidem, p. 86.
4 Lettre de Paul Claudel à Jean-Louis Barrault, 6 janvier 1944, ibidem, p. 34.
5 Voir Mémoires improvisés, Gallimard, Paris, 1954, p. 56.
6 Arthur Honegger, Collaboration avec Paul Claudel in numéro spécial d'Hommage à Paul Claudel, N.R.F., 1er septembre 1955, p. 559.
7 Allusion à la défaite des armées allemandes sur le front soviétique. Ainsi, Claudel, sans le citer, évoque Hitler et un possible parallèle qu'on pourrait faire entre l'imaginaire conquérant et le dictateur allemand, lui aussi, vaincu aux alentours du Caucase.
8 Claudel, Théâtre I, op. cit., p. 1250.
9 "J'aimais votre idée de présentation de Tête d'Or dans un endroit enfermé. Et depuis longtemps, je rêve de faire jouer une pièce où la troupe entière entrerait dès le début, s'installerait sur scène, ne pourrait profiter d'aucune sortie, et ferait vivre toute une aventure pendant la durée de la représentation, la vie des acteurs finissant par se confondre avec celle des personnages" (Lettre de Jean-Louis Barrault à Paul Claudel du 30 août 1950, Cahiers Paul Claudel X, op. cit., p. 216).
10 Jean-Louis Barrault, Nouvelles réflexions sur le Théâtre, Flammarion, Paris, 1959 p. 250.
11 Journal, tome II, Gallimard, Paris, 1969, p. 707-708.
12 Cité par Pierre Brunel, "Tête d'Or 1949", dans Paul Claudel 2, Revue des Lettres modernes, 1965, no 114-116, p. 49.
13 Jacques Perret, Le Caporal épinglé, Gallimard, Paris, 1947, p. 234, cité par Michel Lioure dans Tête d'Or de Paul Claudel, Annales littéraires de l'Université de Besançon, Les Belles Lettres, Paris, 1984.
14 Journal, tome II, op. cit., p. 710. Pierre Brunei, dans son article sur Tête d'Or 49 suggère qu’il pourrait bien s'agir de la phrase suivante :
"Oui, qui sait s'il ne fallait pas l'effroyable pression des camps, et ces gens littéralement fourrés, enfoncés, pétris l'un dans l'autre, pour que cède la surface, l'enveloppe qui les séparait et que l'âme, enfin devienne accessible à l'âme''. (Évangile d'Isaïe, Gallimard, Paris, p. 324).
15 Lettre de Paul Claudel à Jean-Louis Barrault, 2 septembre 1950, Cahiers Paul Claudel X. op. cit., p. 217.
16 "Extrait de Match. C'est l'idée de mon essai de version 3 de Tête d'Or : "Un prisonnier de guerre français me dit comme lui avait été révélée, dans sa captivité, la communauté humaine. "Nous avons été dépouillés du jour au lendemain, de tous nos biens, de tous nos avantages, de tous les agréments de ce qui avait été notre vie. Nous n'avions plus rien. Mais de toute cette misère a jailli un admirable élan de fraternité. Quand un homme était malade, les autres faisaient son travail. Quand quelqu'un recevait un colis, aussitôt il le partageait. C'était une initiation exaltante, nouvelle et pourtant très simple. Nous sentions la communauté humaine" (Journal, tome II, op. cit., p. 747-748).
17 On répète Tête d'Or in Tête d'Or de Paul Claudel, Annales Littéraires de l'Université de Franche-Comté, Les Belles Lettres, Paris, 1984, p. 273.
18 Le Journal n'évoque pas le film de Renoir, mais il y a tant d'éléments communs entre le film et cette troisième version qu'on peut se demander s'il n'a pas été le point de départ du projet : les répétitions, l'évasion, le personnage du prisonnier juif, la "communauté humaine" ressentie au cours de la captivité. Quant à la similitude du nom de la pièce de Sartre (Bariona) et du héros de On répète Tête d'Or (Bar Yona), elle donne à réfléchir. Claudel connaissait l'œuvre de Sartre (cf. l'article d'André Espiau de la Maëstre, "Claudel et Sartre", Bulletin de la Société Paul Claudel, no 94, p. 23-29). Il a pu lire, dans la presse, après la guerre, les récits qu'a faits Sartre de ces représentations héroïques.
19 On répète Tête d'Or, op. cit., p. 290.
20 Ibidem, p. 296.
21 Claudel, préface des Euménides (Théâtre I, op. cit., p. 1329-1330).
22 Mémoires improvisés, op. cit., p. 312.
23 On répète Tête d'Or. in Tête d'Or de Paul Claudel, Annales littéraires de l'Université de Besançon, Les Belles Lettres, Paris, 1984, p. 273.
24 Claudel, propos cités par Jean-Louis Barrault, Nouvelles réflexions sur le Théâtre, op. cit., p. 250.
25 On répète Tête d'Or, op. cit., p. 275-276.
26 Tête d'Or, deuxième version, in Théâtre I, op. cit., p. 182-183.
27 On répète Tête d'Or, op. cit., p. 294.
28 Ibidem, p. 281-282.
29 Lettre de Claudel à Jean-Louis Barrault, Cahiers Paul Claudel X, op. cit., p. 217.
30 Michel Lioure, dans Le Tour du Monde, un journal que lisait le jeune Claudel, a retrouvé une gravure qui aurait bien pu inspirer le jeune homme : "Or sur un dessin figurant à la page 153 du tome LVIII (2ème semestre 1889) et représentant Ménélik et ses généraux en tenue d'apparat, la tête du Roi et de ses principaux dignitaires est ornée d'un diadème à panache et doré qui ne laisse pas de préfigurer le "Chef d'or" du drame” (Michel Lioure, Introduction au Tête d'Or de Paul Claudel, op. cit., p. 64).
31 Samuel I, 10, 9-10.
32 Samuel I, 19, 23-24.
33 Tête d'Or première version, op. cit., p. 43-44.
34 Samuel I, 31,5.
35 Tête d'Or première version, Théâtre I, op. cit., p. 142.
36 On répète Tête d'Or, op. cit., p. 294.
37 Ibidem, p. 307.
38 Lettre de Paul Claudel à Jean-Louis Barrault, Cahiers Paul Claudel X, op. cit p. 217.
39 On répète Tête d’Or, op. cit., pp. 298-299.
40 Ibidem, p. 292.
41 Ibidem, p. 300.
42 Au premier acte, dans le stalag déserté, trois prisonniers participent aux répétitions. Au deuxième acte, six personnages anonymes entourent Simon. Si Claudel se montre fidèle à cette progression, au troisième acte, c'est douze acteurs-apôtres qui doivent entourer Simon dans sa mort aux deux niveaux de théâtre.
43 On répète Tête d’Or, op. cit., p. 296.
44 Ibidem, p. 288.
45 Ibidem, p. 286.
46 Ibidem, pp. 284-285.
47 Deutéronome, 11, 26-28.
48 On répète Tête d'Or, op. cit., p. 274.
49 Ibidem, pp. 286-287.
50 Il n’y a qu’un personnage, Simon, et tout autour des prisonniers sans nom, X, Y, Z etc.) dont il se sert pour essayer de réaliser avec eux ce drame qu’il a dans la tête d’Or... lui-même rasé". Lettre de Paul Claudel à Jean-Louis Barrault, Cahiers Paul Claudel X, op. cit., p. 217.
51 Pierre Brunnel, Tête d'Or 1949, dans "Paul Claudel, le regard en arrière", La Revue des Lettres modernes, Paris, 1965, p. 59.
52 On répète Tête d'Or, op. cit., p. 276.
53 Ibidem, p. 278.
54 Rabbi Nahman de Breslev oppose le faux amour des amitiés mondaines où chacun n'est au fond sensible qu'à son propre intérêt à l'amour véritable, profond et gratuit qui existe entre le Maître et ses disciples.
55 "(...) jusqu'aux sommets du Cocasse. Je dis jusqu'aux sommets du Cocasse, ha ha ha ! ha ! ha ! ha !" On répète Tête d'Or, op. cit., p. 291.
56 Ibidem, p. 300.
57 Ibidem, p. 289.
58 Ibidem, p. 264.
59 "Cela se passera dans un camp de concentration et la Princesse sera la Mort qui jouera du clairon" (Claudel, propos rapportés par Arthur Honegger, Collaboration avec Paul Claudel, numéro spécial d'Hommage à Paul Claudel, N.R.F., 1er septembre 1955, p. 559), cité par P. Brunei, Tête d'Or, version de 1949, op. cit., p. 70.
60 La Poésie est un art, in Positions et Propositions. Œuvres en Prose, op. cit., p. 540. Sur les rapports qu'entretiennent, chez Claudel, la poésie et la prophétie, voir : Espiau de la Maëstre, "Claudel, poète et prophète", in Claudel studies, 1991, pp. 6-24 et mon article "Claudel voyant" in Bulletin de la société Paul Claudel, no 139, pp. 6-20.
61 Tête d'Or, deuxième version, op. cit., p. 184.
62 On répète Tête d'Or, op. cit., p. 291.
63 Les Paravents sont aussi une mise en scène de la prophétie. Tout converge vers le spectacle, au dernier tableau d'un univers dont les étages sont reliés par la poétesse-prophétesse, Ommou, qui redit ce que les morts lui soufflent.
64 Mémoires Improvisés, Gallimard, Paris, 1954, p. 51.
65 Tête d'Or, première version, op. cit., p. 65.
66 Tête d'Or, version de 1949, op. cit., p. 295.
67 Ibidem, p. 297.
68 Ibidem, p. 295.
69 Paul Claudel, "entretiens avec André Chouraqui", 18 mai 1951, Cahiers Paul Claudel VII, Gallimard, Paris, 1968, p. 175.
70 Journal II, 14 septembre 1951, op. cit., p. 783.
71 On répète Tête d’Or, op. cit., pp. 297-298.
72 Talmud de Babylone, Baba Kama, p. 12 b.
73 "Un dernier salut à Arthur Rimbaud" dans Œuvres en Prose, op. cit. p. 521.
74 Au milieu des vitraux de l'Apocalypse, Gallimard, Paris, 1966, p. 317, cité par Marcel Dubois, op. cit., p. 279.
75 Les lectures que Claudel fait des œuvres littéraires mettent toujours en évidence le plan métaphysique au-delà d'une fable qu'il dédaigne (voir plus loin ce qu'il écrit de La Faim, du Roi Lear, par exemple).
76 Claudel savait que Pâques en hébreu signifie Passage.
77 On répète Tête d'Or 49 appartient à la famille des œuvres liant le théâtre et la prison soit qu'elles montrent la prison comme un théâtre, soit qu'elles montrent du théâtre qui se répète en prison : Haute Surveillance (Genet), Le Nuage amoureux (mis en scène par Mehmet Ullusoy), Marat-Sade (Peter Weiss), The Brig (Living Theatre), Akropolis (Grotowski), Ghetto (Yehoshua Sobol), La Grande Illusion (Jean Renoir), L'Opéra pour Terezin (Liliane Atlan). Dans ce groupe d'œuvres associant théâtre et prison, le brouillon de la troisième version de Tête d'Or se remarque par sa grande audace.
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