L’augmentation humaine : un rôle à jouer pour le philosophe des sciences
p. 21-40
Résumés
L’augmentation humaine – la quête visant à améliorer ou même transformer les humains par des moyens technologiques – a été qualifiée de plus important problème du xxie siècle. Pourtant, le grand public est mal préparé à l’affronter. Certes, le sujet a été discuté depuis des années par des experts dans des domaines aussi divers que la bioéthique et l’économie, les nanotechnologies et le droit, et même dans les écrits de science-fiction et en philosophie de l’esprit. Mais cette discussion souffre de graves lacunes, tout autant empiriques que normatives. Le résultat en fut des recommandations concernant l’augmentation humaine insuffisamment argumentées, plutôt qu’un plan d’action cohérent et bien développé. Dans cet article, j’argumente qu’il existe au moins trois façons pour les philosophes des sciences, qui ont jusqu’à présent brillé par leur absence, de contribuer au débat. Et je tente de convaincre mes collègues philosophes des sciences de le faire.
Human enhancement – the quest to improve or even transform human beings through technological means – has been called the most important issue of the twenty-first century. Yet, the public is ill prepared to deal with it. True, the issue has been publicly discussed for years by experts in fields as diverse as bioethics and economics, nanotechnology and the law, even science fiction writing and philosophy of mind. But the discussion has been marred by serious shortcomings, empirical as well as normative. As a result, the public has been offered wildly divergent, incompletely argued recommendations regarding human enhancement rather than a coherent, well-developed plan of action. I argue that there are at least three important ways in which philosophers of science – philosophers who have thus far been visibly absent from the enhancement debate – can contribute to it. And I try to cajole my fellow philosophers of science into doing so.
Note de l’éditeur
N.D.T. : Le terme enhancement présente une difficulté de traduction, et l’on trouve alternativement, dans la littérature française sur le sujet, les termes « augmentation » et « amélioration ». Pour plusieurs raisons, il nous a paru ici judicieux d’opter pour le premier. L’augmentation implique et englobe en effet l’amélioration : dans les usages ordinaires du terme, une augmentation se veut toujours une amélioration (pensons par exemple aux éditions dites « augmentées »). Par ailleurs, le terme « augmentation », plus que celui d’« amélioration », implique un apport extérieur à soi. Enfin, il renvoie aux nouvelles technologies de manière beaucoup plus explicite. Si le titre avait été traduit par « l’amélioration humaine », le lecteur non-familier aurait pu s’attendre à un article sur un tout autre sujet, peut-être plus éthique, voire spirituel. Cependant, il nous arrivera parfois de traduire au cours de cet article enhancement par « amélioration ».
Des versions précédentes de cet article ont été présentées à l’Université du Texas (Dallas, États-Unis) en janvier 2011 lors d’une série de conférences intitulée « Exploring Human Enhancement » ; à l’Université de Bielefeld (Allemagne) lors du colloque de mai 2011 « Agnotology : Ways of Producing, Preserving, and Dealing with Ignorance ») ; à l’Université de Cincinnati (États-Unis) à l’occasion du colloque d’octobre 2012 intitulé « Socially Engaged Philosophy of Science » ; ainsi qu’à l’Université du Québec à Montréal (Canada), pour le congrès de la Société de philosophie des sciences, en juin 2012, intitulé « Science, Philosophie, Société », dont ce volume constitue les actes. Je remercie le public de toutes ces universités pour leurs questions, leurs commentaires ainsi que leurs suggestions, qui m’ont été très utiles.
Texte intégral
1L’augmentation humaine, entendue comme la tentative de triompher, provisoirement ou définitivement, des limitations humaines, en particulier par des moyens technologiques, a toujours fait partie de notre condition. Adam et Ève eux-mêmes ont recherché cette augmentation (en particulier l’augmentation cognitive fournie par l’arbre de la connaissance !), et dans l’Antiquité, les améliorations recherchées avaient déjà atteint un haut degré de sophistication. Des dispositifs comme les prothèses d’orteils artificiels, par exemple, étaient parfois placés sur les momies égyptiennes, ou enterrés avec elles, pour hâter leur passage dans l’au-delà3. Dans la médecine traditionnelle en Chine et en Inde, on utilisait des produits chimiques, par exemple des cheveux humains carbonisés, pour accélérer la guérison de diverses affections telles que les brûlures, les plaies ou encore les problèmes urinaires (Gupta, s.d). Le Moyen Âge a connu des améliorations supplémentaires avec la création des armures, d’armes sophistiquées, des lunettes ou encore du papier, et l’époque moderne est allée plus loin encore avec l’invention des ordinateurs, des téléphones portables, et de microscopes et de télescopes de plus en plus complexes. Mais désormais, au xxie siècle, les augmentations envisagées vont bien au-delà encore : on parle d’avoir une durée de vie de 150 ans voire plus, de capacités physiques et mentales sans précédent, de traits de caractères susceptibles d’être choisis et contrôlés par tout un chacun. Ce ne sont là que quelques-uns des résultats anticipés des développements technologiques actuels, et plus spécifiquement de quatre technologies émergentes : les nanotechnologies, les biotechnologies, les sciences de l’information et les sciences cognitives. Et puisque ces technologies ne sont pas seulement émergentes, mais également convergentes – elles sont étroitement liées les unes aux autres et s’assistent mutuellement de multiples manières –, certains avancent que les augmentations envisagées sont imminentes, certaines étant même d’ores et déjà disponibles.
2Cependant, malgré ces prévisions optimistes, l’idée actuelle d’augmentation ne fascine pas tout le monde. En effet, la controverse se poursuit activement, même parmi les spécialistes les mieux informés dans les domaines les plus pertinents – la bioéthique, la recherche médicale, les technologies de l’information, l’économie et les sciences politiques, les politiques publiques, l’histoire, le droit, et même la littérature de science-fiction et la philosophie de l’esprit. Et les différentes opinions exprimées à ce jour divergent du tout au tout. Ainsi, des transhumanistes tels Peter Singer, professeur de philosophie morale et politique à l’Université de Princeton, l’inventeur et futurologue Raymond Kurzweil, ou encore le bioéthicien Nick Bostrom, directeur de l’Institut pour le futur de l’Humanité à l’Université d’Oxford, soutiennent que nous devrions promouvoir toutes sortes d’augmentations technologiques. Car elles nous permettront, disent-ils, de triompher de limitations humaines fondamentales comme la maladie, le handicap, la souffrance, la vieillesse et la mort. Au terme de ce processus d’augmentation, les hommes se verront dotés de capacités si radicalement étendues qu’ils ne seront plus des humains du tout, mais des « posthumains ». À l’inverse, des bioconservateurs comme Daniel Callahan, fondateur du Centre Hastings, l’activiste de gauche Jeremy Rifkin, fondateur et président de la Fondation sur les tendances économiques (FOET), ainsi que Léon Kass, biochimiste et docteur en médecine à l’Université de Chicago, ancien président du Conseil sur la bioéthique à la Maison Blanche4, soutiennent que nous devrions agir avec prudence et exercer un certain contrôle sur le développement technologique, préserver et protéger ce qui est naturel, et ne pas chercher à modifier substantiellement la condition humaine. On observe en outre, au sein même de chacun des deux camps, d’autres divergences – par exemple entre les bioconservateurs de droite qui en appellent à la religion et aux traditions culturelles, et les bioconservateurs de gauche qui s’intéressent, quant à eux, à l’écologie en portant un regard critique sur la technologie. Enfin, on remarque que de nombreux participants au débat, parmi lesquels plusieurs Européens dont le philosophe des sciences Alfred Nordmann de l’Université de Darmstadt, adoptent un juste milieu entre les positions extrêmes. Toutes ces personnes sont spécialisées dans un domaine ou dans un autre, toutes sont très intelligentes, très instruites, et toutes défendent leur point de vue avec des arguments solides et rigoureux. Mais elles sont toutes en désaccord : un désaccord qui dure depuis des décennies et dont on ne semble pas voir la fin.
3En attendant, les différents axes de recherche consacrés aux augmentations poursuivent leur développement. Avec le résultat suivant : les nouvelles améliorations adviennent par défaut, pendant que le débat sur l’augmentation fonctionne simplement, dans les faits, comme une sorte de rite d’initiation pour le public, une manière de le familiariser et de l’habituer à ce qui va bientôt arriver. Mais l’impasse est-elle inévitable ? Le débat est certes extrêmement complexe. Certains l’ont même comparé aux débats qui auraient pu accompagner les grands tournants dans l’histoire de l’Humanité. Imaginons par exemple, pendant que se préparait la révolution industrielle, un groupe de spécialistes tentant de prévoir, d’orchestrer et d’évaluer ses effets. La révolution de l’augmentation humaine, dit-on, pourrait bien être tout aussi importante. Toutefois, les spécialistes actuels ont à leur disposition, pour les aider à traiter la complexité, beaucoup plus de ressources que n’en avaient leurs prédécesseurs, et ces spécialistes sont aujourd’hui nettement plus nombreux. Qui plus est, ils prennent réellement la mesure de ce qui est en jeu. L’un d’eux (le journaliste américain Nick Gillespie, ancien rédacteur en chef du magazine Reason) a en effet désigné l’augmentation humaine comme « la question sociale et politique la plus fondamentale à laquelle le monde est aujourd’hui – et sera demain – confronté » (Gillespie, 2006). Pourquoi le débat continue-t-il alors d’être si stérile, et comment peut-on le rendre plus fécond ? Se pourrait-il que le philosophe des sciences ait un rôle à jouer dans cette affaire ? Voilà les questions dont je voudrais traiter.
1. Le débat sur l’augmentation humaine
4Commençons avec le débat sur l’augmentation lui-même, tel qu’il se déroule actuellement. Trois types d’augmentation humaine dominent la discussion (on en trouvera un bon panorama dans Roco et Brainbridge 2002, President’s Council on Bioethics 2003, Naam 2005, Savulescu et Bostrom 2009). Le premier concerne l’augmentation pharmacologique. Parmi ses illustrations courantes, on trouve des drogues stimulantes comme la Ritaline et l’Adderrall, utilisées par de nombreux étudiants pour accroître leur concentration et rester éveillés, ou encore le Provigil, utilisé pour améliorer la mémoire de travail et égayer l’humeur. Il faut mentionner également les stéroïdes anabolisants utilisés par les athlètes pour décupler leur masse musculaire globale, ainsi que les techniques dites de « dopage sanguin » qui, dans l’objectif d’accroître l’endurance des muscles, augmentent le taux d’hémoglobine dans le système sanguin. D’autres exemples encore : les bêta-bloquants et autres drogues utilisés pour diminuer l’anxiété et refouler les souvenirs pénibles ; les hormones de croissance humaine utilisées pour augmenter la taille et, chez les personnes âgées, renforcer la force et la masse musculaire ; et bien évidemment le Viagra, si populaire, qui accroît la libido et améliore les performances sexuelles. Dans un futur proche, davantage d’augmentations pharmacologiques sont attendues : l’Aricept, un médicament déjà utilisé pour le traitement contre la maladie d’Alzheimer, donne aujourd’hui de grands espoirs pour l’amélioration de la mémoire épisodique visuelle et verbale ; le resveratrol et les synthèses chimiques qui l’imitent, faisant actuellement l’objet d’essais cliniques et d’études sur les animaux, ont le potentiel d’étendre la durée de vie de l’être humain ; la classe des composés chimiques regroupés sous le nom d’ampakines permettrait d’augmenter la capacité de concentration et de vigilance, ainsi que de faciliter l’apprentissage et la mémoire. Et ces exemples ne sont que la partie visible de l’iceberg.
5L’augmentation génétique est le deuxième type d’augmentation qui domine le débat. Les exemples principaux concernent ici la sélection du sexe des enfants ou encore l’exclusion d’une descendance dotée de certaines maladies génétiques, soit par le diagnostic prénatal et l’avortement sélectif, soit par la fertilisation in vitro, le diagnostic génétique pré-implantatoire et la sélection de l’embryon. Ces techniques et bien d’autres, comme la sélection des donneurs de sperme, peuvent à l’occasion permettre également la sélection d’une progéniture dotée de certaines caractéristiques : pensons aux couples de sourds ou de nains qui donnent naissance à des enfants eux-mêmes sourds ou nains. Mais la recherche actuelle a des objectifs beaucoup plus ambitieux. Ainsi, la technologie du transfert génétique a produit des organismes avec d’autres caractéristiques désirées comme une masse musculaire plus développée et une longévité accrue, et la recherche actuelle vise à obtenir les mêmes résultats sur l’homme. La recherche est également en bonne voie pour ce qui est de renforcer la résistance voire l’immunité de nos cellules face à des maladies comme le cancer ou le VIH/SIDA. Certains prédisent même que les technologies du futur permettront d’avoir la mainmise sur bien d’autres caractéristiques, telles que certaines formes d’intelligence, les capacités musicales, certains traits de personnalité, etc. D’autres considèrent cependant cette prédiction comme beaucoup trop spéculative, du moins pour le moment.
6Le troisième type d’augmentation, nanotechnologique, est de tout premier plan au sein du débat, et beaucoup pensent qu’il recèle les plus grandes promesses concernant l’augmentation humaine. De fait, puisque les structures de tous les systèmes et de toutes les molécules biologiques importants – comme les protéines, les enzymes, l’ADN et l’ARN – ont des dimensions de l’ordre du nano, les nanotechnologies pourraient permettre d’analyser et de réparer n’importe quelle défectuosité physique du corps. À terme, cela signifierait la fin de la douleur, de la maladie et du vieillissement. La recherche actuelle s’intéresse, par exemple, à la conception d’un dispositif de « laboratoire sur puce » qui pourrait exécuter régulièrement l’analyse complète d’une seule goutte de sang, permettant ainsi d’identifier et finalement de prévenir la maladie avant même que les symptômes n’apparaissent. Avec un tel dispositif disponible à grande échelle, la norme de la bonne santé se verrait entièrement transformée. Mais on attend également des nanotechnologies qu’elles rendent possibles des niveaux inédits de conscience et de mémoire, de puissance et de capacité physiques et, bien sûr, qu’elles permettent d’atteindre des niveaux de beauté corporelle qui iraient bien au-delà de ce qui est actuellement réalisable grâce aux cosmétiques et aux techniques de chirurgie plastique.
7Ces trois types d’augmentations – pharmacologique, génétique et nanotechnologique – sont donc au centre du débat sur l’augmentation humaine. Bien sûr, ce ne sont pas les seuls types d’augmentation qui trouvent une place dans ce débat. On peut également citer, par exemple, l’augmentation cognitive attendue des recherches actuelles portant sur la stimulation du cerveau, que ce soit par l’implant d’appareils ou par des champs magnétiques générés à l’extérieur du crâne (la « stimulation magnétique transcrânienne »), ou encore sur les interfaces cerveau-machine, ces systèmes qui permettent une communication directe entre un cerveau et un ordinateur. Restent que les trois types d’augmentation décrits plus haut semblent être les plus pertinents et les plus courants ; ils sont tout au moins, pour davantage de gens, d’un intérêt plus grand que n’importe lequel de ces autres types d’augmentation. En tout état de cause, ce sont les mieux connus, et par conséquent ceux aussi qui vont principalement retenir mon attention.
8Bien sûr, toutes ces augmentations comportent à la fois des risques et des bénéfices, laissent présager à la fois des pertes et des gains. Certains de ces risques, comme les tumeurs du foie, la pression sanguine élevée et l’infertilité qui peuvent résulter d’une utilisation prolongée des stéroïdes anabolisants, ou bien les effets potentiellement addictifs de la Ritaline, concernent seulement l’individu. Mais il y a d’autres risques qui, eux, ne se limitent certainement pas à la sphère des individus. Par exemple, les nanotechnologies présentent des bénéfices mais également des dangers irréversibles pour la collectivité, tant sur le plan de l’environnement (car elles produisent une toute nouvelle classe de polluants dotés de propriétés inédites et inhabituelles) que de la santé humaine (puisque de nombreux nanomatériaux, en raison de leur petite taille, sont facilement absorbés par le corps et pourraient, par conséquent, générer des effets hautement toxiques au fil du temps). Beaucoup considèrent que le rythme effréné auquel se développent actuellement les technologies de la robotique et de l’informatique présente des dangers publics tout aussi préoccupants, tout comme les augmentations génétiques, en particulier germinales (celles qui sont dotées de caractères héréditaires), pour ce qui concerne le patrimoine génétique humain. Même le choix du sexe, que ce soit par le dépistage prénatal et l’avortement sélectif ou par la fertilisation in vitro, le diagnostic génétique préimplantatoire et la sélection des embryons, présente des dangers publics sérieux. En Chine et en Inde, par exemple, il a entraîné la « disparition » de plusieurs millions de femmes, lourde de graves conséquences sociales dans les années à venir – des rapports des Nations-Unies indiquent que cette situation pourrait même entraîner une vague de violences sexuelles et une résurgence du trafic des femmes. Bien sûr, les nouvelles technologies ont toujours présenté des dangers et des bénéfices, générés des pertes et pas seulement des gains. Mais en général, les gains ont été de loin supérieurs aux pertes, et dans tous les cas, la société a trouvé des moyens pour s’accommoder des pertes. L’augmentation humaine poursuivie actuellement – augmentation pharmacologique, génétique et nanotechnologique – peut cependant laisser présager des pertes beaucoup plus graves et dont il serait beaucoup plus difficile de s’accommoder. Des pertes d’une telle ampleur ne sont certainement pas inédites dans notre Histoire : le réchauffement climatique en offre aujourd’hui un exemple parmi d’autres ; on peut penser également à l’accumulation et à la prolifération à l’échelle mondiale des armes nucléaires ou d’autres types. Pendant ce temps, les risques sont encore amplifiés par la vitesse faramineuse à laquelle les augmentations voient le jour et les nombreuses façons dont les diverses technologies s’informent et s’assistent mutuellement dans la création de ces augmentations.
9Enfin, il y a des risques pour le tissu social. D’une part, le projet d’augmentation humaine, tel qu’il est actuellement poursuivi, menace d’élargir encore plus le fossé entre les riches et les pauvres. Après tout, les augmentations encouragent la réussite – c’est bien là tout leur intérêt. Nous sommes tous familiers de ces histoires d’étudiants qui ont obtenu les meilleures notes aux examens avec l’aide de la Ritaline, d’athlètes qui ont décuplé le volume et la puissance de leurs muscles grâce aux stéroïdes, d’élèves qui ont mieux réussi leurs examens nationaux lorsqu’ils avaient accès à des ordinateurs avec une vérification orthographique, et ainsi de suite. Ceux qui auront accès au nombre sans cesse croissant d’augmentations toujours plus diverses seront en meilleure santé, physiquement plus forts et plus attrayants, cognitivement plus compétents ou encore plus stables sur le plan émotionnel, etc., que ceux qui en seront privés. Or, ceux qui sont issus des classes socio-économiques inférieures ne pourront pas avoir accès à toutes ces augmentations. Certes, ces personnes finiront un jour, pour une partie d’entre elles au moins, par avoir accès, parfois, à certaines de ces augmentations, puisqu’elles seront fabriquées en série, commercialisées en masse et bon marché, ou bien inclues dans la couverture santé de base, ou encore disponibles grâce à des systèmes de bons ou de loteries, comme certains partisans de l’augmentation le suggèrent. Néanmoins, au fil du temps, le résultat net sera que ceux des classes économiques inférieures seront toujours en moins bonne santé, auront un physique toujours moins attrayant, des facultés cognitives moindres et une moins bonne stabilité émotionnelle : ils seront, à tous points de vue, moins impressionnants que les plus riches, et par conséquent seront de plus en plus désavantagés à l’école, au travail, et dans la société en général. Certaines études indiquent que lorsque les inégalités seront trop grandes, ces personnes abandonneront, se désintéresseront et cesseront d’essayer d’aller de l’avant. Bien sûr, si l’on raisonne en termes absolus, les membres des classes inférieures s’en sortiront toujours mieux qu’aujourd’hui, grâce précisément aux augmentations. Mais il est d’un maigre réconfort de savoir que l’on s’en sort mieux qu’auparavant quand on en voit tant d’autres vous dépasser constamment.
10Il y a encore au moins un autre aspect de la vie sociale auquel le projet de l’augmentation humaine tel qu’il est actuellement mené est susceptible de porter atteinte : rien moins que nous-mêmes, notre estime personnelle et notre liberté de choix. Après tout, l’industrie est le principal bailleur de fonds de la recherche sur l’augmentation, et elle est là pour faire des profits. Or, ce n’est malheureusement pas toujours pour notre bien. On le voit particulièrement dans la façon dont l’industrie induit, encourage et manipule nos désirs. Le message central semble être que personne n’irait jamais assez bien, ne serait jamais assez heureux ou assez prospère sans ce déferlement de produits que nous vend l’industrie. On a inculqué aux femmes, en particulier, le sentiment de leur insuffisance, mais désormais les hommes sont également de plus en plus ciblés. D’où la popularité de produits et de prestations comme le Botox, l’augmentation ou la réduction mammaire, l’abdominoplastie, la liposuccion, et bien sûr, le lifting du cou et du visage. Il faut leur ajouter les médicaments comme la Ritaline, le Provigil, le Viagra, les compléments nutritionnels pour le sport, ainsi que la gamme actuelle d’améliorateurs de performances – des produits qui ne servent pas toujours nos besoins de santé à long terme. Ce que le projet d’augmentation humaine que nous avons exploré peut faire, c’est porter tout cela à un niveau inédit, avec toujours plus de produits et de services pour répondre à toujours plus de sentiments d’insuffisance. Et quel sera le résultat final ? Des êtres humains qui seront de plus en plus des produits de l’industrie, c’est-à-dire des choses manufacturées et artificielles plutôt que des personnes authentiques se choisissant librement elles-mêmes.
2. Les lacunes du débat
11L’augmentation humaine nous expose donc à des périls extraordinaires, non moins extraordinaires que les espoirs qu’elle suscite. Une enquête critique, une mise en balance minutieuse des uns et des autres devrait, par conséquent, être une préoccupation centrale au sein du débat sur l’augmentation humaine. Or, c’est précisément là que le bât blesse. On fait actuellement très peu de cas de ce qui devrait être une préoccupation majeure, et c’est là une grave lacune du débat sur l’augmentation humaine. L’amélioration génétique en est un bon exemple, et particulièrement l’amélioration génétique des cellules germinales. Les opinions concernant l’augmentation varient ici du tout au tout : de l’absence d’opposition à la recherche de l’amélioration génétique des cellules germinales, voire de l’urgence morale qu’il y aurait à la développer étant donné ses bénéfices et les risques qu’elle comporte, à l’urgence morale qu’il y aurait à cesser cette recherche étant donné ces mêmes bénéfices et ces mêmes risques. Par exemple, Nick Bostrom, bioéthicien à l’Université d’Oxford, soutient que les avantages de l’amélioration des cellules germinales sont beaucoup plus importants que les risques encourus :
Dans le cas de l’amélioration des cellules germinales, les gains potentiels sont énormes […] Être débarrassé des maladies génétiques graves serait une bonne chose, de même que le fait d’avoir un cerveau capable d’apprendre plus rapidement, ou encore d’avoir un système immunitaire plus robuste […] Chaque jour où l’on reporte le lancement d’une amélioration génétique efficace est un jour de perdu en termes de potentiel individuel et culturel, ainsi qu’un jour de tourment supplémentaire pour tous les malheureux qui souffrent de maladies qui auraient pu être évitées. Vu sous cet angle, c’est aux partisans d’une interdiction ou d’un moratoire concernant la modification génétique de l’être humain que revient la charge de la preuve pour faire pencher la balance de la raison en leur faveur. Les transhumanistes concluent que le défi n’a pas été relevé. (Bostrom, 2003)
12Il est rejoint par John Harris, bioéthicien à l’Université de Manchester : « […] Améliorer la vie, la santé, l’espérance de vie, etc. [par l’amélioration génétique des cellules germinales] ne fait pas seulement partie d’un programme moral défendable, c’est une dimension indispensable à tout programme moral. » (Harris, 2007, 39). En revanche, Mark Frankel, directeur du programme « Liberté, responsabilité et droit de la science » à l’Association Américaine pour l’Avancement de la Science (AAAS), soutient exactement la position inverse. Constatant les difficultés et le taux élevé d’échec de la thérapie génique somatique elle-même, conçue pour traiter ou éliminer la maladie grâce à une intervention génétique uniquement sur la personne recevant le traitement ; constatant également les dommages causés aux patients, et parfois même le décès de certains d’entre eux après ce type de traitement, il remarque que les risques des interventions génétiques sur les cellules germinales, dont la plupart des effets ne se manifesteront pas avant des générations, sont encore plus grands. Frankel conclut que « nous avons besoin de preuves convaincantes que les procédures sont sûres. Or, […] de telles preuves n’ont pas encore été fournies » (Frankel, 2003, 32). En conséquence, « aucune [modification génétique héréditaire], qu’elle implique une transmission intentionnelle ou que celle-ci advienne par inadvertance tout en étant “raisonnablement prévisible”, ne devrait être développée pour le moment » (35). Norman Daniels, professeur à l’École de santé publique de l’Université d’Harvard, exprime une position encore plus forte :
Quand nous essayons de réparer ou d’éliminer une affection génétique grave, ou une affection pour laquelle il pourrait y avoir un remède médical génétique ou autre, la probabilité du bénéfice potentiel de l’intervention expérimentale l’emporte vraisemblablement sur la certitude d’une désastreuse maladie. Mais quand nous essayons de perfectionner une caractéristique par ailleurs normale, les risques d’une conséquence fâcheuse, même s’ils sont faibles, l’emportent sur le sort satisfaisant de la normalité. C’est pourquoi, moralement, nous ne pouvons pas passer de l’un à l’autre. (Daniels, 2009, 38)
13Mais les risques soulignés par Frankel ou Daniels ou les avantages mis en avant par Bostrom et Harris ne sont à aucun moment précisés de façon suffisamment détaillée pour permettre une analyse plausible du rapport risques/bénéfices en jeu dans tel ou tel type d’amélioration génétique des cellules germinales, et il est certain qu’aucune de ces personnes n’a jamais cherché à produire une telle analyse pour appuyer ses déclarations. La commercialisation qui caractérise la médecine reproductive, et qui génère un ensemble supplémentaire de risques (pour les détails, voir par exemple Harper et al., 2012), rend la situation plus complexe encore. Mais ni Bostrom ni Harris, ni Frankel ni Daniels ne prennent en compte ces facteurs. Ils ne se demandent pas non plus de quelles façons les applications de ce type d’amélioration à des personnes particulières, dans des circonstances particulières, pourraient affecter leurs conclusions. Si ces détails étaient pris en compte, alors les raisons de leurs désaccords pourraient être considérablement restreintes.
14Le manque d’analyses détaillées du rapport risques/bénéfices en jeu dans les améliorations envisagées n’est que l’une des lacunes du débat sur l’augmentation humaine. Une deuxième lacune, plus grave encore, concerne les valeurs invoquées quand il s’agit d’évaluer les augmentations. Pour ce faire, un cadre explicite et défendable de valeurs qui seraient partagées par les différents participants au débat est bien évidemment nécessaire. À première vue, un tel système de valeurs est bel et bien à l’œuvre dans ce débat. Après tout, celui-ci contient d’innombrables références, par tous les participants, à certaines de nos valeurs humaines les plus centrales et incontestées – à la valeur de l’autonomie et aux vertus de la maîtrise de soi, à l’importance de la réalisation de soi et de l’épanouissement humain, à la justice, à l’égalité et à l’idéal de vie bonne, etc. Ces valeurs sont, à maintes reprises, invoquées dans le contexte des délibérations sur les politiques publiques concernant les augmentations. Le problème est que ces mêmes valeurs sont régulièrement mobilisées pour tirer des conclusions totalement opposées. Ainsi, l’utilisation de stéroïdes anabolisants et le dopage des athlètes sont à la fois défendus, comme une manière de réaliser pleinement les potentialités humaines relatives à l’excellence physique ; et critiqués, parce qu’ils sapent la quête d’une authentique excellence physique (laquelle doit être accomplie à travers l’entraînement et un travail acharné, et non produite artificiellement). L’utilisation de substances psychotropes telles que le Prozac ou le Provigil est à la fois défendue, comme contribuant à la maîtrise de soi et à la réalisation de soi (dans la mesure où elle permet de contrôler ses humeurs, elle rend possible des activités et des réalisations plus fécondes) ; et critiquée, parce que ces mêmes psychotropes sapent la maîtrise de soi et la réalisation de soi (on dépend des drogues plutôt que de soi-même, on tire sa personnalité d’un flacon). La recherche de mesures visant à prolonger la vie à travers les technologies que nous avons décrites plus haut est à la fois défendue, comme une voie vers la vie bonne (en ce qu’elle retarde l’affaiblissement et la mort, prolonge une existence humaine robuste, et ouvre de nouvelles possibilités et de nouvelles libertés) ; et critiquée, comme une voie qui au contraire nous éloignerait de la vie bonne (elle nous conduirait à dévaluer le temps dont nous disposons puisque nous deviendrions moins soucieux de notre finitude, elle pourrait prolonger le temps où nous nous affaiblirons et approcherons de la mort, et retarderait certainement le renouvellement et le progrès de la société ainsi que les opportunités des jeunes). On pourrait donner d’autres exemples encore. Or, le fait que les mêmes valeurs soient régulièrement convoquées pour parvenir à des conclusions totalement opposées signifie que les divers participants au débat sur l’augmentation ne comprennent pas ces valeurs tout à fait de la même façon et donc qu’ils ne partagent pas, en fin de compte, un système commun de valeurs. C’est du moins la conclusion que certains ont tirée. Erik Parens, bioéthicien au Centre Hasting, suggère ainsi qu’en réalité deux cadres éthiques différents, mais tout aussi respectables l’un que l’autre, sont ici en jeu, auxquels souscrivent respectivement les détracteurs et les partisans de l’augmentation humaine (Parens, 2009). Il en résulte, bien évidemment, que le débat demeure dans une impasse.
15Une troisième et encore plus sérieuse lacune concerne l’ensemble des besoins qui sont actuellement ignorés dans le débat. De nos jours, des millions de personnes à travers le monde vivent dans des conditions de pauvreté extrême au milieu de l’abondance, pendant que des millions d’autres meurent à la guerre, lors de catastrophes naturelles ou bien de maladies redoutables comme le cancer et le SIDA. Des millions de personnes contractent un handicap suite à une exposition à des polluants industriels, ou bien pâtissent d’une éducation médiocre ou d’opportunités de travail limitées, et d’autres encore doivent faire face aux barrières sociales qui empêchent le développement humain, comme les préjugés racistes, les préjugés de genre ou ceux liés à l’appartenance ethnique. Et bien sûr, des milliards de créatures – en fait, tous les organismes vivants de la planète – commencent à ressentir les effets du changement climatique mondial, compliqué pour beaucoup par la récession économique mondiale. Ces problèmes exigent des solutions même lorsqu’ils résistent aux dites solutions, et on ne peut pas s’engager de manière féconde dans le débat sur l’augmentation sans les prendre en compte. Car les ressources, à la fois humaines et matérielles, investies dans la recherche sur l’augmentation sont autant de ressources retirées à la recherche dans ces autres domaines, qui répond aux besoins sociaux les plus urgents. En résumé, l’augmentation humaine se présente, du moins à l’heure actuelle comme une entreprise risquée que nous ne pouvons guère nous permettre de poursuivre.
16Certes, la plupart des augmentations sont issues de la recherche consacrée à tels ou tels besoins sociaux. La Ritaline, par exemple, a été développée et est actuellement prescrite pour aider les enfants présentant un syndrome d’hyperactivité avec déficit de l’attention ; le Provigil a été développé pour traiter la narcolepsie ; l’analyse génétique prénatale a été conçue pour prévenir la naissance d’enfants avec de graves désordres génétiques et chromosomiques dus par exemple à la maladie de Tay-Sachs ou à l’anencéphalie ; les nanotechnologies ont été développées à des fins de traitement du cancer et de diagnostic des maladies cardiaques, etc. Certes encore, de nombreuses augmentations promettent de nous aider à résoudre nos problèmes les plus urgents. Les augmentations cognitives peuvent, par exemple, accroître l’intelligence par diverses sortes d’implants neuraux et de médicaments qui améliorent la concentration et la mémoire. Cela ne veut pas dire que des intelligences non-augmentées ne seraient pas capables de résoudre ces problèmes. Mais il est certainement peu probable qu’elles y parviennent aussi rapidement que des intelligences augmentées. Au regard des problèmes déjà évoqués, il est essentiel d’agir vite. En outre, l’augmentation de l’intelligence pourrait être en mesure de faire plus que de simplement accélérer les solutions concernant les problèmes sociaux importants : elle pourrait être capable de trouver de meilleures solutions. En effet, on a pu dire que si le quotient intellectuel de chacun à travers le monde était relevé ne serait-ce que de quelques points en pourcentage, la productivité mondiale, et donc toute chose associée à cette productivité, seraient accrues.
17Tout cela est on ne peut plus vrai. Pourtant, bien que la plupart des augmentations émergent de la recherche thérapeutique, elles nécessitent des recherches supplémentaires coûteuses pour évaluer leur sécurité et leur efficacité, ce qui implique l’allocation de nouvelles ressources pour mener à bien la recherche sur l’augmentation. Or, il y a des chances pour que ces recherches supplémentaires, comme je l’ai déjà souligné, s’assortissent d’un équilibre bénéfices/risques moins défendable, étant donné qu’elles impliquent des sujets en bonne santé plutôt que des sujets ayant besoin d’un traitement. La question de la justification de telles recherches, compte tenu de nos besoins sociaux les plus urgents, reste donc ouverte. En outre, les problèmes mondiaux urgents que les augmentations humaines sont censées nous aider à résoudre – entre autre la guerre, la pauvreté et la pollution – impliquent constitutivement de sérieuses défaillances morales. Il est entendu que si toutes les personnes du monde étaient moralement plus avancées qu’elles ne le sont actuellement – si elles étaient plus attentionnées, plus sensibles aux besoins d’autrui, plus altruistes, plus généreuses, plus coopératives, plus tolérantes, plus patientes, plus compréhensives et plus compatissante –, nous ne serions pas confrontés aux problèmes mondiaux urgents auxquels nous devons faire face aujourd’hui. Du moins, ces problèmes ne seraient pas aussi étendus que ceux auxquels nous devons faire face aujourd’hui. Les recherches sur l’augmentation ne se sont pourtant pas sérieusement intéressées à la possibilité d’une amélioration morale5. C’est à peine si on a commencé à s’intéresser aux origines et aux mécanismes biologiques sous-jacents de la moralité ; son amélioration n’est donc pas encore à l’horizon. Les augmentations voulues et envisagées jusqu’à présent et pour le futur proche sont au contraire, pour leur grande majorité, des augmentations cognitives, médicales et corporelles, et non des augmentations morales. Le concept de perfection humaine, qui est l’arrière-plan de ces augmentations, néglige totalement la perfection morale. Comment ce projet d’augmentation humaine pourrait-il donc résoudre nos problèmes mondiaux les plus importants ? En fait, il risque de faire empirer ces problèmes. Car les augmentations cognitives, physiques et autres, envisagées dans le projet d’augmentation humaine, vont certainement créer davantage de possibilités pour mal agir, davantage de tentations de mal agir et donc davantage de mal. Encore une fois, la question de la justification des recherches sur l’augmentation, compte tenu de nos besoins sociaux plus urgents, reste donc ouverte. Et le fait qu’on ne remarque que rarement ne serait-ce que la pertinence de cette question constitue la troisième et la plus sérieuse lacune du débat sur l’augmentation humaine.
3. La tâche du philosophe des sciences
18Ainsi, nous en sommes là : le débat sur l’augmentation humaine comporte trois lacunes et ces trois lacunes le maintiennent dans une impasse. Par conséquent, les idées de ceux qui sont les plus instruits et les mieux préparés pour s’occuper de la question de l’augmentation restent sans suite. Se pourrait-il que les philosophes des sciences soient d’une aide quelconque ? À ce jour, les philosophes qui ont pris part aux débats sur l’augmentation humaine sont principalement des bioéthiciens, des philosophes politiques, et plus occasionnellement des spécialistes de philosophie de l’esprit ou de philosophie de la technique, mais pas des philosophes des sciences. Que pourraient éventuellement proposer ceux-ci ?
19La réponse est simple eu égard au premier défaut du débat, qui concernait les risques et les bénéfices liés aux augmentations. Après tout, il y a des années que les philosophes des sciences s’occupent d’analyser le rapport risques/bénéfices pour les questions relatives à la justice environnementale et à la santé publique. Par conséquent, les philosophes des sciences devraient être à même d’aider tout aussi bien les défenseurs que les détracteurs de l’augmentation qui comparent régulièrement ses risques et ses bénéfices, mais n’offrent que rarement des analyses détaillées pour justifier leurs positions. Mais que dire de la deuxième lacune ? Il s’agit, rappelons-le, de l’absence, au sein du débat sur l’augmentation humaine, d’un système commun de valeurs pour l’évaluation des améliorations proposées, puisque ce sont apparemment les mêmes valeurs qui sont régulièrement convoquées par ses partisans comme par ses détracteurs, mais pour arriver à des conclusions diamétralement opposées. Comment les philosophes des sciences pourraient-ils ici nous aider ? Considérons, par exemple, les affirmations concurrentes à propos de l’utilisation de substances psychotropes comme le Prozac et le Provigil. Les défenseurs de l’augmentation déclarent que de telles substances contribueront à la maîtrise de soi et à la réalisation de soi, puisqu’elles permettront à leurs consommateurs de contrôler leurs humeurs, et ainsi de s’engager dans des activités et des réalisations plus fructueuses. Les détracteurs de l’augmentation, à l’inverse, déclarent que de telles substances ébranleront la maîtrise de soi et nuiront au développement personnel, puisque leurs consommateurs dépendront des médicaments plutôt que d’eux-mêmes – ils tireront leur personnalité d’un flacon. Mais est-ce là seulement un désaccord de valeurs ? Il semble qu’il s’agisse également d’un désaccord à propos d’affirmations empiriques, elles-mêmes chargées de valeurs. Pourtant, le débat s’est focalisé uniquement sur les valeurs, ne fournissant aucune information pour soutenir les affirmations empiriques. Aussi, la tâche du philosophe des sciences pourrait être de débusquer les informations empiriques nécessaires à l’évaluation de telles affirmations, c’est-à-dire les informations relatives aux expériences des personnes qui consomment ces substances. Ce qui est ici pertinent, ce sont par exemple les résultats des études sur les ISRS (inhibiteurs sélectifs du recaptage de la sérotonine), cette classe de substances qui incluent le Prozac, ainsi que les résultats des études menées sur le Modafinil, dont l’un des noms commerciaux est Provigil.
20Des études menées sur des volontaires « normaux » (c’est-à-dire des volontaires qui n’ont pas besoin de médicament pour traiter leur dépression mais sur lesquels on teste les médicaments d’amélioration) montrent ainsi que les ISRS n’élèvent pas l’humeur normale vers un état de bonheur, même s’ils réduisent les affects négatifs (tristesse et anxiété) et l’hostilité qui en résulte. Les ISRS semblent également accroître l’implication des sujets dans les tâches de coopération, améliorer leur « tolérance aux ennuis » et accroître leur confiance en soi. Cependant, des études rapportent également certains troubles de la mémoire (par exemple, une mémoire épisodique plus faible) suite à la consommation de ces substances, ainsi que la survenue de certains biais dans le traitement de l’information. Le Modafinil, en revanche, augmente les affects positifs sans engendrer de déficiences cognitives. En fait, le Modafinil améliore même les capacités cognitives chez les sujets normaux, mais seulement dans des conditions de performances suboptimales, c’est-à-dire chez des sujets privés de sommeil ou dotés de « capacités naturelles inférieures ». Pour autant, les effets avérés sont très modérés : par exemple, on constate une augmentation seulement dans certaines tâches très spécifiques et très simples, et dans le cas de la privation de sommeil, l’augmentation obtenue ne dépasse pas celle que produirait une forte dose de caféine (l’équivalent de six tasses de café). Le problème, c’est que le Modafinil accroît également les affects négatifs (« angoisse psychologique » et « humeur agressive ») parallèlement aux affects positifs (de Jongh, Bolt, Schermer, Olivier, 2008 ; Schermer, Bolt, de Jongh, Olivier, 2009). Aucun de ces résultats ne suggère particulièrement que les substances comme le Prozac ou le Provigil vont soit contribuer de manière significative à la maîtrise de soi et à la réalisation de soi, soit ébranler de manière significative l’une comme l’autre. Et aucun ne suggère non plus le moindre effet perceptible à l’extérieur du cadre artificiel des laboratoires, dans le monde réel et sur le long terme.
21Bien sûr, il se peut que des recherches futures fournissent des substances avec des états de services plus impressionnants, bien que la recherche actuelle sur l’amélioration de l’humeur et des facultés cognitives suggère des limitations claires. On a ainsi remarqué que les effets significatifs doivent toujours être potentiellement limités aux personnes peu performantes, que les agents améliorants peuvent, en réalité, nuire à la performance des individus brillants, et que n’importe quel individu utilisant l’un ou l’autre de ces agents améliorants peut toujours y réagir par des compensations émotionnelles ou cognitives importantes (de Jongh, Bolt, Schermer, Olivier, 2008 ; Schermer, Bolt, de Jongh, Olivier, 2009 ; Housden, Morein-Zamir, Sahakian, 2011). Peut-être y a-t-il même de bonnes raisons évolutionnaires à ces limitations. Après tout, nous autres êtres humains avons évolué en respectant des contraintes écologiques et physiologiques. Considérons le bassin féminin. Des complications obstétriques pendant l’accouchement sont fréquentes, parce que les dimensions du bassin féminin sont faibles par rapport à la tête du bébé. Mais de plus grandes dimensions compromettraient une locomotion bipède efficace. L’encéphalisation (l’augmentation progressive de la taille du cerveau des bébés) et la locomotion bipède efficace constituaient des demandes concurrentes dans l’évolution du bassin et la structure qui en a résulté représente un compromis entre les deux. Les recherches suggèrent que les capacités cognitives et émotionnelles de l’être humain sont le produit de l’évolution, donc de compromis similaires entre de multiples contraintes, lesquelles résultent à la fois des types de problèmes que les êtres humains ont été appelés à résoudre et de notre biologie sous-jacente. Par conséquent, l’amélioration de l’une quelconque de ces capacités pourrait altérer le fonctionnement des autres capacités et, dans tous les cas, n’optimisera pas nécessairement la performance d’ensemble (Hills et Hertwig, 2011, 376).
22Les limitations empiriques mettent à mal bien d’autres déclarations axiologiques concurrentes dans le débat sur l’augmentation. Prenons juste un autre exemple. Les partisans de l’augmentation déclarent que les procédures comme le dopage sanguin des athlètes sont des manières de réaliser entièrement le potentiel humain relatif à l’excellence physique, et qu’elles ne devraient donc pas être illégales. De leur côté, les opposants à l’augmentation déclarent que le dopage sanguin des athlètes ruine en réalité la quête d’une authentique excellence physique (qui doit être accomplie par l’entraînement et un travail acharné, et non produite artificiellement). Mais, une fois encore, on ne dispose d’aucune preuve empirique pour appuyer l’une ou l’autre de ces thèses. Prenons le cyclisme, un sport qui, au cours de ces dernières années, a eu plus que sa part de suspicions de dopage, de scandales et de suspensions, culminant récemment dans la disgrâce de Lance Armstrong, l’annulation de ses sept titres de vainqueur du Tour de France, et son exclusion à vie de toute compétition cycliste. Dans le monde du cyclisme – contrairement à ce que soutiennent les détracteurs de l’augmentation – il n’y a aucune preuve que le dopage subvertisse la quête d’une authentique excellence physique et discrédite l’entraînement et le travail acharné nécessaires pour y parvenir. Après tout, les athlètes qui ont eu recours au dopage se sont tous soumis aux exigences d’un entraînement et d’un travail intensifs, ils ont seulement recherché un atout supplémentaire. Mais – contra cette fois les partisans de l’augmentation – rien ne prouve non plus que le dopage est une manière de réaliser pleinement les potentialités humaines relatives à l’excellence physique, ou qu’il donne toujours aux cyclistes de haut niveau un avantage pour la compétition. En effet, des études ont montré que les principaux facteurs qui déterminent la performance des athlètes d’endurance sont ce qu’on appelle la « consommation maximale d’oxygène » (VO2max), le « seuil lactique » (LT), l’« économie de travail » ou le « rendement » (C), et selon certaines études, le « point d’inflexion lactique » (lactate turnpoint, LTP). L’importance relative de chacun de ces facteurs dépend néanmoins du niveau d’entraînement de l’athlète, et des études ont montré que les principaux facteurs déterminant la performance des athlètes d’endurance de haut niveau sont les LT, LTP et C. Mais les études ne montrent pas que le dopage améliore les LT, LTP et C de ces athlètes. Les études sur le dopage ont plutôt pris pour sujets des individus du type « athlètes amateurs formés à l’endurance », « individus bien entraînés » et « sujets normaux en bonne santé », sans recours à des critères particuliers pour dresser cette classification. Ces études se concentrent sur le VO2max et non sur les LT, LTP et C, et elles ont exploité des épreuves d’une durée de 20 minutes mobilisant l’effort des sujets jusqu’à épuisement, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec les heures – ou les jours – des longues compétitions d’endurance, comme les compétitions de cyclisme de haut niveau qui impliquent, pour la plupart, des efforts moins violents. En outre, une partie seulement de ces études sur le dopage (8 sur 13) s’est faite contre placebo, et une partie seulement de ces dernières (5 sur 8) a également été pratiquée en double-aveugle. De ce fait, même si les traitements dopants augmentent le VO2max et les performances en laboratoire des sujets lorsque ceux-ci sont relativement peu entraînés, il n’y a pas de preuve que le dopage améliore les performances des athlètes d’endurance de haut niveau qui eux sont bien entraînés, et qui réalisent pleinement les potentialités humaines relatives à l’excellence physique (Heuberger et al, 2012).
23Le philosophe des sciences peut donc débusquer ce type d’informations pour évaluer les déclarations empiriques concurrentes qui, avec les valeurs qu’elles véhiculent, peuplent régulièrement le débat sur l’augmentation, en examinant ce faisant les types de données qui seraient pertinentes pour soutenir ces déclarations, et en enquêtant sur les méthodes qui permettraient de recueillir ces données dans les meilleures conditions. Explorer ces questions rendrait le débat sur l’augmentation bien plus fertile, et inviterait à des collaborations intéressantes avec les scientifiques.
24Enfin, qu’en est-il de la troisième lacune du débat ? Pour rappel, il s’agit de l’interrogation, largement ignorée, relative à la justification de la recherche sur l’augmentation, compte tenu de nos besoins sociaux les plus urgents. Que peuvent nous apporter, sur ce point, les philosophes des sciences ? Dans Philosophy of Science after Feminism (Kourany, 2010), je défendais la thèse selon laquelle la philosophie des sciences doit situer la science dans son contexte sociétal plus large, et cesser de l’examiner comme si elle existait dans un vide social/ politique/économique. Corrélativement, je soutenais que la philosophie des sciences doit chercher à comprendre la rationalité scientifique en tenant compte de ce contexte, donc en en développant une conception qui intègre l’éthique à l’épistémique. En fait, l’idéal d’une science socialement responsable que l’ouvrage met en avant affirme que chaque aspect du processus de la recherche scientifique, depuis le choix des problèmes de recherche jusqu’à la communication et l’application des résultats, doit être guidé par de saines valeurs sociales – c’est-à-dire par des valeurs qui correspondent aux besoins de la société, comme les valeurs égalitaires du féminisme répondent aux besoins de la société en matière de justice – non moins que par de saines valeurs épistémiques. La troisième lacune du débat sur l’augmentation humaine pose alors la question de savoir si cette recherche sur l’augmentation est à la hauteur de ces critères. Apparemment non : étant donné nos ressources limitées et nos besoins sociaux quasiment illimités, la recherche visant à répondre à nos besoins les plus urgents semblerait devoir l’emporter sur la recherche visant l’augmentation. Armés de l’idéal d’une science socialement responsable, les philosophes des sciences peuvent donc proposer une nouvelle ligne de discussion prometteuse au sein du débat sur l’augmentation, qui échapperait aux éternelles argumentations pour et contre qui caractérisent ce débat6. Et les philosophes des sciences pourraient alors formuler de nouvelles recommandations, plus raisonnables. Peuvent-ils ainsi clore le débat ?
25Pas tout à fait. Il y a au moins deux réponses – deux défenses de la recherche actuelle sur l’augmentation – qui pourraient être proposées pour contrer l’orientation prônée plus haut. D’après la première, au moins une partie de la recherche sur l’augmentation répond (ou du moins pourrait répondre) aux besoins les plus urgents de la société. D’après la seconde, une grande partie de la recherche sur l’augmentation ne répond certes pas à ces besoins directement, mais y répond indirectement. Déterminer si la recherche sur l’augmentation est à la hauteur des normes d’une science socialement responsable exige par conséquent d’analyser ces justifications.
26Commençons par la première. À l’en croire, l’un des besoins les plus urgents de la société d’aujourd’hui est de mettre fin à tous les conflits militaires en cours et à toutes les pertes et souffrances qu’ils engendrent. De façon significative, l’un des principaux moteurs de la recherche actuelle sur l’augmentation se trouve être l’armée, en particulier l’armée des États-Unis. Le DARPA – l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense des États-Unis – dispose, en effet, d’un budget annuel de plus de trois milliards de dollars, dont une grande partie a été, au cours des dix dernières années, consacrée à des projets de recherche sur l’augmentation. L’un de ces projets, par exemple, concerne le développement d’exosquelettes – des systèmes robotisés portables qui confèrent à leurs utilisateurs une force, une vélocité et une endurance surhumaines. Ces exosquelettes, nous dit-on, permettront aux soldats de porter des armes plus lourdes, plus de munitions, de nourritures et de fournitures ; de parcourir de grandes distances plus rapidement ; de pratiquer des activités physiques intenses plus longtemps ; et d’être plus efficacement protégés contre les tirs ennemis ou les attaques chimiques. Un autre projet du DARPA concerne le développement d’interfaces hommes-machines : grâce à l’implantation de puces électroniques ou d’électrodes dans leur cerveau, les soldats pourraient par exemple contrôler directement les machines (ordinateurs, robots, drones, etc.) par la seule force de la pensée, ce qui leur permettrait de réagir plus rapidement et sans effort en situation de combat. De telles interfaces sont également censées permettre la réception (sensorielle ou autre) tout aussi directe de données provenant de machines ou d’autres humains (voire de groupes d’êtres humains, constituant ainsi une sorte de « réseau télépathique »). Un autre projet du DARPA concerne le développement de capacités permettant de déléguer des tâches particulières directement à des robots (c’est-à-dire de produire des robots possédant différents degrés d’autonomie). D’autres augmentations encore sont à l’étude : des substances permettant d’anesthésier les souvenirs douloureux, ainsi que des substances et des implants de puces mémorielles pour augmenter la mémoire ; des « vaccins contre la douleur » pour empêcher d’intenses douleurs, ainsi que des méthodes pour accélérer la cicatrisation ; des modifications du métabolisme humain permettant de réduire les besoins en nourriture, ainsi que des modifications du cerveau humain pour réduire le besoin de sommeil, etc. Et ce n’est là qu’une partie des projets d’augmentations financés par le DARPA. La justification, bien sûr, c’est que de telles recherches vont permettre aux forces de combat d’être « imbattables » – de n’avoir aucune limitation physique, physiologique ou cognitive – et ainsi d’être mieux à même de contribuer à la paix dans le monde, ou du moins à la sécurité du peuple américain et de ses alliés (Garreau, 2005 ; Singer, 2009)7. Force serait de constater que la recherche sur l’augmentation répond donc à l’un des besoins les plus urgents de la société.
27Le problème cependant, est qu’une telle recherche sur l’augmentation, assujettie à la réalisation de la suprématie militaire, peut rendre le déclenchement des guerres plus alléchant, et ces mêmes guerres plus fréquentes et plus destructrices. Le risque est également que ces augmentations tombent entre de mauvaises mains et qu’elles échappent à tout contrôle. Par conséquent, il est loin d’être évident que cette recherche, financée par l’État, réponde à l’un quelconque des besoins les plus urgents de la société ni qu’elle respecte les critères d’une science socialement responsable. Certains membres de la communauté scientifique sont parfaitement conscients de ce problème, et refusent par conséquent de prendre part à la recherche. La grande majorité, cependant, considère que la recherche n’a à se préoccuper que des questions « purement scientifiques », qu’elle est politiquement neutre, indépendante de tout jugement de valeur : c’est une simple ressource qui peut être utilisée en bien ou en mal. Un chercheur du Carnégie-Mellon explique, par exemple, que « 364 jours par an, vous construisez un bon robot. Un jour dans l’année, vous lui mettez un peu de camouflage dessus pour raconter des craques au DARPA ». Certains refusent simplement de penser au problème, comme cet autre chercheur du DARPA qui soutient que « vous ne pouvez pas laisser la peur du futur inhiber l’exploration de l’avenir » (tous deux cités dans Singer, 2009, 175). Les analyses qui mettent au jour les valeurs influençant les différents aspects de cette recherche seraient ainsi immensément précieuses à la fois pour les scientifiques qui y sont impliqués (ou refusent de s’y impliquer) et pour le public qui paie pour cela et en supporte les conséquences. C’est précisément ce qu’exige l’évaluation de la recherche sur l’augmentation à la lumière de l’idéal d’une science socialement responsable.
28D’après le second plaidoyer en faveur de la recherche sur l’augmentation, c’est l’industrie qui est, avec l’armée, la principale source de financement de la recherche sur l’augmentation. De fait, qu’il s’agisse de compagnies pharmaceutiques, d’entreprises de biotechnologies, de groupes ayant signé un contrat avec la Défense ou d’entreprises de nanotechnologies, et d’autres encore pour lesquelles les scientifiques travaillent ou qu’ils ont lancées, toutes alimentent largement, de concert avec l’armée, la recherche sur l’augmentation. Certes, les gouvernements du monde entier ainsi que les universités, publiques comme privées, associées à ces scientifiques, financent également la recherche sur l’augmentation – ils y ont en fait investi des millions. Mais leur première motivation, plutôt que de répondre à des besoins sociaux, est de prendre part à la concurrence internationale dans « le marché mondial, où les efforts pour atteindre la supériorité économique sont, à bien des égards, une quête pour la supériorité technologique » (William et Frankel, 2006, iii) :
Maintenir et dépasser les chiffres de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) est un fort indicateur de la compétitivité d’une nation ; la création de nouvelles industries et de produits innovants alimente la croissance du PIB. L’économie nous enseigne que l’on peut augmenter la quantité de biens et de services produits dans une économie donnée (rendement ou PIB) en augmentant les technologies disponibles sur un marché donné (productivité globale des facteurs), en augmentant les infrastructures physiques disponibles (capital), ou en améliorant le savoir-faire, les compétences de la main-d’œuvre, ainsi que sa quantité (travail). Développer la recherche sur l’augmentation humaine est l’un des moyens pour augmenter l’ensemble des trois composants de l’équation de la productivité et, en particulier, pour remédier au manque de population active prévu, dans certains secteurs, pour les prochaines années (Williams et Frankel, 2006, 3).
29En résumé, la recherche sur l’augmentation humaine stimule la croissance économique en contribuant au développement technologique. Dans le même temps, dans la mesure où elle a pour objectif l’élargissement et la diversification des capacités humaines, elle stimule de manière significative la croissance économique d’une autre façon encore, c’est-à-dire en permettant à une main-d’œuvre mieux équipée sur les plans cognitifs, physique et émotionnel, de maintenir un très haut niveau de productivité. Les membres les plus âgés, les plus instruits et les plus compétents de cette main-d’œuvre sont également concernés : cela leur permet de conserver leur travail et leurs talents intacts. Avec pour conséquences tous les bénéfices sociaux qu’une croissance économique fiable rend possibles.
30Le problème cependant, c’est que ce ne sont pas des bénéfices sociaux qui vont advenir, tout du moins pas les bénéfices sociaux à grande échelle qui pourront répondre aux besoins sociaux les plus répandus. En effet :
L’expérience de ces trente dernières années au moins montre que le phénomène de la croissance économique basée sur la science et la technologie semble s’accompagner d’une augmentation des inégalités dans la distribution des bénéfices économiques […] Ces inégalités sont signalées par de nombreux indicateurs, parmi lesquels des taux élevés de chômage et de sous-emploi, des taux de pauvreté persistants, une très forte hausse de la concentration des richesses. Elles se manifestent à la fois à l’échelle nationale et entre les nations à l’échelle internationale, alors même que la richesse mondiale continue de croître […] (Sarewitz, Foladori, Invernizzi, Garfinkel, 2004, 69).
31Or, comme nous l’avons vu, il est fort possible que le développement technologique des augmentations humaines, en particulier, ne fasse qu’ajouter des inégalités. Une fois encore, que la recherche sur l’augmentation soit à la hauteur des normes d’une science socialement responsable est donc loin d’être évident.
32Bien sûr, il y a des chances pour que ceux qui manquent de ressources pour mener une vie décente tirent de nombreux avantages – peut-être même plus que les plus favorisés – d’au moins quelques produits issus de la recherche sur l’augmentation8. Pensons par exemple aux appareils mobiles et à Internet, à l’impact considérable qu’ils ont dans les pays en voie de développement, à l’éventail d’opportunités qu’ils ont ouvert à leurs populations défavorisées. Pensons également aux substances d’améliorations comme le Prozac et le Provigil, qui ont le plus d’effets sur ceux dont les capacités sont moindres. En résumé, il n’est pas impossible que les produits de la recherche sur l’augmentation aient (par un heureux hasard ou autrement) des effets salutaires chez les personnes défavorisées, même lorsque les valeurs qui ont façonné cette recherche renvoient à des motivations totalement différentes (par exemple, à des objectifs militaires dans le cas d’Internet et des appareils mobiles). Une recherche socialement responsable est cependant porteuse d’un bien meilleur bilan, puisqu’elle se soucie au premier chef, précisément, de ces effets salutaires9. Une fois encore, il semble que la recherche visant à répondre à nos besoins sociaux les plus importants doive avoir la priorité sur la recherche visant l’augmentation humaine.
33Que pouvons-nous en conclure ? Le débat sur l’augmentation humaine dure depuis des décennies et tout indique qu’il va se poursuivre pendant encore des décennies. De nombreuses disciplines et professions s’y trouvent impliquées mais pas, sauf à de très rares exceptions, la philosophie des sciences. Le débat est également cousu de failles, que les philosophes des sciences peuvent cependant contribuer à corriger. Pourtant, ces mêmes philosophes des sciences ignorent ce débat. Alors que faire ? Nombreux sont ceux qui disent que l’augmentation humaine est inéluctable – soit parce qu’il est dans la nature humaine de poursuivre sans relâche ses efforts vers le mieux, soit parce que ces efforts particuliers sont une conséquence nécessaire du développement scientifique actuel, des progrès technologiques ou tout simplement de la curiosité et de l’inventivité humaines. Si tel est bien le cas, alors peut-être que les philosophes des sciences, en ignorant le débat, auront tout simplement évité de perdre leur temps. Mais si l’augmentation humaine est seulement inéluctable par défaut, parce que le débat sur l’augmentation est impuissant à contrôler le mouvement actuel en faveur de l’augmentation et reste indifférent à sa valeur sociale, alors nous autres philosophes des sciences aurons été profondément négligents.
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Notes de bas de page
3 Je renvoie ici à cette photographie du Wellcome Collection sur l’exposition Superhuman : http://www.wellcome-collection.org/whats-on/exhibitions/superhuman/image-galleries/missing-parts.aspx?view=prosthetic-toe.
4 N.D.T. : connu principalement pour son hostilité envers la recherche sur l’embryon, le President’s Council of Bioethics, créé par G. Bush en 2001, a disparu en 2009 avec l’administration Obama et a été remplacé par la Presidential Commission for the Study of Bioethical Issues, présidée par Amy Gutmann.
5 N.D.T. : Nous avons ici traduit moral enhancement par « amélioration ». Nous nous permettons, sur ce point, de renvoyer à un ouvrage qui ne fait pas partie de la bibliographie de l’auteur : Ingmar Persson et Julian Savulescu, Unfit for the Future : The Need for Moral Enhancement. Oxford : Oxford University Press, 2012.
6 Du type : existe-t-il ou non une chose telle que la « nature humaine », est-ce que la poursuite de l’augmentation humaine parfait cette nature ou la pervertit, est-elle éthiquement admirable ou éthiquement pernicieuse, aura-t-elle des bénéfices et offre-t-elle des garanties, etc.?
7 On a également soutenu que ces augmentations pourraient avoir d’importantes applications civiles : que les exosquelettes et les interfaces hommes-machines pourraient aider les handicapés ; que les vaccins contre la douleur pourraient révolutionner le traitement de la douleur chez les patients atteints du cancer ; que les méthodes accélérant la cicatrisation pourraient aider les personnes souffrant de lésions de la moelle osseuse, de la maladie de Parkinson ou de tumeurs cérébrales ; que les modifications du métabolisme pourraient transformer l’industrie des produits amincissants ; et que l’augmentation de la mémoire pourrait venir en aide aux personnes atteintes d’Alzheimer, victimes d’un accident vasculaire cérébral ou de lésions cérébrales – pour ne rien dire des étudiants. Mais ce ne sont pas là les objectifs de la recherche.
8 Il est intéressant de noter à cet égard que les sondages d’opinion publique aux États-Unis montrent que les moins favorisés sont plus intéressés par diverses technologies d’augmentation humaine et plus tolérant à leur encontre que le reste de la population (William et Frankel, 2006).
9 Il serait certainement plus efficace (en termes de gain de temps et de ressources), par exemple, de mener une recherche directement sur le traitement de la douleur pour les cancéreux plutôt que pour des soldats blessés sur un champ de bataille, et de l’appliquer ensuite seulement aux patients atteints d’un cancer.
Auteur
Professeure de philosophie et d’études de genre à l’université de Notre Dame (Indiana) où elle est membre du Reilly Center for Science, Technology, and Values. Ses domaines de recherche incluent la philosophie des sciences, la relation entre science et valeurs sociales, la philosophie féministe et le nouveau domaine interdisciplinaire des études de l’ignorance. Elle rédige en ce moment un nouveau livre : Forbidden Knowledge : The Social Construction and Management of Ignorance.
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