Flaubert et le mythe d'Hérodias-Salomé
p. 81-93
Texte intégral
1Hérodias1, le troisième des Trois Contes, commencé en novembre 1876, achevé le 15 février 1877, paraît dans le journal Le Moniteur, du 21 au 27 avril 1877, en volume le 24 avril de la même année. Pour l'écrire, Flaubert s'est livré à un énorme travail de documentation : il multiplie les séances de lecture à la Bibliothèque, met ses amis à contribution2, se renseigne auprès d'un orientaliste pour obtenir le plan du site de Machaerous où il situe l'action d'Hérodias3, relit les notes prises pour des œuvres antérieures telles que La Tentation de Saint Antoine et Salammbô4. Toutes ces lectures sont jouissance pour l'écrivain car elles lui permettent de vivre loin de son époque, dans l'Histoire et le passé : "Lire et prendre des notes, c'est de la débauche"5. Sans doute le sujet choisi par Flaubert, l’histoire d'Hérodias et de sa fille Salomé, s'y prête-t-il particulièrement, à en juger par cette déclaration du 20 avril 18766 : "La vacherie d'Hérode pour Hérodias m'excite". C'est-à-dire la faiblesse d'Hérode telle que le mythe biblique la donne à voir dans l'épisode de la mort de saint Jean-Baptiste, selon les Évangiles de saint Matthieu et de saint Marc. Flaubert qui connaissait les deux versions a suivi celle du second, plus riche en détails et plus animée7.
2La critique s'accorde à reconnaître que le mythe d'Hérodias Salomé a pour fonction d'exprimer la peur (masculine) éprouvée devant le pouvoir de la séduction des femmes mise au service de leur cruauté. Flaubert partage depuis longtemps cette peur, qu'il déclare à Ernest Feydeau8 : "Ce sont les plus durs et les plus cruels des êtres" ou avoue à Melle Leroyer de Chantepie9 : "C'est un abîme qui attire et qui me fait peur". N'a-t-il pas, dans sa jeunesse, été fasciné par le mythe de celle qu'il appelle "la Vipère du Nil" dans L'Éducation sentimentale de 1845, de cette Cléopâtre qui est une première figuration de la femme fatale séduisant pour tuer ? De Gautier il connaissait Une nuit de Cléopâtre (1838). Or dans l'imaginaire romantique, tel que les textes littéraires le donnent à lire, l'érotisme, inséparable du sang et de la mort, ressortit au sadisme et l'orgie "orientale" associe la volupté du vin et du sang10. Le mythe de Salomé, qui apparaît, lui, à la fin du siècle11, a inspiré des écrivains (Mallarmé, Oscar Wilde), des musiciens (Florent Schmidt, Richard Strauss), des peintres (Gustave Moreau, Beardsley). Deux tableaux de G. Moreau, consacrés à Salomé, ont été exposés au Salon de 1876 puis à l'Exposition Universelle de 1878 et Huysmans manifeste sa connivence avec le peintre en décrivant La Danse de Salomé et L'Apparition au chapitre 5 d'A Rebours (1884). Prégnant dans les dernières décennies du XIXème siècle, le mythe de Salomé, dans ses divers avatars, donne sans doute à lire, la critique l'a montré, une crise de l'identité masculine, mais dans le cas précis de Flaubert, il apparaît déjà, sous une forme allusive, dans le premier chapitre de la troisième partie de Madame Bovary (1856). Quand Léon pénètre dans la cathédrale de Rouen où il a obtenu un rendez-vous d'Emma, il emprunte le portail de gauche et passe ainsi sous le bas-relief de la Marianne dansant, c'est-à-dire de la danse de Salomé. Ce détail n'est pas insignifiant12, il annonce la nature de la liaison de Léon avec Emma dans la troisième partie du roman et le danger que sa passion représente pour le personnage masculin : fasciné et dominé par Emma, Léon est d'une telle faiblesse13 en face d'elle qu'elle lui ferait commettre "un crime", voler la caisse de son patron. Voyons donc comment le conte de 1877 met en scène et en images ce qui apparaît comme une constante de l'imaginaire flaubertien, la terreur provoquée par la puissance de la séduction féminine, synonyme de castration et de mort pour le sujet masculin. Hérodias, qui a séduit Hérode Antipas autrefois, qui a "pris son cœur avec le craquement de [sa] chaussure", qui l'a "ensorcelé", le séduit de nouveau par l’intermédiaire de sa fille Salomé. Aliéné par le désir, le Tétrarque consent à la mort de Iaokanann (Jean-Baptiste) qu'il refusait jusque-là. Or le texte du conte fait de cette mort un substitut de celle d'Hérode : "La mort qu'on lui avait prédite, en s'appliquant à un autre, peut-être détournerait la sienne ?" La structure et les éléments descriptifs du récit final associent la demande de la décapitation de Iaokanann avec la vision immédiate d'Hérode "affaissé sur lui-même, écrasé". Quand le bourreau apporte la tête coupée, le Tétrarque fait en sorte de ne pas la voir. Quand elle lui est pourtant présentée, le narrateur embrasse, d'un même regard, cette tête et les pleurs qui coulent sur les joues d'Hérode, grâce au parallélisme de deux courtes propositions juxtaposées, mises en valeur parce qu'elles concluent un paragraphe. Enfin la description du Tétrarque, solitaire dans la pénombre de la salle du festin désertée, est focalisée sur une attitude significative :
"Les flambeaux s'éteignaient. Les convives partirent, et il ne resta plus dans la salle qu'Antipas, les mains contre ses tempes14, et regardant toujours la tête coupée".
3Tout se passe comme si Hérode, lui aussi, était décapité.
4Le titre du conte annonce l'importance et la fonction déterminante du personnage d'Hérodias. Il n'est pas moins significatif que son apparition, dans le récit du festin, précède immédiatement celle de Salomé. Hérodias est décrite semblable à "Cybèle accotée de ses lions". Elle occupe dans l'espace du festin une position supérieure : du haut de la balustrade qui dominait Antipas. Avec sa "mitre assyrienne", son "péplos d'écarlate", apparaissant en haut de la tribune d'or, "à la splendeur des cierges", elle est l'image du pouvoir. Femme de tête aux allures d'"impératrice", elle n'a jamais été mue par l'amour mais par l'ambition. Le narrateur précise qu'elle n'a séduit Hérode Antipas que pour satisfaire cette dernière :
"Depuis son enfance, elle nourrissait le rêve d'un grand empire. C'était pour y atteindre que, délaissant son premier époux, elle s'était jointe à celui-là..."
5Haubert, dans une lettre à Mme Roger des Genettes du 19 juin 1876, définit Hérodias comme "une sorte de Cléopâtre et de Maintenon". Dans ses notes préliminaires, résumant ce qui, selon lui, la caractérise, il insiste à la fois sur son appétit de pouvoir et sur son mépris à l'égard d'Hérode Antipas, simple instrument de ce pouvoir :
Hérodias : Juive, mais par ses aïeux et de nature, monarchique. Ses ancêtres avaient été rois et sacrificateurs [...] Se moquait d'Antipas [...] Avait pour modèle Cléopâtre, Sémiramis, Thermuse, toutes les reines fortes [...] Avait pu connaître Julie, fille d'Auguste, femme de Tibère [...] qui, comme elle, méprisait son mari15.
6Dès la première partie du conte, le dialogue qui oppose Hérodias à Hérode Antipas met en évidence l'intérêt exclusif d'Hérodias pour le pouvoir, ses intrigues efficaces et sans scrupules pour abattre tout rival dangereux, y compris son propre frère Agrippa16 :
"Puis elle étala son entreprise, les clients achetés, les lettres découvertes, des espoirs à toutes les portes, et comment elle était parvenue à séduire Eutychès le dénonciateur".
7Elle veut "supprimer" Iaokanann parce qu'en l'humiliant, en l'injuriant, il est une menace constante pour son autorité et son prestige, parce qu'il risque en conséquence de la faire "répudier" si le Tétrarque cède à l'opinion. Bref, précise le narrateur, "Iaokanann l'empêchait de vivre". Enfin ce dernier provoque le scandale de la maudire en présence de Vitellius, le gouverneur romain, et de tous les invités officiels d’Hérode, après avoir publiquement dénoncé ses "artifices", son "adultère" et son "opprobre", en la désignant sous la périphrase infamante de "fille de Babylone".
8La chronologie du conte, – tout se passe dans le raccourci temporel d'une journée et d'une nuit-, contribue à mettre en valeur le rôle décisif d'Hérodias dans l'action. L'arme dont elle dispose réduit en effet à néant tous les projets et toutes les combinaisons politiques d'Hérode. C'est elle qui mène le jeu et le Tétrarque qui en fait les frais17. Ce jeu secret, qui, conduit en coulisse, provoque l'événement décisif pour l'action, est révélé a posteriori, au moment de la surprise finale, l'apparition de Salomé à la fin du festin d'Hérode :
"Elle avait fait instruire, loin de Machaerous, Salomé sa fille, que le Tétrarque aimerait ; et l'idée était bonne. Elle en était sûre maintenant !"
9Ainsi le commentaire du narrateur interrompt la description de la danse de Salomé pour en dégager la fonction dramatique en dévoilant la stratégie d'Hérodias. Or cette stratégie a été annoncée de façon indirecte et allusive par deux brèves séquences antérieures du texte : celle qui, dans la première partie du conte, fait apparaître pour la première fois la jeune fille inconnue18 et celle qui, à la fin de la deuxième partie, évoque l'apparition d'"un bras jeune, charmant"19, métonymie de cette jeune fille déjà aperçue en compagnie de la même vieille femme. La première séquence met en scène Hérodias s'en allant "soudainement apaisée", après avoir "observé" chez Hérode les signes de son désir pour cette jeune fille inconnue. La seconde montre Hérodias seule capable de dominer la situation, d'écarter la menace de mort qui pèse sur Hérode au moyen d'une médaille romaine à valeur politiquement conjuratoire ; or l'origine indéterminée de cette médaille, – on me l'a donnée –, est associée, de manière significative, par un simple procédé de juxtaposition, à l'apparition du "bras nu", "jeune" et "charmant". N'est-ce pas faire entendre que la jeune fille, manipulée par Hérodias, ne représente pas une arme moins puissante pour cette dernière ? Ces tours allusifs, ces ellipses, qui ménagent la surprise du dénouement, ont pour fonction de signifier le pouvoir occulte et déterminant d'Hérodias. Aussi bien le récit oppose-t-il ses "disparitions" et sa retraite dans sa chambre, "au fond du palais", à la présence, presque constante mais sans efficace, d'Hérode sur le devant de la scène : le Tétrarque fait de la figuration tandis que son épouse ourdit ses complots pour recouvrer son pouvoir menacé.
10Hérodias est à la fois une mauvaise mère et une mère maquerelle. Pour satisfaire son ambition, elle n'a pas hésité à abandonner sa fille Salomé et à la laisser à Rome après son divorce car elle "espérait bien" avoir d'autres enfants d'Hérode Antipas. La maternité n'est pour elle qu'un moyen au service de son ambition ; Salomé, un objet érotique manipulé par sa mère pour séduire Hérode20. Dans la troisième partie, la présentation de la danseuse se réduit à celle de son costume, conçu de manière à exhiber un corps désirable, selon un jeu savant qui consiste à voiler pour mieux provoquer le regard du désir :
"Sous un voile bleuâtre lui cachant la poitrine et la tête, on distinguait les arcs de ses yeux, les calcédoines de ses oreilles, la blancheur de sa peau. Un carré de soie, gorge-de-pigeon, en couvrant les épaules tenait aux reins par une ceinture d'orfèvrerie. Ses caleçons noirs étaient semés de mandragores, et, d’une manière indolente, elle faisait claquer de petites pantoufles en duvet de colibri".
11La danse elle-même a pour fonction d’exacerber et de rendre irrésistible l'attrait érotique du corps de Salomé :
"Les paupières entre-closes, elle se tordait la taille, balançait son ventre avec des ondulations de houle, faisait trembler ses deux seins et son visage demeurait immobile..."
12Salomé n’existe que pour jouer le rôle de celle que sa mère n'est plus. Pour le Tétrarque l'illusion est complète :
"Sur le haut de l'estrade, elle retira son voile. C'était Hérodias, comme autrefois dans sa jeunesse".
13Toute la séquence de la danse de Salomé donne à voir ce rôle de simple exécutante de la danseuse alors qu'Hérodias, du haut de sa tribune d'or, dirige le spectacle, puis en réclame le prix. Aucune initiative n'est laissée à Salomé, dressée à exécuter le scénario fixé par sa mère : elle obéit à un simple "claquement de doigts", elle ne fait que répéter, sans la comprendre, la demande formulée par Hérodias :
"Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta, reparut ; et, en zézayant un peu, prononça ces mots, d'un air enfantin :
– Je veux que tu me donnes dans un plat, la tête...
Elle avait oublié le nom, mais reprit en souriant :
– ... la tête de Iaokanann !”
14La manière dont elle se sert du corps de sa fille pour séduire le Tétrarque fait d'Hérodias une mère maquerelle. La dégradation de cette figure maternelle est complète quand, à la "splendeur" de son apparition dans la tribune d'or, fait contraste le "torrent" de ses "injures populacières et sanglantes"21, le bourreau ne rapportant pas la tête de Iaokanann.
15Hérodias se sert de sa fille car elle n'est plus capable de séduire elle-même Hérode. Elle essaie en vain de rappeler à ce dernier le temps de leurs amours, de le regarder "comme autrefois, en se frôlant contre sa poitrine, avec des gestes câlins" : elle a "des rides au front". La jeunesse22 est donc la condition sine qua non de la séduction féminine. Pour Flaubert, comme pour ses contemporains, la féminité séduisante et séductrice se réduit à la jeunesse du corps féminin et la femme n'existe que par le regard masculin qui, contemplant ce corps, y discerne la promesse de son propre plaisir. Les épithètes attribuées au corps de Salomé ("col délicat"), "petite bouche"23 la particularisent moins qu'elles ne la désignent comme un objet consommable. La vision du voyeur, sélective, partielle, morcelée, ne retient en effet du corps féminin que ce qui est propre à susciter les fantasmes masculins, et à les susciter selon le code de la culture érotique contemporaine, que Flaubert reprend à son compte. D'où la prédilection pour la souplesse de la taille24, où affleure l'image du serpent. D'où l'importance d'un jeu subtil avec ce qui est montré et ce qui reste caché, avec ce qu'il est permis et interdit de voir. Jeu propre à favoriser le rêve de l'inconnu, du mystère, et à faire naître le plaisir délicieux de la transgression :
"L'ombre du parasol se promenait au-dessus d'elle, en la cachant à demi. Antipas aperçut deux ou trois fois son col délicat, l'angle d'un œil, le coin d'une petite bouche..."25.
16Notre sensibilité de lecteurs, aujourd'hui, est plus touchée par l'esthétique impressionniste, mise en œuvre dans ce traitement de l'ombre et de la lumière, et par la réussite plastique du tableau.
17Dans le spectacle d'illusion qui fait de la femme le prétexte, le support des fantasmes du voyeur, ce que Baudelaire appelle le mundus muliebris a une fonction capitale : il tend à effacer l'altérité dangereuse et effrayante de la femme et à la réduire à l'image culturelle qu'en a la société masculine contemporaine. Salomé, comme Salammbô, est une poupée inséparable de ses chiffons, elle est ses chiffons, objet parmi d'autres objets dont elle n'est que la consommatrice. Ainsi est constitué le personnage, dès sa première apparition26 :
"Au milieu du tapis, un grand panier de voyage restait ouvert. Des ceintures, des voiles, des pendeloques d'orfèvrerie en débordaient confusément. La jeune fille, par intervalles, se penchait vers ces choses et les secouait à l'air".
18La lecture d'Hérodias confirme l'importance du fétichisme du vêtement dans la représentation que Flaubert donne (et a) de la femme, ainsi que l'impact du mythe de la femme orientale dans son œuvre. Pour l'écrivain, comme pour ses contemporains, la séduction de cette dernière se fonde d'abord sur le mundus muliebris auquel ils la réduisent et qui leur semble promettre le nec plus ultra du plaisir érotique. L'évocation de la chambre d'Hérodias, avec ses parfums exotiques27, l'attirail de ses fards, de ses onguents et de ses poudres, avec ses étoffes "pareilles à des nuages" et ses broderies "légères comme des plumes", rappelle celle de Salammbô. Le costume de Salomé, quand elle apparaît devant Hérode Antipas, n'est pas sans analogie avec celui de Kuchiouk-Hânem28, la fameuse aimée (et danseuse) égyptienne d'Esneh, dont la légende a fasciné Flaubert pendant et après son voyage en Orient. Contrairement à la robe pudique de la bourgeoise européenne de l'époque, le costume de Salomé dénude le corps féminin et signifie le statut d'objet érotique de la femme orientale.
19La danse de Salomé achève l'effet produit par son costume. Il s'agit moins en effet pour le narrateur de décrire la danse elle-même que de l'interpréter comme un « appel » et une provocation, d'en suggérer l'effet sur un public masculin, en sous-entendant et en créant une connivence avec les lecteurs contemporains, grâce à des comparaisons stéréotypées qui sont elles-mêmes autant de supports et de résumés des fantasmes que Flaubert, depuis sa jeunesse, partage avec son temps :
"Puis ce fut l'emportement de l'amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie"29.
20Or ces fantasmes, l'écrivain a cru les voir se réaliser quand il a rendu visite à Kuchiouk-Hânem, l'aimée d'Esneh, et à Azizeh, la danseuse d'Assouan. C'est pourquoi, pour rendre sensible l'envoûtement produit par la danse de Salomé, il la décrit en s'inspirant de son Voyage en Orient. D'où l'importance accordée au mouvement des pieds qui "n'arrêtaient pas", aux "ondulations de houle" du ventre, faisant contraste avec l'immobilité du visage, à la souplesse de la taille30. En outre le regard tiers multiplie le pouvoir érotique de la danse de Salomé : un corps féminin convoité par tout un public masculin devient éminemment convoitable. Comme le souligne la structure même du passage, le désir d'Hérode Antipas, destinataire véritable de cette danse, s'accroît de celui de tous les autres spectateurs. Enfin Salomé n'apparaît dans la salle du banquet que lorsque la satiété menace les convives31. Dans l'"orgie" que rêvent Flaubert et ses contemporains, le plaisir érotique prolonge et complète celui de l'oralité gourmande, comme si la femme figurait aussi au menu des mets à consommer.
21La description de la danseuse met l'accent sur son animalité en la comparant à un "grand scarabée", quand elle parcourt l'estrade "sur les mains, les talons en l'air", et en valorisant sa souplesse reptilienne. Cette animalisation traduit la peur provoquée par la séduction irrésistible du corps féminin. La femme est effrayante, vertigineuse... : Salomé tourne autour de la table du Tétrarque "comme le rhombe32 des sorcières". On se rappelle qu'Hérodias avait pris le cœur d'Hérode "avec le craquement de sa chaussure". L'amour se réduit ainsi au désir physique et le désir physique est aliénation : le Tétrarque n'a pas encore rompu tous les liens de "l'ensorcellement" qu'il a "subi"33 autrefois de la part d'Hérodiade. La haine est la conséquence inévitable de ce désir aliénant qui a fait commettre à Hérode le sacrilège de l'adultère et de l'inceste34 et qui, selon lui, est à l'origine de tous ses malheurs :
"Il la repoussa. L'amour qu'elle tâchait de ranimer était si loin maintenant ! Et tous ses malheurs en découlaient [...] et, l'un en face de l'autre, ils se considéraient d'une manière farouche".
22Le désir d'une femme entraîne la ruine et la destruction du sujet masculin. Cette peur, fondamentale chez Flaubert, trouve avec Hérodias et la décapitation de Jean-Baptiste son expression la plus complète et la plus achevée. La blessure symbolique de la décollation est en effet d'abord allégorie de la castration. Plus précisément la décollation est l'acte de déposséder l'être mâle du patrimoine de la raison, de la sagesse et du génie créateur dont la tête est le siège et l'homme le détenteur exclusif35. La femme perverse et funeste36 menace l'esprit mâle. Le "cerveau" est vaincu par la "matrice", la cérébralité par "l'hystérie", selon l'opposition et la hiérarchie établies par Flaubert et ses contemporains, avec la caution des médecins. La misogynie de Gustave Moreau, le peintre des Salomé décrites et vantées par Huysmans dans À Rebours, s'apparente, de façon significative, à celle de l'auteur d'Hérodias. Qu'on en juge par ce commentaire que le peintre donne de ses Chimères en 1884 :
"Cette île des rêves fantastiques renferme toutes les formes de la passion, de la fantaisie, du caprice chez la femme, la femme dans son essence première, l'être inconscient, folle de l’inconnu, du mystère, éprise du mal sous forme de séduction perverse et diabolique"37.
23La femme castre, décapite l'imaginaire :
"L'intrusion sérieuse de la femme dans l’art serait un désastre sans remède. Que deviendrait-on, quand des êtres dont l'esprit est aussi positif et terre-à-terre que l'est l'esprit de la femme, quand des êtres aussi dépourvus du véritable don imaginatif, viendront apporter leur horrible jugeote artistique avec prétentions justifiées à l’appui ?"38.
24Des Esseintes, le protagoniste d'À Rebours, fasciné par l'œuvre de G. Moreau, privilégie comme ce dernier la figure de Salomé dans le mythe d'Hérodias-Salomé :
"Ce type de la Salomé, si hantant pour les artistes et pour les poètes, obsédait, depuis des années, des Esseintes..."39.
25Le conte de Haubert privilégie au contraire le personnage de la mère, au détriment de celui de la fille, pour lui faire porter le poids de ses terreurs et de sa condamnation misogyne. Ce traitement particulier du mythe, au moment où il apparaît dans l'œuvre de Flaubert, éclaire de façon décisive ce que la mise en scène des romans antérieurs donnait à lire d'une manière plus allusive et plus voilée, à savoir l'ambivalence constitutive de la figure maternelle archétypale dans l'imaginaire flaubertien, la confusion de Marie et Vénus. Enfin la lecture d'Hérodias confirme l'importance et la permanence de la composante sadique dans l'inspiration du romancier, le rapport fondamental qu'il établit entre la volupté, le sang et la mort, que toute une part menaçante de la femme lui rappelle sans cesse.
Notes de bas de page
1 G. Flaubert, Hérodias, Œuvres Complètes, t. 4, Paris, Club de l'Honnête Homme, 1972, pp. 253-277.
2 Voir les lettres du 23 septembre 1876 à sa nièce Caroline ; du 4 et du 26 septembre 1876 à son ami Edmond Laporte.
3 Voir les lettres du 2 septembre ( ?) 1876 à Judith Gautier, du 9 septembre 1876 à Caroline.
4 Pour le festin du premier chapitre en particulier.
5 Lettre à Mme Brainne du 17 octobre 1876.
6 Lettre à Mme Roger des Genettes du 26 avril 1876.
7 Cf Marc, VI, 17-29 : "Hérode lui-même avait fait arrêter Jean et l'avait fait lier en prison, à cause d'Hérodias, femme de Philippe, son frère, parce qu'il l'avait épousée et que Jean lui disait : Il ne t'est pas permis d'avoir la femme de ton frère. Hérodias était irritée contre Jean et voulait le faire mourir. Mais elle ne le pouvait car Hérode craignait Jean, le connaissant pour un homme juste et saint ; et il le protégeait, et, après l'avoir entendu, il était souvent perplexe et l'écoutait avec plaisir. Cependant, un jour propice arriva lorsque Hérode, à l'anniversaire de sa naissance, donna un festin à ses grands, aux chefs militaires et aux principaux de la Galilée. La fille d'Hérodias entra dans la salle. Elle dansa et plut à Hérode et à ses convives. Le roi dit à la jeune fille : Demande-moi ce que tu voudras et je te le donnerai. Il ajouta avec serments : Ce que tu me demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume. Étant sortie, elle dit à sa mère : Que demanderai-je ? et sa mère répondit : La tête de Jean-Baptiste. Elle s'empressa aussitôt de rentrer vers le roi et lui fit cette demande : Je veux que tu me donnes à l’instant, sur un plat, la tête de Jean-Baptiste. Le roi fut attristé. Mais, à cause de ses serments et de ses convives, il ne voulut pas lui faire un refus. Il envoya sur-le-champ un garde, avec ordre d'apporter la tête de Jean-Baptiste. Le garde alla décapiter Jean dans la prison et apporta la tête sur un plat. Il la donna à la jeune fille et la jeune fille la donna à sa mère. Les disciples de Jean, ayant appris cela, vinrent prendre son corps et ils le mirent dans un sépulcre".
8 Lettre du 11 janvier 1859.
9 Lettre du 18 décembre 1859.
10 Cf. Mario Praz, La Chair, la Mort et le Diable dans la littérature du XIXème siècle. Le Romantisme noir, Denoël, 1977. On pense évidemment aussi à la peinture de Delacroix, notamment à La Mort de Sardanapale.
Le mythe biblique de Judith présente un autre avatar de la femme fatale. Flaubert s'en inspire, en l'interprétant à sa manière, quand il met en scène la démarche de Salammbô auprès de Mâtho. La première séduit le second pour pouvoir reprendre le zaïmph, voile sacré et symbole du pouvoir de Carthage dont Mâtho s'était emparé. Cf. Luce Czyba, "Flaubert et le mythe de Judith".
11 Cf. Michel Decaudin, Un mythe Fin de siècle, Salomé, Comparative Literature Studies, vol. IV, no 1 et 2, 1967, pp. 109-117.
12 Dans le texte romanesque, tous les signes sont marqués, tous les détails signifiants. L'œuvre achevée constitue, pour reprendre la formule de Benveniste, un "système où tout signifie en fonction de l'ensemble".
13 Cf. "la vacherie" d'Hérode. Voir Madame Bovary, troisième partie, chapitre 7.
14 Souligné par nous.
15 Cité par Helen Grace Zagona, The Legend of Salome and the Principle of Art for Art's sake, Droz-Minard, 1960, p. 77.
16 "Tout en vivant de leurs aumônes, il avait brigué le titre de roi qu'ils ambitionnaient comme lui".
17 Cf. H. G. Zagona, op. cit., p. 72 : It is her presence which creates Herod's predicament, and her plotting which advances the story line (C'est sa présence qui fait naître les gros ennuis d'Hérode et ce sont ses intrigues qui font progresser l’action).
18 "Le Tétrarque n'écoutait plus. Il regardait la plate-forme d'une maison, où il y avait une jeune fille, et une vieille femme tenant un parasol à manche de roseau [...]. Au milieu du tapis, un grand panier de voyage restait ouvert [...]. La jeune fille, par intervalles, se penchait vers ces choses [...]. L’ombre du parasol se promenait au-dessus d'elle, en la cachant à demi. Antipas aperçut deux ou trois fois son col délicat, l'angle d'un œil, le coin d'une petite bouche. Mais il voyait, des hanches à la nuque, toute sa taille qui s'inclinait pour se redresser d'une manière élastique. Il épiait le retour de ce mouvement, et sa respiration devenait plus forte ; des flammes s'allumaient dans ses yeux. Hérodias l'observait. Il demanda : – Qui est-ce ? Elle répondit n'en rien savoir, et s’en alla soudainement apaisée".
19 Là encore, le narrateur adopte le point de vue d'Hérode : "Sous une portière en face, un bras nu s'avança, un bras jeune, charmant et comme tourné dans l'ivoire par Polyclète. D'une façon un peu gauche, et cependant gracieuse, il ramait dans l'air, pour saisir une tunique oubliée sur une escabelle près de la muraille. Une vieille femme la passa doucement, en écartant le rideau. Le Tétrarque eut un souvenir, qu'il ne pouvait préciser. – Cette esclave est-elle à toi ? – Que t'importe ? répondit Hérodiade".
20 Voir le réseau de signes indiqué supra (no 18, 19).
21 La "fureur" d'Hérodias ne "dégorge" pas seulement dans ce "torrent d'injures". "Elle se cassa les ongles au grillage de la tribune, et les deux lions sculptés semblaient mordre ses épaules et rugir comme elle".
22 Isabellada (Un parfum à sentir, 1836), Marie, la prostituée de Novembre (1842), Emma Bovary, Salammbô, Rosanette (L'Éducation sentimentale, 1869), sont jeunes comme Salomé.
23 Cf. no 18. Souligné par nous.
24 Cf. no 18. La taille souple comme métonymie du corps féminin désirable est une constante dans l'œuvre de Flaubert.
25 Cf. no 18.
26 Cf. no 18.
27 "... du cinnamome fumait sur une vasque de porphyre".
28 Kuchiouk-Hânem est apparue à Flaubert, "en pantalons roses, n'ayant autour du torse qu'une gaze d'un violet foncé". Cf. G. Flaubert, Voyage en Égypte, édition intégrale du manuscrit original établie et présentée par Pierre Marc de Biasi, Grasset, 1991, pp. 280-281.
29 Souligné par nous. Voir à la fin du même paragraphe l'effet produit par la danse de Salomé : "... et les nomades habitués à l'abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise".
30 "Ses pieds passaient l'un devant l'autre, au rythme de la flûte et d'une paire de crotales". "Elle se tordait la taille" [...] "Elle se renversait de tous les côtés” [...] "Sans fléchir ses genoux, en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher".
Cf. Voyage en Orient, op. cit., p. 283 : "La danse de Kuchiouk est brutale comme coups de cul (sic !). [...] elle s’enlève tantôt sur un pied, tantôt sur un autre, chose merveilleuse : un pied restant à terre, l'autre (se levant) passe devant le tibia de celui-ci, le tout dans un saut léger..." ; ibid., p. 295 (Azizeh à Assouan) : "Elle reste sur un pied, lève l'autre, le genou faisant un angle droit, et retombe dessus – ce n'est plus de l'Égypte, c'est du nègre, de l'africain, du sauvage" [...] "Autre pas : mettre le pied gauche à la place du droit, et le droit à la place du gauche, alternativement, très vite"... (...)..."En dansant, précipités des hanches furieux et la figure toujours sérieuse"...
31 Comme Salammbô à la fin du festin des mercenaires (premier chapitre du roman), malgré toutefois des différences notables dans le statut respectif des deux personnages féminins.
32 Le rhombe est une toupie utilisée dans certains rites sacrés.
33 Souligné par nous.
34 Hérode a répudié son épouse, la fille du roi des Arabes, "pour prendre Hérodias, mariée à l'un de ses frères »". Cf. no 7.
35 Voir Jean de Palacio, "Motif privilégié du jardin des supplices : le mythe de la décollation et le décadentisme", Revue des Sciences humaines, no 153, janvier-mars 1974, p. 42.
36 Au sens premier du terme : porteuse de mort.
37 Cité par Jean Selz, Gustave Moreau, Flammarion, 1978, p. 51.
38 Notes manuscrites (en partie inédites), ibid., p. 51.
39 J. K. Huysmans, À Rebours, Folio Gallimard, 1977, p. 143.
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