Le Mythe de Sarah Bernhardt au théâtre1
p. 193-204
Texte intégral
1Sarah Bernhardt est déjà pour ses contemporains un mythe. Elle incarne à leurs yeux la poésie et suscite une grande admiration par ses talents d'actrice ; sa voix d'or et sa science des attitudes sont célèbres. Androgyne et femme fatale sur la scène, elle exerce un immense pouvoir de séduction. Sa réputation d'extravagance ajoute encore à son charme. Tout en étant chantée par les poètes, elle est la joie des caricaturistes. Elle est le modèle de la Faustin2 d'Edmond de Goncourt et de la Berma de Proust3. Elle inspire les couturiers et les peintres. Elle apparaît aussi dans différentes pièces de théâtre. Il nous a paru intéressant d'étudier cet aspect de son mythe qui est assez peu connu.
Régine Armand
2La première pièce consacrée à Sarah est Régine Armand4 de Louis Verneuil. Sarah Bernhardt la joue elle-même le 20 avril 1922 au théâtre Sarah Bernhardt, qu'elle emplit ainsi complètement de son image.
3L'auteur est un familier de Sarah Bernhardt. Louis Verneuil a en effet épousé sa petite-fille Lysiane dont il divorce au bout de trois ans. Il est l'auteur de nombreux vaudevilles et d'une excellente biographie de Sarah5. Elle est même supérieure à celle de son ex-femme, Lysiane6.
4La pièce de Verneuil reprend le thème de l'adultère cher aux auteurs de 1900. Elle rappelle particulièrement deux pièces d'Henry Bernstein, Samson, de 1906, et Après moi, de 1911. Le jeune Michel Armand est le fils d'une grande actrice, Régine, qui est le portrait de Sarah. Il a une jolie maîtresse, Denise, épouse du banquier Philippe Voraud. Régine révèle involontairement à Voraud la liaison de son fils et de Denise. Philippe Voraud tue Denise. Michel, désespéré, s'enfuit. Régine, tombée malade, se remet à jouer et meurt à la fin d'une représentation. Michel arrive trop tard pour qu'elle puisse le reconnaître.
5L'intrigue est évidemment secondaire. L'intérêt de la pièce qui est assez médiocre est de contenir un hommage à Sarah et une évocation de sa vie. La scène représente en effet tantôt la loge de Régine Armand, tantôt son salon qui sont copiés sur ceux de Sarah7. La pièce dépeint Sarah dans sa vie familiale et vante son amour pour son fils qui est bien connu. Elle met en lumière sa foi en son art et lui réserve une mort dans son théâtre, voisine de celle de Molière. Elle exprime peut-être par là le souhait de Sarah elle-même et de certains de ses contemporains, exprimé avec une certaine cruauté par le journaliste Camille Duguet, "Sarah n'a pas plus que Régine le droit de mourir dans son lit ; elle se doit et nous doit de mourir sur la scène"8. Le jeu de Sarah répond exactement à l'attente de Louis Verneuil. Un journaliste le décrit en ces termes : "C'est en quelque sorte, le résumé d'effets par lesquels Madame Sarah Bernhardt charma plusieurs générations : sourire angélique, regards célestes, rauques gémissements, colère pathétique, apaisement divin".
6Un petit fait achève d'éclairer le sens de cette représentation. À la demande d'un certain nombre d'acteurs de Paris, qui ne peuvent pas, parce qu'ils jouent eux-mêmes, aller voir jouer Sarah le soir, Comœdia demande à Sarah de donner une matinée à leur intention. Elle accepte : les acteurs viennent admirer une dernière fois Sarah qui représente plus d'un demi-siècle de théâtre. Sarah prend alors presque congé d’eux, car elle meurt un an plus tard en 1923.
Les années 1940-1950
7Trois pièces de théâtre évoquent Sarah dans les années 40-50, Les Monstres sacrés9 de Jean Cocteau, joués au Théâtre Michel le 20 février 1940, L'Enchanteresse de Maurice Rostand, jouée au Théâtre de l'Œuvre le 24 décembre 1940, et Colombe10 de Jean Anouilh, jouée le 9 février 1951 au théâtre de l'Atelier. La tristesse de la période de la seconde guerre mondiale semble inspirer à Cocteau et Rostand le désir de saluer une dernière fois Sarah, comme l'incarnation d'une époque brillante et disparue. La démarche de Jean Anouilh, qui est plus jeune, est autre : il se détourne avec horreur d'un passé encore assez récent.
8Jean Cocteau, s’il ne crée peut-être pas l'expression "monstre sacré", l'utilise beaucoup. Édouard Dhermit et Bertrand Meyer ont donné avec raison le titre de Mes monstres sacrés11 à un recueil de ses articles sur les grands acteurs du vingtième siècle. Milorad explique très bien dans la préface de ce recueil ce que Cocteau entend par "monstre sacré". "Le monstre sacré est pour lui, écrit-il, un personnage exceptionnel, flamboyant, excessif,... voire au bord du grotesque ou de l’effrayant et qui, malgré cela ou à cause de cela, suscite chez le public un étrange sentiment de sacré". Jean Cocteau admire beaucoup Sarah Bernhardt, Mounet-Sully et les autres acteurs de cette époque. Il écrit dans son article sur Sarah "et son jeu sublime qui brisait les cadres était un évanouissement coupé de cris de rage".
9Jean Cocteau écrit ses Monstres sacrés pour Yvonne de Bray à la demande de Jean Marais ; il veut, dit-il dans une note qui précède sa pièce, faire sortir le public "d'une hypnose de guerre". Il ajoute que "l'un des deux personnages, Esther, doit donner l'idée d'une Prima donna, d'un monstre sacré du style Réjane ou Sarah Bernhardt", il précise cependant qu'il s’agit plutôt de Réjane que de Sarah Bernhardt. Jean Cocteau fait d'Esther une directrice de théâtre comme Réjane ou Sarah Bernhardt et il lui attribue un grand pouvoir de fascination, semblable à celui de Sarah Bernhardt. La ressemblance avec Sarah s'arrête là. Pour le reste, Jean Cocteau raconte les mésaventures d'un couple formé par Esther et son mari Florent, sociétaire de la Comédie Française. La jeune Lia, éblouie par Esther, lui annonce, uniquement pour jouer un rôle dans sa vie, qu'elle est la maîtresse de Florent. Esther comprend que l'histoire est fausse, mais elle devine que Florent l'a trompée et, pour ne pas vivre sur un faux bonheur, elle jette Lia dans ses bras. Florent et Lia finissent par se séparer et les époux se retrouvent avec joie. La pièce veut montrer que les acteurs jouent souvent la comédie même lorsqu'ils sont sincères. Elle oppose les acteurs de l'ancienne génération, Esther et Florent, pour qui seul compte le théâtre, et la génération de Lia qui est tentée par le cinéma. La décision d'Esther, qui surprend beaucoup en 1940, semble annoncer celle de Françoise dans L'Invitée de Simone de Beauvoir. La jeune Lia a parfois les accents d'une héroïne d'Anouilh. Les deux interprètes de la pièce, Yvonne de Bray et André Brulé, veulent vraiment donner l'impression qu'ils sont des monstres sacrés et ils créent selon Léon Treich de L'Ordre (22.02.40) "ces personnages hors de notre monde avec une sincérité, une fougue, une conviction qui méritent bien des éloges, même si elle rencontre quelque incrédulité". Les derniers interprètes de la pièce, Jean Marais et Michèle Morgan, qui l'ont reprise aux Bouffes-Parisiens en 1993, jouent avec beaucoup de finesse et de bonhomie et leur ton nous paraît plus adapté à la pièce.
10Maurice Rostand, le fils d'Edmond Rostand, a bien connu Sarah, qui a créé trois œuvres de son père, La Princesse lointaine, La Samaritaine et surtout L'Aiglon. Il lui rend hommage dans une intéressante biographie parue en 195012. Il fait jouer L'Enchanteresse la veille de Noël 1940, comme pour offrir un cadeau de fin d'année aux Parisiens soumis à l'occupation allemande. La pièce, restée inédite, n'est connue que par les comptes rendus de presse. La référence à Sarah est évidente, Maurice Rostand reprend le thème cher à Vigny de la solitude du génie et laisse entendre que la vie amoureuse de Sarah a été un échec. Le bruit en avait en effet couru et certains disaient même que, malgré de nombreuses liaisons, elle était restée frigide. Maurice Rostand donne à Sarah le nom d'Ariane et attribue à cette Ariane les grands rôles de Sarah, Phèdre, Hamlet, la Dame aux Camélias. Ariane est dans la pièce une grande actrice, surnommée l'Enchanteresse et selon L'Illustration (11.01.41) "Les foules extasiées prononcent son nom avec une admiration fervente". En revanche sa passion pour son art lui interdit d'être heureuse. Le soir de son premier succès au Conservatoire un jeune homme qui l'aime, Olivier, l'abandonne parce qu'il la sent trop loin de lui. Elle s'éprend ensuite en vain d'un poète nommé Cyrille. Elle refuse la main d'un prince étranger pour ne pas renoncer à jouer. Lorsqu'elle meurt, très romanesquement, Olivier vient lui apporter, écrit un journaliste de L'Atelier (04-01-41), "l'ultime tendresse de sa présence". Ensuite, selon Rabetie de Paris-Soir "La Légende jouera son rôle de légende et voudra qu'elle ait une vie de grande amoureuse". Lucienne Bogaert joue le rôle d'Ariane. Elle est, d'après un journaliste de L'Illustration (11.01.41) "nerveuse, irritable, obsédée de soi, maniérée, en perpétuelle représentation devant elle-même comme devant les autres". Lucienne Bogaert s'arrange pour que la scène de la mort soit semblable à la fin de La Dame aux Camélias, un des morceaux de bravoure de Sarah.
11Jean Anouilh, lui, brosse en 1951 dans Colombe, sous le nom de Madame Alexandra, une caricature féroce de Sarah, qu'il n'a pas connue directement. Elle est pour lui le symbole de tout ce qu'il déteste. Elle est du côté des nantis d'Antigone et elle a quelque rapport avec un de ses personnages les plus odieux, Jézabel. Madame Alexandra est, écrit Gabriel Marcel dans Les Nouvelles littéraires (15.02.51) "abominable de férocité, d'égoïsme, d'avarice". Elle vit d'hommages et d'adorations usurpées. Elle passe son temps à se brouiller et à se réconcilier avec les siens qu'elle traite aimablement de "cochons mardeux de marde" (acte II). Son auteur favori est un certain Robinet qui rappelle Rostand. Son fils Julien, un émule d’Alceste, la définit comme "la vieille déesse de l'Amour de la Troisième République" (acte I). Elle déclare sans rire "J'étais l'Art et j'étais la Beauté" (acte II). Bien qu'elle soit fort décatie, elle se croit encore capable de jouer les amoureuses et elle tient dans une pièce ces propos enjôleurs :
"Ah ! je me suis trop tue et je t'ai trop aimé !
Viens ô mon bel amant, entre mes bras pâmé
J'ai vingt ans comme toi" (acte IV).
12Un peu plus tard elle invite en ces termes une de ses amies à courir le guilledou avec elle :
"Viens, allons toutes deux jusqu'aux lueurs du jour
Oublier mon amour dans les bras de l’Amour" (acte IV).
13Le contraste entre son apparence et son personnage la rend grotesque. Elle incarne la corruption et, à force de la fréquenter, la jeune Colombe, au nom symbolique, oublie son mari qui n'est autre que Julien. Elle se laisse, écrit Max Favalelli dans Paris Presse (07.02.51), "prendre aux mirages fallacieux d'un monde où chacun triche".
14La pièce est tellement venimeuse qu'elle suscite un malaise. Mary Marquet et une autre actrice refusent, dit-on, de jouer le rôle de Madame Alexandra par égard pour Sarah. Maurice Rostand, consulté, évite de se donner le ridicule de protester. La pièce est très bien jouée par Marie Ventura qui avait connu Sarah. Jean-Jacques Gautier la décrit ainsi dans Le Figaro : "Puis Madame-chérie fait son entrée : boas, plumes, strass, dentelles ; yeux fixes brûlants au fond de caves orbites charbonneuses ; raidissement héroïque de vieille carcasse tragique ; voix à mâchoires serrées bordées de dentales insultantes. De cœur pas plus que sur ma main". La pièce laisse une impression de gêne. Les journalistes estiment que Jean Anouilh en prend trop à son aise avec Sarah. Sans nier ses outrances, Robert Kemp oppose dans Le Monde (11/12.02.51) ses propres souvenirs à l'image donnée par Anouilh : "Je vois les bras blancs étendus, le visage de morte, les beaux yeux épouvantés ; j'entends le gosier terrible et musical". Guy Leclerc de L'Humanité-Dimanche (08.02.51) est lui aussi choqué et il conseille à Anouilh d'utiliser dans sa prochaine pièce "les prostituées, les pédérastes et les gangsters".
Les années 1970-1990
15Après Anouilh, pendant une vingtaine d'années, plus personne n'écrit de pièce sur Sarah. Cet abandon du thème s'explique sans doute par la disparition de ceux qui avaient vu Sarah ou qui en avaient entendu parler par des témoins directs. Les auteurs dramatiques reviennent cependant petit à petit à Sarah. Tout en étant fascinés par elle, ils la regardent avec plus de distance et s'intéressent autant à son mythe qu'à sa personne. Trois spectacles sur Sarah ont été, à notre connaissance, donnés dans les vingt dernières années, Délirante Sarah de Pierre Spivakoff, joué en janvier 1972 au Sélénite et plusieurs fois repris, Sarah ou le cri de la langouste13 de John Murrell, joué le 28 septembre 1987 à l'Œuvre et Pat et Sarah ou les deux magiciennes14 de Bernard da Costa, joué les 27 et 29 juillet 1991 au festival de Sarlat et repris au théâtre du Marais le 11 octobre.
16Pierre Spivakoff, après s'être plongé dans les dossiers de la bibliothèque de l’Arsenal, s'est pris d'une vive admiration pour Sarah : "J'admire Sarah Bernhardt, déclare-t-il à Paul Chambrillon dans Valeurs actuelles (28.01.74) ; c'était un monstre sacré. Elle incarnait l'amour du théâtre". Pierre Spivakoff lui rend un hommage très original qui n'exclut pas l'ironie. Il exhume de l'Arsenal deux pièces de Sarah, L'Aveu15, joué à l’Odéon en 1888 et Du Théâtre au Champ d'Honneur, joué au Théâtre des Armées en 1915. L'Aveu est un petit drame familial. La femme d’un général et le général lui-même sont au chevet de leur enfant malade. La femme a été infidèle et le médecin qui soigne l'enfant, lui-même neveu du général, a été son amant. Elle avoue sa faute et l'enfant meurt comme si elle devait être punie. Dans Du Théâtre au Champ d'Honneur, un jeune soldat, ancien acteur, meurt, heureux d'avoir sauvé un drapeau que les Allemands avaient pris. Ces pièces, qui peuvent stupéfier des spectateurs de 1993, s'expliquent très bien à leur époque ; L'Aveu traite, comme Régine Armand, le thème de l'adultère très fréquent à la fin du dix-neuvième siècle et Du Théâtre au Champ d'Honneur correspond tout à fait à la mentalité patriotique de 1915. Pierre Spivakoff explique d'ailleurs à Paul Chambrillon que ces pièces sont parfaitement sincères. Il les assemble pour en tirer un spectacle.
17La décoratrice Élisabeth Saurel imagine un décor outrancier qui s'inspire, pour L'Aveu, de l'appartement de Sarah Bernhardt. En plus des divans, tables et fauteuils, il y a, d'après un journaliste de France-Soir (24.02.73) "[des] rideaux à transparence, [des] peaux de tigre râpées, un miroir à rubis énormes, des têtes de mort en forme de gargouille" et, d'après Louis-Albert Zbinden de la Tribune de Genève (31.01.74), des tulles pailletées, de lourdes soies, "et un enfer de Grand-Guignol peuplé de monstres à faces hybrides comme celle de Jean Marais dans La Belle et la Bête". Les couleurs dominantes vont du vert-de-gris à la lie-de-vin en passant, selon Henry Rabine de La Croix (04.02.73), "par l'orange malade et le marron fiévreux". "Tous les peintres des années 1900, écrit Pierre Mazars dans Le Figaro (19.01.74), les fantastiques et les symbolistes, les décadents et les macabres, les alanguis et les sarcastiques ont été appelés à la rescousse dans le souvenir de Saurel qui a décoré jusqu'aux murs de la salle". Le décor de la seconde pièce comprend un arbre bleu dont le tronc forme un visage ravagé aux yeux globuleux. Les costumes des acteurs sont à l'unisson. La salle ressemble à une pagode, à un antre de sorcières, à un temple maçonnique et à une baraque foraine. Les murs sont couverts de peintures qui représentent des personnages dans des attitudes alanguies.
18Afin d'être fidèle au goût de Sarah pour le travesti, Pierre Spivakoff confie les rôles de femmes à des hommes et vice-versa. Il donne un rôle à Sarah dans le spectacle et le joue lui-même en robe. Les acteurs sont extrêmement maquillés, comme au temps du cinéma muet. Pierre Spivakoff leur impose un jeu forcé pour ressusciter, en le parodiant, le jeu de Sarah. Pierre Mazars écrit : "Quant aux grands prêtres eux-mêmes, les acteurs, ils célèbrent le culte du kitsch avec une démesure grandiose et avec force allusions au répertoire du film d'épouvante, du guignol, de l'opéra, du sketch pour travestis, de la revue de bastringue, du caf'conc'1900". Pierre Spivakoff a, écrit Henry Rabine, "l'œil charbonneux, le geste ravageur, le corps épileptique". "C'est à tout moment, écrit Pierre Mazars, farfelu, fantastique, inattendu, saugrenu, et cette parodie dont on peut s'amuser est aussi un cérémonial et un hommage". Pierre Spivakoff est, d'après Mathieu Galey de Combat (18.01.74), "si manifestement possédé par son personnage que nous sommes au-delà de la charge dans un comique où rôde la folie". Henry Rabine se demande à juste titre si Sarah n'aurait pas applaudi à ce spectacle. Sa petite-fille Lysiane qui vivait encore l'aurait, dit-on, beaucoup apprécié.
19Le titre de la pièce de John Murrell, Sarah ou le cri de la langouste est assez énigmatique. Le cri de la langouste est, diton, celui qu'elle pousse lorsqu'on la plonge dans l'eau bouillante. L'expression désigne d'une façon irrévérencieuse un dialogue imaginaire entre Sarah et son fidèle secrétaire Pitou, que Murrell situe très tard dans sa vie. Sarah essaie, pour arrêter la fuite du temps, d'écrire ses mémoires avec l'aide de Pitou. Celui-ci incarne différents personnages qui ont compté pour elle, sa mère, la supérieure du couvent où elle fait ses études, son mari Jacques Damala, l'impresario Jarrett qui l'avait emmenée en Amérique, et il joue avec elle les différents épisodes de sa vie où ils apparaissent. Sarah est tyrannique, fantasque et drôle et Pitou lui sert de souffre-douleur. Jean-Jacques Gautier se déclare dans Le Figaro (06.11.82) ravi de sa soirée et admire beaucoup Delphine Seyrig qui incarne Sarah. "Quant à elle, écrit-il, Sarah Seyrig ou Delphine-Bernhardt, elle est effrayante, fascinante, longue dans sa robe blanche, sinueuse serpentine, avec cette raideur d'amputée et cette force bouillonnante dans un corps déjà presque mort. Elle est hantée et nous hantera. Tout joue dans sa prodigieuse création : la diction artificielle, saccadée, chantante ou mordante. Un volume de voix soudain stupéfiant. Des éclats de tonnerre. La dureté du diamant. La sécheresse subite. La férocité diabolique. La lumière sur le masque plâtreux, la chevelure mousseuse, les paupières charbonneuses, des yeux dévorant la figure et la clarté sur ses bras dressés ou les mains pâles et l'index impérieux, dardé à l'horizontale. C'est Sarah tout entière à sa proie attachée16 et c'est surtout théâtralissime". La pièce remporte un grand succès.
20Bernard da Costa se laisse à son tour séduire par Sarah. Après avoir lui aussi compulsé de nombreux livres, il fait revivre dans Pat et Sarah ou les deux magiciennes un épisode assez peu connu de la vie de Sarah. Elle avait en effet joué en 1904 à Londres Pelléas et Mélisande de Maeterlinck avec une des célébrités de la scène anglaise, Mrs Patrick Campbell, actrice brillante et excentrique comme elle. Fidèle à son goût du travesti, elle jouait Pelléas à soixante ans. Patrick Campbell qui s'était chargée du rôle de Mélisande en avait trente-neuf. Bernard da Costa admire l'audace des deux actrices et explique ainsi dans l'Avant-Scène la signification de sa pièce "Pat et Sarah, c'est l'histoire d'une obstination : comment arriver à créer un spectacle magique avec deux actrices qui n'ont pas l'âge des rôles, que personne ne demande, et transformer en réussite une chose absurde". Il ajoute qu'elles ont "pour ciment et gage de la réussite une aspiration à la perfection". Cette réussite est donc un "hymne au talent, à l'idéal, à la volonté".
21La pièce, un peu longue, illustre parfaitement les intentions de Bernard da Costa. Il imagine d'ailleurs que le metteur en scène anglais Reginald Lambroscough, régisseur en chef du Vaudeville théâtre, fait jouer Pat et Sarah devant nous. La pièce est donc du théâtre au second degré. Les deux actrices ont chacune leurs ridicules. Pat est grincheuse, impulsive, prétentieuse et veut surtout secouer les nerfs des spectateurs. Sarah est autoritaire et même féroce. Elles se disputent souvent. Sarah traite Pat de "mante religieuse qui se roule sur le clavier de je ne sais quelles grandes orgues" (première partie). Quant à Pat, elle souhaite à Sarah de trouver une inconsciente "assez folle pour jouer les tisanes amoureuses en compagnie d'un vieil hermaphrodite" (deuxième partie). Leurs qualités d'actrices les élèvent cependant au-dessus de leurs faiblesses de femmes. Sarah donne une belle leçon d'art dramatique à une figurante et elles découvrent qu'elles sont unies toutes les deux par la même passion des planches. "On serait peut-être manchotes ou unijambistes, s'exclame Pat, mais on s'entêterait quand même à jouer, d'accord ?" (deuxième partie). Elles finissent par éprouver beaucoup de sympathie l'une pour l'autre et par donner une très belle représentation. La première de la pièce est annoncée à Paris dans Le Figaro par un article de Marion Thiebaud du 11 octobre 1991. Odile Mallet joue Sarah et Monique Mauclair Pat. La pièce qui a paru dans l'Avant-Scène ne semble pas retenir l'attention des critiques des grands journaux.
22Les pièces écrites sur Sarah Bernhardt sont emplies, sauf Colombe, d'une admiration mêlée à la fin d'une certaine ironie. Elles donnent d'elle une image assez exacte et fournissent de beaux rôles aux comédiennes qui sont ravies d'incarner leur illustre aînée. Sarah Bernhardt reçoit donc un hommage semblable à celui qu'elle avait adressé à une de ses devancières lorsqu'elle avait écrit et joué en 1905 son Adrienne Le couvreur17. Être prise comme personnage principal d'une pièce est un privilège réservé aux plus grandes. Le théâtre les arrache à leur condition éphémère d'actrices et ressuscite le passé le temps d'une représentation.
Bibliographie
Bibliographie sommaire
Ernest Pronier, Une vie au théâtre. Sarah Bernhardt, Éditions Alex Jullien, 1947.
Cornelia Otis Skinner, Madame Sarah Bernhardt, Fayard, 1968.
Catherine Simon-Bacchi, Sarah Bernhardt, mythe et réalité, Segnier, 1984.
Catalogue de l'Exposition du Musée d'Orsay, Stars et monstres sacrés.
Dossiers de la Bibliothèque de l'Arsenal, Fol SW 245 (Sarah Bernhardt), R Supp 635 (Les Monstres sacrés), R Supp 714 (L'Enchanteresse), R Supp 3134 (Colombe), RF 74266 (Régine Armand), 4 SW 7303 (Délirante Sarah).
Notes de bas de page
1 Nous remercions beaucoup nos collègues et amis, Marie et Thierry Miguet, qui nous ont signalé la dernière pièce écrite sur Sarah, Pat et Sarah ou les deux magiciennes, de Bernard da Costa.
2 Lemerre, 1887.
3 Cf. Proust, Le Côté de Guermantes.
4 Librairie théâtrale, 1927.
5 La Vie merveilleuse de Sarah Bernhardt, New York, Brentano's 1942.
6 Sarah Bernhardt, ma grand-mère, édition du Pavois, 1945.
7 Sarah habitait 56 boulevard Pereire. Une photo de son salon se trouve dans le livre de Cornelia Otis Skinner cité dans la bibliographie.
8 Cf. pour ces deux citations, dossier Arsenal, RF 74 266.
9 Théâtre complet de Jean Cocteau, Grasset, 1957, tome 2.
10 Pièces brillantes.
11 Encre, 1979.
12 Sarah Bernhardt, Calmann-Lévy, 1950.
13 Avant-scène, 1er février 1983.
14 Avant-scène, 15 juillet 1991.
15 L’Aveu fut édité en 1888 chez Ollendorff et Du Théâtre au champ d'honneur en 1916 à Londres chez Heinemann.
16 Cf. Phèdre I, 1 : "C'est Vénus tout entière à sa proie attachée".
17 Sarah joua la pièce dans son théâtre le 3 avril 1907. La pièce parut dans L'Illustration théâtrale du 10 août 1907. Eugène Scribe avait déjà écrit une pièce sur Adrienne Lecouvreur.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Michelet, à la recherche de l’identité de la France
De la fusion nationale au conflit des traditions
Aurélien Aramini
2013
Fantastique et événement
Étude comparée des œuvres de Jules Verne et Howard P. Lovercraft
Florent Montaclair
1997
L’inspiration scripturaire dans le théâtre et la poésie de Paul Claudel
Les œuvres de la maturité
Jacques Houriez
1998