Sur l’Essai de logique de Mariotte. L’établissement des sciences
p. 487-509
Remerciements
Mariotte, savant et philosophe (1684). Analyse d’une renommée, Paris : Vrin, 1986, p. 277-308. Nous remercions les Éditions Vrin de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
Texte intégral
1Pour qui veut ordonner la liste des écrits de Mariotte, ou les sérier à fin d’examen – ainsi pour un colloque –, la question se posera : où placer l’Essai de logique1 ? C’est déjà le point qu’avaient dû trancher, au début du xviiie siècle les éditeurs des Œuvres de Mariotte2. Leur mode général de rangement avait quelque chose de matériel : donner le pas, d’abord, aux traités « les plus gros et les plus considérables3 ». Mais alors, selon ces critères, et surtout par ailleurs selon « l’ordre », le privilège du premier rang ne doit-il pas revenir à l’Essai ? « Il est vrai que l’ordre sembloit exiger qu’on mit l’Essai de logique à la tête, comme un livre qui contient les premiers principes des sciences, et sur tout de celle à laquelle Mr. Mariotte s’étoit appliqué »4. Les éditeurs, de toute manière, n’eurent pas le choix : l’impression était déjà engagée lorsqu’ils apprirent que « cette pièce, qui étoit sans nom d’Auteur, étoit de lui ». L’Essai occupe donc la fin des Œuvres ; inconvénient peut-être, mais mineur ; et réflexion faite, cette solution forcée se trouve être la meilleure :
« Car, quoique ce Traité ne ressemble point du tout, ou très peu, aux autres Traitez de ce genre, que, si vous en exceptez cette partie qu’on nomme la Méthode, ressemblent plutôt à des Métaphysiques qu’à des Traitez qui contiennent les principes des Sciences ; néanmoins, comme le Titre d’Essai de Logique est un préjugé peu favorable pour un Livre, ou du moins que bien des gens le regardent comme tel, il est certain que c’est une raison suffisante pour le mettre dans l’endroit où nous l’avons placé, c’est-à-dire après toutes les pièces de Méchanique & d’Expériences5. »
2Un Traité original mais second par rapport aux pièces scientifiques ; toutefois, s’il est original, il l’est par sa Méthode, et celle-ci a dû gagner du prix à être écrite par un savant ; même le titre de Logique ne serait-il pas racheté par la réflexion autorisée qu’y conduirait, sur pièces, le Physicien sur la Méthode ? Cette vue aurait en sa faveur la plus considérable des autorités ; Condorcet, dans son Éloge de Mariotte, achève ainsi son analyse de l’Essai de logique :
« Quant à la manière de prouver les vérités connues, l’ouvrage de Mariotte ne contient rien qui ne soit dans tous les traités de logique. On peut regarder la sienne, comme un exposé vrai de la méthode qu’il avait suivie dans ses recherches ; & il est intéressant de pouvoir observer de si près la marche d’un des meilleurs esprits dont l’histoire des sciences fasse mention6. »
3Le panégyrique est-il justifiable ? Aurions-nous le bonheur de disposer, avec l’ouvrage de Mariotte, d’une Logique du xviie siècle qui ait été en prise directe sur des recherches scientifiques de première main ? C’est assurément une des questions les plus essentielles qu’on puisse se poser au sujet de l’Essai de logique. Mais le temps n’est peut-être pas encore venu même pour la poser, tant, comme nous allons le voir, l’analyse de l’Essai demeure problématique.
4L’Essai de logique comporte deux parties. « Dans la première, j’avance plusieurs propositions que je crois devoir être reçûes pour véritables. Quelques-unes doivent servir de Régles pour le raisonnement, & les autres de Principes certains pour établir les sciences, particulièrement la Physique & la Morale. » (Préface, p. 611-612) La seconde partie, qui est faite de quatre Discours7, est « proprement une méthode pour se bien conduire en la recherche & en la preuve de la vérité » (Préface, p. 612). Une division donc claire, nette, reposant sur une dichotomie à prime vue parfaitement cohérente ; première partie : les fondements, les instruments essentiels ; seconde partie : une méthode à la fois de recherche et de preuve solidement appuyée sur tout l’acquis de la première partie. Or un parcours même rapide de l’ouvrage éveille surprises et perplexités ; il fait paraître des digressions surprenantes, des répétitions, des reprises de questions qu’on croyait réglées ; les cadres semblent bien dessinés, et des développements en prennent un air encore plus sinueux. Mais ces perplexités ne sont rien au regard de ce que révéla, voici maintenant plus de trente ans, Bernard Rochot8. Lisant l’Essai de logique en même temps qu’il travaillait sur Roberval, il fut frappé par les concordances très étroites entre des passages de l’Essai et une pièce manuscrite éditée naguère par Victor Cousin, attribuée par ce dernier à Roberval : Les Principes du debvoir et des cognoissances humaines9. Dès lors une grave présomption de plagiat10 a pesé sur la première partie de l’Essai de logique ; le dossier de cette affaire délicate, peu plaisante, complexe, a été soigneusement instruit par Alan Gabbey. Nous avons examiné de notre côté ce manuscrit aussi précieux, riche que curieux, ainsi que les passages de la correspondance entre Mariotte et Leibniz où il est question de l’Essai ; cherchant ailleurs d’autres mentions éventuelles, nous en avons rencontré chez Pierre Bayle, Tschirnhaus ; Jean-Baptiste Du Hamel fait état, dans sa Philosophia vetus et nova (éd. de 1684), d’une innovation de Mariotte relativement à la classification des « opérations de l’esprit ». Mais c’est surtout par comparaison avec d’autres ouvrages contemporains du même type (ou pour des points particuliers, de même tendance), que nous avons ouvert une enquête méthodique visant à mieux percevoir les orientations philosophiques de l’Essai, les concordances précises sur tel ou tel traitement de problème11.
5Pour la présente étude, il nous a paru opportun d’opter pour une approche très dissemblable12, tout simplement parce que s’agissant d’une œuvre peu accessible, très peu lue, la tâche première est naturellement de la lire le plus attentivement possible ; par décision de méthode, nous allons procéder comme si nous traitions d’un ouvrage entier de Mariotte dont, dans la Préface, il a endossé la paternité entière et tracé les desseins et la composition. Mais ce principe13 adopté, les difficultés ne manquent pas ; un résumé, ou un recensement de thèmes ne sauraient donner idée des assemblages peu sûrs, des contrastes de pensée ; les différences de nature et de style entre Première et Seconde Partie, les retours, les digressions déroutent la détection des thèmes organisateurs ; il nous faudrait en même temps et faire entendre plus que des échos d’un ouvrage peu pratiqué, et permettre de discerner des coordinations d’idées. Nous avons cru trouver un fil directeur répondant à ces conditions : un thème crucial, visiblement repérable, appelant des citations nombreuses et diversifiées, et qui nous fait suivre aussi une progression marquée ; ce thème est celui de l’établissement des sciences14.
6Premièrement, pour établir les sciences, il est indispensable de prendre des mesures efficaces contre ceux qui les « rejettent » et qui prétendent qu’il est impossible de rien découvrir de certain (préface, p. 610). En second lieu, comme il est dit que la première Partie contient les Principes et Propositions fondamentales pour établir les sciences des choses naturelles (p. 615), on souhaiterait savoir comment la Deuxième partie enseigne « une méthode et des régles, pour emploïer ces véritez à découvrir d’autres véritez plus cachées » (Préface, p. 611). Enfin, c’est encore cette Préface où l’auteur déclare à la première personne ses intentions, qui nous procurera la troisième interrogation ; il y est dit : « La seconde Partie a beaucoup de choses semblables à la Logique ordinaire » ; en quoi donc cette Logique ordinaire peut-elle concourir à l’établissement des sciences ?
I
7En son début, la Préface de l’Essai étale amèrement les contrariétés « qui ont été entre les Philosophes ». « Il y a même eu des sectes entières qui ont rejetté toutes les sciences, & qui ont soûtenu que toutes les apparences que nous avons des choses, n’étoient que des illusions continuelles, & qu’il étoit impossible de rien découvrir de certain, ni par nos sens, ni par notre raisonnement. » (Préface, p. 610) Cette contestation radicale sera prise tellement au sérieux que par deux fois l’Essai va la combattre de front. Les adversaires ne sont pas nommés et il y a quelque inconvénient à ne pas pouvoir les désigner brièvement, nous conviendrons de les dire « Pyrrhoniens » selon une nomenclature familière au xviie siècle ; « il s’est trouvé des Philosophes qui ont fait profession de nier » qu’il y ait des connaissances claires et certaines, et « entre ces Philosophes les uns se sont contentés de nier la certitude, en admettant la vraisemblance, & ce sont les nouveaux Academiciens : les autres qui sont les Pyrrhoniens, ont même nié cette vraisemblance, & ont prétendu que toutes choses étoient également obscures & incertaines15 ». II est des moments où l’assaut est mené soit conjointement, soit séparément contre les « esprits contentieux » qui peuvent être à l’occasion des dogmatiques entichés de leurs opinions. Nous n’examinons ci-dessous que le premier texte de l’Essai (p. 651-653, deuxième discours, article 2) où est fait barrage au rejet des sciences.
8Au début de l’Article 2, les adversaires ne sont pas mieux identifiés que dans la Préface. « Quelques Philosophes » ont fait profession de douter de l’existence des choses naturelles :
« Les causes de leurs doutes étoient que lorsque nous dormons, il nous paroît souvent que nous faisons quelques actions, & que nous voïons beaucoup de choses différentes entr’elles, de la même manière que quand nous sommes éveillés : d’où ils concluoient que, puisqu’on ne peut être assûré s’il y a des objets réels dans quelques-unes de ces apparences plutôt que dans les autres, & que ces apparences étant souvent contraires les unes aux autres, il y en a quelques-unes nécessairement fausses ; il étoit impossible d’être assûré qu’il y en eût aucunes de véritables. » (p. 651)
9Le seul « doute », redoutable il est vrai, auquel sera fait front ici, réitère les difficultés traditionnelles tirées des songes ; le problème fondamental sera celui du veiller et du dormir, de la distinction ardue entre « les apparences des songes » et « les véritables perceptions des objets ».
10Le premier rempart opposé aux pyrrhoniens et aux « esprits contentieux » sera la Demande II de la première partie. On n’en sera pas surpris. Disposée là au seuil même de cette partie, elle frappe, choque presque, par sa brusquerie ; elle coupe court d’entrée de jeu à toutes les objections et arguties des Pyrrhoniens et des douteurs trop méthodiques.
« Qu’on accorde que nous sommes quelquefois disposés de telle sorte, qu’alors la plûpart des actions qu’il nous semble faire, comme parler, marcher, ouvrir les yeux, nous les faisons véritablement ; & que la plupart des choses qu’il nous semble alors apercevoir hors de nous, sont & existent véritablement hors de nous, quelles que soient ces choses. » (p. 613)
11Sans cet accord, point de sciences ; la déclaration qui ouvre l’Article 2 le décrète avec quelque solennité :
« Le premier principe & le plus universel pour les choses sensibles est la seconde demande : car si l’on refuse de l’accorder, on ne peut plus rien assûrer de ce qui tombe sous nos sens ; & ce seroit en vain qu’on chercheroit les causes des choses naturelles, & les principes pour les prouver, si on croïoit qu’il n’y eût aucune chose naturelle. » (p. 651)
12Mais la Demande II ne suffit pas ; toutes les injonctions si fréquentes – et que nous accumulerons plus bas – invitant à multiplier expériences et observations exactes, seraient dépourvues de sens si ne pouvaient être vraiment distinguées apparences fausses et réalités ; sont donc exigées des marques de distinction :
« Le second principe qu’il faut recevoir, & sans lequel on ne peut établir les sciences naturelles, est le quarante-troisième : car les principes d’expérience ne peuvent être reçus, si l’on n’est assûré d’avoir fait les expériences sur lesquelles ils sont fondés ; & l’on ne peut être assuré de les avoir faites, si l’on n’a des marques & des régles pour pouvoir faire distinction entre les apparences des songes, & les véritables perceptions des objets. » (p. 652-653)
13Le Principe XLIII de la Première Partie s’énonce ainsi :
« Toutes les fois qu’il nous semble être éveillés, si faisant réflexion sur tout ce qui nous paroît, nous ne trouvons rien de contraire à la suite des causes & des effets naturels qui nous sont connus ; il faut croire que nous sommes éveillés, que nous faisons véritablement la plûpart des actions qu’il nous semble faire, & que la plûpart des choses qui nous paroisscnt alors, ont une existence réelle & positive. » (p. 621)
14La Demande II assure que nous avons de « véritables perceptions de quelques choses réelles & réellement existentes » ; elle légitime la recherche des « causes des recherches naturelles » ; le Principe XLIII donne les marques dites qui légitiment les « expériences » sur lesquelles « sont fondés » les principes d’expérience ; ainsi peut-on « établir les sciences naturelles ». La Demande et le Principe sont recueillis dans la première partie et posés comme ce qu’il faut « accorder » ; dans la Deuxième Partie en sont donnés les considérants, les commentaires, les prolongements. Nous n’entrerons pas dans le détail des arguties sur le thème si fréquenté : « Veillé-je, ou si je dors ?16 » et que pourraient éclairer en particulier certaines Objections aux Méditations de Descartes, celles surtout de Gassendi, de Hobbes, du P. Bourdin17. Tentons d’aller à l’essentiel par trois remarques générales qui en diront déjà long sur la théorie de la connaissance de Mariotte.
15En premier lieu, toutes les précautions sont prises pour que la Demande et le Principe n’aient rien de dogmatique et que soient désarmées d’avance certaines récriminations des esprits contentieux. La Demande II est vraiment une « demande », au sens précis du terme. « On a fait une demande de cette proposition, suivant la régle expliquée en l’Article précédent ; parce qu’il est impossible ou très-difficile de la démontrer, & parce que quelques Philosophes ont fait profession d’en douter. » (p. 651) Dans l’Article 1 du Deuxième Discours, il est dit que les « demandes » ne sont pas très claires : sinon on les proposerait comme des axiomes ; il faut « qu’elles ne puissent être démontrées, ou du moins que la démonstration en soit très-difficile ou très-obscure » (p. 640). Tel est bien le cas ici :
« La difficulté ou impossibilité de démontrer cette seconde demande procède de ce que les principes sensibles n’y peuvent servir, puisqu’elle-même est nécessaire pour les établir : & de ce qu’on ne peut énoncer les principes intellectuels, comme le tout est plus grand qu’une de ses parties, sans qu’on la suppose ; puisqu’on ne doit parler affirmativement ni de tout, ni de parties, ni de grandeur, s’il n’y a aucune réalité dans tout ce qui nous paroît. » (p. 651-652)
16Le Principe XLIII ne bénéficie pas lui non plus d’une certitude infaillible ; c’est très délibérément qu’il a été rangé parmi les propositions vraisemblables ; une autre explication possible rendant compte des mêmes apparences n’est pas démonstrativement excluable :
« On a mis cette proposition dans le rang de celles qui concernent la vrai-semblance conformément à la proposition trente-sixième, parce qu’on ne peut sçavoir avec une certitude infaillible, s’il n’est pas possible, du moins intellectuellement, que les apparences de quelques-uns de nos songes durent long-tems, & qu’elles aient une parfaite liaison entr’elles. » (p. 653)
17En deuxième lieu, ce qui, à l’arrière-fond, motive les convictions, donne leur vigueur aux assurances, fait croire que la Demande et le Principe sont pratiquement invincibles, c’est ce qui est « reçu naturellement ». Le mot de Nature n’est pas prononcé ; mais dans les détours des réponses aux objections, lorsqu’il faut bien esquisser ce qu’il en est vraiment de l’existence des choses ou des apparences des songes, alors apparaissent les mots « naturel », « naturellement ». L’esprit contentieux peut revenir maintes fois à la charge ; le raisonneur ne voit pas que le problème n’est pas de pur raisonnement.
« Aussi n’est-ce pas par raisonnement que nous croïons l’existence des choses qui nous paroissent ; mais parce que nous sommes naturellement disposés à croire leur existence avec une très-grande certitude lorsqu’elles nous paroissent. » (p. 652)
« Il n’est pas nécessaire de se mettre en peine de prouver cette seconde demande ; puisqu’elle est reçûe naturellement de tous les hommes avec une telle certitude, que ceux-mêmes qui la veulent nier, témoignent, en la niant, qu’ils la croient, tant par l’ardeur de leurs discours, que par d’autres marques qui font connoître qu’ils croient parler & être écoutés. » (Ibid.)
18Suspendre notre jugement et demeurer toujours dans le doute, l’incertitude serait très incommode « puisqu’il faudroit toûjours combattre notre propre créance, & parler contre notre sentiment naturel » (p. 653).
19En troisième lieu – et présentement, la concordance ne peut être que constatée – les subtilités argumentatives font intervenir et des notions et des types de preuves qui seront de première portée pour les sciences elles-mêmes : « liaisons entre les apparences », « hypothèses ». La formulation même du Principe XLIII le manifeste, par son report à « la suite des causes & des effets naturels qui nous sont connus » ; le commentaire le fait encore mieux ressortir :
« La régle qu’on donne en ce quarante-troisième principe, pour faire cette distinction, est fondée sur ce que d’ordinaire les apparences que nous avons en songeant, sont incompatibles, & n’ont aucune liaison entr’elles ; ce qui fait qu’on les rejette comme fausses, lorsqu’on est éveillé. » (p. 653)
20Et même le commentaire de la Demande II se préoccupe à son terme d’une « succession d’apparences », et convoque formellement le Principe LIII qui déclare quand « une hypothèse d’un système » a plus ou moins de vraisemblance :
« Enfin, si nous posons pour hypothèse cette succession d’apparences du veiller & du dormir, dont les premières ont des objets presens & les autres non ; nous ne trouvons jamais rien qui contrevienne à cette hypothèse, & par le principe cinquante-troisième, nous la devons recevoir, puisque la posant pour véritable, nous pouvons rendre raison de nos apparences, & même en prévoir la plûpart. » (p. 652)
21 Probabilisme, confiance dans le « sentiment naturel », recherche de ce qui rend raison des « apparences » et de leurs « liaisons » : voilà déjà une de ces coordinations d’idées que nous cherchions.
II
22Des « trois causes principales » assignées, dans la Préface, aux « contrariétez qui ont été entre les Philosophes », la seconde est « que dans les sciences naturelles ils s’attachoient trop aux raisonnemens, & trop peu aux expériences » (p. 610). Il ne faut « pas prendre de faux principes en cherchant trop curieusement les causes des effets naturels : car enfin, il vaut bien mieux se contenter d’une belle ample histoire des principaux effets de la nature, connus par des expériences certaines, quoiqu’on n’en sçache pas toutes les causes, que de perdre son tems à vouloir établir de fausses hypothèses pour tâcher d’expliquer les plus difficiles, comme le ressort des corps, la vertu de l’aimant, & c. & de faire ensuite une infinité de faux raisonnemens, qui empêchent l’avancement de la Physique » (p. 663). Voici une déclaration encore plus péremptoire, vraie devise pour expérimentalistes stricts : « Une expérience d’une heure nous instruit souvent davantage que des raisonnemens de plusieurs années. » (p. 682) La question semble vidée ; qu’on parle ou non d’empirisme, d’expérimentalisme, de positivisme…, l’essentiel paraît se réduire aux devises et injonctions précédentes ; lesquelles, puisque nous nous soucions de l’établissement des sciences, ne pourraient être mieux résumées que par cette formule rencontrée dans De la nature des couleurs (p. 197) : il « est impossible d’établir aucune science dans les choses naturelles que par des expériences exactes ».
23Mais comme le souligne à juste titre Mme Claire Salomon-Bayet18, « l’expérience, lorsqu’elle est invoquée, est polysémique, donc parfaitement ambiguë » ; des trois types de discours auxquels elle peut donner lieu, le troisième est « décelable dans les écrits du médecin-architecte, Claude Perrault, de deux anatomistes, médecins-chirurgiens, Pecquet et Mery, et du mécanicien E. Mariotte ». Il n’a pas d’objet unique ; d’où entre disciplines, des mouvements d’expatriation et d’exportation. Ces savants substituent « à l’empirisme passif et enregistré des Bourdelin et des Duclos un empirisme actif et pensé » ; ainsi en va-t-il particulièrement de « l’approche précautionneuse, pluraliste et expérimentale d’E. Mariotte ». Mais peut-on aller au-delà ? Mariotte fonderait l’expérience sensible en tant qu’expérience19 ; les mathématiques perdraient chez lui le rôle de modèle privilégié20 ; dans l’Essai de logique « l’effort de scientificité de disciplines qui intègrent l’expérience à la démonstration est désormais fondé en raison, il échappe à la contrainte de l’expression géométrique21 ». Un premier parcours de l’Essai retiendrait déjà d’être aussi affirmatif ; à plusieurs reprises, une place de choix est réservée aux « propositions intellectuelles » ; il faut imiter la Géométrie : le conseil est bien présent ; enfin, autant est précieuse la sensibilité à la polysémie de l’expérience, autant devrait se diversifier l’attention aux divers types de « secours » qui peuvent être attendus des Mathématiques.
24De ces « secours » nous ne pouvons faire état ici que très partiellement. Nous avons pris le parti suivant : restreindre le champ exploré, mais le scruter de près ; concentrer l’attention sur un bref passage de l’Essai (p. 654-656), choisi il est vrai pour sa position stratégique, puisqu’il y est traité des Principes qui servent à la preuve des Propositions sensibles. Son seul sujet fait déjà espérer des éclaircissements sur une notion clé ; celle de « maxime naturelle », et sur le concours des Mathématiques à l’établissement de la Physique.
25Notre passage, comme bien d’autres dans l’Essai, comporte des renvois à la Première Partie ; nous avons regroupé ci-dessous les textes ainsi mentionnés ; ceci afin de faciliter la consultation, mais aussi, raison profonde, pour illustrer à cette occasion les relations complexes entre les deux Parties de l’Essai.
A. Passages de la première partie mentionnés dans le texte analysé
1. Proposition intellectuelle, proposition sensible
« Proposition intellectuelle est une proposition qu’on peut juger vraie, ou fausse par elle-même, ou par le raisonnement, sans qu’il soit besoin de se servir des sens pour en avoir la certitude, mais seulement pour entendre sa signification : comme les choses égales à une autre sont égales entr’elles ; en tout triangle le plus grand angle est soûtenu du plus grand côté.
« Proposition sensible est celle qui ne peut être jugée vraie ou fausse, sans l’aide des sens : comme, il est étoiles ; le feu brûle ; le plomb est plus pesant que l’argent. » (p. 615)
2. Preuve par induction, preuve par expérience
« IX. Les propositions sensibles douteuses sont prouvées vraies, quand on fait tomber sous les sens les choses dont on est en doute. Comme si quelqu’un étant dans une chambre fermée et obscure, doutoit de cette proposition, il est jour ; elle lui seroit prouvée, si on ouvroit les fenêtres, & qu’on lui fit voir le soleil. De même, si quelqu’un doutoit de cette proposition, l’or se fond plus difficilement que le plomb ; elle lui seroit prouvée si on lui en faisoit voir l’expérience. On appellera ici cette sorte de preuve, preuve par induction, ou preuve par expérience. » (p. 615)
3. Principes de connaissance sensible ou vérités premières sensibles
« XIII. De quelque façon que les choses qui tombent sous nos sens nous paroissent, il est vrai qu’elles nous paroissent de cette sorte.
« Ce qui nous paroît dans les choses, comme la couleur, la figure, l’odeur, la pesanteur, d’où les choses sont dites rouges ou blanches, rondes ou quarrées, odoriférantes, pesantes, & c. sera ici appellé qualité : & les choses qui ont ou paroissent avoir des qualitez entant qu’elles les ont, ou paroissent les avoir, seront appellées des substances ; comme un arbre, une étoile, le soleil, & c.
« XIV. Les propositions sensibles par lesquelles nous assûrons qu’une substance a de certaines qualitez, comme, ce que je touche est chaud, le soleil est lumineux, le sucre est doux ; seront reçûes pour vraies, si ces qualitez ou apparences de qualitez tombent sous nos sens […].
« XV. Les propositions sensibles par lesquelles nous assûrons qu’une chose est une telle substance, comme, ce que je vois, est une rose, seront reçûes pour vraies par ceux qui reconnoîtront immédiatement par plusieurs observations dans le sens du principe précédent, toutes les qualitez, causes, effets & circonstances de cette substance, qui toutes ensemble ne conviennent qu’à cette substance. On appellera ces propositions, & celles dont il est parlé dans le principe précédent, principes de connoissance sensible ou véritez premières sensibles ; car il n’y a rien de plus certain dans les connoissances qui dépendent des sens. » (p. 615-616)
4. Causes, effets
« On appellera ici effet, tout changement qui arrive en une chose, ou la production d’une nouvelle chose.
« XI. Si une chose étant posée il s’ensuit un effet ; & ne l’étant point, l’effet ne se fait pas, toute autre chose étant posée : ou si en l’ôtant, l’effet cesse ; & ôtant toute autre chose, l’effet ne cesse point : cette chose-là est nécessaire à cet effet, & en est cause.
« XII. Si deux choses étant posées il se fait un effet, & que l’une produise l’effet, & l’autre le reçoive ; celle qui ne souffre point de changement, est celle qui produit l’effet. » (p. 615)
« XVIII. Même ou semblable cause naturelle, & semblablement disposée, en un sujet même ou semblable & semblablement disposé, produit un semblable effet. » (p. 616)
5. Lois ou règles de la nature, propositions fondamentales ou principes seconds
26Le Principe L quoique très important en lui-même, nous importe moins ici que le Principe XLIX ; il souligne les difficultés qu’il y aurait à attribuer une « entière exactitude » aux principes d’expérience, d’autant que comme le déclare le Principe XXXV :
« Nos sens ne discernent point avec exactitude les petites différences des choses entr’elles : comme, la vuë ne peut discerner si l’aiguille d’une montre est en mouvement ou non, si une ligne est exactement droite, si une surface est parfaitement plane & polie, & c. »
27Le Principe XLIX va tirer des conséquences du Principe XXIV :
« Il n’y a pas en même tems une subordination infinie de causes naturelles d’un même effet ; mais chaque effet a une ou plusieurs causes premières, ou du moins, on ne peut aller à l’infini dans la recherche des causes naturelles d’un même effet. » (p. 617)
28Ce principe se combine avec une autre considération, à savoir que si une cause est trouvée, et qu’on n’en trouve point de précédente qui soit certaine et évidente, il faut se servir de la cause trouvée comme d’une cause première naturelle :
« XLIX. Lorsqu’en recherchant la suite des causes pour expliquer & rendre raison de quelques effets naturels, on en trouve une dont on ne peut donner aucune cause qui soit certaine & évidente, on s’en servira comme d’une cause première naturelle pour prouver & expliquer ces effets ; & la proposition qui énoncera la vérité de cette cause, servira de principe pour prouver les effets qu’elle produit, pourvû que cette proposition soit reconnue véritable par plusieurs expériences, sans qu’aucune y contrevienne […]. La raison est, que puisque par le vingt-quatrième principe nous ne pouvons aller à l’infini dans la recherche des causes naturelles, nous devons nous arrêter à la plus éloignée qui nous paroît certaine & évidente, lorsqu’elle peut servir à expliquer & rendre raison de plusieurs effets, jusques à ce qu’on découvre une cause certaine & évidente de laquelle elle dépende. » (p. 622-623)
29Il est montré à titre d’exemple comment on en vient à prendre « pour principe ou proposition fondamentale cette proposition : L’angle de réflexion des rayons est égal à l’angle de leur incidence ».
30Suit alors un jeu de dénominations tout à fait essentiel puisque d’emblée s’y manifestent les « lois de la nature », mais où, au grand dam de ceux qui aimeraient tabler sur des dénominations sûres sinon uniques, prolifèrent les synonymes :
« On appellera loix ou régles de la nature, ou principes naturels, les propositions qui assûrent des choses & des effets naturels qui n’ont point de causes qui soient évidentes & certaines, & qui sont causes d’autres effets : mais ces propositions ne sont pas des véritez premières intellectuelles ou sensibles, mais seulement des propositions fondamentales ou principes seconds ; parce que leur connoissance & certitude dépend des observations & expériences, & du principe dix-huitième. On peut aussi appeller ces propositions qui ne sont connues vraies que par l’expérience, & qui servent à en prouver d’autres, principes d’expérience : comme, les rayons qui passent obliquement de l’air dans l’eau, font une inflexion ou réfraction en entrant dans l’eau, & ne vont plus selon les mêmes lignes droites. » (p. 623)
31Une assez extraordinaire suite d’équivalences conduit à une liste (elle-même incomplète) d’appellations analogues : lois de la nature, règles de la nature, principes naturels, principes d’expérience ; on rencontrera plus loin : maximes naturelles, règles naturelles.
32Autre curiosité sémantique qui, si elle n’était pas remarquée et conservée en mémoire, pourrait entraîner des troubles de lecture : ce qui est dit « fondamental » n’est pas premier, mais second ; comme ont été dites « premières » des « véritez premières sensibles » (« ce que je vois, est une rose »), du coup, les règles de la nature ne sont pas des vérités premières, mais secondes (« propositions fondamentales ou principes seconds »).
B. Les Principes qui servent à la preuve des Propositions sensibles
33Le texte sur lequel sera concentrée notre attention occupe les pages 654-656 de l’Article 2 du Deuxième Discours. Il fait immédiatement suite au long développement (analysé plus haut) où se trouvaient écartés, grâce à la Demande II et au Principe XLIII, les doutes préliminaires. Il n’est pas sûr que les dichotomies décisives selon lesquelles s’articule le premier paragraphe soient aisément visibles ; une numérotation introduite à cet effet les fera mieux ressortir.
« La seconde demande & le quarante-troisième principe étant accordés, il faut considérer [1] si les propositions sensibles sont des véritez premières sensibles, [2] ou non. « [1] Si elles sont des véritez premières sensibles, on les reçoit sans difficulté, selon les principes 13, 14, 15 ; comme la proposition, le feu est chaud, sera reçûe pour vraie par ceux qui le touchent, dans le sens du principe quatorzième.
« [2] Mais si la substance ou la qualité ne tombe pas sous les sens,
« [a] on tâchera de la prouver par induction, c’est à dire, en la faisant tomber sous les sens, selon le principe neuvième ; car par ce moïen, on fait que la question proposée devient vérité première sensible, & il ne faut point chercher d’autres principes pour la prouver […].
« [b] Que si l’on ne peut pas prouver une proposition sensible douteuse par induction, il faut chercher des principes qui puissent servir à sa preuve ; mais on ne peut donner des régles certaines & infaillibles pour les trouver. »
34Pour les points [1] et [2, a], le vocabulaire est net, la situation claire. Les renvois aux principes de la première partie donnent tous éclaircissements ; le Principe XV définit les « vérités premières sensibles » ; le Principe IX dit en quel sens étroit est entendue la « preuve par induction » ; les Principes XIII, XIV, XV illustrent ce que sont les énoncés où interviennent substances et qualités. La situation est claire, car la directive commune est : « faire voir l’expérience », « faire tomber sous les sens » ; on pourrait y rattacher quantité de ces injonctions, qui dans l’Essai en appellent aux observations, à une « ample histoire des principaux effets de la nature », à « l’histoire d’observations exactement faites ».
35Qu’en est-il pour le point [2, b] combien plus délicat et auquel nous avons résolu d’être plus attentif ? Passons vite sur les embarras d’ordre pratique : pour l’exécution d’une chose qu’on ne peut différer, on peut se contenter de principes de vraisemblance. « Mais lorsqu’on veut établir une science, comme la Médecine, la Musique, & c. il faut que les principes dont on veut se servir, aient une entière certitude, du moins une très-grande vrai-semblance. » Mariotte a également en vue, la suite en témoigne, la Mécanique, l’Optique. Lorsqu’on veut « établir » de telles sciences, quels sont donc les « principes » qui pourront servir à la preuve des propositions sensibles ?
36Ce qui est certain, c’est que les propositions sensibles n’y suffisent pas. Il est remarquable que Mariotte mette d’emblée en avant les propositions intellectuelles : « Les propositions qui peuvent servir de principes dans les choses sensibles, sont intellectuelles ou sensibles. » Ce qu’illustre l’exemple immédiatement donné, c’est même l’intervention conjuguée de propositions intellectuelles et de propositions sensibles ; on veut prouver pourquoi dans les miroirs plans « l’image paroît aussi enfoncée dans le miroir que l’objet en est éloigné » ; on utilisera des maximes naturelles connues ou principes d’expérience comme « l’angle de réflexion des rayons est égal à celui de leur incidence », des principes de Géométrie et d’Optique, des propositions et des figures de Géométrie.
37Pour ce qui est des « maximes naturelles », Mariotte en prodigue des listes :
« Les principes sensibles pour prouver les questions naturelles fondées sur les expériences ou véritez premières sensibles, selon les principes 11, 12, 18, 49 & 50 : comme, Les poids égaux en distances inégales pèsent inégalement : Les rayons qui passent obliquement d’un milieu transparent, en un autre de différente transparence, font une inflexion, & ne vont plus selon les mêmes lignes droites : L’angle de réflexion des rayons est égal à celui de leur incidence : La lumière s’étend en lignes droites par un même milieu transparent. »
38Souvenons-nous : les « maximes naturelles » sont aussi appelées « lois de la nature », « principes d’expériences », etc. La liste égrenée ci-dessus des dénominations synonymes déconcertait ; celle, livrée à l’instant d’exemples de « Maximes naturelles » pourrait faire présumer qu’il s’agit de lois propres à des branches de la physique, mais une autre liste intitulée : « Maximes ou règles naturelles, ou principes d’expérience » commence par un énoncé d’un tout autre type : « La nature ne fait rien de rien, & la matière ne se perd point. » II ne convient donc sans doute pas de faire fond d’emblée sur une doctrine homogène. Toutefois, ici encore, malgré des décousus, des allusions trop rapides, quelques axes assez nets paraissent pouvoir être dégagés.
39« Pour parvenir à la connaissance de ces maximes naturelles ou principes d’expérience, il faut faire plusieurs observations exactes. » Cette prescription a le pas sur toutes les autres ; « ceux qui voudront entreprendre de rendre raison des effets naturels, sans faire auparavant plusieurs expériences, ou sans avoir appris celles des autres, & avoir remarqué par ce moïen plusieurs régles de la nature, tomberont souvent en erreur, ou en l’impossibilité de bien expliquer ces effets. » (p. 665) Des observations peuvent n’être que des constatations ; mais leurs déroulements, leurs enchaînements peuvent aussi être guidés, réglés par des « Principes » : témoins ces exemples d’« observations » où s’insèrent des « inférences » ; c’est que la doctrine de la Causalité (voir les Principes XI, XII, XVIII) oriente, éclaire et parfois régit les observations ; Mariotte dit même incidemment que le Principe XVIII (« A causes semblables, effets semblables ») est supposé en tous les principes d’expérience.
40Du deuxième trait des maximes naturelles, il est plus malaisé de rendre compte, d’abord parce qu’y est engagée la mobilité d’une connaissance en progrès ; et par ailleurs, la condamnation d’une recherche « trop curieuse » des causes peut faire soupçonner un empirisme court, un positivisme avant la lettre se défiant des « causes » en tant que telles. Or la recherche des causes n’est nullement interdite : elle doit tout simplement s’arrêter quand il convient. De la classique impossibilité d’aller à l’infini dans la recherche des causes naturelles, est tirée la règle qu’il faut se contenter de toute véritable cause dûment prouvée, si au-delà n’ont été devinées que des causes plus incertaines. Le Principe XLIX plusieurs fois invoqué légitime cette règle, et s’appuie lui-même sur le Principe XXIV que nous rappelons :
« II n’y a pas en même tems une subordination infinie de causes naturelles d’un même effet ; mais chaque effet a une ou plusieurs causes premières, ou du moins, on ne peut aller à l’infini dans la recherche des causes naturelles d’un même effet. » (p. 617)
41La recherche s’en tient à des résultats provisoires ; la clause « jusques à ce que… », si fréquente, est tout à fait essentielle :
« Il faut prendre garde quand on demande la cause d’un effet qui est reconnu être la cause d’un autre effet, de n’en point donner de causes incertaines, comme il a été remarqué dans le principe quarante-neuvième. Ainsi, si l’on demande pourquoi la lumière s’étend en lignes droites dans un même milieu ; il suffira de dire, que c’est une loi de la nature que la lumière s’étende en lignes droites par un même milieu transparent : & on la pourra tenir pour une cause première naturelle, suivant le principe vingt-quatrième, jusques à ce qu’on en découvre une autre dont elle dépende, & par laquelle elle puisse être expliquée. » (p. 658)
42« Il suffit de… », « on pourra tenir pour… », « on ne laissera pas de se servir de… » : la tendance pragmatique, le « faire comme si » sont là indéniablement, insistants, appuyés ; mais qu’on prenne garde à manquer pour le coup une contrepartie positive beaucoup moins visible mais pour nous plus cruciale : si on accepte de dire qu’on tient une loi de la nature et qu’on s’en sert comme telle, on pourra poursuivre le jeu des preuves, comme l’illustrait l’exemple d’Optique de la page 655, et comme il est dit (« pour en prouver d’autres ») après la deuxième liste de « maximes naturelles ». « Quoiqu’on ne saçhe pas les causes de ces effets, on ne laissera pas de se servir de ces propositions pour en prouver d’autre, & de les prendre pour principe, jusques à ce qu’on en ait découvert les véritables causes. » Poursuivre le jeu des preuves, c’est en particulier imbriquer « maximes naturelles » et propositions mathématiques, donc « proposition intellectuelles » ; pouvoir se servir, au sens dit, des « maximes naturelles », cela permet une telle imbrication ; les quelques remarques qui viennent sur le rôle des « propositions intellectuelles » justifieront cette même vue.
43De telles propositions interviennent, on l’a souligné, dans la preuve des propositions sensibles. L’ouverture du deuxième discours l’avait déjà proclamé, sur le ton traditionnel à peine remis au goût du jour des célébrations des mathématiques :
« Les propositions intellectuelles sont souvent nécessaires pour parvenir à la connoissance des propositions sensibles pour lesquelles nous avons de la curiosité, ou desquelles il nous importe de savoir la vérité : comme, si une éclipse de soleil ou de lune, ou l’apparition d’une nouvelle comète, nous donne de l’étonnement ; on ne peut sçavoir si ces choses nous menace de quelque malheur ou non, sans sçavoir leurs causes : & on ne les peut sçavoir sans le secours de la Géométrie, de l’Arithmétique, & des autres sciences intellectuelles, par lesquelles nous pouvons sçavoir les distances de ces corps, leurs grandeurs, leurs mouvements & revolutions. » (p. 638)
44Il est dit à la fin de l’Article 2, selon la ligne générale de cet article : « Il est bon de remarquer, que dans les sciences qui sont mêlées de Mathématique et de Physique, comme l’Optique, la Méchanique, & c. on doit toûjours se servir de quelques principes d’expérience. » Sciences mêlées de Mathématique et de Physique : ce sont les « mathématiques mixtes » de la tradition, de là l’idée que nous ne pouvons prolonger ici : Mariotte reconduirait en partie ce que toute une tradition déclare sur les « mathématiques mixtes ». Ce faisant il devait toutefois adapter tout ce qui concerne les rapports entre Mathématiques et Physique à sa propre théorie de l’abstraction. Dans le texte que nous commentons, une brève déclaration, trop brève, elliptique même, révèle du moins les termes selon lesquels est posé le problème ; pour aller au-delà, il faudrait inspecter ce qu’est pour Mariotte l’« abstraction », inventorier les indications sur la « précision », l’« exactitude », l’« à peu près » :
« Les propositions intellectuelles servent à la preuve des sensibles, en les ajustant à la matière par un retour, comme on a formé les objets intellectuels par abstraction. Ainsi, pour rendre raison des effets de la vuë & de la lumière, on prend pour principes les propositions de Géométrie concernant les angles, les cercles, les sphères, les sections coniques, & les autres figures, selon qu’on juge qu’elles y peuvent servir. » (p. 654-655)
45« Ajuster » : c’est peut-être le terme le plus parlant d’une logique renouvelée des « mathématiques mixtes » ; d’autant qu’il conviendrait aussi pour qualifier le traitement des « maximes naturelles » : une telle maxime doit servir à en trouver d’autres, et s’ajuster pour ce faire aux propositions mathématiques ; le physicien doit imiter le géomètre :
« […] plusieurs Philosophes s’attachent avec un grand soin à chercher les causes des principes d’expérience, quoiqu’ils soient suffisans pour expliquer beaucoup d’effets naturels selon la proposition quarante-neuvième ; au lieu d’en tirer plusieurs belles conséquences, & d’imiter en cela les Géomètres, qui ne cherchent point à prouver les premiers principes dont ils se servent, mais qui s’attachent à en tirer toûjours de nouvelles conséquences. » (p. 659)
46Résumons ce que nous avons appris en partant de cette classification de la page 654 qui dessine les bifurcations possibles, les hiérarchies qui s’imposent. Observations et inductions d’abord ; et de toute manière, tant qu’on ne peut faire mieux, il faut sans relâche faire provision de « maximes naturelles ». Mais l’éventail de ces dernières est si diversifié que, pour établir certaines d’entre elles, sont nécessaires des « inférences » ; d’autres s’insèrent dans des jeux complexes de preuves. Au stade où il faut combiner propositions intellectuelles et propositions sensibles deux directives gouvernent une recherche qui se sait provisoire : décider de s’arrêter à ce qui momentanément est le plus clair et le plus assuré, et, de ce qui est tenu pour une « maxime naturelle », déduire, en imitant les géomètres, « plusieurs belles conséquences ».
III
47« La seconde Partie a beaucoup de choses semblables à la Logique ordinaire. » (Préface, p. 612). Si par « Logique ordinaire » on entend, d’abord la théorie du syllogisme, c’est dans le troisième discours qu’il en est traité, quand est exposée la « méthode pour faire les Argumens ». Le syllogisme (et ici, le mot apparaît en propre) est caractérisé dans le Principe IV de la Première Partie, après qu’ont été donnés deux exemples où est montrée « la connexité & liaison d’une proposition avec quelques autres propositions » :
« […] en chacun de ces discours, on connoît facilement & clairement que la troisième proposition est tellement liée & conjointe avec les deux premières, qu’elles ne peuvent être tenues pour vraies, qu’on ne la tienne aussi pour vraie. On appellera cet assemblage de propositions par lequel on connoît la connexité de la dernière avec les deux premières, raisonnement, argument, ou syllogisme. » (p. 614)
48À ceci près (et cette rature ne doit pas être sans intention) que le mot « syllogisme » disparaît, le Troisième Discours commence par une caractérisation semblable :
« Les argumens sont ordinairement composés de trois propositions, dont la dernière est celle qui est à prouver, qui s’appelle la conclusion ; les deux autres sont celles ou se trouve le terme moïen, qu’on appelle autrement terme de connexité, qui les lie avec la conclusion. » (p. 669).
49Suivent des aperçus rapides sur attribut, majeure, mineure, enthymème, figures et modes des arguments. Mais c’est comme à regret que Mariotte entre dans quelque détail, s’arrêtant au plus vite, et sa désinvolture est telle qu’on pourrait s’inquiéter de savoir pourquoi la dissertation a été amorcée :
« C’est une chose fort peu utile d’enseigner de combien de sortes d’argumens on peut faire : car cela n’aide de rien à inventer les preuves, ny à y faire de bons argumens ; non plus que de sçavoir combien il y a de figures qui servent à orner un discours, ne contribue guères à l’éloquence d’un Orateur. » (p. 670).
« C’est encore une chose fort peu utile, de remarquer toutes les propriétez des propositions & de leurs termes : comme, qu’il y a des propositions nécessaires, contingentes, conditionnelles, modales, & c ; qu’il y a des termes simples, complexes, connotatifs, & c : car, quelque soin qu’on y apporte, il est presque impossible de remarquer toutes leurs différences ; & ces remarques ne font pas qu’on prouve mieux ce qu’on veut prouver, ni qu’on discerne mieux la connexité des propositions. » (p. 672)
50La Logique ou l’Art de penser prend ses distances, on le sait, à l’égard de la logique traditionnelle, et pourtant des chapitres entiers22 y sont consacrés à des sujets qui ne sont ici mentionnés presque par dérision que pour être rebutés. Comment comprendre que pareille désaffection ait laissé subsister dans l’Essai de logique bien plus que des traces de « logique ordinaire » ?
51La raison nous en paraît claire : c’est que d’une part le syllogisme est maintenu comme la « liaison » la plus simple qui puisse conjoindre deux propositions, et que d’autre part cette liaison est connue par une « faculté naturelle ». On connaît la « bonté » des arguments « par la faculté naturelle que nous avons de connoître la connexité des propositions, comme il a été dit dans le principe quatrième » (p. 672). La logique est à la fois, du coup, légitimée et en un certain sens dévalorisée. Légitimée puisqu’elle est fondée en droit et en fait sur la pratique naturelle des arguments : « on peut considérer ensuite les différentes manières & propriétez de ces arguments, & les dispositions des termes des propositions, & c. pour en faire des remarques & des régles » (p. 672) ; dévalorisée puisque « ces régles ne sont nullement nécessaires, ni pour bien faire les argumens, ni pour prouver leur bonté » ; cet inutilité est encore plus rudement sensible là où apparemment ces règles pourraient rendre les meilleures services, dans ces sciences où en fait les arguments sont examinés directement :
« […] la connoissance de ces régles & de leurs démonstrations est une science particluière qu’on peut négliger, non seulement parce qu’elle est très-difficile à apprendre, mais parce qu’elle est inutile pour les autres sciences ; étant plus sûr et plus facile de considérer avec un peu d’attention les connexitez des propositions qu’on emploïe à une preuve de Géométrie ou de Physique, que de les examiner par des régles dont on aura peine à se souvenir, & qui d’ordinaire sont inconnues à ceux à qui on parle. » (Ibid.)
52À ce point, pour ce qui est de la théorisation des preuves, la situation semble se renverser complètement en faveur de la géométrie et même de la physique ; on le croira d’autant mieux, si remontant plus haut dans l’Essai, non seulement on y voit invoquée la si décisive « faculté naturelle », mais encore indiqués les moyens de perfectionner cette faculté :
« Les propositions de Géométrie & d’Arithmétique sont : des véritez premières, que l’on reçoit sans difficulté par le second principe : ou elles ont besoin de preuve, & pour les prouver, il faut chercher sous quels principes elles sont comprises, soit premiers ou seconds, lesquels on pourra discerner s’ils se présentent à l’esprit, par la faculté naturelle que nous avons de connoître les connexitez des propositions entr’elles, & de faire de bons raisonnemens, comme il a été remarqué dans le quatrième principe ; laquelle faculté se perfectionnera par l’usage des raisonnemens, & par la connoissance des régles suivantes. » (p. 639)
53Dans cette direction que nous n’allons pas explorer plus avant est assurée l’autonomie de « la Méthode pour trouver les principes » en Mathématiques, comme aussi, présume-t-on, de la mise en exercice et du perfectionnement de la « faculté naturelle » quand sont produits des arguments en toutes sciences. Que reste-t-il donc à la Logique ordinaire par quoi elle puisse contribuer à l’établissement des sciences ?
54Lisons le titre du Troisième Discours : « De la méthode pour faire les Argumens, & les mettre en ordre pour servir à la preuve de quelques propositions douteuses, ou à l’établissement de quelque science. » Ce que nous venons de montrer pourrait se résumer ainsi : pour ce qui est de « la méthode pour faire les Argumens », la logique ordinaire est « inutile pour les sciences ». Resterait donc que peut-être elle soit plus utile pour ce qui est des deux autres points.
55Les pages 674 à 683 sont particulièrement sinueuses, encombrées de ce qu’il faut bien appeler des digressions ou du moins des développements mal placés ; des Exemples, des Problèmes donnés tout au long rompent l’enchaînement des idées ; vers la fin, les notations se juxtaposent au petit bonheur ; bref, ces pages qui voudraient enseigner la méthode pour mettre en ordre des arguments ne prêchent pas d’exemple. Pourtant un fil directeur nous est apparu lorsqu’une articulation à première vue anodine s’est révélée riche de conséquences. Qu’une proposition soit « peu éloignée des principes » ou qu’elle soit « éloignée des principes », la distinction semble flottante, et le problème n’a guère d’intérêt formel ; cette notion d’« éloignement » semble bien anodine, et pourtant c’est elle qui à partir de la page 673 structure des développements et va guider le rapprochement, lui d’une certaine portée, entre Physique et Mathématiques.
56Alors que depuis le début du Discours, les arguments examinés étaient formés de propositions en langue ordinaire ou de propositions mathématiques, on passe, sans crier gare, aux propositions sensibles, à l’amorce d’un paragraphe : « Lorsque les propositions sensibles douteuses sont éloignées des principes d’expérience, & des autres propositions qui peuvent servir à la prouver […]. » (p. 676) Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut remonter à la page 673 : « Lorsque les propositions douteuses ont peu éloignées des principes, la preuve en est assez facile » ; et c’est à l’intérieur du paragraphe suivant qu’on rencontre la deuxième possibilité :
« Mais, si on veut prouver une proposition éloignée de ses principes, comme celle-ci, un homme est composé des mêmes élémens qu’un arbre ; il en faut beaucoup davantage : & même en quelques propositions de Géométrie & d’Arithmétique, quoiqu’elles soient immédiatement comprises sous leurs principes, ou qu’elles en soient peu éloignées, il faut emploïer plusieurs arguments. » (p. 673)
57Exemple en est donné par la « Construction & Démonstration du triangle équilatéral » :
« Par cet exemple on voit, que puisqu’il faut cinq ou six argumens pour prouver une proposition de Géométrie peu éloignée des principes, il en faudroit un nombre excessif pour prouver les propositions qui en seroient beaucoup éloignées ; & que cette méthode de se servir d’argumens complets de trois propositions, pour leur preuve, dans laquelle on est obligé d’user souvent de redites, seroit ennuïeuse & difficile, & feroit de la confusion dans l’esprit. C’est pourquoi les Géométres ont mis en usage une autre méthode plus commode, qui est de faire des raisonnemens continus, sans distinguer les argumens. » (p. 674)
58« Ce qu’on observe dans les démonstrations de Géométrie & d’Arithmétique » allège notablement les preuves, évite les redites, et « les connexitez en sont aussi faciles à voir ». Les détails peuvent être passés jusqu’à ce tournant où, s’agissant de physique, cessent d’être banales les remarques sur la « citation » des preuves :
« Lorsque les propositions sensibles douteuses sont éloignées des principes d’expérience, & des autres propositions qui peuvent servir à les prouver ; il faut prouver les dernières par la citation des premières, de la même manière qu’on prouve celles de Géométrie & d’Arithmétique. » (p. 676)
59Ainsi d’entrée de jeu, sans discussion préalable, la prescription est dictée pour le cas général des « propositions sensibles » et donc pour les sciences naturelles : la disposition des preuves doit imiter celle qui a cours en Mathématiques. Au seul énoncé de la prescription, et d’autant qu’elle est péremptoire, on en sent la portée. Mais les commentaires qui suivent peuvent décevoir ; sinueux, ils glissent à nouveau vers d’autres prescriptions familières dans l’Essai :
« Mais les expériences sur lesquelles sont fondées les principes ou régles de la nature, ne peuvent être mises sur le papier, comme on y met les lignes & les figures de Géométrie ; & on a souvent beaucoup de peine à concevoir comme elles ont été faites : même il y en a, qu’un seul homme ne peut faire ; comme, d’observer quels vents règnent en même tems dans la France & dans la Pologne ; si le flux & reflux de la mer se fait à la même heure aux côtes d’Espagne & de l’Amérique.
« Voici ce qu’on pourra observer :
« Il faut enseigner de quelle sorte on a fait les expériences, avec quelles personnes, avec quelle exactitude, de quels instrumens on s’est servi, & c., & écrire ces expériences par ordre, selon lequel ordre on les alléguera pour la preuve ; on y ajoûtera des figures, si les expériences sont difficiles à comprendre. Mais ces principes d’expérience ne seront principes qu’à ceux qui auront fait les mêmes observations ; & seront seulement vrai-semblables aux autres, étant examinées selon les propositions 51 & 52. » (p. 676)
60Ce que ces observations semblent devoir faire mettre au premier plan, ce sont des déclarations d’importance sur la nature et la qualité des expériences ; et pourtant ce ne sont pas elles qui nous paraissent ici, pour le sujet traité, les plus notables : ce sont, et des incises, et ce qui est noté en passant. Une fois entraîné à faire ressortir les difficultés de l’expérience, Mariotte quitte son sujet propre, et sensible comme il l’est aux nécessités d’une recherche collective, il en livre des illustrations parlantes ; de même, ce à quoi il veille, ce n’est pas tant à la nature des preuves d’expérience, qu’au rappel de leur caractère vraisemblable. En revanche, qu’on veuille bien lire attentivement les débuts de phrase, et ressortiront bien au regard des indications certes fugitives, mais dont nous voudrions suggérer qu’elles sont pour « l’établissement de la physique » particulièrement symptomatiques :
- « les expériences sur lesquelles sont fondées les principes ou régles de la nature, ne peuvent être mises sur le papier » ;
- il faut « écrire ces expériences par ordre, selon quel ordre on les alléguera pour la preuve ».
61Ces expressions, ces mots que nous soulignons porteront l’attention vers deux problèmes que les historiens de la physique n’ont peut-être pas examiné avec le soin qu’il mérite, et sans doute parce que les physiciens les ont eux-mêmes rencontrés comme des difficultés pratiques et logiques redoutables ; comment « écrire » une expérience, comment la « mettre sur le papier » ? ; comment, en second lieu, disposer de telles expériences écrites dans une suite d’arguments ?
62Sur le premier point, disons simplement que si nous avons fait un sort à un minuscule bout de phrase, ce n’est pas sans raisons plus attestables. Cette difficulté a dû particulièrement alarmer l’expérimentateur à la fois besogneux et tourmenté, comprenant mal qu’on refuse de se rendre à des « preuves » qu’il estimait décisives. Mais rien ne vaut, ici, une déclaration qui dans l’Essai lui-même marque au plus fort ce qui pourrait apparaître comme un embarras mineur : lorsque Mariotte fait le compte des « six causes principales du peu de progrès qu’on a fait jusques à present dans la science des choses naturelles », ne va-t-il pas jusqu’à en faire une cause à part entière ? « La quatrième est, que lorsque quelqu’un veut prouver par écrit quelques propositions touchant les causes de quelques effets, il ne peut faire voir sur le papier les expériences sur lesquelles il a fondé ses raisonnemens. » (p. 659)
63Sur le deuxième point, comme d’ailleurs plus généralement pour la prescription assignée à la Physique d’imiter les Géomètres, l’Essai instruit essentiellement par exemples. Un « Exemple pour prouver un Principe d’Expérience » donne une démonstration d’Optique ; mais voici que l’auteur va catéchiser en arborant un modèle de son propre fonds ; cet autre exemple veut « faire voir comme il faut disposer plusieurs propositions de suite pour prouver une proposition sensible, & comme il faut faire un raisonnement continu en citant les principes & les propositions prouvées » ; il conduit à proposer ce « Problème de Physique » :
« Etant donnée la longueur d’un tuyau cylindrique AB, au-dessus de vingt-neuf ou trente pouces, fermé par un bout ; trouver quelle quantité d’air il faut enfermer avec le mercure, afin que le mercure se mette à une hauteur donnée moindre que vingt-huit pouces, lorsque le tuyau sera perpendiculaire à l’horizon. »
64Le Problème est traité tout au long, en détail, dans les pages 678 à 681 ; modèle tiré par l’auteur de son fonds, disions-nous : le traitement concordant du Problème se trouve en effet dans De la nature de l’air23. Mieux encore, lorsqu’il abordera des problèmes semblables dans le Traité du mouvement des eaux, Mariotte renverra à son Essai de logique24 !
65Au lecteur de « voir » lui-même les leçons générales tirées de ces exemples : « il y a dans les sciences naturelles un enchaînement & une suite de propositions, de même que dans les Mathématiques » ; « la méthode de citer les propositions prouvées ou les principes, après les avoir mis par ordre, est la plus commode ». Mais d’un même souffle est souligné le revers de la comparaison ; l’imitation prescrite se heurte à des obstacles, c’est même la confrontation ainsi provoquée avec les suites de propositions mathématiques qui fait ressortir les difficultés : « la preuve de celles qui sont douteuses, est encore plus difficile ». II faut bien que les expériences, les preuves d’expérience trouvent place dans un enchaînement et une suite, mais leurs retranscriptions, leurs imbrications avec des « propositions intellectuelles » soulèvent des problèmes spécifiques. On pourrait déplorer que Mariotte esquive l’analyse proprement dite de ces spécificités ; au bord d’en parler il saute aux exemples et étale avec ce qu’on pourrait prendre pour de la complaisance un long « enchaînement » de son cru. Mais pouvait-il en être autrement ? Ne serait-ce pas l’originalité de l’Essai que d’avoir eu à inscrire en une Logique des textes entiers de Mécanique, d’Optique, de Physique25 ?
66En concordance avec des traits déjà relevés, viennent de se retrouver et une nouvelle référence au « naturel » et un souhait renouvelé quant à l’imitation de la Géométrie. C’est « naturellement » que les hommes sont disposés à croire à l’existence des choses ; ici, c’est une « faculté naturelle » qui fait connaître les connexités des propositions. Imiter les géomètres, c’est ici reproduire, ou plutôt tenter de reproduire leurs modes de disposition des preuves ; mais n’imite pas qui veut ; la Physique rencontre des difficultés propres lorsqu’elle veut « prouver par écrit ».
⁎
67De l’établissement des sciences selon Mariotte, nous pouvons surtout assurer ce qu’il n’est pas : rien des traits les plus essentiels de l’entreprise cartésienne, rien non plus d’une tentative formaliste, fût-ce au sens le plus lâche, tendant à un recensement d’axiomes, de vérités universelles. Une robuste confiance dans l’existence des choses, la décision de ne pas céder aux arguties des pyrrhoniens et des esprits contentieux ; faire constamment provision de « principes d’expérience », savoir s’arrêter opportunément dans la recherche des causes naturelles, avoir surtout souci de « tirer de belles conséquences » : nous avons vu se dessiner un style, se mettre en place des directions de pensée ; mais pour la doctrine du « naturel », la théorie de la causalité, nous n’avons pu qu’en pressentir les linéaments.
68D’ailleurs, le principe adopté au début nous interdit toute conclusion trop générale sur l’ensemble de l’Essai de logique ; seule l’enquête annoncée confrontant l’Essai avec des ouvrages contemporains permettrait de répondre à plusieurs des questions posées en chemin, ainsi à la dernière concernant l’insertion, dans une Logique, de textes scientifiques ; l’analyse interne n’a suivi elle-même qu’un seul fil directeur ; des pans entiers de l’Essai (dont la Morale) n’y ont pas paru et n’ont pu être ne serait-ce qu’effleurés des sujets aussi essentiels que la définition, le langage, la possibilité… Du moins pourrait-on présumer que les thèmes abordés aient été eux examinés pour l’essentiel : il n’en va pas ainsi, car Mariotte reprend ailleurs certains d’entre eux sous une autre perspective ; un mot du cas il est vrai le plus déconcertant : ces doutes qui font rejeter toutes les sciences, on les croyait dissipés par la formule expéditive de la Demande II ; or en voici qui ressurgissent… dans le Quatrième Discours par le biais peu prévisible d’une généralisation de la notion de sophisme (p. 684) ; plus loin, donc vers la fin de l’ouvrage, surviennent tout aussi déconcertantes des questions qu’on pourrait estimer premières : « l’ordre » des opérations de l’esprit, et au détour d’un paragraphe : « la question célèbre, si toutes nos idées viennent des sens ». C’est dire qu’il faudrait relire l’Essai en… commençant par sa fin ; et que seraient souhaitables plusieurs traversées analogues à celle que nous avons entreprise plus haut, pour déjouer les surprises d’une composition systématique seulement en apparence ; à chaque fois sans parler trop vite étiquettes et doctrines et en s’accommodant des sinuosités de pensée, selon le conseil de l’Essai que nous avons tenté de suivre : « il faut que ceux à qui l’on parle, tâchent de s’accommoder au sens de celui qui parle, suivant la première demande » (p. 631).
Bibliographie
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Mariotte 1678. Cette première édition ne porte pas de nom d’auteur.
2 Mariotte 1717.
3 Id., « Avis au lecteur », fol. 2v.
4 Id.
5 Id., fol. 3r.
6 Condorcet 1847, t. 2, p. 32. Condorcet ajoute : « Les auteurs de logiques ne ressemblent que trop souvent aux mécaniciens qui donnent des descriptions d’instruments dont ils ne seraient pas en état de se servir. »
7 Ces discours ont pour titres : 1. « De ce qu’il faut observer pour se rendre intelligible », 2. « De l’Invention des Principes », 3. « De la méthode pour faire les Argumens, & les mettre en ordre pour servir à la preuve de quelques propositions douteuses, ou à l’établissement de quelque science », 4. « Des faux raisonnemens & des autres causes de nos erreurs, & de ce qu’il faut observer pour ne s’y laissez pas surprendre ».
8 Rochot 1953.
9 Cousin 1866. Pour d’importants textes philosophiques de Roberval qu’avait rencontrés pour d’autres raisons R. Lenoble, voir Lenoble 1957.
10 Bernard Rochot concluait, lui, « qu’il ne faut nullement crier au plagiat, comme si Mariotte avait attendu la mort de son confrère académique pour se tailler un succès de méthodologiste. En réalité, son livre sans nom d’auteur nous paraît être l’œuvre commune et longuement mise au point de plusieurs membres de l’Académie des sciences, dont les deux savants que nous étudions faisaient partie », Rochot 1953, p. 42. Cette hypothèse a beaucoup séduit ; elle a le double avantage de blanchir Mariotte et d’honorer les académiciens en leur attribuant un projet louable ; elle a été adoptée ou en tout cas rappelée avec faveur par ceux qui depuis un quart de siècle ont évoqué l’Essai de logique ; à notre avis, elle ne repose sur aucun fondement sérieux.
11 Nous ne pouvons guère ici que mentionner des noms d’auteurs ou des titres : au premier chef P. Gassendi, F. Bernier, La Logique ou l’Art de penser, le Traité de physique de Rohault ; Pascal, Huygens, mais aussi B. Lamy, Sorbière, La Mothe le Vayer…
12 Dissemblable mais aussi à nos yeux complémentaire des approches précédentes ; d’autant que de toute manière, pour étudier la réception de l’Essai, il faut le lire, ainsi que le firent les lecteurs non prévenus, comme une œuvre à part entière de Mariotte.
13 Notre analyse sera donc délibérément interne. Aussi les références à l’Essai de logique – cité d’après Mariotte 1740 – seront données directement dans notre texte.
14 L’expression, sous la forme « établir les sciences », est déjà apparue ci-dessus dans la description par Mariotte de la première partie de l’Essai ; on la retrouvera plus bas à plusieurs reprises. L’expression « établissement des sciences » apparaît en particulier dans Mariotte 1678, p. 692.
15 Arnauld et Nicole 1965, p. 292.
16 Descartes, La Recherche de la vérité par la lumière naturelle, in Descartes 1967, p. 1119.
17 Id., p. 599, p. 630-631, p. 969-970, p. 975, et les notes correspondantes ; Gassendi 1962, p. 48.
18 Salomon-Bayet 1978, p. 69-73.
19 Id., p. 99.
20 Ibid.
21 Id., p. 97.
22 II, chap. 3 : « Des propositions complexes selon l’affirmation ou la negation ; & d’une espece de ces sortes de propositions que les philosophes appellent modales », Arnauld & Nicole 1965, n. 15, p. 128 ; I, chap. 8 : « Des termes complexes & de leur universalité ou particularité » (ibid., p. 65).
23 Cf. en particulier le Problème I : « Etant donnée la hauteur où l’on veut que le mercure demeure dans un tuyau de grandeur donnée, trouver la quantité d’air qu’il y faut laisser avant l’expérience », Arnauld et Nicole 1965, p. 154.
24 Après l’étude du problème cité, Mariotte en aborde un autre dans l’Essai de logique (p. 681) : « Que si l’on proposoit le problème en cette sorte, étant donnée la quantité de l’air enfermé avec le mercure avant l’expérience, (comme, par exemple, vingt-quatre pouces) trouver à quelle hauteur le mercure se mettra ; il faudroit emploïer les termes & les notes de l’Algèbre en l’analyse, avec un raisonnement continu fondé sur la Géométrie des proportions. » Mariotte renvoie à ce passage dans le Traité du mouvement des eaux (Mariotte 1740, p. 384) : « Que si la quantité de l’air enfermé dans le tuyau étoit donnée, & qu’on voulût savoir à quelle hauteur demeureroit le mercure après l’expérience, on pourra se servir du calcul algébrique, en y appliquant les mêmes règles, comme je l’ai enseigné dans l’Essai de Logique, & dans le Traité de la Nature de l’air. » (Cf. également Mariotte 1740, p. 386)
25 Il serait intéressant, ne serait-ce que pour leur date, et les traits particuliers qu’ils peuvent comporter, qu’ils soient examinés par les spécialistes de chaque domaine ; nous signalons tout particulièrement les pages 660-662 où sont détaillés les principes qui permettent d’expliquer « ce qui arrive dans le choc des corps ».
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