Conclusion générale
p. 375-376
Texte intégral
1Une étude prend-elle pour objet des ouvrages peu connus et jamais explorés, il lui faut accepter les servitudes d’un lent débrouillage des textes, attentif aux détails comme soucieux des lignes directrices. Ainsi avons-nous cherché à produire un inventaire ordonné aussi complet que possible des pages de Mersenne et de Frenicle relatives à l’analyse combinatoire. L’ampleur de la production de Mersenne, l’oubli dans lequel est tombée l’œuvre de Frenicle interdisent toutefois de tenir cet inventaire pour absolument exhaustif. Peut-être les volumes à paraître de la Correspondance de Mersenne apporteront-ils des éclaircissements sur la date à laquelle Frenicle rédigea son premier manuscrit de l’Abrégé et sur les circonstances qui permirent à Mersenne de le consulter. Et il serait certainement profitable d’examiner s’il n’y eut pas chez nos deux auteurs un échange fructueux entre l’analyse combinatoire et la théorie des nombres qu’ils cultivèrent tous deux avec une égale constance. À ne pas nous en tenir à un sec recensement de théorèmes mathématiques, nous avons gagné une meilleure compréhension des racines, des ambitions et du champ de l’art de combiner.
2Si Mersenne a souffert des disgrâces de l’éclectisme, il n’en joue que mieux, à l’égard des courants intellectuels de son époque, le rôle de miroir révélateur. Ainsi en a-t-il été même de ses pages sur les « combinaisons » qui sont loin pourtant de tenir une place centrale dans son œuvre. Sans avoir visé à rien d’autre qu’à les lire attentivement, nous avons vu se dessiner peu à peu à travers elle toute une rhapsodie d’anticipations et de recherches : ici des ambitions trop vastes sans assises pratiques, là des besognes modestes de tâcherons appliqués ; des comptabilités maladroites mais aussi des dénombrements bien conduits ; enfin des résultats bien fondés parmi des calculs tâtonnants.
3Autant de faces parfois inattendues de cette préhistoire de l’analyse combinatoire qui s’est imposée si souvent à nous au cours de cette étude, et dont les lieux d’élection si disparates nous ont appelé à quelques incursions rapides dans des domaines variés au possible : spéculations de la Cabale, récréations mathématiques, logique, anagrammes et alphabets, atomes, cryptographie... Cette préhistoire mérite assurément mieux que la vue partielle et pointilliste que nous en avons donnée, limités que nous étions, d’un côté par le manque d’information, de l’autre, par la décision de nous en tenir au dessein d’une monographie ne devant s’écarter de son objet propre que dans la mesure nécessaire. Malgrè les variétés régionales des thèmes, une unité s’impose à travers ces lacis d’entreprises : celle d’une activité combinatoire dont il y aurait lieu de marquer les différents niveaux d’organisation et d’ordonner1 les manifestations selon un ordre de fécondité croissante.
4De même nous n’avons pris qu’une vue partielle sur l’avancée du calcul combinatoire au xvie et au début du xviie siècles ; toutefois, les textes de Clavius, Cardan, Tartaglia, Guldin, Hérigone, que nous avons eu l’occasion de commenter, sont des repères de qualité qui nous ont permis de mesurer le progrès accompli par Mersenne et Frenicle2 : ceux-ci ont su construire et associer des notions fondamentales, en même temps qu’ils forgeaient des règles de calcul plus puissantes, conférant ainsi son unité à une nouvelle discipline ; ils ouvrirent même à ces règles quelques lignes d’exploration qui allaient au-delà des théorèmes de base. Nous dirions volontiers, si l’on nous permet de prendre ici au sens strict le mot « analyse », que nous assistons chez eux au passage de calculs combinatoires dispersés à une analyse combinatoire bien conduite.
5Or une multiplicité d’indices convergents laisse paraître chez Mersenne que ce franchissement fut guidé et peut-être commandé par des préoccupations tournées vers des terrains d’exercices privilégiés et où pouvait le mieux triompher l’esprit d’analyse. Désireux de tirer le plus grand avantage des artifices de l’alphabet et de la notation musicale, Mersenne, conduit au-delà de problèmes particuliers, fut à même de décomposer l’acte de combiner selon tous ses gestes élémentaires. Mais que signifie le succès de cette greffe mathématique entée sur des projets de caractère apparemment utilitaire ? L’avènement de langues artificielles, l’institution de répertoires musicaux, les rencontres entre « chiffres », énumérations et numérations, le fait aussi que nous nous soyons retrouvés plusieurs fois sur les chemins qui conduisent au De arte combinatoria de Leibniz, autant de symptômes qui nous convient à penser que ce succès fut lié à une nouvelle conception des signes.
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Géométrie pratique
Géomètres, ingénieurs et architectes. XVIe–XVIIIe siècle
Dominique Raynaud (dir.)
2015
Science, philosophie, société
4e congrès de la Société de Philosophie des Sciences
Alexandre Guay et Stéphanie Ruphy (dir.)
2017
Le langage est-il inné ?
Une approche philosophique de la théorie de Chomsky sur le langage
Delphine Blitman
2015
Les mathématiques comme habitude de pensée
Les idées scientifiques de Pavel Florenski
Renato Betti Laurent Mazliak (trad.)
2022
Analogies végétales dans la connaissance de la vie de l’Antiquité à l’Âge classique
Sarah Carvallo et Arnaud Macé
2023
Le schème et le diagramme
Les ancrages matériels de la pensée et le partage visuel des connaissances
Fabien Ferri, Arnaud Macé et Stefan Neuwirth (dir.)
2024