Préface
p. 9-23
Texte intégral
1L’ouvrage de Delphine Blitman est le premier livre français présentant de façon exhaustive et informée les débats et controverses nés des différentes facettes du programme biolinguistique mis en place par Chomsky à la fin des années cinquante. Ce programme a été développé par une large communauté scientifique comprenant linguistes, psychologues, neurolinguistes, cogniticiens, anthropologues, éthologues, philosophes de l’esprit. Ces chercheurs ont produit à travers le monde une littérature scientifique abondante dans chacun des domaines mentionnés.
2Cette importante activité scientifique ne joue pourtant dans notre pays qu’un rôle assez modeste à l’université ou au CNRS. Il est à espérer que ce livre contribuera à la faire sortir de cette place plutôt confidentielle en France. Pour tous les chercheurs en sciences cognitives, dont les linguistes, ce livre sera aussi un excellent outil de travail : il témoigne d’une connaissance détaillée de cette littérature, des débats qu’elle a suscités en linguistique, en psychologie, en biologie et en philosophie. Il n’existe pas d’autre ouvrage français traitant avec autant de précision du rôle de ce programme de recherches dans tant de domaines des sciences de la cognition et des controverses qu’il y a déclenchées.
3Par delà les formes diverses qu’il a prises depuis 1955, date où Chomsky acheva The Logical Structure of Linguistic Theory popularisé sous une forme très simplifiée deux ans plus tard par son Syntactic Structures, le programme de recherche biolinguistique résulte de l’intégration de la linguistique aux sciences de la cognition. L’objet des sciences du langage y est redéfini passant des langues comme entités sociales, historiques et politiques par exemple ‘le français’, ‘l’anglais’, ‘l’italien’ ou ‘le chinois’ – ce que Chomsky a depuis appelé des ‘langues externes’ – à l’étude des réalités psychologiques individuelles de locuteurs particuliers, Jean, John, Gianni, etc., leurs ‘langues internes’ respectives. Plus précisément, dès les premiers travaux de grammaire générative, un nouveau champ interdisciplinaire émerge, défini par les quatre questions suivantes :
(1) Comment caractériser le savoir linguistique des locuteurs, leur Langue Interne ‘LI’ ?
(2) Comment LI se développe-t-elle chez les locuteurs ?
(3) Comment LI est-elle mise en œuvre dans la pratique des locuteurs, leur performance ?
(4) Quels sont les mécanismes physiques et neurologiques sur lesquels reposent LI et sa mise en œuvre ?
4Dans cette optique la linguistique a pour tâche de répondre à (1) avec ses méthodes et instruments spécifiques. Mais ses résultats sont en droit ceux d’une branche de la psychologie cognitive puisque son objet, le savoir linguistique d’individus particuliers, est une réalité psychologique. Répondre à (1) en linguiste c’est construire des modèles formellement précis – des grammaires ‘génératives’ – d’états de l’esprit/cerveau de locuteurs particuliers, modèles capables d’informer, entre autres, neurolinguistes, psychologues, spécialistes des pathologies et de l’apprentissage du langage dans leurs tâches d’investigation des questions (3) et (4). Les propriétés générales de ces grammaires, la ‘Grammaire Universelle’ de Chomsky, nous renseignent sur la question (2), celle de l’acquisition, puisqu’elles sont par définition nécessairement acquises en même temps que chaque langue (interne). Ces propriétés de GU disent donc aussi, en creux, si elles peuvent raisonnablement résulter d’un réel apprentissage ; si certaines d’entre elles ne le peuvent pas il sera possible et probablement nécessaire de les imputer, évidemment conjecturalement comme toute hypothèse scientifique, à la ‘Faculté de Langage’ de notre espèce dont chaque langue (interne) particulière est une manifestation.
5Si l’ensemble de ces ‘propriétés générales’ des grammaires mises à jour par la linguistique se révèle non trivial le champ d’investigation de la biolinguistique s’enrichit de deux nouvelles questions :
(5) Quelles sont les propriétés de GU véritablement spécifiques de la faculté de langage ?
(6) Comment la faculté de langage a-t-elle émergé dans notre espèce ?
6C’est à l’examen critique de quelques réponses à ces six questions apportées par la linguistique générative et des controverses qu’elles ont suscitées que nous invite le livre de Delphine Blitman. On notera pourtant que ce livre n’est pas un traité de linguistique : c’est bien un travail de philosophe et de spécialiste des sciences cognitives qui confronte de façon mesurée les aspects conceptuels du programme de recherches de la linguistique générative avec des interrogations et des critiques de ses fondements et résultats venues des sciences cognitives, de la philosophie et de la biologie.
7Après un premier chapitre introductif, sont ainsi passés en revue, critiqués et évalués au chapitre 2 l’épistémologie de la grammaire générative, le style ‘galiléen’ qu’elle revendique, au chapitre 3 l’argument dit de ‘la pauvreté du stimulus’, au chapitre 4 le ‘mentalisme’, l’‘internalisme’ et le ‘naturalisme’ de ce programme de recherche et au chapitre 5 les conceptions de Chomsky sur l’origine et l’évolution de la faculté de langage. Enfin l’ouvrage se conclut au chapitre 6 sur un examen critique à la lumière de travaux récents en biologie, en psychologie et en philosophie de la notion générale d’innéité, notion réintroduite en linguistique par Chomsky et qui a conduit à des résultats empiriques d’une richesse insoupçonnable il y a soixante ans. Comme le lecteur le verra, Delphine Blitman argumente dans ce chapitre, avec quelque plausibilité, qu’il est très difficile, peut-être même impossible dans l’état présent des connaissances, de donner une définition de ce concept qui puisse s’appliquer à la fois à la linguistique, aux autres sciences de la cognition et à la biologie.
8Cette conclusion, si elle est correcte, n’invalide en aucune façon à mes yeux l’usage qu’en font les linguistes générativistes. En particulier, à supposer qu’il soit effectivement facile, comme le dit Jean-Pierre Changeux, cité ici page 179, « de dire que le langage humain est une faculté génétiquement déterminée », constater, comme il le fait, « qu’il est moins facile pour le biologiste de démontrer le déterminisme génétique de la capacité comportementale la plus simple » ne serait un argument contre l’entreprise biolinguistique que si, au vu de l’indéniable difficulté énoncée par Changeux – qui vaut notamment pour le comportement des automates biologiques que sont les insectes sociaux, y compris leurs modes de communication –, cela interdisait aux linguistes de tenter de fournir des modèles abstraits de la Faculté de Langage de notre espèce. Ce n’est évidemment pas vrai, sauf peut-être aux yeux des réductionnistes les plus farouches, dont les oukases seraient heureusement sans effet sur les pratiques des linguistes.
9Pour chacun de ces six chapitres, le travail de description et d’évaluation mené par Delphine Blitman est minutieux, informé et prudent dans ses conclusions. Cette prudence est bien venue dans un domaine où les conflits et anathèmes aussi violents que stériles ont longtemps prévalu et dont l’outrance décourage trop souvent, notamment dans notre pays, la confrontation scientifique sérieuse. Il reste, me semble-t-il, qu’au-delà de sa retenue, bien des faits que Delphine Blitman rapporte convergent effectivement vers le soutien des thèses du programme de recherche biolinguistique. Ainsi pour ne prendre qu’un exemple qui fournit un élément de réponse à la question (4) plus haut, l’hypothèse qu’il existe des zones cérébrales spécifiques génétiquement programmées pour le traitement du langage semble bien confortée par les études menées par Ghislaine Dehaene-Lambertz et ses collaborateurs qui suggèrent, comme il est rapporté ici page 113, que « The similarity between functionally immature infants and competent mature adults [with respect to the brain circuits involved in normalization and phonetic categorization capacities, J-Y Pollock] implies a strong genetic bias for speech processing in those areas » même s’il est vrai, comme le souligne Delphine Blitman, qu’il n’est pas à ce jour prouvé que ces zones cérébrales et ces circuits neuronaux n’ont effectivement qu’une fonction linguistique.
10Quoi qu’il en soit de ce dernier point et de l’évaluation générale des controverses et débats présentés dans ce livre, dont je laisserai l’appréciation globale aux lecteurs, je voudrais tenter maintenant, en complément des développements de Delphine Blitman, de faire percevoir aux non spécialistes qui liront ce livre la réalité du travail des linguistes. Mon but est ici d’esquisser comment la méthodologie ‘galiléenne’ y est concrètement mise en œuvre, comment s’y articulent le particulier et le général et en quoi l’argument de la pauvreté du stimulus, bien loin d’être cantonné aux quelques cas trop souvent répétés dans la littérature hostile au programme de recherches de la grammaire générative, se décline sous des formes très variées pour lesquelles aucune explication alternative n’a été proposée.
11Commençons par une des formes classiques de cet argument discuté en détail par Delphine Blitman au chapitre 3. Il repose sur des paradigmes anglais du type (7) :
(7) a. The man who is tall is a fool b. Is the man who is tall a fool ? c. *Is the man who tall is a fool ?
12L’argumentation, réduite à ses lignes essentielles, peut se résumer comme suit :
(8) A. Aucun enfant anglophone ne produit jamais d’énoncés comme (7c).
B. Pourtant une formulation maximalement simple – car indépendante de la structure syntaxique de ces phrases – de l’interrogation totale en anglais reposant sur l’antéposition d’un auxiliaire en tête de phrase permettrait (7c).
C. Une propriété générale interdit (7c) et requiert (7b).
D. Cette propriété est une contrainte universelle de localité à laquelle est soumis le déplacement de l’auxiliaire en anglais.
E. Cette contrainte – dite ‘head to head constraint’ dans le littérature technique de la grammaire générative – est un des principes définis par la grammaire universelle GU.
13Delphine Blitman fait remarquer, à juste titre, qu’on peut accepter les prémisses A, B et C sans accepter les conclusions D et E et fait état d’une analyse ‘fonctionnaliste’ alternative proposée par Tomasello et énoncée en (9) :
(9) « If the child understands NPs with relative clauses – if she understands that the whole phrase is used to make one act of reference – then there would never be any temptation to extract an auxiliary from it ; she would simply understand that the unit stays together » (Cf. page 99 ci-dessous)
14Tomasello propose donc de remplacer D et E par la contrainte ‘fonctionnelle’ (10) :
(10) Une unité douée de référence ne peut être amputée d’une de ses sous-parties
15(10) traduit sous une forme un peu plus précise son informel « The child would understand that the unit stays together ». Quel poids faut-il accorder à cette contre analyse ?
16Un point de logique d’abord : si (10) faisait les bonnes prédictions empiriques, cette contrainte devrait être incluse dans l’ensemble des principes généraux auxquels les grammaires sont soumises : elle n’est pas formulée comme un principe spécifique de l’anglais et il est très peu vraisemblable qu’elle fasse l’objet d’un apprentissage quelconque. Elle devrait donc être tenue pour un principe général valant pour l’ensemble des langues, en bref un principe de GU. Tomasello ne remet donc aucunement en cause l’idée que la grammaire de l’anglais obéit à des contraintes universelles, il en propose seulement une version plus ‘fonctionnelle’ à ses yeux, liée à des principes discursifs non ‘formels’, dont il semble penser qu’ils peuvent faire l’objet d’une acquisition ‘naturelle’ – cf. son assertion que « There would never be any temptation to extract an auxiliary from it » –.
17Il est facile de montrer cependant que (10) est inadéquat : il est à la fois trop et pas assez contraignant. Pas assez car il ne dit rien du paradigme suivant du français :
(11) a. L’homme qui est grand est un idiot
b. L’homme qui est grand est-il un idiot ? c. *L’homme qui est-il grand est un idiot ?
18(11b) est à (11a) ce que (7b) est à (7a) mais alors qu’en anglais l’auxiliaire ‘is’ est antéposé au constituant ‘The man who is tall’ dans les questions acceptables, dans les constructions françaises équivalentes un pronom de troisième personne est inséré à la droite de l’auxiliaire ‘être’. Mais accoler ce même pronom à la première occurrence de ‘être’ donne (11c), que personne n’accepte et qu’aucun enfant ne produit jamais. Aux yeux de tout linguiste l’explication de (11c) doit mettre en œuvre les mêmes principes que celle de (7c). Mais (10) ne dit rien de (11c) puisque ici on insère un pronom dans la relative qui n’est donc ‘amputée’ d’aucun élément.
19(10) est aussi trop contraignant puisqu’il exclut quantités d’énoncés acceptables. Ainsi par exemple, à la fois en anglais et en français, ce que la grammaire traditionnelle appelle ‘l’antécédent’ d’une relative et la relative elle-même peuvent être séparés dans des constructions comme (12) qui alternent avec (13) :
(12) a. A man walked in who was wearing a black hat.
b. Un homme est entré qui portait un chapeau noir.
(13) a. A man who was wearing a black hat walked in.
b. Un homme qui portait un chapeau noir est entré.
20Or les unités Un homme qui portrait un chapeau noir et A man who was wearing a black hat « are used to make one act of reference », comme le dit Tomasello et tout locuteur devrait donc comprendre que ces unités « doivent rester ensemble ». Le principe ‘discursif ’ (10) exclut donc la séparation de l’antécédent et de la relative pourtant acceptable de (12).
21Bien d’autres cas où un syntagme référentiel peut être scindé en plusieurs parties disjointes ont été analysés depuis quarante ans en grammaire générative. Aucun d’entre eux n’est compatible avec la contrainte fonctionnelle de Tomasello. Un des plus connus en français et en anglais, étudié systématiquement depuis au moins le début des années 70, est illustré par les paires (14) vs. (15) et (16) vs. (17) :
(14) a. Tous mes amis sont partis b. Chacun de mes amis a aimé ce film
(15) a. Mes amis sont tous partis b. Mes amis ont chacun aimé ce film
(16) a. All my friends have left
b. Each of my friends has enjoyed this movie
(17) a. My friends have all left
b. My friends have each enjoyed this movie
22Les syntagmes Tous mes amis ou All my friends sont utilisés pour faire un ‘acte de référence’. Si la contrainte (10) était correcte, il serait impossible d’amputer ces syntagmes des quantificateurs all, each, tous, chacun, ce qui est pourtant licite en (15) et (17).
23Attachons nous au seul français maintenant et considérons (18) par exemple :
(18) a. Pierre a mangé trop de gâteaux
b. Marie a lu peu de livres c. Jean a fait beaucoup d’erreurs d. Pierre a dû manger trop de gâteaux
e. Jean a dû faire beaucoup d’erreurs
24Dans chacun de ces exemples il est également clair que les unités trop de gâteaux, peu de livres et beaucoup d’erreurs « are used to make one act of reference ». Pourtant (18) alterne parfaitement licitement avec (19), connus dans la littérature comme des cas de ‘Quantification à distance’ :
(19) a. Pierre a trop mangé de gâteaux
b. Marie a peu lu de livres
c. Jean a beaucoup fait d’erreurs d. Pierre a (trop) dû (trop) manger de gâteaux e. Jean a (beaucoup) dû (beaucoup) faire d’erreurs
25Ici aussi le principe ‘fonctionnel’ (10) devrait donc exclure l’extraction de trop, peu et beaucoup à l’œuvre en (19). La même séparabilité se voit dans les énoncés (20) et (21) :
(20) a. Combien de gâteaux Pierre a-t-il mangés ? b. Combien de livres Marie a-t-elle lus ? c. Combien d’erreurs Jean a-t-il faites ?
(21) a. Combien Pierre a-t-il mangé de gâteaux ? b. Combien Marie a-t-elle lu de livres ? c. Combien Jean a-t-il fait d’erreurs ?
26Naturellement on pourrait songer à immuniser le principe fonctionnel (10) de ces derniers contre-exemples en observant, à juste titre, que les unités Combien de {gâteaux, livres, erreurs} ne sont pas utilisées « to make one act of reference » mais plutôt pour quantifier interrogativement ces mêmes syntagmes, c’est-à-dire pour donner le sens (22) :
27(22) Pour quel x, x une quantité, Pierre a {mangé, lu, fait} [x (de) {gâteaux, livres, erreurs}]
28Etablir une telle distinction, correcte par ailleurs, entre (19) et (21) et lui imputer l’acceptabilité de (21) serait toutefois une erreur aux yeux des linguiste ayant travaillé sur ces paradigmes : toutes les langues n’admettent pas l’extraction à l’œuvre en (19), comme l’anglais. Mais celles qui le font admettent aussi (21), comme le français. Traiter ces deux types de phrases de façon différente serait rendre difficile l’expression de cette généralisation. De plus ce serait rendre tout à fait inattendu le fait que l’extraction de combien en (21) et de trop, peu, beaucoup en (19) sont soumises à des contraintes analogues, mises à jour il y a presque trente ans par Hans Obenauer.
29Illustrons-les : des propositions interrogatives ordinaires telles que (20) peuvent contenir un adverbe de temps comme souvent ou rarement, comme le montrent (23) et (24) :
(23) Combien de livres Marie a-t-elle souvent lus ?
(24) Combien d’erreurs Jean a-t-il rarement faites ?
30Par contre la présence de ces mêmes adverbes rend impossible l’extraction du seul interrogatif combien du syntagme qu’il quantifie. Les phrases (25) et (26) sont, à ma connaissance, rejetées par tous les francophones :
(25) *Combien Marie a-t-elle souvent lu de livres ? (26) *Combien Jean a-t-il rarement fait d’erreurs ?
31Or ces mêmes ‘effets d’intervention’ sont aussi à l’œuvre dans les cas d’extraction de peu, beaucoup et trop, comme l’illustrent les exemples suivants :
(27) a. Pierre a dû souvent manger trop de gâteaux
b. Jean a dû rarement faire beaucoup d’erreurs
(28) a. *Pierre a trop dû souvent manger de gâteaux
b. *Jean a beaucoup dû rarement faire d’erreurs
32Supposer que (19) et (21) sont redevables d’explications différentes rendrait accidentelle cette commune sensibilité aux effets d’intervention induits par les adverbes souvent ou rarement. Cela devrait inciter fortement à remettre en cause l’idée que le concept sémantique ‘d’unité référentielle’ puisse être pertinent pour réguler les phénomènes syntaxiques d’extraction, du moins dans l’usage informel qu’en fait le principe (10).
33En bref, sous la supposition qu’en linguistique comme dans les sciences de la nature les principes explicatifs doivent non seulement faire les bonnes prédictions pour les phénomènes qui les ont motivés mais aussi pour des faits étrangers à leur formulation initiale on doit rejeter la reformulation fonctionnaliste de l’argument de la pauvreté du stimulus étudié ici : cette reformulation est à la fois trop contraignante et trop laxiste quand on la confronte à des faits étudiés de longue main. Nous avons aussi supposé, banalement, qu’expliquer un fait en science en général et en linguistique en particulier c’est au moins montrer qu’il n’est pas unique en trouvant d’autres faits connexes redevables d’une analyse commune. C’est en vertu de ce principe que les paradigmes (7) et (11) du français et de l’anglais doivent être traités de façon semblable. Enfin nous avons fait nôtre la thèse qu’en matière de langage aussi un principe explicatif doit recevoir son extension maximale possible : si une généralisation est possible alors elle est nécessaire. Nous avons ainsi utilisé des principes élémentaires des sciences de la nature qui définissent pour partie leur ‘style galiléen’ : sans eux une argumentation rationnelle concernant le langage serait impossible.
34Comme le répète Delphine Blitman dans son livre, à juste titre, l’idéalisation par rapport aux faits ‘bruts’ est une autre caractéristique des sciences de la nature : sans la mise entre parenthèses des forces de frottement, pas de mécanique. Le fait que les linguistes générativistes se donnent le droit de considérer les exemples (25), (26), (28) etc. – plus généralement la plupart des exemples qu’ils utilisent – sans tenir compte des conditions de leur production, des affects des locuteurs ‘réels’ qui pourraient les énoncer, des stratégies discursives qu’ils emploieraient, etc. en est une contrepartie en linguistique. On notera aussi que les linguistes, comme les scientifiques d’autres domaines, placent au cœur de leurs études des faits qui ne retiennent que rarement l’attention des non spécialistes. Ainsi par exemple, l’inacceptabilité de certains énoncés est au centre de leurs analyses alors que les locuteurs dans des situations discursives effectives – où les énoncés inacceptables abondent – les ignorent le plus souvent, voire ne les ‘entendent’ même pas.
35Revenons aux ‘effets d’intervention’ brièvement évoqués plus haut à propos de paires comme (29) vs. (30) ou (31a) vs. (32a) :
(29) a. *Pierre a trop dû souvent manger de gâteaux
b. *Jean a beaucoup dû rarement faire d’erreurs
(30) a. Pierre a trop dû manger de gâteaux
b. Jean a beaucoup dû faire d’erreurs
(31) a. *Combien Marie a-t-elle souvent lu de livres ?
b. Combien de livres Marie a-t-elle souvent lus ?
(32) a. Combien Marie a-t-elle lu de livres ?
b. Combien de livres Marie a-t-elle lus ?
36Ces paradigmes fournissent la base d’une autre version de l’argument de la pauvreté du stimulus : tous les locuteurs francophones s’accordent sur ces faits. Or, avant leur découverte par Hans Obenauer, ils n’avaient jamais fait l’objet d’une mention, encore moins d’une explication, dans quelque description du français que ce soit. Ils ne font jamais non plus l’objet de corrections familiales ou scolaires. Ils sont donc ‘connus’ des locuteurs sans aucune rencontre préalable. Pourtant sur la base de l’existence des deux possibilités de (32) et de la probable rencontre avec des énoncés comme (31b), très abondants dans la production spontanée des francophones, ils devraient produire (31a), ce qu’ils ne font jamais. Pourquoi ?
37Les linguistes générativistes voient dans cette énigmatique non généralisation l’effet de contraintes générales sur certains déplacements syntaxiques imposées universellement par GU, le reflet dans les langues internes de Pierre et Jean de propriétés de leur commune faculté de langage interdisant (31a) et (29).
38Tentons de donner une forme un peu plus précise à ces contraintes. L’idée essentielle, reprise ici de Rizzi (1990) sous une forme simplifiée, est que dans une configuration syntaxique de type (33),
39(33)… X… Z… Y…
40un élément Y ne peut ‘sauter par dessus’ l’élément Z pour ‘atteindre’ la position X si X et Z sont de même type structural et catégoriel : quand c’est le cas, Z ‘masque’ la ‘cible’ du déplacement de Y. L’intuition sous-jacente à ce principe est que les déplacements syntaxiques sont toujours locaux ou ‘minimaux’ : de deux ‘cibles’ possibles on choisit toujours la plus ‘proche’. Considérons maintenant (34) :
(34) a. *Pierre a trop dû souvent manger de gâteaux
b. *Jean a beaucoup dû rarement faire d’erreurs
41Dans ces exemples trop, peu, beaucoup et assez – Cf. cet enfant a assez mangé de glace – partagent avec souvent une propriété essentielle : ce sont des adverbes dans la typologie des parties du discours de la grammaire traditionnelle. Acceptons cette catégorisation. La position qui précède le participe dû dans (34) est aussi une position adverbiale, comme le montre (35) :
(35) Pierre a {souvent, rarement} dû se tromper
42Dans ces conditions on voit que (33) exclut que trop puisse atteindre cette position puisque l’adverbe souvent se trouve ‘entre’ la position source de trop et sa ‘cible’ :
(36) Pierre a [Adv --] dû [Adv souvent] manger [[Adv trop] de gâteaux]
43On rendra compte dans les mêmes termes de l’impossibilité de (31a) sous l’hypothèse que combien est un adverbe interrogatif, une catégorisation également traditionnelle. Dans ces conditions (37) – dont devrait être dérivée la phrase inacceptable (31a) par déplacement de combien jusqu’à la position adverbiale initiale – contrevient à (33) exactement pour les mêmes raisons que (34) : ici comme là l’adverbe souvent ‘masque’ la position adverbiale que combien devrait atteindre.
(37) [Adv --] [Marie a [Adv souvent] lu [[Adv combien] de livres]] (33) explique aussi la surprenante acceptabilité de (38) :
(38) Combien de livres Marie a-t-elle souvent lus ?
44Ici ce qui fait l’objet du déplacement ce n’est pas le seul adverbe combien mais l’ensemble du syntagme qui le contient, le groupe nominal – noté « NP » – combien de livres. L’adverbe souvent n’est donc pas du même type catégoriel que le NP déplacé ou que sa cible, comme l’indique schématiquement (39) :
(39) [[NP …] [Marie a [Adv souvent] lu [NP [Adv combien] de livres]]
45L’adverbe souvent n’induit donc aucun effet d’intervention en (39) et rien n’interdit la génération de ces phrases, qui sont donc acceptables. Les ‘blocages’ induits par les configurations comme (33) sont donc ‘relativisés’ par rapport à la nature et la fonction des éléments intervenant entre la source et la cible d’un déplacement.
46Bien d’autres candidats au statut d’élément de GU ont été mis à jour depuis cinquante ans. Chacune des configurations syntaxiques qui en manifestent la présence peut donner lieu à une nouvelle forme de l’argument de la pauvreté du stimulus. L’étude formellement précise de ces candidats à GU a aussi souvent conduit à des découvertes empiriques insoupçonnées malgré une tradition grammaticale et linguistique qui, en occident, s’étend sur plus de deux millénaires et remonte aux grammairiens grecs et latins.
47A titre d’illustration, attachons nous aux ‘effets d’îlots’ identifiés depuis près de cinquante ans dans la littérature, illustrés très partiellement en (40) pour le français :
(40) a. *Qui as-tu émis l’idée que Paul avait rencontré ?
b. *Qui as-tu rencontré l’homme qui a épousé ? c. *Qui ne sais-tu pas quand Paul a rencontré ?
48Ces énoncés inacceptables devraient pouvoir être obtenus à partir des phrases de (41),
(41) a. Tu as émis l’idée que Paul avait rencontré qui
b. Tu as rencontré l’homme qui a épousé qui c. Tu ne sais pas quand Paul a rencontré qui
49par antéposition de qui. Pourtant (40) est clairement inacceptable, contrairement à (42), qui se laisse bien dériver de (43) de cette façon :
(42) Qui crois-tu que Paul a dit que Jean avait rencontré ?
(43) Tu crois que Paul a dit que Jean avait rencontré qui
50Ces paradigmes ne nécessitent à l’évidence aucune rencontre préalable ni aucune instructions négatives pour être ‘connus’ des locuteurs qui convergent tous sur les jugements indiqués. La question est donc à nouveau de savoir pourquoi sur la base de (42) et (43) – qui ne sont pas plus ‘complexes’ que (41) – les locuteurs ne produisent pas aussi (40). La réponse de la grammaire générative est que ces faits sont à nouveau la manifestation en français de contraintes sur la forme des déplacements possibles définies par la grammaire universelle.
51Supposons que les groupes nominaux complexes (l’idée que Paul avait rencontré Marie), les subordonnées relatives (l’homme qui a épousé Marie), les subordonnées interrogatives (Tu ne sais pas quand Paul a rencontré Jean) sont des ‘domaines de confinement’ ou ‘îlots’ dont aucun élément ne peut être mis en relation avec un terme extérieur. Schématiquement, si le constituant ZP de (44) est un tel îlot, alors aucune relation ne peut être établie entre un terme Y contenu dans ZP et un terme X extérieur à ZP :
(44)… X… [ZP … Y…]
52Le déplacement du pronom interrogatif à partir de la position d’objet de rencontrer et épouser en (40) ou en (42) jusqu’à la position initiale de la principale met en relation la positions interne Y de ZP – la position objet du verbe – et la position X – la position initiale de la principale –. Supposons que cette contrainte d’« impénétrabilité » soit le cas ‘normal’, renversant probablement les intuitions communes sur cette question. Dans cette optique le fait que la subordonnée interrogative indirecte (40c) bloque l’extraction du pronom interrogatif est attendu, mais qu’une suite – pourtant en principe arbitrairement longue – de subordonnées déclaratives comme (42) n’interdise pas cette même extraction demande explication.
53Réduite à son noyau essentiel, l’idée principale formulée par Chomsky il y a plus de quarante ans – Cf. Chomsky (1973) – est qu’un pronom interrogatif ou relatif ne peut ‘échapper’ à son domaine de confinement qu’en passant par un ‘sas’ dans sa marge (gauche). Ce ‘sas’ est disponible en (42) car, mis à part le subordonnant que, rien n’occupe la marge des deux subordonnées déclaratives, ni celle de la principale. Dans cette optique l’interrogatif qui de (42) a transité à partir de sa position source <qui2> et <qui3> dans la marge gauche des deux subordonnées, comme (45) l’indique :
(45) [ZP Qui [ZP crois-tu [ZP <qui3> [ZP que Paul a dit [ZP <qui2> [ZP que Jean avait >]]]]]]
rencontré <qui1>]]]]
54Sous cette analyse le déplacement à « longue distance » du pronom interrogatif qui en (42) est en fait la somme de déplacements locaux, de <qui > à <qui >, de <qui > à <qui > et 12 23 de <qui > à la position initiale dans la marge gauche de la principale. Par contre dans l’impos- 3 sible (40c), la présence de l’interrogatif quand dans la marge de la subordonnée rend impossible l’accès de qui au ‘sas’ de sortie, comme le montre (46) :
(46) [ZP Qui [ZP ne sais-tu pas [ZP quand [ZP Paul a rencontré <qui1>]]]]
55En conséquence qui doit passer de sa position initiale <qui > à la position initiale de la prin- 1 cipale en un seul ‘saut’ ce qui est impossible par définition : qui est ‘coincé’ dans son domaine de confinement, la subordonnée interrogative, qui est ‘impénétrable’.
56Commentons brièvement (45), la dérivation de l’acceptable (42) sous l’analyse esquissée. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle ne va pas de soi et, de fait, elle a provoqué nombre de controverses. Pourtant de nombreux faits, venant de familles de langues diverses, ont rapidement émergé en sa faveur. Un des premiers proposés repose sur l’acceptabilité surprenante de (47) en français :
(47) Où dis-tu qu’est parti Jean ?
57En français la position post-participiale d’un sujet comme Jean dans une phrase à l’indicatif n’est possible que si un pronom interrogatif ou relatif est à l’initiale de cette phrase :
(48) a. Où est parti Jean ? b. *Est parti Jean ?
58De l’acceptabilité de (47), où la subordonnée déclarative a la forme de l’inacceptable (48b), on peut donc déduire que le pronom interrogatif où à l’initiale de la principale a bien transité par la marge de la subordonnée déclarative, comme (49) l’esquisse et comme (40) l’exige :
(49) [ZP Où [ZP dis-tu [ZP <où2> [ZP que est parti Jean <où1>]]]]
59Dans d’autres langues les pronoms interrogatifs ‘invisibles’ à l’initiale des déclaratives françaises comme (49) sont effectivement prononcés : de telles phrases contiennent donc deux occurrences du même pronom interrogatif. C’est le cas dans certaines variétés ‘familières’ de l’allemand et même dans les productions spontanées d’enfants anglophones pour qui une phrase adulte comme (50) peut prendre la forme (51) où le <what > de (52) est effectivement prononcé 2 en plus de l’interrogatif en position initiale :
(50) What do you think is in the box ?
(51) What do you think what is in the box ?
(52) [ZP What [ZP do you think [ZP <what2> [ZP <what1> is in the box]]]]
60Enfin dans certaines langues – par exemple l’irlandais ou le chamorro, une langue austronésienne – des phénomènes d’accord entre l’interrogatif initial et les subordonnants ou les verbes des différentes subordonnées signent le passage effectif, bien que phonétiquement invisible, de l’interrogatif dans la marge gauche des ‘domaines de confinement’ impliqués.
61Cet ensemble de faits, parmi d’autres, apporte un soutien empirique d’autant plus vif à l’idée que le déplacement des interrogatifs et des relatifs est toujours local – au sens de la dérivation (52) – que leur découverte a été suscitée par cette hypothèse : ils n’avaient jamais été décrits ou même observés dans la littérature linguistique antérieure à la publication de « Conditions on transformations » (Chomsky (1973)). Bref, des propriétés conditionnellement attribuées à GU font des prédictions empiriques qui, validées par des faits insoupçonnés, apportent au cadre conceptuel général qui guide ces observations un soutien renforcé. En cela la linguistique ne se différencie pas de sciences comme la physique ou l’astronomie, malgré une tradition intellectuelle beaucoup moins longue et riche.
62En résumé, il existe deux types des contraintes de localité régissant les déplacements non argumentaux toutes deux attribuées à GU : l’une régit principalement les déplacements internes aux phrases – la ‘minimalité relativisée’ de Rizzi (1990) et ses reformulations contemporaines – l’autre des déplacements hors des phrases, ‘l’impénétrabilité’ de Chomsky (1973) et ses reformulations. Toutes les deux imposent, en un sens précis, que les déplacements linguistiques non argumentaux soient toujours ‘locaux’ et c’est parce que des phrases comme (29), (34), (40) etc. violent cette contrainte que les francophones les excluent.
63Pour conclure j’aimerais revenir à une remarque insistante de Delphine Blitman dans son livre ; elle observe que pour attribuer une propriété linguistique à la faculté de langage de notre espèce il faut non seulement montrer qu’elle ne peut être apprise ni directement ni indirectement mais aussi qu’elle ne concerne que le langage, à l’exclusion d’autres facultés cognitives. C’est cette distinction qui motive la question (5), répétée sous (53) :
(53) Quelles sont les propriétés de GU véritablement spécifiques de la faculté de langage ?
64Soumettons les deux contraintes de localité évoquées ci-dessus à cette question. Puisqu’elles régissent des déplacements, la question préalable se pose de savoir si ces déplacements, indépendamment des contraintes qui pèsent sur eux, sont inhérents aux computations qu’autorise la faculté de langage. Un fait d’abord : ils sont attestés dans toutes les langues. On y trouve toujours des configurations où un terme se trouve dans une position où il n’est pas interprété, comme en (54) par exemple :
(54) a. Pierre a été condamné
b. Qui Pierre a-t-il vu ?
c. Cukor, Pierre adore !
65Le terme initial de chacune de ces phrases, malgré sa position, est interprété comme l’objet des verbes condamné, vu ou adore. C’est cette propriété, parmi d’autres, que chaque version de la grammaire générative depuis 60 ans a entendu capter. Pourtant, paradoxalement, avant les derniers développements du programme minimaliste, elle pouvait être vue comme une ‘imperfection’. Comme le rappelle Delphine Blitman ici même, elle exigeait en effet un type de règles – les ‘transformations’ – formellement très différentes des computations engendrant les structures syntaxiques ‘sous-jacentes’ – les règles de réécriture –. On pouvait dès lors se demander pourquoi les langues naturelles, contrairement aux langages formels de la logique, par exemple, avaient de telles règles. La question ne se pose plus depuis qu’on a compris que transformations et règles de réécriture peuvent être unifiées sous une même opération récursive, conceptuellement minimale, ‘Merge’ ou, en français, ‘Fusion’. Fusion est une opération binaire qui prend deux termes quelconques A et B, les concatène et crée un troisième élément, l’expression [A B]. Ainsi à partir des items lexicaux adore et Cukor, tirés du lexique, fusion crée le syntagme (verbal) [adore Cukor]. Ce même syntagme verbal peut fusionner avec le nom propre Pierre créant la phrase [Pierre [adore Cukor]]. Dans ce cadre très général, rien n’interdit que Fusion puisse opérer sur des termes eux-mêmes préalablement fusionnés. On parle alors de fusion ‘interne’. Fusion peut donc s’appliquer à la phrase [Pierre [adore Cukor]] et au terme Cukor, déjà fusionné avec adore. On obtient alors la structure (55) ou l’item ‘Cukor’ apparaît deux fois :
(55) [Cukor [Pierre [adore <Cukor>]]]
66La seconde occurrence de ce terme n’est typiquement pas prononcée, – c’est la ‘trace’, notée <Cukor>, de ‘Cukor’ fusionné avec la phrase – mais elle est active dans l’esprit des locuteurs et crucialement utilisée dans l’interprétation. C’est donc une même computation, Fusion, qui crée à la fois les structures syntaxiques associées aux séquences de mots et les déplacements syntaxiques des langues naturelles. Modulo une conception du lexique (mental) suffisamment riche pour y inclure au moins les suffixes inflexionnels, l’opération Fusion peut engendrer récursivement toutes les configurations licites des langues naturelles : elle est bien le moteur computationnel de la faculté de langage. Mais, bien entendu, elle engendre aussi toutes les phrases agrammaticales évoquées ci-dessus, parmi bien d’autres. Les deux contraintes de localité sur les ‘déplacements’ décrites sommairement plus haut – c’est-à-dire sur la ‘fusion interne’ – agissent de concert avec d’autres contraintes et principes non discutés ici comme des filtres sur l’ensemble engendré et n’en retiennent qu’un sous-ensemble.
67Ces deux contraintes et toutes les autres qui ont été proposées depuis 40 ans comme éléments de la grammaire universelle sont-elles pour cela à inclure dans la faculté de langage ? Jusqu’à la mise en place du programme de recherches minimaliste il y a une quinzaine d’années la quasi-totalité des linguistes générativistes aurait répondu oui à cette question : les faits motivant les contraintes qu’ils proposaient fournissaient tous un argument de la pauvreté du stimulus particulier. Une conséquence de cette réponse est que l’extrême richesse de la faculté de langage ainsi postulée rendait très énigmatique toute réponse à la question (6), répétée sous (56) :
(56) Comment la faculté de langage a-t-elle émergé dans notre espèce ?
68Mais le travail des quinze dernières années a reformulé nombre de ces contraintes de telle sorte que beaucoup incorporent, malgré des formulations techniques variées, le concept général de ‘computation optimale’. Ainsi par exemple, elles utilisent et définissent des principes de ‘distance minimale’, de ‘proximité’ et de ‘localité’ de la cible d’un déplacement, posent qu’un trait ininterprétable doit être effacé ‘aussitôt’ que possible, posent que dans une configuration résultant du déplacement d’un même item lexical seule l’instance la plus saillante est (typiquement) lexicalisée etc.
69Il devient alors possible, encore très spéculativement car bien des résultats de l’intense travail descriptif des années 70 et 80 n’ont pas été reformulés dans ces termes, de supposer que ces contraintes sont la forme très spécifique que prennent les computation optimales quand elles ont pour domaine l’ensemble infini des structures récursivement engendrées par Fusion. Dans cette optique, puisque un grand nombre de domaines cognitifs non linguistiques chez les humains et chez quantités d’espèces en dehors de la nôtre semblent obéir à un tel principe, il suivrait que les contraintes discutées plus haut, malgré leur universalité – qui en fait à bon droit une propriété universelle des grammaires de langues naturelles, donc de GU – ne seraient pas propres à la faculté de langage des humains.
70Il est à peine besoin de souligner que cette conclusion est encore très spéculative, à la limite de ce qui peut faire l’objet d’une discussion scientifique. Il en va de même des idées concernant la question (6)- (56). Il reste que c’est le mérite exceptionnel de Chomsky d’avoir su mettre en place un programme de recherches dont les résultats empiriques insoupçonnés et les instruments ont entièrement renouvelé les études sur le langage, les langues, leur acquisition, leur variabilité et leurs constantes, influencé tous les domaines des sciences de la cognition, tout en remettant au centre du questionnement scientifique de telles interrogations, longtemps tombées dans l’oubli ou ignorées. C’est le grand mérite de Delphine Blitman que d’avoir su présenter ces programmes de recherches et leurs implications pour tant de domaines des sciences de la cognition.
Bibliographie
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Auteur
Professeur émérite de linguistique, Université Paris Est Marne la Vallée.
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