Chapitre 2. L’évaluation des risques collectifs : la peur du risque justifie-t-elle irrationalité et inéquité ?
p. 29-46
Texte intégral
Introduction
1L’incertitude a toujours été une dimension essentielle de la condition humaine, mais notre époque est marquée par le souci croissant de gestion des risques collectifs. Les risques de guerre mondiale, de catastrophe nucléaire, d’épidémie virale, de conséquences néfastes des OGM ou des nanotechnologies, de changement climatique, de raréfaction de l’eau et des ressources naturelles, de collision avec une météorite, de vagues terroristes, d’effondrement financier mondial, de dégradation catastrophique de l’environnement, et quelques autres forment une liste impressionnante. Ces risques portent non seulement sur l’ensemble de l’humanité mais peuvent également affecter différentes populations ou différentes régions de façon inégale, modifiant ainsi sensiblement la répartition de la richesse et du bien-être. Les philosophes et sociologues font du risque en général ou de certains de ces risques un aspect central de leur réflexion sur la justice sociale (Jonas, 1998 ; Beck, 2001 ; Dworkin, 2000 ; Rabinowicz, 2002 ; Caney, 2009 ; Otsuka et Voorhoeve, 2009 ; Hansson, 2010b, 2012a).
2Les économistes du choix social n’ont pas fait du risque un aspect principal de leur recherche, peut-être parce que, même dans les modèles simples et abstraits où le risque n’est pas explicitement pris en compte, l’accumulation de résultats négatifs autour du théorème d’Arrow les a bloqués dans la progression vers des cadres d’analyse plus riches. L’exception est John Harsanyi, qui en 1955 a proposé une axiomatisation de l’utilitarisme fondée sur les loteries. Ce résultat majeur a engendré une littérature sur la signification réelle de son résultat (Cf Weymark, 1991 pour une synthèse), et une littérature sur la définition de critères satisfaisants pour la gestion des risques collectifs pouvant modifier la distribution du bien-être. C’est sur cette dernière question que va porter cette conférence.
3En dépit des atermoiements de la théorie du choix social, on peut parler d’un certain consensus de l’économie du bien-être, à un niveau plus appliqué, pour envisager l’évaluation des situations sociales non risquées à l’aide d’une fonction de bien-être social qui définit un classement cohérent des situations et qui accorde une certaine priorité aux plus défavorisés. Il y a bien des doutes et des débats pour choisir la mesure du bien-être individuel qui doit servir à décrire la répartition et à déterminer quelles catégories de personnes méritent d’être considérées comme défavorisées. Mais au moins il n’y a pas de contestation majeure sur deux principes de base : l’évaluation doit être cohérente (principe de rationalité), et elle doit accorder une attention particulière aux plus défavorisés (principe d’équité).
4Ce qui est remarquable à propos du risque, c’est que deux principes aussi élémentaires que la rationalité et l’équité sont battus en brèche dès que la présence du risque est prise en compte dans l’analyse. Les auteurs, dans ce domaine, semblent étonnamment prêts à tolérer, voire à défendre ouvertement, des violations flagrantes de ces principes.
5Mon objectif est ici de défendre ces principes dans le contexte des situations risquées (section 1 pour la rationalité et section 2 pour l’équité), et d’examiner les conséquences de ces principes pour une évaluation satisfaisante de telles situations, en évoquant en particulier l’évaluation des marchés de l’assurance et des marchés financiers, mais aussi les politiques climatiques et, sur un plan plus théorique, l’emploi du voile d’ignorance dans les théories de la justice sociale (section 3). Bien que je croie possible la définition de critères rationnels et équitables, cependant, d’importants défis restent à affronter, comme je l’expliquerai à la fin (section 4).
1. Irrationalité légitime ?
6Considérons trois options ayant des conséquences différentes sur deux individus (ou, si l’on préfère, deux moitiés de la population) selon l’état de la nature. L’état de la nature dépend d’un tirage au sort avec deux résultats équiprobables. Les valeurs des gains pour les individus sont mesurées de telle sorte que l’espérance du gain est un bon critère de décision individuelle. On peut donc les interpréter comme des « utilités de von Neumann-Morgenstern » (Savage, 1972). Diamond (1967) propose de préférer C à A et B, ces deux dernières options étant équivalentes si l’on est impartial. La raison est que C accorde à chacun une chance de « gagner », alors que les deux autres options apparaissent moins équitables.
Option A | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 10 | 10 |
Pierre | 0 | 0 |
Option B | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 0 | 0 |
Pierre | 10 | 10 |
Option C | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 10 | 0 |
Pierre | 0 | 10 |
7Cette préférence pour C va directement à l’encontre du principe de rationalité défendu par Harsanyi (1955). Celui-ci comprend la rationalité au niveau social comme l’application du critère de l’espérance d’utilité au niveau social. Or, un tel critère, s’il est indifférent entre A et B (par souci d’impartialité, encore une fois), doit nécessairement considérer que C n’apporte rien de plus, puisque C correspond simplement à la loterie qui donne le résultat de A ou le résultat de B avec 50 % de chance.
8Le classement proposé par Diamond peut être analysé comme entrant en conflit avec l’axiome d’indépendance de von Neumann et Morgenstern. Cet axiome implique que si deux loteries sont équivalentes, combiner l’une ou l’autre avec une troisième loterie doit donner un résultat équivalent également. C’est-à-dire : si A et B sont équivalentes, la combinaison A-Z doit être équivalente à la combinaison B-Z, pour toute loterie Z, en supposant que les deux combinaisons donnent la même chance à Z d’être obtenue. Or, A et B sont deux loteries (dégénérées) équivalentes, et C peut s’interpréter comme la combinaison 50-50 entre A et B. En donnant à B le rôle de Z, la loterie C doit donc, par l’axiome d’indépendance, être équivalente à la combinaison 50-50 entre B et B, qui n’est autre que B elle-même.
9Le fait que l’approche de Diamond viole l’axiome d’indépendance peut être considérée comme une violation mineure de rationalité, dans la mesure où, depuis le paradoxe d’Allais, il est reconnu que l’indépendance est fréquemment non respectée par les individus, et qu’il est possible de construire des critères alternatifs à l’espérance d’utilité qui semblent rationnels dans une large mesure, tel le critère de l’espérance d’utilité dépendante du rang (Quiggin, 1989).
10En revanche, il y a un autre défaut de rationalité qui est beaucoup plus difficile à tolérer dans la préférence pour C contre A ou B. Il s’agit du principe de dominance, selon lequel on doit préférer une loterie à une autre si elle donne de meilleurs résultats dans tous les états de la nature possibles, et être indifférent si elle donne des résultats équivalents à l’autre loterie dans tous les états. Or, C produit à coup sûr une distribution des gains (10,0), qui est également le résultat obtenu avec A et avec B. Comment préférer une loterie qui ne produit jamais de meilleur résultat ?
11Un autre souci avec la préférence pour C est la possibilité d’incohérence temporelle. Si l’on adopte C, on prévoit de tirer à pile ou face, puis, le résultat connu, de donner le prix au gagnant. Après la première étape, cependant, on se retrouve avec un gagnant connu, et donc trois options restent possibles : donner le prix au gagnant, donner le prix au perdant, ou bien tirer à nouveau au sort, ce qui ressemble de nouveau au choix entre A, B et C. Si l’on préfère le tirage au sort au début, ne faut-il pas le préférer à nouveau dans cette étape intermédiaire ? Si c’est le cas, on est contraint de tirer constamment au sort, sans jamais parvenir à donner le prix au vainqueur. Ces deux problèmes peuvent être évités si l’on décrit le problème différemment. Les conséquences finales sont évaluées en fonction de la procédure qui les a engendrées, de sorte que les options sont réellement les suivantes :
Option A | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 10 sans tirage au sort | 10 sans tirage au sort |
Pierre | 0 sans tirage au sort | 0 sans tirage au sort |
Option B | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 0 sans tirage au sort | 0 sans tirage au sort |
Pierre | 10 sans tirage au sort | 10 sans tirage au sort |
Option C | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 10 après tirage au sort | 0 après tirage au sort |
Pierre | 0 après tirage au sort | 10 après tirage au sort |
12Il est alors facile de préférer C sans enfreindre les impératifs de dominance et de cohérence temporelle. Les conséquences de C peuvent être jugées meilleures que celles de A et B dans chaque état de la nature, de sorte que c’est la dominance même qui commande de préférer C. Quant à la préférence temporelle, nul besoin de tirer plusieurs fois au sort, puisque le résultat final n’en sera pas meilleur, et que le fait de donner son prix au gagnant n’est pas équivalent à choisir A ou B.
13Il est un peu plus difficile de restaurer l’axiome d’indépendance dans un contexte où la combinaison 50-50 de A et B est impossible puisque le tirage au sort fait que les conséquences décrites dans A et B ne peuvent plus être obtenues une fois la combinaison aléatoire effectuée. On retrouve donc une compatibilité avec l’axiome d’indépendance simplement parce qu’il ne s’applique plus à ces loteries qui ne peuvent pas être combinées.
14En résumé, on voit qu’il n’est pas obligatoire de renoncer aux principes de rationalité usuels en matière de décision si l’on veut construire des critères qui incorporent des principes d’équité relatifs à la distribution des chances de gain. Il faut enrichir la description des conséquences pour intégrer les aspects concernant la procédure qui sont pertinents pour apprécier l’équité de l’ensemble procédure-conséquences.
15Cette stratégie est certes coûteuse en termes de pouvoir analytique des axiomes. L’axiome d’indépendance devient très peu contraignant si les loteries sont définies de sorte qu’elles ne peuvent pas être combinées, et l’axiome de dominance devient très peu contraignant si la description des conséquences finales dans un état inclut les résultats qui seraient obtenus dans les autres états.
16Plus fondamentalement, il n’existe pas de théorie qui détermine le poids des considérations d’équité dans les chances et les procédures pour l’évaluation globale des conséquences. Imaginons par exemple une option D qui soit comme C mais avec un gain moindre :
Option D | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 10-x après tirage au sort | 0 après tirage au sort |
Pierre | 0 après tirage au sort | 10-x après tirage au sort |
17Quelle est la valeur maximale de x qui est compatible avec une préférence pour D à l’encontre de A et B ? Vraisemblablement, x doit être strictement compris entre 0 et 10. Mais il est bien difficile d’imaginer comment préciser davantage sa valeur, et pour des gains qui représentent non pas un prix dérisoire (une loterie de fête foraine) mais des niveaux de bien-être sur l’ensemble de la vie, il est difficile d’imaginer que l’on puisse préférer une distribution (10-x, 0) très inférieure à une distribution (10,0) pour la seule raison qu’elle est obtenue par une procédure plus équitable.
18Il est en outre douteux que l’équité s’apprécie par la distribution des espérances d’utilité (Broome, 1984). Un individu peut avoir une espérance d’utilité très élevée mais néanmoins mériter un traitement équitable à la fête foraine.
19Enfin, une autre difficulté dans la prise en compte de l’équité par le biais des procédures ou des états contrefactuels est qu’il n’est pas évident de savoir où commence le décompte des circonstances pertinentes. Après tout, un individu peut se retrouver dans une loterie à la suite d’une autre loterie où il a été traité de façon inéquitable. Il est même possible que les chances aient été distordues avant la naissance de l’individu (la colonisation par les Européens n’a-t-elle pas engendré des inégalités de traitement qui altèrent les chances dans la vie des personnes de couleurs différentes qui naîtront dans les décennies à venir ?), de sorte que le cadre de référence peut apparaître arbitrairement large.
2. Inéquité légitime ?
20La section précédente a porté sur la perspective d’un abandon de certains principes de rationalité pour tenir compte d’impératifs d’équité dans les procédures comportant de la chance. La conclusion était que les principes de rationalité peuvent être sauvegardés mais que l’incorporation des principes d’équité restait à théoriser de façon précise.
21Mais les risques collectifs ont aussi fourni des arguments pour remettre en cause des principes élémentaires d’équité. Imaginons le problème politique suivant. Deux formes d’énergie peuvent être développées :
Une énergie fossile qui entraîne la perte d’un million de vies humaines par génération à cause de la pollution de l’air que son usage produit.
Une énergie nucléaire qui crée, pour chaque génération, un risque de 10 % de perte de dix millions de vies humaines, qui survient en cas d’accident.
22Supposons que la répartition des pertes dans la population est concentrée autour des centrales avec l’énergie fossile, alors que le risque est plus diffus avec l’énergie nucléaire. L’espérance de pertes en vies humaine par génération est identique avec les deux énergies, mais le risque est concentré sur une plus petite partie de la population avec l’énergie fossile, ce qui produit une distribution du risque, ex ante, plus inéquitable.
23Cependant, l’énergie nucléaire engendre un risque sur le nombre de vies perdues : 0 avec 90 % de chance, 10 millions avec 10 % de chance ; en revanche l’énergie fossile est moins risquée pour la société puisque le nombre de vies perdues est certain pour chaque génération. Si l’on adopte une aversion pour le risque au niveau social, on préfèrera donc l’énergie fossile, ce qui va à l’encontre du souci pour une répartition équitable du risque entre les membres de la société.
24On retrouve ce conflit entre l’aversion aux catastrophes et l’équité dans la répartition des risques dans de nombreux contextes (Keeney, 1980). Dans les travaux publics, on peut avoir à choisir entre une technologie qui condamne à coup sûr un petit nombre d’ouvriers (ceux qui ferment la pyramide de l’intérieur) et une technologie qui a la même espérance du nombre d’accidents mais répartit les risques également sur les ouvriers. La première est moins risquée du point de vue social, puisque le nombre d’accidents est fixé, alors que la seconde rend les catastrophes possibles. Mais elle répartit le risque plus équitablement, et elle offre de plus grandes chances d’éviter tout accident.
25Bommier et Zuber (2008) ont appliqué cette problématique au problème de l’extinction de l’espèce humaine en cas de catastrophe climatique. Imaginons que l’on ait le choix entre deux politiques :
Une politique « business as usual » (pas de politique climatique particulière) qui engendre un grand risque d’extinction dans deux générations par libération du méthane du permafrost.
Une politique de « geoengineering » (intervention physique ou chimique sur l’atmosphère) qui engendre ses propres risques et peut soit avancer soit retarder la catastrophe.
26Imaginons que les deux politiques engendrent la même espérance de la date d’extinction de notre espèce. La seconde est plus risquée du point de vue social, en augmentant le risque d’extinction précoce (la pire des catastrophes), mais en augmentant également les chances d’extinction tardive. Du point de vue de l’équité dans la répartition des risques entre générations, la seconde politique est en fait plus équitable, alors que la politique « business as usual » condamne presque les générations ultérieures à ne pas exister. Bommier et Zuber montrent que l’aversion pour les catastrophes (aversion pour le risque au niveau social) entraîne dans cet exemple une préférence pour le présent, puisque l’on préfèrera sauver les premières générations en concentrant le risque de non-existence sur les générations suivantes. Ceci est dû bien sûr au fait que dans ce contexte il est impossible de concentrer le risque de non-existence sur les premières générations, puisque leur non-existence entraîne celle des générations suivantes.
27L’aversion sociale au risque peut donc s’opposer à l’équité dans la répartition des risques. Un autre conflit encore plus essentiel a été identifié par Harsanyi (1955) dans son théorème sur l’utilitarisme dans le risque. Selon lui, respecter les attitudes face au risque des membres de la société est incompatible avec le fait de donner une certaine priorité aux individus les plus défavorisés. Il faut alors donner le même poids à tous, à la manière utilitariste.
28Considérons les six loteries suivantes, en répétant les loteries A, B, C originelles pour la commodité de lecture :
Option A | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 10 | 10 |
Pierre | 0 | 0 |
Option I | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 6 | 6 |
Pierre | 4 | 4 |
Option B | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 0 | 0 |
Pierre | 10 | 10 |
Option II | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 4 | 4 |
Pierre | 6 | 6 |
Option C | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 10 | 0 |
Pierre | 0 | 10 |
Option III | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 6 | 4 |
Pierre | 4 | 6 |
29Si l’on veut donner la priorité aux plus défavorisés, l’option I est meilleure que A, II est meilleure que B, et par dominance, III est meilleure que C, puisque III donne dans chaque état de la nature une distribution plus favorable. Mais si les chiffres du tableau sont des utilités de von Neumann-Morgenstern, l’intérêt individuel est évalué ex ante en calculant l’espérance de ces utilités, et pour les deux individus, les loteries C et III donnent la même espérance. Du point de vue de chaque individu, III n’est pas meilleure que C. Il y a donc un conflit entre l’équité (au sens d’une priorité pour les plus défavorisés, ou d’une aversion à l’inégalité) et la dominance d’une part, et le respect des attitudes individuelles face au risque d’autre part. Ce respect prend ici la forme du principe de Pareto : si chaque individu est indifférent entre deux loteries, ces deux loteries doivent être jugées équivalentes.
30Harsanyi (1955) tire de cette observation un théorème remarquable : un critère social qui prend la forme d’une espérance du bien-être social et qui respecte les espérances d’utilité individuelles doit calculer le bien-être social en fonction des utilités individuelles comme une somme pondérée des utilités, avec des poids fixes qui ne dépendent pas du niveau d’utilité. On obtient donc une forme d’utilitarisme pondéré.
31Il y a eu des débats quelque peu byzantins pour savoir s’il s’agit vraiment d’un utilitarisme ou si d’autres critères peuvent prendre cette forme (Weymark, 1991). Mais le message du théorème est très fort et très contraignant. Un critère qui est une somme pondérée des utilités de von Neumann-Morgenstern ne peut pas comporter autant d’aversion à l’inégalité que l’on pourrait souhaiter. En fait il détermine complètement, pour des fonctions d’utilité données, l’aversion à l’inégalité qui est admissible.
32Il est difficile d’accepter que la priorité donnée aux plus défavorisés doive être limitée par l’attitude face au risque des individus. Ce sont deux questions très largement indépendantes. On peut comprendre qu’une société dont les membres ont plus d’aversion au risque prenne moins de risque et obtienne une répartition moins inégalitaire. Mais la question de philosophie politique qui cherche à déterminer la priorité que les plus défavorisés méritent est une toute autre question, et l’on peut très bien adopter une philosophie très égalitariste dans une société dont les membres sont neutres par rapport au risque.
33Harsanyi voyait dans son théorème une justification de l’utilitarisme. On peut plutôt y voir un conflit profond entre l’équité, le principe de Pareto, et la rationalité sociale (incarnée dans le théorème par l’hypothèse d’espérance de bien-être social).
34Dans Fleurbaey (2010), j’ai défendu l’idée que le maillon faible est ici le principe de Pareto. L’unanimité des individus pour considérer que C et III sont équivalentes est une unanimité fallacieuse (Mongin, 2005), car elle repose sur leur ignorance de l’état de la nature. S’ils connaissaient l’état de la nature, ils ne seraient pas d’accord, et leur désaccord changerait de sens selon l’état de la nature.
35Mongin (2005) a appliqué l’expression d’unanimité fallacieuse au cas encore plus extrême où les individus n’ont pas les mêmes croyances. Par exemple, deux individus peuvent vouloir s’engager dans une lutte risquée parce que chacun surestime ses chances d’être le vainqueur. Ici nous avons deux individus qui ont les mêmes croyances probabilistes sur les états de la nature, et ces croyances peuvent être considérées correctes ex ante. Mais elles sont nécessairement inexactes ex post, puisqu’un seul état de la nature va se réaliser, dans lequel leur désaccord sur le choix entre C et III sera affirmé. Leur unanimité ex ante dépend de façon essentielle de leur ignorance de l’état de la nature final.
36En économie, il y a une sorte de principe sacro-saint de respect de la souveraineté du consommateur. Mais les économistes ne sont pas doctrinaires au point de l’appliquer au cas d’information imparfaite. Un consommateur mal informé ne peut être tenu responsable lorsqu’il achète du poison en croyant acheter de la nourriture saine. Il y a cependant une tradition formelle qui consiste à parler d’information parfaite même dans le cas du risque, lorsque les croyances sont correctes en un certain sens. Le principe de souveraineté du consommateur est donc couramment étendu au cas du risque lorsqu’il n’y a pas de raison de penser que le consommateur est mal informé des risques qu’il encourt.
37Cette extension est toutefois sujette à caution. Si notre monde est déterministe, toute croyance probabiliste est inexacte et relève de l’imperfection d’information. L’ignorance de l’état de nature final est une ignorance réelle. Cette observation peut sembler sans conséquence quand l’évaluation se fait avec la même information que celle dont dispose le consommateur. Dans notre exemple, l’évaluation des loteries C et III doit se faire en sachant seulement qu’il y a une chance égale d’obtenir l’un ou l’autre des deux états de la nature (pile ou face). L’évaluateur n’a pas plus d’information que les deux individus. C’est un cas où l’extension au risque du principe de souveraineté du consommateur semble pouvoir s’appliquer.
38Et pourtant, l’observateur de la société se trouve parfois dans une situation particulière, et cet exemple l’illustre parfaitement. Si l’observateur est impartial, il ne s’intéresse pas à l’identité du gagnant, mais seulement à la distribution des gains. Or, la seule chose qui n’est pas connue (et qui importe fortement aux individus) est l’identité du gagnant. Pour l’observateur de la société, le résultat de C et celui de III sont connus d’avance. C donne la distribution (10,0), alors que III donne la meilleure distribution (6,4). Il n’y a aucun risque au niveau social. Pourquoi faudrait-il donc tenir compte de l’attitude des individus face au risque relatif à l’identité du gagnant, alors que ce risque n’a aucune conséquence sociale ?
39Une autre façon de décrire cette situation particulière est la suivante. Le principe de souveraineté du consommateur s’applique idéalement aux préférences parfaitement informées du consommateur, et au cas où cela est impossible, aux préférences correctement informées des probabilités. Or, dans notre exemple, les préférences informées des individus sont connues d’avance, dans leur distribution. On sait d’avance que le gagnant préfèrera C, et le perdant III. Si l’on doit donner plus d’autorité aux préférences informées des individus, tous les éléments sont réunis pour le faire. Il serait paradoxal d’ignorer ce que l’on sait d’avance sur leurs préférences informées pour suivre aveuglément leurs préférences moins informées.
40Si l’on accepte ce raisonnement, le théorème d’Harsanyi perd son pouvoir dévastateur. L’équité et la rationalité sont compatibles si l’on accepte d’affaiblir le principe de Pareto pour l’appliquer uniquement aux préférences informées des membres de la société. Un critère social qui prend la forme d’une espérance de bien-être social, dans laquelle l’espérance qui est calculée est celle de la valeur prise par une fonction de bien-être social qui satisfait le principe de Pareto (sur les conséquences finales) et qui accorde une priorité spéciale aux plus défavorisés, satisfait les impératifs d’équité et de rationalité.
3. La ligne rationnelle-équitable et ses applications
41Le critère décrit à la fin de la section précédente n’est toutefois pas satisfaisant s’il ignore complètement les attitudes face au risque de la population. Le cas des loteries C et III est très spécial, car il est dépourvu d’incertitude pour l’observateur social. Mais bien d’autres cas comportent des risques macrosociaux. Les exemples de risques catastrophiques cités dans l’introduction sont précisément des situations où la société dans son ensemble est sujette au danger, même si la répartition des risques et des dommages est inégale dans la population.
42Il y a un cas simple où le principe de Pareto semble avoir toute sa légitimité. C’est le cas où toute la société fait face au risque « comme un seul homme », c’est-à-dire que quel que soit l’état final de la nature, il n’y a pas d’inégalité entre les membres de la société. Dans ce cas, on ne voit vraiment pas pourquoi on pourrait ignorer l’attitude face au risque des individus. L’observateur social est exactement dans la même situation informationnelle que chacun des individus.
43L’adoption du principe de Pareto ex ante dans ce cas particulier peut sembler très limitée, puisqu’il s’agit d’un cas extrême (et peu fréquent !), mais en réalité il entraîne des conséquences très fortes pour le choix d’un critère d’évaluation (Fleurbaey, 2010). En effet, imaginions que dans chaque état de la nature on remplace la distribution prévue dans une loterie quelconque par son « équivalent de distribution égalitaire » (EDE, Atkinson 1970), c’est-à-dire une distribution égalitaire qui produise le même bien-être social ex post que la distribution prévue pour cet état de la nature. Une fois cette opération (fictive) effectuée pour chaque état de la nature, on se retrouve face à une nouvelle loterie où les inégalités sont absentes, quel que soit l’état de la nature. Ce qui est précisément le type de loterie pour lequel le principe de Pareto ex ante est légitime. On peut donc l’appliquer, et donc calculer l’espérance d’utilité (qui est commune à tous les individus en l’absence d’inégalités) pour évaluer cette loterie.
44Or la loterie fictive faite d’EDE dans chaque état de la nature est équivalente à la loterie d’origine par le principe de dominance, puisqu’elle est équivalente dans chaque état possible. Donc la loterie d’origine peut être évaluée par l’espérance de son EDE.
45En l’absence de risque, cette approche évalue une loterie par son EDE (non-risqué), qui peut être calculé avec autant d’aversion à l’inégalité que l’on souhaite. L’EDE est proche de la moyenne des utilités en cas d’aversion faible à l’inégalité, et proche du minimum d’utilité dans la société en cas d’aversion très forte (le critère du maximin évalue toute la société par le niveau le plus faible qui y est enregistré, et est un cas particulier extrême de l’EDE).
46En l’absence d’inégalités, cette approche évalue une loterie par son espérance d’utilité (commune), respectant parfaitement l’attitude des membres de la société face au risque. L’espérance de l’EDE est donc un critère qui offre un compromis équilibré entre le respect de l’attitude face au risque de la population quand le risque est macrosocial et le principe d’aversion à l’inégalité qui s’applique quand le risque est microsocial et engendre des inégalités mais non du risque au niveau collectif.
47C’est un critère qui recommande également une allocation équitablement répartie et non pas concentrée des risques, lorsque les risques sont indépendants entre les individus. En effet, une allocation concentrée des risques produit presqu’à coup sûr une distribution inégale, comme dans l’exemple de l’énergie fossile évoqué plus haut, alors qu’une répartition égalitaire des risques maximise les chances d’épargner tout le monde.
48C’est aussi un critère qui préfère les risques corrélés aux risques indépendants, et les risques indépendants aux risques inversement corrélés. A espérance de dommage fixe (au niveau social comme au niveau individuel), la situation la meilleure est celle où le risque est complètement macrosocial et n’engendre pas d’inégalité, et la situation la pire celle où le dommage est certain mais concentré sur une petite partie de la population, et seule l’identité des victimes est inconnue. C’est enfin un critère qui « aime » les catastrophes, au sens où une répartition égale et corrélée des risques maximise les risques d’une catastrophe affectant toute ou une grande partie de la population. Mais elle maximise aussi les chances d’épargner tout le monde, et donc d’éviter qu’il y ait des victimes. C’est l’attention prioritaire donnée aux victimes qui justifie de chercher à éviter tout accident et, dans le cas où un accident survient, de faire en sorte que le dommage soit également réparti. La parabole de la brebis égarée (Évangile selon Matthieu 18, 12-14) illustre cette attitude : pour sauver une brebis perdue, le berger est prêt à faire courir un risque à tout le reste du troupeau. C’est la seule façon d’espérer sauver la totalité du troupeau.
49Illustrons ces diverses considérations avec un exemple. Supposons que trois politiques climatiques produisent les résultats suivants dans un temps lointain (environ un siècle). Les quatre scénarios sont supposés équiprobables.
PC1 | Scenario 1 | Scénario 2 | Scénario 3 | Scénario 4 |
Nord | 10 | 10 | 2 | 2 |
Sud | 2 | 2 | 10 | 10 |
PC2 | Scenario 1 | Scénario 2 | Scénario 3 | Scénario 4 |
Nord | 10 | 10 | 2 | 2 |
Sud | 10 | 2 | 10 | 2 |
PC3 | Scenario 1 | Scénario 2 | Scénario 3 | Scénario 4 |
Nord | 10 | 10 | 2 | 2 |
Sud | 10 | 10 | 2 | 2 |
50PC1 présente une corrélation inverse, PC2 a des risques indépendants, et PC3 des risques corrélés. La probabilité d’une catastrophe (la distribution (2,2)) est nulle avec PC1, de 25 % avec PC2, de 50 % avec PC3. La probabilité d’une absence de pauvreté (la distribution (10,10)) est aussi nulle avec PC1, de 25 % avec PC2 et de 50 % avec PC3.
51Prenons comme critère l’espérance du minimum. C’est le critère de type espérance de l’EDE qui a la plus grande aversion à l’inégalité, et il a l’avantage d’être le plus facile à calculer. La valeur du minimum dans les trois politiques est décrite dans le tableau suivant :
Politique | Scenario 1 | Scénario 2 | Scénario 3 | Scénario 4 |
PC1 | 2 | 2 | 2 | 2 |
PC2 | 10 | 2 | 2 | 2 |
PC3 | 10 | 10 | 2 | 2 |
52Il est facile de comparer les trois politiques selon ce critère. La présence du chiffre 2 dans une distribution suffit à considérer cette distribution comme aussi catastrophique que (2,2), de sorte qu’il est clair que PC3 domine PC2, qui domine PC1.
53Avec un critère moins extrême que l’espérance du minimum, on obtiendrait le même classement des politiques, avec un diagnostic similaire mais moins tranché dans la mesure où la distribution (2,2) serait alors jugée pire que la distribution (10,2). Rappelons que le critère utilitariste serait indifférent entre les trois politiques, car chaque partie du monde a la même espérance d’utilité avec les trois politiques.
54L’application de cette approche à l’évaluation des marchés d’assurance mérite d’être exposée car elle opère une distinction importante entre des cas divers. Dans le cas de l’assurance contre des dommages matériels qui sont directement réparables par compensation financière (perte de biens commerciaux qui peuvent être remplacés), les marchés d’assurance fonctionnent dans le sens de l’optimum social (du moins s’ils ne souffrent pas de problèmes d’information qui nuisent à leur plein épanouissement, comme l’anti-sélection et l’aléa moral). En effet, les individus souhaitent ex ante se prémunir contre ces risques, et prennent des assurances qui, ex post, opèrent un transfert des chanceux (qui ont payé la prime et ne reçoivent pas d’indemnité) vers les victimes de dommages (qui ont payé la prime mais reçoivent une indemnité). L’assurance effectue donc spontanément une réduction des inégalités.
55En revanche, dans le cas des dommages non directement réparables par une compensation financière (« biens non remplaçables », Cook et Graham, 1977), la situation peut être beaucoup plus compliquée. Prenons le cas d’un dommage qui réduit l’utilité de l’individu mais aussi son « utilité marginale », comme cela peut arriver pour un accident réduisant ses capacités physiques. Dans ce cas, les individus ne sont pas disposés ex ante à prendre une assurance pour compenser la perte d’utilité, même si ex post les victimes seraient bien sûr désireuses d’une aide financière. La raison en est qu’ex ante il paraît plus avantageux d’allouer ses ressources en priorité vers les états de la nature où l’utilité marginale est élevée, même si ex post une aide financière dans les états défavorables contribuerait à remonter le niveau d’utilité (avec une efficacité moindre que dans les états favorables, mais non nulle). De fait, en théorie les individus voudraient ex ante prendre une assurance inversée, pour recevoir plus de ressources dans le cas favorable où ils n’ont pas de dommage et ont une utilité marginale plus élevée. Des marchés parfaits d’actifs contingents seraient alors très problématiques sur le plan social, puisqu’ils aggraveraient les inégalités entre victimes et personnes épargnées.
56Cette analyse montre que les marchés d’assurance, bien que toujours favorables ex ante à la satisfaction des individus, peuvent être socialement bénéfiques ou néfastes selon les circonstances, et plus spécifiquement selon la nature des dommages concernés. Les dommages contre lesquels les individus ne s’assurent pas spontanément ne peuvent pas être pris en charge correctement par les marchés d’assurance. Organiser une redistribution des personnes chanceuses vers les victimes doit se faire par d’autres moyens, ou par une obligation d’assurance.
57Il faut remarquer que, même dans le cas de risques individuels indépendants, la loi des grands nombres fait que dans une grande population un observateur social connaît à l’avance la distribution des situations individuelles d’une façon analogue au cas de corrélation inversée. Imposer une obligation d’assurance n’est donc pas du paternalisme qui va à l’encontre des préférences des personnes concernées. Cela va seulement à l’encontre de leurs préférences non informées, et les victimes sont ex post reconnaissantes qu’une redistribution soit organisée. La quasi-certitude ex ante quant au nombre de victimes justifie de prendre en compte leurs préférences ex post (pour la redistribution) et de leur affecter le degré de priorité que leur situation défavorisée justifie.
58Les applications de cette analyse concernent potentiellement tous les dommages qui réduisent la capacité des individus à profiter des ressources financières, tels que les accidents corporels, les maladies chroniques incapacitantes, et la dépendance au grand âge.
59Les marchés d’assurance jouent un rôle important dans la théorie de Dworkin (2000), où des marchés hypothétiques sont invoqués pour trouver la bonne redistribution dans les cas où des marchés réels ne peuvent être mis en place. Les dangers des marchés réels concernent tout autant les marchés hypothétiques. Prenons la loterie naturelle des talents innés. Certaines personnes naissent avec des caractéristiques qui réduisent à la fois leurs possibilités de succès dans la vie mais également leurs capacités à bénéficier d’aides matérielles. Ex ante, sous un voile d’ignorance, un individu rationnel ne voudrait pas s’assurer contre le risque de naître avec de telles caractéristiques puisqu’elles réduisent son utilité marginale. Une application aveugle du mécanisme d’assurance hypothétique de Dworkin n’accorderait aucune aide à ces personnes, voire leur imposerait une fiscalité plus lourde pour transférer les ressources vers les personnes qui ont de plus grandes capacités d’en bénéficier. C’est évidemment inacceptable. Dworkin a défendu l’idée que sur ces marchés d’assurance hypothétiques les individus devraient avoir tant d’aversion au risque que cela ne pourrait pas arriver, mais rien ne justifie cette supposition.
60Cela ressemble à l’hypothèse d’aversion extrême au risque faite par Rawls pour justifier l’idée que le principe de différence, qui donne une priorité absolue aux plus défavorisés, émergerait naturellement de la position originelle où un voile d’ignorance place les individus dans une situation d’incertitude. Cette hypothèse est le recours ad hoc qui lui permettait d’éviter la conclusion naturelle (défendue par Harsanyi) que derrière un voile d’ignorance les individus maximisent une espérance d’utilité et se comportent donc plutôt comme des utilitaristes.
61D’une façon générale, on peut critiquer le recours au voile d’ignorance pour définir la justice sociale. Nous avons vu que les préférences ex ante des individus ne sont pas des guides fiables pour produire de bonnes répartitions ex post. Le mécanisme du voile d’ignorance a le mérite d’ôter toute connaissance biaisée qui peut orienter les choix des individus dans le sens de leurs intérêts particuliers, mais il a le tort de les placer dans une situation de méconnaissance de leur sort final qui peut les rendre trop susceptibles de sacrifier leur situation en cas de malchance pour mieux profiter de leur situation en cas de chance. Ce type de sacrifice des victimes, qui peut être rationnel pour une personne isolée qui envisage différents scénarios possibles pour elle-même, est exactement ce que l’on souhaite éviter au niveau social. On ne peut pas décemment dire aux personnes nées avec un handicap qu’elles ne méritent pas d’aide parce que personne ne souhaite spontanément s’assurer contre leur handicap. Il faut au contraire leur accorder l’aide que l’on accorderait à toutes les victimes similaires, quelle que soit la cause congénitale ou accidentelle de leur condition, pour améliorer la répartition ex post en donnant la priorité aux plus défavorisés. L’approche défendue ici peut aussi être appliquée à l’évaluation de la globalisation financière. L’interconnexion des marchés financiers est généralement critiquée en raison de l’accroissement de risque de catastrophe globale qui en résulte. Mais l’accroissement de la corrélation entre les places financières des différentes régions du monde devrait, selon l’approche proposée ici, être accueilli favorablement. L’augmentation du risque de catastrophe globale est acceptable si elle est la contrepartie de la réduction du risque de catastrophe localisée. Les marchés financiers sont faits pour répartir le risque, et leur mondialisation participe de leur fonction première.
62Certes, il est possible que la globalisation s’accompagne également d’un accroissement du risque financier à tous les niveaux, en raison de la perte d’information sur les risques particuliers qui accompagne la titrisation et des incitations perverses que des perspectives de gains faramineux engendrent chez certains intervenants des marchés. Les critiques de la financiarisation mondiale ont peut-être raison. L’observation faite ici est que l’augmentation de la corrélation est, en soi, plutôt une bonne chose. Si elle s’accompagne d’autres phénomènes nuisibles, et en particulier d’une augmentation de l’ensemble des risques, alors les marchés financiers ne remplissent plus leur fonction.
63Revenons brièvement, pour terminer cette section, sur la question climatique. L’approche défendue ici conduit en particulier à deux thèses à propos de la gestion des risques de long terme. En premier lieu, chercher à répartir sur de nombreuses générations le risque de catastrophe conduisant à l’extinction de notre espèce est une mesure d’équité entre générations (Bommier et Zuber, 2008). Cela maximise la chance d’avoir de nombreuses générations poursuivant l’histoire de notre espèce. Cela augmente aussi le risque d’une catastrophe précoce, mais c’est le prix à accepter pour une attitude équitable entre les générations. Les générations futures ont autant le droit d’avoir une chance d’exister que les générations plus proches de nous.
64En second lieu, l’espérance de l’EDE amène à prendre en compte l’ensemble du parcours de notre espèce au cours de son histoire. On peut voir cela comme un handicap de l’approche, car elle doit tenir compte du passé pour décider de l’avenir, mais il est tout à fait sensé d’apprécier la répartition globale entre l’ensemble des humains, et pas seulement les personnes présentes et futures. Or, si l’on procède de la sorte, on s’aperçoit qu’il est particulièrement dommageable de faire prendre aux générations futures le risque d’avoir un niveau de bien-être inférieur au nôtre et à celui de nos ancêtres. Même si l’on applique l’espérance de l’EDE uniquement aux générations présente et futures, on retrouve le résultat qu’il est particulièrement inopportun de faire prendre aux générations futures le risque d’avoir un niveau de bien-être inférieur à celui de la génération actuelle. L’impératif de « durabilité » (« sustainability ») prend tout son sens dans ce contexte. Pourquoi obtient-on cette conclusion ? Si nous faisons prendre un risque aux générations futures qui les place dans tous les cas de figure à un niveau de bien-être supérieur au nôtre, l’EDE fluctue peu s’il est proche du niveau minimum (notre niveau de bien-être, ou celui de nos ancêtres). En revanche, si les générations futures risquent de tomber plus bas, c’est le minimum lui-même qui fluctue vers le bas, ce qui entraîne l’EDE avec lui dans le cas d’une aversion forte à l’inégalité. Dans le cas d’une aversion modérée à l’inégalité, le même phénomène se produit de manière atténuée.
65On peut sûrement trouver bien d’autres raisons pour dire que chaque génération a un devoir spécial de ne pas léguer à ses descendants des conditions pires que celles qu’elle a trouvée, mais il est intéressant qu’une approche a priori impartiale entre les générations et sans attitude particulière à l’égard du temps aboutisse à une attitude similaire de précaution.
4. Les défis de l’évaluation collective des risques
66L’espérance de l’EDE est un critère qui combine rationalité, équité, et principe de Pareto, mais il reste bien des questions à éclaircir pour obtenir une approche complète prenant en compte l’ensemble des considérations pertinentes et pouvant s’appliquer à des contextes variés. Parmi les problèmes qui restent en suspens, trois peuvent être expliqués ici.
67Le premier a déjà été évoqué, et concerne l’équité ex ante. La prise en compte de l’équité dans la répartition des risques n’est pas explicitement faite dans l’approche. L’espérance de l’EDE est sensible à la répartition des risques dans la mesure où elle a un impact sur la répartition du bien-être ex post. Par exemple, une répartition égalitaire du risque d’accident, dans le cas des travaux publics, est préférable au sacrifice d’une partie des travailleurs, car elle produit une meilleure distribution aléatoire des situations sociales finales, avec une chance appréciable d’éviter tout accident, alors que le sacrifice de certains travailleurs produit à coup sûr une mauvaise distribution. Mais la répartition du risque (ou des chances de gain, dans le cas de loterie pour un prix) en elle-même n’a pas de rôle dans l’évaluation. En particulier, dans l’exemple qui a introduit cette conférence, les loteries A, B et C sont jugées équivalentes par l’espérance de l’EDE puisque la répartition ex post est toujours la même : (10,0).
68On peut certes imaginer que les utilités individuelles qui servent au calcul incorporent un élément représentant les chances accordées ex ante aux individus. C’est ce que suggère la description enrichie des loteries A, B, C, où le fait d’être passé par un tirage au sort améliore le sort final du perdant et légitime l’avantage du gagnant. Mais il n’y a pas de théorie disponible pour définir quantitativement cette composante de l’utilité ni même pour justifier l’incorporation de cette composante aux utilités individuelles plutôt qu’à l’utilité collective. Comme on l’a dit, il est douteux que l’espérance d’utilité individuelle soit le bon étalon pour mesurer l’équité dans la procédure aléatoire. Et il n’est pas évident de discerner comment l’équité dans une procédure peut dépendre de l’équité (ou inéquité) de procédures antérieures. Certains auteurs (Ben Porath et al., 1997 ; Gajdos et Maurin, 2004) ont proposé d’additionner un critère de type espérance de bien-être social (pour prendre en compte les inégalités finales) et un critère portant sur les espérances d’utilité individuelles (pour l’équité ex ante), mais ce type de critère mixte viole les propriétés de rationalité (dominance en particulier) en raison du second terme.
69En outre, des complications supplémentaires surgissent quand on envisage les conséquences aléatoires de politiques ayant des effets sur les générations futures. Selon les états de la nature qui vont se réaliser, des personnes différentes vont composer les générations futures. Avons-nous le devoir d’essayer de leur donner des niveaux de bien-être semblables, ou pouvons-nous nous contenter de maximiser l’espérance de bien-être des générations futures sans distinguer la présence de personnes différentes sous le calcul d’espérance ? On doit même aussi se demander si des décisions qui affectent de façon inégale les chances d’existence des personnes futures posent un problème d’inégalité particulier, ou si l’on peut simplement chercher à maximiser la probabilité des meilleurs scénarios, sans souci pour le fait que cela réduit les chances d’existence des personnes qui naîtraient dans les scénarios moins favorables.
70Une autre difficulté tient à la logique même du raisonnement qui a conduit à affaiblir le principe de Pareto ex ante pour ne l’appliquer qu’aux cas d’égalité parfaite ex post. L’argument qui fondait cette restriction était que l’observateur social ne bénéficiait d’aucun avantage informationnel dans ce cas, concernant la distribution finale. Mais il existe des cas intermédiaires. Supposons qu’un sous-groupe d’individus soient prêts à prendre un risque, que dans tous les états de la nature l’égalité soit préservée entre les membres du groupe, et que le reste de la société ne subisse aucun risque et ne soit pas concerné par cette décision. Le choix est illustré par les tableaux suivants.
Option X | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 8 | 0 |
Pierre | 4 | 4 |
Option Y | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 6 | 2 |
Pierre | 6 | 2 |
Option Z | Pile (50 %) | Face (50 %) |
Jacques | 4 | 4 |
Pierre | 4 | 4 |
71Dans la loterie X, Jacques prend un risque qui n’affecte en rien Pierre. L’observateur social n’a aucune information sur la distribution finale, et ne peut que partager l’avis de Jacques sur le fait que l’état Pile est favorable et l’état Face défavorable. Donc on peut penser que le principe de Pareto devrait s’appliquer ici également, conduisant à comparer les loteries X et Z par le principe de Pareto. Les deux individus étant indifférents entre X et Z, on devrait donc juger ces deux options comme équivalentes.
72Mais cela est impossible. En effet, la loterie Y et la loterie Z sont équivalentes d’après le principe de Pareto restreint au cas d’égalité parfaite, puisque les deux individus sont là encore indifférents. On devrait alors juger les loteries X et Y comme étant équivalentes. Mais la loterie Y est dans chaque état de la nature préférable puisqu’elle élimine les inégalités. On obtient donc une contradiction, si l’on souhaite combiner le principe de Pareto légèrement étendu au cas où un sous-groupe d’individus prend un risque avec l’aversion à l’inégalité.
73Comment alors justifier le rejet de cette extension du principe de Pareto, si cette contradiction même n’apporte pas une justification aussi directe et intuitive qu’on pourrait le souhaiter ? Peut-on encore parler d’unanimité fallacieuse quand un individu prend un risque et que l’autre individu est simplement neutre, mais que dans le cas défavorable la répartition du bien-être se trouve sensiblement dégradée ? Ou bien peut-on reprendre la suite de loteries évoquées ici et rendre intuitif le fait qu’une prise de risque isolée est assimilable à une prise de risque commune (passage de Z à Y) suivie d’une redistribution créant des inégalités (passage de Y à X) ?
74En résumé, la difficulté ici est de bien délimiter le champ d’application du principe de Pareto ex ante sur des bases claires. Si le principe le plus étendu est inacceptable pour les raisons détaillées au début de cette conférence, et si le principe restreint aux loteries parfaitement égalitaires semble inattaquable, il est difficile de délimiter la frontière entre les situations intermédiaires où il reste légitime et celles où il ne l’est plus.
75La troisième difficulté n’est pas étrangère à la précédente et a été évoquée également à propos des politiques climatiques. Elle concerne le fait que l’espérance de l’EDE rend l’évaluation dépendante de l’ensemble de la distribution du bien-être sur toute la population. Du moins, lorsqu’il y a de l’incertitude. En l’absence de risque, on peut facilement adopter une évaluation « séparable », c’est-à-dire telle que l’évaluation de ce qui se passe pour un sous-groupe de la population ne dépend pas de la situation du reste de la population si cette situation est fixe. L’utilitarisme satisfait bien sûr cette propriété mais on peut, en adoptant une somme de transformations concaves des utilités, introduire de l’aversion à l’inégalité tout en conservant cette propriété de séparabilité.
76En revanche, en présence de risque, la séparabilité est plus difficile à conserver. Lorsqu’elle n’est plus satisfaite, on a besoin de connaître toute l’histoire de l’humanité pour apprécier correctement les scénarios du futur. Cela peut sembler trop exigeant, mais ce n’est pas aberrant. En revanche, c’est certainement incommode et la possibilité d’évaluer le futur indépendamment du passé simplifie énormément la tâche. Dans un article récent, Fleurbaey et Zuber (2013) examinent les contraintes qu’impose la séparabilité sur le critère de l’espérance de l’EDE. Ces contraintes portent sur le degré d’aversion à l’inégalité mais associent également le domaine de variation des utilités. Plus celui-ci est étroit, plus la gamme admissible des degrés d’aversion à l’inégalité est large, et inversement. Il est notable que la taille de la population totale reste un paramètre dont il est difficile de se débarrasser. Autrement dit, on peut éventuellement ignorer le niveau de bien-être des générations passées, mais pas le nombre de nos ancêtres.
Conclusion
77En résumé, on peut préserver la rationalité et l’équité dans l’évolution des situations sociales comportant du risque. En ce qui concerne la rationalité, cela exige d’incorporer l’équité ex ante, qui concerne la répartition des chances, dans l’évaluation des conséquences finales. Bien que cela soit clairement possible, il reste à construire une méthode permettant de le faire de façon non arbitraire.
78En ce qui concerne l’équité au sens d’une priorité pour les plus défavorisés (aversion à l’inégalité), qui est exclue par le théorème d’Harsanyi, elle peut être retenue à condition de restreindre l’application du principe de Pareto ex ante et de ne tenir compte de l’attitude de la population face au risque que dans les situations dépourvues d’inégalités, ce qui pose la question, non résolue, de la possibilité de respecter les attitudes face au risque dans d’autres cas. En outre, le fait que le seul type de critère admissible soit une espérance de l’EDE peut amener à une tension entre le degré d’aversion à l’inégalité que l’on souhaite introduire et la propriété de séparabilité, c’est-à-dire la faculté d’évaluer le futur en ignorant le passé.
79Sur le plan pratique, l’enseignement le plus marquant de cette analyse est peut-être l’importance des corrélations entre les niveaux de bien-être des différentes catégories de la population. C’est un aspect des situations risquées auquel l’utilitarisme est totalement indifférent, ce qui montre peut-être ses limites. Si l’intuition d’une population dont les ancêtres luttaient pour la survie du groupe en sacrifiant parfois certains des membres du groupe peut suggérer qu’il faut avoir de l’aversion au risque au niveau social comme on en a couramment au niveau individuel, il est apparu dans cette conférence que le souci de l’équité dans la répartition des risques et dans la répartition du bien-être final doit, en réalité, nous conduire à l’attitude inverse. Si nous voulons être équitables, nous devons aimer la corrélation entre nous, nous devons nous sentir et nous faire vivre dans la même barque. Cela peut augmenter le risque d’une catastrophe collective, mais ce qui compte est de maximiser les chances d’un succès collectif équitable, c’est-à-dire, un succès collectif qui requiert le succès de chacun. La peur de la disparition collective est toujours légitime, mais elle doit être évitée sans sacrifier quelques-uns en concentrant le risque sur eux. Il faut autant que possible associer tous les membres de la société aux risques encourus par les uns et les autres. La mutualisation des risques n’est pas seulement efficace, comme l’enseignent les manuels d’économie – elle est aussi équitable.
Remerciements
80Ce texte a bénéficié des excellents commentaires de Mikaël Cozic, et de discussions avec Johan Gustafsson. Le contenu de cette conférence a plus largement bénéficié d’échanges avec de nombreux collègues, parmi lesquels Thibault Gajdos, Simon Grant, Serge Kolm, François Maniquet, Philippe Mongin, John Roemer, Erik Schokkaert, John Weymark et Stéphane Zuber.
Auteur
Professeur à l’Université de Princeton. Ses recherches en économie portent sur la théorie de la justice sociale, le bien-être, le choix social, la fiscalité, la santé, la politique climatique. Il a été co-éditeur de la revue Economics and Philosophy, de Social Choice and Welfare. Il est, entre autres, l’auteur de Fairness, Responsibility, and Welfare (OUP), le co-auteur de A Theory of Fairness and Social Welfare (CUP, avec François Maniquet), Beyond GDP (avec Didier Blanchet) et le co-éditeur du Oxford Handbook on Well-Being and Public Policy.
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