Introduction
p. 11-14
Texte intégral
1Claudel, le drapeau de l’arrière-garde. Claudel, l’ennemi de toute audace. Tout produit culturel, comme tout produit commercial a son image de marque et de même que Dior, c'est le raffinement français, les Rolling Stones, le déferlement sauvage, Claudel, c’est le saint patron du théâtre conservateur. Or, cette image de marque empêche de lire toute une partie de l’œuvre. Développées au fil des écrits théoriques, au centre de la pratique théâtrale, existent chez Claudel des conceptions aussi neuves que celles d’Appia, de Brecht ou d'Artaud. Déjà, en 1955 dans Théâtre populaire, Roland Barthes pouvait écrire :
"J’éprouve la plus grande admiration pour ce que Claudel a dit sur le théâtre qui me paraît encore ici d'une intelligence profonde. Sa préface à L'Orestie, ses descriptions du théâtre japonais, telle page de ses entretiens radiophoniques posent avec force, contre l'art psychologique ou symboliste, le théâtre de la pure extériorité 1".
2Guy Dumur établissait, lui, un parallèle entre Claudel et Brecht :
"N'oublions pas que Claudel réinvente le théâtre. Au XXème siècle, il est avec Brecht, curieux rapprochement mais qui s'impose, le seul écrivain qui ait pensé totalement les problèmes de la scène2."
3En 1966, sous le titre Mes idées sur le théâtre, Jacques Petit et Jean-Pierre Kempf regroupent plusieurs textes de Claudel, lettres, notes, écrits théoriques, dans lesquels le dramaturge se montre particulièrement audacieux. La publication de ce recueil, coïncidant avec la découverte du travail de Grotowski qui suscite un renouveau d’intérêt pour l'œuvre d'Artaud fit naître l’idée d'un autre rapprochement, entre Claudel et le poète du Théâtre et son double, cette fois-ci. En mai 1968, à Bruxelles, Victor Garcia montait La Sagesse ou La Parabole du Festin après l'avoir créée au Portugal. Dans cette mise en scène qu'il reprend l’année suivante à Paris, au Théâtre de la Cité universitaire, le texte de Claudel était exprimé à l'aide d'images et d'effets associés à Artaud. En même temps que la mise en scène bruxelloise de La Sagesse ou La Parabole du Festin, au colloque de Strasbourg, organisé à l’occasion du centenaire de la naissance du dramaturge, plusieurs communications, en particulier celle de Robert Abirached, insistent sur la spécificité des écrits de Claudel concernant la pratique théâtrale et soulignent l’intérêt que pourraient présenter des travaux universitaires effectués dans ce sens.
4Ma recherche eut d’abord pour objet de mettre en valeur ce Claudel d'"avant-garde". Dispositif scénique non-figuratif, similaire aux architectures fonctionnelles d'Appia, costumes symboliques, musique de scène intervenant comme un personnage, rôle du geste : il n'est pas d'aspect de la représentation auquel Claudel n'ait réfléchi, dans son Journal, sa correspondance, au détour d'une indication scénique ou sur lequel il ne soit intervenu, lors de la réalisation d'une de ses œuvres. Le recueil de Jacques Petit et de Jean-Pierre Kempf appelait une recherche qui regroupe toutes ces idées éparses. Cependant, c'est dès 1886, à dix-huit ans que Claudel émet les premiers signes de son intérêt pour la scène et quelques jours avant sa mort, en 1955, il supervisait la présentation fastueuse de L'Annonce faite à Marie à la Comédie-Française. Soixante-dix années d'une activité bouillonnante laissent trop de traces pour être analysées dans un seul livre. On ne considérera ici que certaines des expériences scéniques effectuées par Claudel. Celles d'abord concernant le geste (Première partie : Claudel chorégraphe, 1917-1926). L'Homme et son désir (1917), La Femme et son ombre (1924), La Parabole du Festin (1925), Le Peuple des hommes cassés (1926) sont des mimodrames peu étudiés, où apparaît souvent la figure du poète, intermédiaire entre les deux mondes. Dans la deuxième partie (Le drame musical claudélien, 1927-1938) figurent les tentatives concernant le drame musical, l'union entre la parole et la musique. Les R. : Rothschild, Reinhardt, Rubinstein. Ce sont leurs commandes qui amènent Claudel à envisager plus concrètement la réalisation d'un nouveau drame sacré. Que leur nom commence par un R est un hasard. Qu'ils soient tous les trois juifs, l'est moins. Claudel est le seul à pouvoir écrire ce théâtre sacré dont rêvent ces juifs assimilés qui voudraient que le théâtre leur rende cette Bible dont ils se sont éloignés. Claudel, lui, après l’écriture du Soulier de satin, rêve à la réalisation de son drame. Il a besoin d’expériences qui lui permettraient, par exemple, de déterminer la manière dont se mêleraient la parole et la musique. Il a déjà reçu, profondément, l'influence de styles théâtraux extrêmement divers. A l’Institut d’Hellerau, Claudel a vu, en 1913, ce dont il avait rêvé après la lecture des Deux masques de Paul de Saint-Victor : un art théâtral où le drame, la musique et la danse étaient intimement liés. L’indirecte rencontre avec Appia3 restera déterminante. Claudel utilisera souvent ces décors verticaux étagés qu'il avait admirés dans l'Orphée et Eurydice ("C’est la première fois qu’au théâtre je vois de la véritable beauté")4. Surtout, Claudel a découvert le théâtre japonais. Il a écrit des Kabuki de danse et prolongera le Nô, le Bunraku et le Kabuki, dont il fut un fervent spectateur, dans toutes ses expériences ultérieures.
5C'est alors que les R. entrent en scène. Pour les Rothschild, qui venaient d'acheter le Théâtre Pigalle, Claudel rêve à une nouvelle Annonce, drame musical d’un nouveau type. Pour Max Reinhardt, le metteur en scène allemand, il compose Le livre de Christophe Colomb. Déçu par la tempête réalisée par Milhaud pour ce drame musical, il va essayer de la réaliser lui-même avec l’aide d'un musicien ami de Milhaud, Paul Collaer et d'un groupe de chœurs parlés, les Chœurs Renaudins.
6Deux œuvres naîtront de cette collaboration : la tempête de voix réalisée pour les représentations de L'Otage à la Comédie-Française (1934) et la production des Choéphores au Théâtre de la Monnaie (1935) dont la mise en scène réunit à nouveau le petit groupe de Petropolis. Audrey Parr fait les costumes et les décors, Milhaud la musique, Claudel répète avec les chœurs et règle les attitudes d'Ida Rubinstein. Dans "La tétralogie du mal" (Chapitre V) on montrera l’unité des œuvres écrites pour et autour d'Ida Rubinstein, La Sagesse ou la Parabole du Festin, Jeanne d'Arc au bûcher, L’Histoire de Tobie et de Sara, et la Danse des Morts, écrite pour Honegger après la première triomphale de Jeanne d’Arc à Bâle. Ce que Claudel essaie de créer avec Milhaud et Honegger, c'est un nouveau type de drame musical sacré.
7Mais cette expérience se solde par un échec. Si Jeanne d’Arc triomphe, c'est en version de concert et la musique dans La Sagesse ou la Parabole du Festin submerge tout. Claudel ne croira plus possible l'union, même aménagée, du drame et de la musique orchestrale. C'est à l’intérieur même du groupe d’acteurs qu'il recherchera le drame et la musique à l’état naissant. Dans la troisième partie ("La mise en scène de la prophétie, 1948-1949"), Claudel relit, la plume à la main, des classiques (Les Fourberies de Scapin) ou des œuvres qu'il a écrites jadis (Tête d’Or). A quatre-vingt-un ans, il rêve à un théâtre qui reflète l’élan même de l'inspiration, venue d'où ? Ces mises en scène sur papier n’ont jamais été réalisées. C’est que Claudel, en 1949, est encore trop en avance. Le texte, il le lit, non pas selon les conceptions théâtrales de son temps, mais selon celles d’aujourd’hui. Sous les rêves de ces mises en scène inabouties, voici l'invention, esquissée, d’une scène radicalement autre.
8Ainsi à travers ces quatorze expériences de mise en scène5, ce texte, loin d’épuiser le sujet, voudrait saisir ce que la recherche claudélienne a de plus original : le mouvement considéré comme un langage dans un monde où tout est signe, semblable à un livre qu’il s'agit de comprendre ; la résurrection de l'antique choréia, grâce à des techniques venues du théâtre japonais ; la mise en scène de l'écriture où "le théâtre à l'état naissant" est la traduction scénique de la création de l'Univers, du chaos à l'apothéose des temps futurs. A la frontière entre les deux mondes, le poète-voyant nous explique, par une mise en scène distanciée du réel, les signes de l'Au-delà.
Notes de bas de page
1 Roland Barthes, "Propos sur Paul Claudel", Théâtre populaire, 1955, no 11, p. 104.
2 Ibidem, p. 103.
3 Appia était le théoricien officieux de l'Institut d'Hellerau. Les lettres qu'il envoyait à Emile Jaques-Dalcroze ont été, pour la plupart, perdues mais les réponses de Jaques-Dalcroze (souvent rageusement annotées de la main d'Appia) montrent que, de loin, Appia avait déterminé les aspects novateurs des représentations de l’Orphée et Eurydice à Hellerau : le décor, l'absence de rideau, les costumes de travail, etc.
4 Lettre de Claudel à Lugné-Poe du 4 juillet 1913, Cahiers Paul Claudel V, Gallimard, Paris, 1964, p. 121.
5 Quant aux réalisations elles-mêmes (le travail effectué avec Barrault à propos du Soulier de Satin, du Partage de Midi et de L'Échange, les diverses mises en scène de L'Annonce, etc.), leur étude demanderait plusieurs volumes. Les expériences moins connues que j'ai choisi d'analyser mettent davantage en valeur le Claudel metteur en scène "d'avant-garde", visionnaire du théâtre proche d’Appia et d’Artaud. La collaboration avec Barrault est moins surprenante que le travail effectué avec les Chœurs Renaudins qui, lui, est presque totalement ignoré. Je regrette davantage d'avoir dû renoncer à la mise en scène de L'Orestie pour le théâtre d'Hellerau, à L'Ours et la lune, pièce pour marionnettes définissant une conception globale du théâtre, à La lune à la recherche d'elle-même, extravaganza radiophonique, au Jet de Pierre, au Chemin de Croix no 2, etc.
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