Réponses
p. 101-103
Texte intégral
1Je tiens à remercier les deux intervenants pour leurs commentaires intéressants et constructifs qui complètent ma communication de manière significative. Minh Ha-Duong compare le modèle du corpus de production de connaissance scientifique aux travaux du GIEC. Pour commencer, il montre que le processus de travail du GIEC a beaucoup de choses en commun avec le modèle du corpus, notamment parce que le GIEC est une organisation collective et multidisciplinaire visant à créer une somme de connaissances fiables. Toutefois, il poursuit et montre que le processus de travail du GIEC diffère du modèle du corpus d’au moins trois manières importantes. Tout d’abord, les décideurs ont une influence sur le travail scientifique, en particulier sur le choix des sujets des rapports. La force probante d’énoncés scientifiques clés est indiquée par des phrases normalisées telles que « il est très probable que » et « il existe un degré de confiance très élevé que ». Et il n’y a pas de « raccourci » entre données et politique. Les deux dernières caractéristiques sont bien sûr étroitement liées puisque l’inclusion dans les rapports d’énoncés frappés d’incertitude rend ce raccourci inutile.
2Il s’agit là d’une comparaison très intéressante. Bien entendu, elle n’invalide pas le modèle du corpus de production de connaissance scientifique puisque le processus du GIEC a un objectif plus vaste que la production de connaissance : il vise à fournir aux décideurs une présentation systématique de toutes les informations dont ils ont besoin pour déterminer la politique climatique. À mon avis, l’utilisation par le GIEC d’indicateurs d’incertitude normalisés convient parfaitement pour cet objectif et il y a des raisons pour introduire des systèmes similaires dans d’autres domaines. (Levin, Hansson et Rudén, 2004) Toutefois, l’élégante comparaison de Ha-Duong soulève d’importantes questions pour la recherche empirique : Comment les scientifiques, les décideurs et le public, comprenent-ils ces énoncés frappés d’incertitude et quel est leur impact sur les processus et les résultats de prise de décision ?
3Emmanuel Henry aborde le modèle du corpus du point de vue de la sociologie des sciences. Avant de répondre à ses commentaires, je tiens à souligner que je considère les études sociologiques et philosophiques de la science comme étant complémentaires et mutuellement utiles et certainement pas comme des concurrentes. Il est nécessaire d’étudier empiriquement le phénomène social de la science et de déterminer ce que les scientifiques font en réalité. Il faut aussi des discussions normatives à propos de ce que les scientifiques devraient faire. Nous pouvons comparer la situation à celle s’appliquant aux lois et aux systèmes juridiques. Nous avons besoin d’études empiriques portant sur ce qui se passe en réalité dans les systèmes juridiques. Mais nous avons aussi besoin d’une discussion normative sur la manière dont les systèmes juridiques devraient être conçus et sur ce que leur rôle devrait être dans la société. Les deux approches portant sur les études du système juridique doivent être considérées comme complémentaires plutôt que concurrentes et la même conclusion s’applique pour les approches correspondantes de la science.
4S’inscrivant dans une perspective de sociologie des sciences, Emmanuel Henry soulève trois questions importantes. Premièrement, il fait remarquer que ma définition de la science est un peu idéalisée et demande si nous avons besoin d’une définition qui intègre mieux les réalités sociales de la science contemporaine. Plus précisément, pourquoi ne pas choisir une définition qui reconnaisse les imperfections de la science dues à l’influence d’organisations riches et puissantes ?
5Pour répondre à cette question, j’aimerais comparer la définition de la science à celle de la « règle de droit ». Tout comme la « science », la « règle de droit » est généralement définie de manière idéalisée qui ne correspond pas aux réalités sociales. Ce n’est toutefois pas une raison pour modifier la définition et, par exemple, accepter des formes mineures de corruption ou de discrimination ethnique comme étant compatibles avec la règle de droit. Au contraire, nous avons besoin du concept idéalisé comme outil pour analyser les infractions. De la même façon, nous avons besoin du concept idéalisé de la science lorsque nous analysons des écarts par rapport à l’idéal.
6La deuxième question d’Henry est de savoir comment nous devons aborder les poches artificielles de controverse créées par exemple par les entreprises du tabac et les négateurs du changement climatique. Beaucoup pourrait être dit à ce sujet mais, selon moi, une grande partie de la réponse porte sur la nécessité d’une défense active de la science, par exemple sous forme d’une dénonciation et d’une critique de la science corrompue. Une fois encore, pour analyser les écarts, nous avons besoin d’un concept clair de ce à quoi ils dérogent. Par exemple, lorsque nous analysons des évaluations tendancieuses de risques toxicologiques, nous avons besoin d’une image précise de ce à quoi ressemble une évaluation du risque sérieuse. (Pour une discussion de biais en toxicologie, voir Wandall, Hansson et Rudén, 2007. Des exemples d’évaluations malhonnêtes du risque toxicologique sont dénoncés dans Hansson, 1998b ; Rudén et Hansson, 2008.)
7La troisième question d’Henry est la plus provocatrice : est-ce bien raisonnable de se fonder sur une approche scientifique pour fonder des décisions publiques ? Vu l’expérience historique considérable de science mal interprétée et mal employée, est-ce vraiment une bonne idée de se fier à la science pour des décisions d’ordre social ? Voilà certainement une question légitime. Sans surprise, ma réponse est positive, mais seulement sous certaines conditions. Une science corrompue est souvent pire que pas de science du tout. Si nous parvenons à défendre l’intégrité de la science et à écarter ses formes dégénérées, telles que la négation climatique, le créationnisme et le plaidoyer pseudo-scientifique en faveur du tabac, la science nous fournit alors la meilleure base factuelle disponible pour la prise de décision. Si nous échouons à préserver la science de telles influences, elle n’est alors que de peu d’utilité pour les décideurs politiques.
8L’intégrité de la science est parfois difficile à atteindre mais cela vaut toujours la peine de se battre pour elle.
Auteur
Professeur de philosophie à l’Institut royal de technologie à Stockholm. Il est le rédacteur en chef de Theoria et l’éditeur de deux livres dans les collections Philosophy, Technology and Society (Rowman & Littlefield International) et Outstanding Contributions to Logic (Springer). Ses domaines de recherche incluent la philosophie des sciences et de la technologie, la théorie de la connaissance, la logique, la philosophie morale fondamentale et appliquée, la théorie de la valeur et la philosophie politique. Il a notamment publié The Ethics of Risk (Palgrave Macmillan 2013), The Role of Technology in Science : Philosophical Perspectives (Springer 2015, direction de l’ouvrage), et Descriptor Revision. Belief Change Through Direct Choice. (Springer, sous presses).
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