Introduction
p. 9-20
Texte intégral
1Les études réunies dans ce volume traitent de la géométrie pratique à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle). Cette introduction se propose de situer ces études en rappelant l’origine de la géométrie pratique, science qui plonge ses racines dans les traditions mathématiques arabe et latine. Sont ensuite décrites les connaissances fondamentales abordées dans les traités de géométrie pratique, et les rapports que cette science entretient avec des intitulés voisins comme les mathématiques mixtes ou les mathématiques appliquées. Cette introduction s’interroge enfin sur le sens à donner à la locution « géométrie pratique » (est-ce une branche, une matière, une tradition, un genre mathématique ?) et discute les caractères qui permettent de la distinguer de la géométrie savante (recours à des procédés mécaniques, modes de justification, connaissance approchée).
La géométrie pratique avant le XVIe siècle
2La géométrie pratique se distingue de la géométrie pure, ou savante, en reprenant une opposition ancienne entre théorie et pratique. Cette opposition remonte à Aristote1. Même si des travaux comme ceux d’Archimède (1970), de Héron (Schöne 1903 ; Centre Jean-Palerne 2000) ou des agrimensores romains (Blume et al., 1848-52 ; Conso et al. 2005) relèvent en droit de la géométrie pratique, cette expression était inusitée dans l’Antiquité. Elle a été forgée dans le monde arabe médiéval. L’architecture, l’art des zillīj, qui met en œuvre des solutions rafinées de pavage du plan, la mesure des terres et le partage entre héritiers ont contribué au développement de la géométrie pratique. Ces nécessités stimulèrent les échanges entre mathématiciens et artisans (Ozdüral 1995, 2000) et la rédaction de manuels, tels que le Livre des constructions géométriques nécessaires à l’artisan / Kitāb fī mā yaḥtāju al-ṣāni‘ min al-a‘māl al-handasiyya d’Abū al-Wafā’ (Woepcke 1855 ; Krasnova 1966). Bellosta (2003) donne un bon aperçu de la géométrie pratique dans le monde arabe.
3Fārābī est le premier a distinguer géométrie théorique et géométrie pratique dans l’Épître sur l’énumération des sciences / Maqāla fī iḥṣā’ al-‘ulūm (Fārābī 1953, 40), un texte visant essentiellement à intégrer harmonieusement les sciences grecques et celles du kalām (Fārābī 1953 ; Jolivet 1997 ; Schupp 2005). Fārābī énumère sept sciences mathématiques (al-‘ilm al-ta‘alīmī) : arithmétique, géométrie, perspective, astronomie, musique, statique et procédés ingénieux (ḥiyal), chacune ayant des aspects théorique et pratique, selon qu’elle est considérée en soi ou mise en regard de considérations pratiques. C’est ainsi qu’apparaît la distinction entre « géométrie théorique » (handasa naẓarī) et « géométrie pratique » (handasa ‘amalī) (Fārābī 1953, 40). En dépit de la longue descendance de ce texte2, la distinction entre géométrie théorique et pratique n’a pas été transmise dans les versions latines de l’Énumération des sciences. Elle n’apparaît ni dans la libre adaptation de Dominicus Gundissalinus, ni dans la traduction littérale de Gérard de Crémone, qui emploient l’un et l’autre le couple geometria speculativa et activa (Fārābī 1953, 98, 148 ; Schupp 2005, 66). Quant au De ortu scientiarum, également attribué à Fārābī et traduit par Gundissalinus ou Michael Scot, il ne mentionne pas la différence entre géométrie théorique et pratique (Baeumker 1916).
4C’est seulement dans un texte latin dérivé de la même tradition qu’apparaît la distinction. Il s’agit du De Divisione philosophiae, une œuvre propre de Dominicus Gundissalinus qui s’avère être une compilation de multiples sources (Hugonnard-Roche 1984). L’objet respectif des deux géométries est décrit en ces termes : Geometria theorica docet operationem et est principium doctrinarum practicae, quae manibus exercentur : « La géométrie théorique enseigne les opérations ; elle est au principe des doctrines pratiques qui s’exercent manuellement » (Baur 1903, 107).
5La distinction entre géométrie théorique et pratique se trouve également dans l’œuvre d’un contemporain de Gundissalinus. Hugues de Saint-Victor écrit :
Omnis geometrica disciplina aut theorica est, id est speculativa, aut practica, id est activa. Theorica siquidem est que spacia et intervalla dimensionum rationabilium sola rationis speculatione vestigat, practica vero est que quibusdam instrumentis agitur et ex aliis alia proportionaliter coniciendo diiudicat (Baron 1966, 16).
6Ici, la géométrie est pratique en tant qu’elle permet de fonder la décision en tranchant entre plusieurs alternatives (dijudicare). Baron (1955) soutient, sur des considérations chronologiques assez incertaines, que Gundissalinus aurait emprunté cette distinction à Hugues de Saint Victor. La conjecture paraît indécidable, la division aristotélicienne entre sciences théoriques et pratiques pouvant être connue à partir de plusieurs sources (Jolivet 1997).
7La distinction entre géométrie théorique et géométrie pratique se retrouve ensuite dans plusieurs textes médiévaux, au nombre desquels la section des Communia mathematica I, III, 2-3 que Roger Bacon consacre à la division des mathématiques (Bacon 1940, 42-47). Après avoir admis la priorité de la géométrie spéculative sur la géométrie pratique, il définit en extension la seconde :
Practica vero Geometrie descendit ad instrumenta scienciarum et mensuraciones et cetera opera utilia in rebus utilibus (aliter civilibus) et habet octo partes magnas (1940, 42).
8Il énonce à la suite ses différentes parties : 1.1 Mesure des champs (agriculture), 1.2 Mesure des hauteurs, largeurs et profondeurs (architecture, urbanisme), 1.3 Mesure des distances, aires et volumes (agriculture, architecture, urbanisme), 1.4 non spécifié (génie civil et architecture navale), 1.5 Statique et mécanique (architecture navale), 1.6 Instruments de levage (architecture). Les autres parties, largement redondantes avec les précédentes, ont une vocation proprement instrumentale. Cette énumération est indicative des relations multiples établies entre géométrie pratique et architecture (1.2, 1.3, 1.4, 1.5, 1.6), des rapports plus limités (1.2), mais plus étroits, qui ont été noués entre géométrie pratique et perspective. On les retrouvera d’ailleurs jusqu’à la fin de l’époque classique.
9Ces jalons de l’histoire de la géométrie pratique suffisent à pointer un problème central. Les textes, loin d’assigner un contenu précis à la géométrie pratique, révèlent au contraire toute la polysémie du mot practica.
- Pratique se réfère souvent à la dimension utilitaire de la géométrie, le fait qu’elle soit passible d’applications pour l’arpenteur, l’architecte ou le charpentier. C’est, si l’on veut, le degré zéro de la définition, qui vaut de la plupart des traités examinés.
- Pratique signifie parfois que le raisonnement est appliqué à un problème particulier. On notera par exemple que, dans une version adaptée des Éléments, Christophorus Clavius (1571) emploie le mot praxis en lieu et place d’exemplum.
- Dans l’Italie des XIVe et XVe siècles, le mot « pratique » signifie que les problèmes doivent être traités per numeri. Les traités de Tommaso della Gazzaia (Nanni 1982) ou d’Orbetano da Montepulciano (Simi 1991) sont tout à fait exemplaires de cette tendance. Veut-on faire un pentagone régulier de 6 braccia de côté ? Alors le cercle d’inscription devra avoir 5 braccia de rayon… Les traités perdent presque entièrement leur caractère géométrique dans cette approche.
- Enfin, dans plusieurs passages de la géométrie pratique de Dominicus de Clavasio, comme ista practica demonstratur supponendo (Busard 1965, 539), « pratique » signifie sans hésitation le procédé qui permet de résoudre un problème géométrique donné.
10Tous ces emplois étant concommitants, on peut traduire Geometria practica de diverses manières : « géométrie appliquée », « géométrie par l’exemple », parfois « géométrie réduite en nombres » sinon même « procédés géométriques », traduction qui insiste davantage sur la dimension opératoire des méthodes transmises.
Définition de la géométrie pratique
11Comment définir la géométrie pratique ? Est-elle une science, qui tirerait sa justification de ses liens avec la géométrie savante ? Se définit-elle par les applications qu’elle offre à l’arpenteur, à l’ingénieur militaire, à l’architecte ou au charpentier ? Constitue-t-elle une tradition mathématique, un domaine, une branche, un genre de la littérature mathématique, comparable aux « carrés magiques », « traités d’abaque » ou « récréations mathématiques », composés à d’autres époques ?
12Parmi ces définitions, la première paraît applicable à l’ensemble des textes, à condition d’admettre de fortes variations, tant l’écart des compétences mathématiques est grand entre un Bovelles (1514) et un Marolois (1614).
13La seconde perspective engage à faire une liste des applications élémentaires dans chacun des corps de métiers concernés. Elle nous enjoint à donner une définition en extension, qui s’avère peu commode pour l’esprit.
14La géométrie pratique n’est pas une matière de la classification mathématique par son manque d’unité et de cohérence. Elle n’est pas un domaine, dont elle n’a pas l’extension. Elle n’est pas davantage une branche des mathématiques, qui suppose qu’on pourrait la situer dans une arborescence où elle aurait des antécédents et des conséquents. Ce n’est pas un style de pensée ou de raisonnement, car elle ne suppose ni un raisonnement unifié, ni une multiplicité de domaines dans lesquels il pourrait être appliqué (i.e. le raisonnement expérimental). Ce n’est pas une tradition mathématique, laquelle suppose l’existence de transmissions directes et de conventions fortes liées à un contexte spécifique (i.e. la présentation d’un problème sous la forme : énoncé-réponse-procédure dans la tradition chinoise). C’est cependant de cette orientation qu’elle se rapproche le plus, la locution « géométrie pratique » jouissant d’une remarquable continuité du monde arabe au monde latin médiéval, puis au monde moderne.
15Il paraît préférable d’employer un néologisme. On appellera genre mathématique3, un sujet de la classification mathématique, dont les œuvres transmettent des contenus types dans une forme convenue. L’intérêt de cette définition est de spécifier un domaine de connaissances en tolérant une variation des contenus (cf. genre, matière, branche) et d’inclure les conventions et modes d’exposition propres à une écriture mathématique, sans la réduire à un schéma de pensée ou au contexte auquel elle appartient (cf. genre, style, tradition). La définition de la géométrie pratique comme genre impose cependant que plusieurs conditions soient satisfaites : 1) la locution « géométrie pratique » doit être associée à un corpus de texte assez vaste qui en transmet les questions centrales ; 2) cette locution ne doit pas rentrer en conflit avec d’autres expressions désignant l’application des mathématiques à la réalité ; 3) les traités de géométrie pratique doivent transmettre des contenus stables et identifiables.
16Corpus. – Beaucoup de traités de l’époque moderne portent le titre Geometria practica, ou l’un de ses dérivés dans les langues vernaculaires européennes. Une recension systématique des titres d’œuvres utilisant la locution « géométrie pratique » montre que les bibliothèques européennes ne conservent pas moins de 450 traités portant cet intitulé (voir Conclusion). Cela suffit pour définir un corpus de textes.
17Expressions concurrentes. – Les mathématiciens ont employé d’autres expressions pour exprimer l’idée que les mathématiques sont passibles d’applications pratiques, les principales étant celles de « mathématiques dérivées » (Dee 1570), « mathématiques mixtes » (van Roomen 1602), et « mathématiques appliquées » (Gergonne 1810). L’analyse montre qu’aucune de ces locutions ne coïncide avec la géométrie pratique.
18L’expression mathématiques dérivées apparaît dans la préface de John Dee pour la première traduction anglaise des Éléments (1570). Sa classification des mathématiques est fondée sur l’opposition entre les mathématiques propres (Art Mathematicall principall) et les mathématiques dérivées (Art Mathematicall deriuatiue). Les secondes sont décrites comme celles qui peuvent tirer un avantage de la méthode démonstrative : « And that I account, An Art Mathematicall deriuatiue, which by Mathematicall demonstratiue Method, in Numbers, or Magnitudes, ordreth and confirmeth his doctrine, as much & as perfectly, as the matter subiect will admit » (Dee 1570, aiij). La géométrie donne naissance à une Geometrie deriued encore nommée vulgar Geometrie. Celle-ci s’occupe de mesurer les grandeurs sensibles et comprend la Geodesie (mesure des terres), la Geographie, la Chorographie (topographie), l’Hydrographie (description des cours d’eau, des mers et des océans) et la Stratarithmetrie (art de disposer les troupes militaires). John Dee énumère ensuite tous les arts qui, s’éloignant un peu plus de la « pureté, simplicité et immatérialité » de la géométrie, tirent encore quelques principes de la science des grandeurs. Il énumère alors dix-neuf sciences particulières, dont huit sciences classiques (perspective, astronomie, musique, cosmographie, astrologie, statique, architecture, navigation), les autres étant des noms de son invention, comme la trochilique, l’helioscophie, l’hypogeiodie ou l’archemastrie (Mandosio 1994, 2003). Ce large spectre de disciplines suffit à distinguer la géométrie dérivée de la géométrie pratique. Si la géodésie, au sens que lui donne John Dee, peut être rapprochée des mesures de distances ou de hauteurs qui interviennent dans la géométrie pratique, l’hydrographie ou l’architecture furent plutôt considérées comme des sciences connexes. La distinction entre géométrie dérivée et géométrie pratique tient à la faible diffusion de la locution de John Dee et à la non coïncidence des objets qu’elles décrivent.
19La première occurrence de l’expression mathématiques mixtes apparaît dans l’Universae Mathesis Idea d’Adriaan van Roomen (1602). Elle fut ensuite reprise par Martinus Hortensius dans son Oratio de Dignitate et utilitate Matheseos, prononcée à Amsterdam le 8 mai 1634 (Imhausen et Remmert 2006 ; Remmert 2009). Descartes, Ciermans, van Schooten, Wallis, Newton et Leibniz utiliseront également cette locution4. Dans la classification des sciences de van Roomen, la Vera matematica est divisée en pura mathematica et mixta mathematica. Comme précédemment chez John Dee, les mathématiques mixtes embrassent un ensemble de sciences beaucoup plus étendu que celui que couvre la géométrie pratique. Les mathématiques mixtes comprennent l’astronomie, la chronologie, la cosmographie, la géographie, la géodésie, la musique, l’optique, la perspective, la mécanique, l’hydraulique, etc. (Sasaki 1997). Une autre différence tient aux projets respectifs de ces sciences. Les mathématiques mixtes étaient censées réaliser l’unité des mathématiques à partir de la théorie des rapports et des proportions, ce qui n’est nullement spécifié dans le cas de la géométrie pratique (Brown 1991, Dear 2011). Les locutions « géométrie pratique » et « mathématiques mixtes » désignent donc à la fois des ensembles et des projets distincts.
20Quant aux mathématiques appliquées, terme de création plus récente qui s’est maintenu jusqu’à nous, elles n’interfèrent pas avec la géométrie pratique, mais pour une autre raison. La locution a été popularisée par les Annales de mathématiques pures et appliquées de Gergonne, publiées à Nîmes (1810-1832), puis le Journal des mathématiques pures et appliquées de Liouville, publié à Paris (1836 – ). La géométrie pratique ayant disparu à partir de 1875, l’intersection entre géométrie pratique et mathématiques appliquées se réduit à quelques décennies. Le dépouillement des publications des Annales de Gergonne et du Journal de Liouville montre que cette intersection contient un seul article (Servois 1814), indice de l’indépendance des deux locutions.
21Stabilité des contenus. – Les premiers grands textes européens de géométrie pratique sont la Practica geometriae de Hugues de Saint-Victor, composée à Paris, vers 1130 (Baron 1966), le Liber embadorum d’Abraham bar Ḥiyya, composé à Barcelone avant 1145 (Curze 1902) et la Practica geometriae de Leonardo Fibonacci, composée à Pise en 1220-1 (Boncompagni 1862). Par sa large diffusion, le traité de Fibonacci deviendra un modèle pour les géomètres de l’époque moderne. Les traités ultérieurs de géométrie pratique (ceux de Tartaglia 1560 ; Pomodoro 1599 ; Marolois 1614 ; Schwenter 1641 ; Ozanam 1684, etc.) appartiennent à la même tradition, quoiqu’ils soient enrichis d’apports nouveaux, tant sur le plan instrumental – squadra, bossola, compasso geometrico, quadrato geometrico, etc. – que sur le plan théorique – on notera en particulier l’introduction de la trigonométrie appliquée aux problèmes de géométrie pratique (entre autres, par Stevin 1605).
22Ces traités participent d’une même tradition, suffisamment établie pour qu’on puisse décrire la structure et le contenu-type de ces textes :
1. Introduction
A. Constructions géométriques (traditions euclidienne et non-euclidiennes)
B. Instruments (astrolabe, quadrant, carré géométrique, compas de proportion…)
2. Longimétrie ou altimétrie
Cette partie est un calque des prop. 19 à 22 de l’Optique d’Euclide (Kheirandish 1999 ; Theisen 1979). L’intérêt historique de cette partie ne tient pas aux procédés eux-mêmes, qui sont connus, mais à sa capacité à révéler les limites de la classification des sciences. En effet, ces exercices peuvent être pareillement revendiqués par la géométrie pratique, l’optique et la perspective.
A. Mesure des hauteurs accessibles ou inaccessibles (prop. 19-20 : Datam altitudinem cognoscere…)
B. Mesure des largeurs accessibles ou inaccessibles (prop. 22 : Datam longitudinem quanta est reperire)
C. Mesure des profondeurs accessibles ou inaccessibles (prop. 21 : Datam profunditatem invenire…)
3. Planimétrie
Cette partie débute généralement avec l’étude de l’aire des figures simples, et passe progressivement aux plus compliquées. La source principale est ici le traité perdu d’Euclide Sur la division des figures recomposé à partir de la tradition arabe (al-Sijzī, Abū al-Wafā’, al-Baghdadī), hébraïque (bar Ḥiyya) et latine (Leonardo Fibonacci) (Woepcke 1851, Archibald 1915, Schoy 1926, Hogendijk 1993).
A. Calcul de l’aire des polygones réguliers, du cercle, du segment circulaire, et des figures irrégulières. L’application prioraire est l’arpentage.
B. Problèmes de division des aires en parties égales ou dans un rapport donné. Les cas des triangles et des quadrilatères sont prépondérants et presque exclusifs. La première application est le partage entre héritiers.
4. Stéréométrie
Cette dernière partie traite de la mesure des volumes. Les livres XI à XIII des Éléments, joints aux commentaires des livres XIV et XV, sont une référence commune de ces exercices.
On y trouve notamment :
A. Polyèdres réguliers, sphère, cylindre, cône, pyramide et leurs parties.
B. Problèmes d’inscription des corps.
C. Autres volumes : charettes de foin, jaugeage des tonneaux, etc.
23Les traités de géométrie pratique abordent des problèmes typiques et reproduisent souvent les mêmes méthodes de résolution. La stabilité des contenus étant vérifiée, nous pouvons définir la géométrie pratique comme un genre mathématique, traitant de problèmes mathématiques convenus, présentés par une locution convenue.
24De multiples sources ont été agrégées pour constituer les contenus de la géométrie pratique. Toutefois, son plan est étroitement dépendant d’un modèle euclidien, qui s’exprime notamment par l’organisation des chapitres d’altimétrie, de planimétrie et de stéréométrie. Cette référence interdit de réduire la géométrie pratique aux visées applicatives qu’on serait tenté de lui donner.
Caractères distinctifs de la géométrie pratique
25Une autre façon de décrire le genre mathématique que constitue la géométrie pratique est de mettre en relief quelques uns de ses caractères distinctifs. Trois traits se présentent avec une certaine régularité.
1. Instruments et procédés mécaniques
26L’affirmation d’un rapport entre géométrie pratique et procédés mécaniques est ancien (Mortet 1905). On en trouve une illustration dans les Communia mathematica I, III de Roger Bacon (1940, 44-46). Dépendent de la géométrie pratique sept classes d’instruments, suivant le nombre des sciences particulières (secundum numerum septem scienciarum particularium practicarum et operativum in corporibus). Ce sont les instruments astronomiques (sphères, cylindres, quadrants, astrolabes, sphères armillaires) ; les instruments de musique ; les instruments d’optique (miroirs plans, sphériques, cylindriques) ; les instruments de la science des poids (Instrumenta sciencie ponderum) ; les instruments de la science expérimentale (par exemple les lentilles qui permettent le grossissement des lettres) ; les instruments de médecine et de chirurgie ; les instruments d’alchimie. Cette liste est indicative de l’importance accordée aux instruments, même si certains d’entre eux relèvent indirectement (musique) ou pas du tout (médecine, alchimie) des sciences géométriques.
27Le rapport aux instruments et procédés mécaniques s’est considérablement enrichi à l’époque moderne. Car si de nombreux traités de géométrie pratique présentent la structure et le fonctionnement d’instruments anciens (dioptre, carré géométrique, etc.), certains étant parfois donnés sous des noms nouveaux ; d’autres traités ont introduit ou diffusé des méthodes appuyées sur des instruments inédits (compas de réduction de Mordente, compas de proportion de Galilée, etc.) La question des rapports entre géométrie pratique et procédés instrumentaux sera amplement développée au chapitre 2.
2. Formes de justification
28Même s’il existe des contre-exemples (infra, note 5), beaucoup de traités de géométrie pratique de l’époque moderne se caractérisent par un enchaînement de règles et d’exemples laissant moins de place aux démonstrations mathématiques ; soit qu’elles aient totalement disparu, comme dans la Geometrie practique de Bovelles (1547) ; soit qu’elles aient été réduites à de simples indications, comme dans l’Vsage de géométrie de Peletier : « Toutesfois ie prendray voulontiers la peine, pour gratifier aux nouveaux Geometriens, d’enseigner en passant la tradition d’Archimede » (Peletier 1573, 44).
29Parmi les facteurs de cette érosion, on doit compter tout d’abord l’orientation utilitaire de la géométrie pratique, et les appels répétés à la facilité et à la rapidité des méthodes décrites. Les traités de géométrie pratique sont souvent sous-titrés : géométrie réduite en une facile et briefve pratique (Connette 1626), praxis nova et expeditissima (Solski 1668), methodus cuius ope facilis sit ac brevis (LeClerc 1692), etc. Les démonstrations ont alors été retranchées. On observe une multiplication des appels à l’évidence visuelle – « comme il appert à l’œil » (Bovelles 1547, 11r) – ou à la pratique – « Ce que les ouuriers pourront faire aisément & succintement » (Peletier 1573, 29). Ce relâchement n’est pas sans risque : justesse visuelle et justesse mathématique ne coïncident pas toujours. Ainsi les problèmes de découpage ont suscité beaucoup de fausses solutions, dont la suivante (Figure 1 ; Gardner 1961, 97) :
30Les morceaux du carré de gauche sont réassemblés pour former le rectangle de droite. Les deux figures n’ont pas la même surface : le carré fait 8 × 8 = 64 ; le rectangle 13 × 5 = 65, différence invisible à l’œil nu ! Si l’on tracé les carrés unités de la figure de gauche avant de la découper, on constate que les carrés unités traversés par la diagonale ont une hauteur et une largeur légèrement différente, ce qui explique la différence. Des erreurs semblables ont été signalées par Abū al-Wafā’ (Krasnova 1966, 115) et Ozanam (1694, 302).
31L’autre facteur responsable de cette moindre place laissée aux démonstrations tient au fait que la géométrie pratique fait un usage abondant d’instruments et de procédés mécaniques. Or, les instruments mathématiques sont toujours des théories réalisées. La conchoïde de Nicomède, qui permet de construire deux moyennes proportionnelles entre deux droites, en fournit une illustration. Les conicographes décrits par Frans van Schooten sont du même type. Examinons de plus près le cas du parabolographe, qui exploite la définition foyer/directrice (Figure 2 ; van Schooten 1646, 74).
32Le losange articulé FBHG est solidaire de l’équerre EGI en G et de la règle FK en F et en H, qui coulisse dans la rainure de la règle. B étant le foyer de la parabole, si l’on déforme le losange à partir de G, le point D décrira une parabole d’axe AC, de sommet A et de directrice EG, parce que, tout au long du mouvement, l’instrument conserve BD égal à DG. Le praticien tracera une parabole, même s’il n’a pas conscience de la propriété foyer/directrice, au fondement de cet instrument. L’instrument contient en lui-même sa justification théorique. Aucune validation mathématique n’est donc nécessaire du fait que la validation est immanente à l’instrument.
33Ces deux facteurs paraissent largement responsables de l’accentuation du style procédural de nombreux traités de géométrie pratique de l’époque moderne. Quelques définitions permettent de clarifier ce point. Le style d’une œuvre mathématique est procédural, si l’exposé s’en tient aux opérations permettant d’atteindre le résultat ; démonstratif, si le discours vise à justifier ces opérations afin d’établir que le résultat est vrai. Si certaines œuvres de géométrie pratique relèvent d’un style démonstratif (Errard 1595 ; Servois 1803), la plupart ressortissent au style procédural (LeClerc 1669 ; Mascheroni 1793)5.
3. Statut de la connaissance approchée
34Comment le savoir mathématique est-il affecté par les visées utilitaires ? On peut distinguer deux cas. Dans certains situations, le savoir est appliqué sans être corrompu par la composante pratique (lois de la réflexion, balistique, résistance de matériaux). Dans d’autres cas, le savoir est dénaturé au contact du réel. C’est le cas lorsque les motifs utilitaires interférent avec le mode de production ou de validation des connaissances. Du coup, le mathématicien peut juger fausses des méthodes ou des solutions dont s’accomodera le praticien. La Practica geometriae de Dominicus de Clavasio en fournit un exemple. Dans un passage sur l’aire du cercle, l’auteur affirme : Non intendo demonstrative loqui, sed solum docere invenire aream ita, quod error sensibilis non relinquatur (Busard 1965, 556). Ces situations méritent d’être étudiées en détail, car elles peuvent préciser comment le contact de la géométrie avec la pratique est susceptible de modifier la nature des connaissances produites.
35La question de la connaissance exacte ou approchée sera reprise dans deux chapitres de ce volume. Le chapitre 3 expose un développement au style démonstratif si net qu’il confine à la géométrie savante. Le chapitre 5 traite d’un problème non résoluble à la règle et au compas pour lequel les auteurs ont étudié diverses solutions approchées.
Objectifs du volume
36Plusieurs travaux ont déjà été spécifiquement consacrés à la géométrie pratique (Busard 1965, 1968, 1969, 1998 ; Arrighi 1966, 1970, 1982 ; Baron 1966 ; Shelby 1972, 1977 ; Beaujouan 1975 ; Victor 1979 ; L’Huillier 1979, 2003 ; Chorbachi 1989 ; Minow 1991 ; Simi 1991, 1993 ; Homann 1991 ; Presas i Puig 1998 ; Souffrin 1998 ; Bellosta 2003 ; Wu 2003 ; Knobloch 1997, 2005 ; Lévy et Burnett 2006 ; Moyon 2008 ; Hughes 2008). Ce volume entend prolonger ces travaux en apportant un éclairage particulier sur les œuvres européennes de la période moderne.
37Comme on le constate en se rapportant à la liste de titres précédente, la géométrie pratique est un objet relativement peu étudié. Cette position mineure tient au fait que la géométrie pratique est doublement marginale, vis-à-vis des mathématiques savantes et vis-à-vis des traditions techniques. Il s’ensuit que la géométrie pratique a souvent fait l’objet d’une double suspicion : qu’étant appliquée, elle relèverait des « mathématiques inférieures », ce qui est faux, car l’utilité et la difficulté sont des caractères indépendants ; qu’étant exercée sur des sujets soumis à l’habitude et à l’expérience, elle relèverait des « mathématiques décoratives ». Entre mathématiques inférieures et mathématiques décoratives, la voie est étroite et il est indiscutable que certaines œuvres – le Cours d’architecture de Blondel (1675) par exemple – ont cédé au plaisir de mettre des mathématiques là où elles ne sont pas d’une utilité toujours perceptible. La géométrie pratique n’en pose pas moins des problèmes intéressants. Supposant toujours une mise en œuvre, elle exige de déterminer ce qui est géométrisable et ce qui ne l’est pas, ce qui revient à identifier les limites de l’application de la géométrie à la pratique artistique ou technique.
38Ce volume résulte d’un colloque international, organisé les 8 et 9 octobre 2009 à Grenoble, avec le soutien du Cluster 14 erstu, de la région Rhône-Alpes. Nous avons choisi de restreindre cet ouvrage à la période de plus forte productivité de cette science, l’époque moderne, XVIe-XVIIIe siècles, sans nullement viser une description d’ensemble de ce qu’elle fut sur cette période – tâche impossible compte tenu du nombre de titres relevant de ce genre mathématique. Il nous a paru à la fois plus utile et moins ambitieux d’étudier les pratiques mathématiques dans des milieux précisément circonscrits, pour autant que ces pratiques nous fournissent un éclairage sur les caractères distinctifs de la géométrie pratique (3.1-3.3). L’esprit du volume relève davantage de la campagne de forage que de la photographie aérienne. Le projet y perd en hauteur, mais il y gagne en précision.
39L’étude de Samuel Gessner traite des instruments d’arpentage du XVIe siècle (squadro, quadrante, holometro), et de leur justification géométrique à travers les trois traités de Castriotto, Bartoli et Foullon, publiés à Venise la même année 1564.
40Le chapitre rédigé par Eberhard Knobloch traite de la division des aires à partir de la théorie des polygones de Christophorus Clavius en 1604. L’intérêt principal de ce texte est de montrer les limites d’une division tranchée entre géométrie pratique et géométrie savante ou, ce qui revient au même, du préjugé visant à enfermer la géométrie pratique dans une dimension purement applicative.
41Le chapitre suivant traite de la construction des polygones réguliers au tout début du XVIIe siècle, dans les œuvres de quatre français : deux ingénieurs, Ambroise Bachot et Antoine de Ville, un érudit, Scaliger, et un mathématicien, François Viète, de manière à savoir quel statut ils donnaient à la connaissance approchée.
42Jorge Galindo étudie la place de la géométrie pratique dans le cursus des écoles militaires, en prenant l’exemple de l’Académie royale de mathématiques de Barcelone dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ce chapitre montre comment un jeu de procédures géométriques, pourvu qu’il soit suffisamment codifié, peut contribuer à fixer un modèle architectural, en l’occurrence, celui des places fortifiées.
43Dans le dernier chapitre, Joël Sakarovitch, disparu prématurément le 20 mars 2014, revient sur les rapports entre théorie et pratique dans le cas de la géométrie descriptive. Il montre que si Gaspard Monge est le promoteur incontesté de la nouvelle géométrie, cette théorie systématise un mode de représentation de l’espace largement dépendant des méthodes de coupe des pierres pratiquées à Mézières avant l’arrivée de Monge. Sans que la géométrie descriptive soit, à proprement parler une « géometrie pratique », elle offre l’exemple d’une science géométrique dans laquelle la pratique a impulsé la théorisation mathématique.
Notes de bas de page
1 θεωρητικός vs. πρακτικός (Métaphysique A, 1, 993b). Ailleurs, Aristote oppose sciences théoriques (θεωρητικός) et productives (ποιητικός) (Métaphysique A, 1, 982b) ou sciences pratiques (πρακτικός), productives (ποιητικός) et théoriques (θεωρητικός) (Métaphysique E, 1, 1025b ; Aristote 2007, passim). Nous verrons plus loin que les rapports entre géométrie pratique et géométrie savante sont loin d’être aussi simples que le suggère cette distinction de principe.
2 On compte au moins l’adaptation de Dominicus Gundissalinus, ca. 1150 (Fārābī 1953), le texte dérivé du même (Baur 1903), la traduction littérale de Gérard de Crémone, ca. 1175 (Fārābī 1953), la version hébraïque abrégée de Shem Tov b. Falaqera, ca. 1250 (Zonta 1995), la traduction hébraïque intégrale faite par Qalonymos b. Qalonymos en 1314 (Zonta 1992). Maroun Aouad (CNRS, Jean Pépin) prépare une nouvelle édition de la classification de Fārābī, accompagnée d’une étude de la tradition textuelle.
3 La différence entre matière et genre est que la matière procède d’une classification extérieure ( – etics) alors que le genre est défini de l’intérieur ( – emics). Par suite, on peut considérer que le noyau dur d’un genre est défini par les œuvres dont le titre mentionne le nom du genre. De même que The Tragedy of King Richard the Third (Shakespeare 1597) appartient au genre de la tragédie, les sections coniques ou, plus récemment, la géométrie descriptive fournissent d’autres exemples de genre mathématique. Les méthodes de rabattement, de changement de plan et de rotation, de même que certains exercices types, peuvent être vus comme des lieux communs de ce dernier genre mathématique.
4 Rudolf Bkouche (2006) parvient à un résultat un peu différent en prenant comme texte de référence, un essai postérieur à celui de van Roomen, The Advancement of Learning (Bacon 1605). Il ne spécifie pas autrement les mathématiques mixtes que par leur relation à la philosophie naturelle : « The pure mathematics are those sciences belonging which handle quantity determinate, merely severed from any axioms of natural philosophy […] Mixed hath for subject some axioms or parts of natural philosophy, and considereth quantity determined, as it is auxiliary and incident unto them » (Bacon 1605, II, 8.2).
5 On peut affiner la classification en considérant la présence de formules algébriques. On distingue alors le style procédural non algébrique (LeClerc 1669) du style procédural algébrique ou style algorithmique (Mascheroni 1793). D’autres exemples sont donnés par Jim Ritter (2004). Le fait que Mascheroni, auteur de la Geometria del compasso, ait produit une œuvre de ce type suggère de ne pas hiérarchiser les procédures et les démonstrations. L’exposé des procédures seules est avant tout un choix.
Auteur
PLC, Université de Grenoble
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