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Introduction

p. 25-28


Texte intégral

1Le but de ce livre est de présenter la théorie de Chomsky sur le langage en prenant pour fil conducteur le problème philosophique central qu’il soulève, à savoir la question de l’innéisme. Chomsky soutient en effet qu’il existe une « grammaire universelle », qui constitue le socle biologique de l’apprentissage du langage. Selon lui, la grammaire universelle est innée : elle fournit les principes ou les contraintes qui guident l’apprentissage du langage, sans être elle-même apprise. Tous les enfants naissent avec la faculté d’apprendre le langage, mais c’est leur expérience linguistique qui détermine quelle langue maternelle ils acquièrent.

2Comment faut-il comprendre cette thèse selon laquelle la faculté de langage est en partie innée ?

3Les difficultés que l’on peut avoir pour bien comprendre et bien interpréter l’innéisme de Chomsky tiennent d’abord aux passions et souvent aussi aux idées reçues qui entourent le débat sur l’inné et l’acquis, sur la part de la nature et de la culture dans le façonnement de l’esprit humain. Ce qui frappe dans ce débat, c’est la place qu’y prennent les prises de position idéologiques, si l’on entend par là le fait que les convictions religieuses, politiques et philosophiques fondent ces prises de position. De fait, cette dimension idéologique a été présente dès les premiers débats des 17e et 18e siècles, où les philosophes empiristes anglais et les matérialistes français s’opposaient aux philosophes rationalistes sur la part respective du milieu et de l’éducation d’un côté et de la nature humaine de l’autre dans l’acquisition des connaissances. Des discussions suscitées par le cas des enfants sauvages, notamment celui de Victor de l’Aveyron au tout début du 19e siècle1, en passant par les tentatives de lier l’intelligence à la race ou au sexe qui ont traversé tout le 19e et le 20e siècles et leurs critiques2, jusqu’aux controverses les plus récentes, les convictions idéologiques sur la nature humaine sont prégnantes dans les débats3.

4Or, pour Chomsky, la question de l’innéisme (de l’existence d’une faculté humaine de langage innée) est un problème scientifique. La théorie chomskyenne se veut une étude scientifique du langage, et son programme de recherche est tout entier fondé sur l’idée qu’il faut appliquer à l’étude du langage, et de l’esprit humain en général, la méthode de la science. L’analyse de la théorie de Chomsky sur le langage est ainsi un moyen de dépassionner et de démystifier les débats autour de l’innéisme, en montrant quel débat scientifique de fond il recouvre. Clarifier ce débat scientifique de fond est tout l’enjeu de ce livre.

5Pour cela, plutôt que de prendre parti pour ou contre l’innéisme de Chomsky4, j’ai choisi de proposer une analyse des fondements de cet innéisme. De nombreux travaux sur l’innéisme linguistique présentent des synthèses des données empiriques en faveur de celui-ci ou, au contraire, contre lui. L’analyse des fondements conceptuels de l’innéisme chomskyen est plus souvent négligée. Notamment, il n’est pas, à ma connaissance, d’analyse de l’innéisme linguistique qui prenne en compte toutes ses dimensions, comme j’ai voulu le faire ici. On verra ainsi que celui-ci ne se réduit pas au problème de l’acquisition du langage.

6En inscrivant mon travail d’analyse du modèle chomskyen dans le cadre plus général des débats sur l’inné et l’acquis, je définis aussi les limites dans lesquelles je conçois ce travail sur Chomsky. La dimension critique de mon analyse conceptuelle porte sur l’innéisme chomskyen, et non sur la théorie linguistique de Chomsky en général sur laquelle s’appuie l’innéisme. Je m’intéresserai ainsi à la « méta-théorie » linguistique que Chomsky propose, ou, en d’autres termes, au cadre scientifique général dans lequel il inscrit sa théorie linguistique. Mais je laisserai de côté des points de discussion internes à la phonologie, à la syntaxe ou à la sémantique, à la fois importants et intéressants, qui concernent plus spécifiquement la théorie linguistique proprement dite. De ce point de vue, un débat fondamental, sur lequel Chomsky a été et est encore beaucoup critiqué, porte sur le caractère formel de son approche ; à cette approche formaliste certains linguistes opposent une approche fonctionnelle, de sorte qu’on a affaire, en linguistique, à des programmes de recherche distincts et au moins en partie incommensurables.5 Je n’aborderai cette question que ponctuellement, dans la mesure où elle interfère avec les arguments qui concernent l’innéisme linguistique. Je laisserai également de côté l’examen des théories linguistiques alternatives à la grammaire générative6, ainsi que les controverses internes au générativisme.7

7 Un dernier mot dans cette introduction pour dire que la question de l’innéisme est aujourd’hui d’une grande actualité dans les sciences cognitives.

8Si l’innéisme linguistique de Chomsky a marqué les débuts des sciences cognitives, on assiste, depuis les années 1990, à un renouvellement des positions innéistes8. Un courant important des sciences cognitives actuelles est constitué par l’étude des systèmes dits de « core knowledge », ou « connaissance noyau », c’est-à-dire des systèmes de connaissance implicite qui constitueraient la base innée d’un certain nombre de fonctions cognitives supérieures. On avance ainsi des hypothèses sur l’existence de capacités innées dans différents domaines, telles, par exemple, la « physique naïve », la « psychologie naïve », qu’on appelle aussi « théorie de l’esprit », ou encore l’« arithmétique naïve »9. Les partisans de ce programme de recherche considèrent que la cognition repose essentiellement sur des capacités propres à un domaine de connaissance, et non seulement sur des capacités générales, comme la mémoire, le raisonnement ou l’apprentissage.

9Ces systèmes de connaissance innés sont considérés comme le produit de l’évolution : ils auraient été façonnés par la sélection naturelle pour traiter des informations de manière adaptative. La psychologie évolutionniste constitue ainsi, aux côtés de la psychologie cognitive, une discipline centrale pour ce programme de recherche. C’est dans ce champ disciplinaire que se situent nombre de chercheurs qui s’intéressent à l’application des hypothèses innéistes aux structures cognitives complexes, sous-tendant les différents domaines de la culture.

10Concernant l’anti-innéisme, on assiste également à un renouvellement. Le connexionnisme a longtemps servi d’argument à des positions anti-innéistes fortes10, en permettant de modéliser des tâches d’apprentissage sans présupposer de capacité innée spécialisée dans la tâche. Aux arguments tirés de la modélisation connexionniste (les réseaux de neurones artificiels), un nouveau constructivisme ajoute des arguments tirés des neurosciences11. Ce constructivisme s’appuie notamment sur la plasticité corticale pour faire valoir l’absence de structures innées spécialisées dans le cerveau. Selon cette approche, les représentations nécessaires à l’apprentissage sont formées au cours du développement par interaction des mécanismes neuronaux avec l’environnement12.

11Il est clair que ces débats sont loin d’être tranchés et que la question de l’innéisme conserve toute son acuité sur un plan empirique13.

12Dans le même temps, la notion d’innéité elle-même apparaît très difficile à définir et de nombreux philosophes en viennent à la considérer comme une notion incohérente et inutile14. La façon dont cette notion doit être comprise demeure obscure. La confusion provient en partie des sources différentes auxquelles se rattache la notion d’innéité : la biologie développementale, l’écologie comportementale, la psychologie cognitive, la philosophie. Il apparaît pourtant nécessaire de donner un contenu précis à la notion, dans la mesure où elle sert de cadre à d’importants programmes de recherche sur les facultés mentales.

13Ainsi, c’est également dans cette perspective qu’il m’a paru intéressant de creuser l’analyse de la théorie chomskyenne. La clarification de la notion d’innéité à travers l’élucidation de son sens dans le cadre de l’innéisme linguistique peut constituer plus largement un enjeu pour les sciences cognitives actuelles. Le modèle chomskyen tient dans les sciences cognitives une place qui a été centrale et qui est encore importante : non seulement la conception chomskyenne de l’innéité du langage a eu un rôle fondateur, mais c’est aussi sur ce modèle que d’autres facultés mentales ont ensuite été abordées. Certains chercheurs s’en inspirent directement pour l’étude d’autres domaines de la cognition, comme Hauser (2006) qui propose d’appliquer le modèle de la grammaire générative à l’investigation de la morale. C’est pourquoi l’étude de l’approche chomskyenne importe pour la compréhension de la notion d’innéité développée par les sciences cognitives ; elle est un point de départ pour comprendre quel concept d’innéité est en jeu dans celles-ci.

14Concernant la structure de ce livre, puisqu’il s’agit d’analyser et d’évaluer l’innéisme linguistique dans toutes ses dimensions, il s’organise selon un plan thématique. Chaque chapitre possède une certaine indépendance, et vise à clarifier et à évaluer un aspect du programme de recherche chomskyen. Cependant, il s’agit aussi d’élaborer progressivement une réponse à la question de l’innéisme qui constitue le fil conducteur de ce livre, de sorte que chaque chapitre présuppose les acquis des précédents.

15Le premier chapitre, qui sert d’introduction et de base aux chapitres suivants, fournit une présentation générale de la théorie de Chomsky sur le langage. Il permet de mettre en place le cadre général de la discussion. Le second chapitre aborde les problèmes épistémologiques que le programme de recherche chomskyen soulève. Il vise à comprendre comment la linguistique se situe par rapport à la psychologie et à la neurobiologie pour ce qui est de l’étude du langage. Le troisième chapitre concerne la question centrale de l’acquisition du langage et analyse l’argument principal que Chomsky avance à l’appui de sa thèse, l’argument dit « par la pauvreté du stimulus ». Le quatrième chapitre s’intéresse aux thèses philosophiques sur lesquelles repose l’innéisme chomskyen. Il montre que Chomsky s’oppose à deux thèses fondamentales défendues par la majorité des philosophes contemporains, l’empirisme et l’externalisme. La discussion menée dans ce chapitre prolonge l’analyse de la position de Chomsky exposée au chapitre 2. Le cinquième chapitre traite de la position de Chomsky sur l’évolution de la faculté de langage. Il s’agit notamment de mettre en évidence les raisons pour lesquelles l’innéisme chomskyen ne le conduit pas à formuler une explication adaptationniste des origines du langage. Le sixième chapitre, enfin, revient à la question générale de l’innéisme qui constituait le point de départ de ce livre. Tirant le bilan des chapitres précédents, il explique quel sens on peut donner au mot « inné » quand on se demande si le langage est inné dans le cadre d’un authentique débat scientifique.

Notes de bas de page

1 Cf. Itard (1801 et 1806/1994).

2 Voir par exemple Gould (1981/1996) pour un aperçu général de ces discussions.

3 Cf. Vidal (2005 et 2007) sur la question de l’influence du genre sur le cerveau, et Lewontin, Rose & Kamin (1984) sur la place de l’idéologie en biologie et sur la sociobiologie, ainsi que les références auxquelles ces auteurs renvoient.

4 C’est de cette manière qu’est souvent traitée la question de l’innéisme linguistique. Voir par exemple Pinker (1994), et, du côté des anti-innéistes, Cowie (1999) ou Sampson (1997/2005).

5 Voir par exemple Dik (1980) et Givon (1984), qui présente l’approche fonctionnelle comme l’exact opposé de l’approche chomskyenne.

6 La grammaire générative, ou le générativisme, désigne le courant linguistique fondé par Chomsky.

7 On peut se référer à Harris (1993) pour une histoire et une analyse de ces controverses internes au générativisme, notamment de l’opposition entre la grammaire générative « orthodoxe » et le courant de la « Sémantique générative », constituée à la fin des années 1960 par des linguistes jusque là chomskyens.

8 Pour la présentation de ces débats, voir Andler (2004b) et (2006a).

9 Voir notamment les travaux de Spelke et de Carey (par exemple Carey & Spelke 1994, Carey 1998 sur l’« arithmétique naïve », Spelke 2000 et Kinzler & Spelke 2007).

10 Voir par exemple Churchland (1989) ou Elman et al. (1996).

11 Voir Quartz & Sejnowski (1997).

12 Voir Quartz (1999).

13 Voir sur ce point Andler (2004b), p. 627.

14 Voir, par exemple, Griffiths (2002).

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