Alphonse Daudet et le Tabès
p. 231-239
Texte intégral
1Le 7 mai 1493 ; Christophe Colomb est de retour à Lisbonne.
2Il a découvert l'Amérique, mais ses marins rapportent en Europe une maladie jusqu'alors inconnue.
3Dès 1494, une rumeur s'enfle progressivement. Elle fait état d'un mal sournois accompagnant les troupes en campagne et les marins embarqués.
4Cette maladie, dont on allait savoir rapidement qu'elle était sexuellement transmissible, allait porter un grand nombre de noms, témoins de l'inimitié régnant entre les peuples voisins : mal de Naples pour les Français, mal français pour les Italiens, vérole française pour les Anglais, vérole allemande pour les Polonais, vérole polonaise pour les Russes...
5Elle ne prendra son nom définitif qu'à partir de 1530, date à laquelle Jérome Frascator publie son poème "syphilis, sive morbus gallicus" dans lequel le berger Syphilis, victime du courroux d'Apollon, aurait été le premier sujet atteint.
6L'agent de cette maladie infectieuse d’évolution spontanée chronique, le tréponème pâle, n'allait être isolé que bien plus tard, le 3 mars 1905 par Fritz Schaudinn et Eric Hoffman.
7Son traitement radical ne devait apparaître qu'en 1943, à l'instigation de Mahoney, avec l'utilisation de la Pénicilline, régulièrement efficace contre le Tréponème. En l’absence de traitement spécifique, la syphilis allait exercer ses méfaits pendant 450 ans, n'épargnant personne.
8Les riches et les pauvres, les nobles et les mécréants, tous étaient menacés.
Evolution de la syphilis
9Non traitée, ou insuffisamment traitée, la syphilis évolue par étapes successives, de symptomatologie variable, conduisant à des complications tardives particulièrement sévères.
- Les semaines qui suivent le contage sont asymptomatiques.
- le chancre apparaît en trois semaines environ. En l'absence de traitement pendant cette période primaire, il cicatrise spontanément en laissant une cicatrice blanchâtre.
- la période secondaire commence au deuxième mois et dure trois à quatre ans. Elle est marquée par l'apparition d'éruptions, les floraisons, qui représentent la révélation clinique de la généralisation de la maladie. Au début de cette phase, les éléments éruptifs sont de couleur rose de pêcher, prenant sur le thorax l'aspect d'un collier de Vénus.
- la période tertiaire, la plus grave, débute de 4 à 20 ans après le chancre. Ses manifestations sont variées : gommes cutanées et muqueuses, mais surtout atteintes viscérales, cardio-aortiques et nerveuses.
10Parmi celles-ci se distinguent la paralysie générale et le tabès, dont fut atteint Alphonse Daudet.
Le tabès
11La lecture du dictionnaire Gaffiot nous apprend que ce mot latin signifie au figuré "maladie qui ronge, qui mine", acception utilisée par Cicéron dans "Tusculanae disputationes" et par Virgile dans l'Enéïde.
12Cette complication de la syphilis a été individualisée en 1858 par Guillaume Benjamin Armand Duchenne de Boulogne (1806-1875), sous le nom d’ataxie locomotrice.
13Dans son tableau complet, il associe :
- des douleurs se présentant sous l'aspect de douleurs fulgurantes ou de crises gastriques
- une ataxie,
- une perte de la sensibilité profonde,
- des troubles génito-urinaires,
- des troubles oculaires.
La maladie chez Daudet
14Nul mieux qu'Alphonse Daudet ne pouvait décrire le tabès puisqu'il en était atteint et nous connaissons l'évolution de son mal.
- En 1858, il contracte la maladie auprès d'une dame d’honneur de l’Impératrice Eugénie.
- En 1878, il présente de fréquents malaises qui l'amènent à consulter Pierre Charles Edouard Potain qui lui conseille une cure à Allevard dans l'Isère.
- En 1881, il suit une cure à Néris les Bains dans l'Ailier.
- En 1884, il prend l'avis du célèbre neurologue Jean Martin Charcot qui diagnostique de façon formelle un tabès dorsalis.
- En 1885, il se rend à Lamalou-les-Bains, station thermale de l'Hérault, spécialisée dans le traitement du tabès.
- En 1887, les crises douloureuses s’intensifient et deviennent de plus en plus fréquentes. Il va désormais s'adonner à la morphine.
- En 1891, à l’instigation de Charles Edouard Brown-Sequard, il fait appel, avec peu de résultats, à l'opothérapie testiculaire.
- Le 16 décembre 1897, Alphonse Daudet meurt brutalement.
Le tabès à travers Alphonse Daudet
15Alphonse Daudet (13 mai 1840-16 décembre 1897), est l'auteur d'une œuvre importante dont il nous reste entre autres : Le Petit Chose, Les Lettres de mon Moulin, Tartarin de Tarascon, Les Contes du Lundi.
16Mais c’est dans son écrit posthume, La Doulou ainsi que dans des extraits du Journal de son ami Edmond Huot de Goncourt (1822-1896), qu’il est possible, non seulement de retrouver une description saisissante de vérité et de précision médicale de cette complication de la syphilis, mais encore d'appréhender son retentissement moral sur l'auteur.
17Les différentes manifestations du tabès ne seront pas envisagées selon le plan habituel des traités médicaux. Leur analyse commencera par les premiers signes ressentis par Alphonse Daudet.
• Les troubles urinaires
18Ils font partie de signes inauguraux de son tabès. Il se souvient d'une première visite auprès du Docteur Guyon, grand urologue de l'époque : "Il me sonde ; contraction de la vessie ; prostate un peu nerveuse, rien en somme. Et rien, c'était tout qui commençait : l'Invasion".
19Le 18 août 1892, il confie à Edmond de Goncourt l'importante gêne fonctionnelle qui lui procure sa pollakiurie : "Ce qu'il y a de plus horrible dans ma maladie […], c'est qu’à tout moment, j'ai envie de faire pipi, et qu'il faut que je sois assis : vous concevez !".
• Les troubles oculaires s'installent eux-aussi très tôt :
20"Premiers temps du mal qui me tâte partout, choisit son terrain. Un moment les yeux ; mouches volantes, diplopie ; puis les objets coupés en deux, la page d'un livre, les lettres d'un mot, lues à demi, tranchées comme avec une serpe ; coupure en croissant. J'attrape les lettres au vol d'un jambage".
• Les douleurs fulgurantes
21Ce sont des douleurs brèves, térébrantes, évoluant par accès. Dans le même accès, l'éclair douloureux siège au même endroit, mais la localisation douloureuse peut changer de place d'un accès à l'autre. Leur description tout aussi imagée, utilise des termes de comparaison des plus évocateurs. Il exprime ainsi la variabilité du siège de la douleur : "Douleur toujours nouvelle pour celui qui souffre". Il en résume le profil évolutif en un mot "Infiltration" : "Douleur qui se glisse partout, dans ma vision, mes sensations, mes jugements ; c'est une infiltration".
22L'intensité des douleurs transparaît de multiples fois. Au début de sa maladie, il s'agit de : "Douleurs singulières : grands sillons de flammes découpant et illuminant ma carcasse". Leur violence va croître progressivement : "Tous les soirs, contracture de côte atroce [...]. Tout à fait l'armure, cruellement serrée sur les reins d’une boucle en acier – ardillons de braise, pointus comme des aiguilles". Avec parfois un crescendo : "Quelquefois, sous le pied, une coupure, fine, fine – un cheveu. Ou bien des coups de canif sous l'ongle de l'orteil. Le supplice des brodequins de bois aux chevilles. Des dents de rats très aiguës grignotant les doigts de pied. Et dans tous ces maux, toujours l'impression de fusée qui monte, monte, pour éclater dans la tête en bouquet : Processus, dit Charcot". Mais aussi ces : "Fulgurations dans le pied, muscles broyés par un camion, coups de lance dans le petit doigt".
23Au delà de la douleur, Daudet trouve encore un accent poétique quand il nous dit : "Cette nuit, la douleur en petit oiseau Pück sautillant ici, là, poursuivi par la piqûre ; sur tous les membres de mon corps, à la fourche des articulations ; manqué, toujours manqué, et de plus en plus aigu".
• La crise gastrique
24Douleur d'intensité extrême, elle apparaît au creux épigastrique pour irradier dans les épaules et la poitrine. C'est le paroxysme : "Il Crociato. Oui, c'était cela, cette nuit. Le supplice de la Croix, torsion des mains, des pieds, des genoux, les nerfs tendus, tiraillés à éclater. Et la corde rude sanglant le torse, et les coups de lance dans les côtes".
25Le 29 juin 1888, en réponse à Edmond de Goncourt qui s'enquérait de son état de santé, il évoque de nouveau la crucifixion : "Mon cher, [...], vous savez, les gens qu’on crucifiait autrefois, on les déclouait un moment pour les faire souffrir plus longtemps ; eh bien, je suis sans un moment de déclouement !".
• L'ataxie
26Elle consiste en une incoordination des mouvements par atteinte des centres nerveux. Elle trouble la marche et la station debout. Elle est responsable d'une démarche et la station debout. Elle est responsable d'une démarche particulière : le pied se lève plus haut et plus brusquement que normalement, il retombe en frappant le sol du talon. A un stade plus avancé, les jambes, lancées brusquement en haut et en dehors, évoquent une démarche de pantin.
27Dès lors, la marche n'est plus un phénomène réflexe, elle devient un acte conscient : "La préoccupation de marcher droit, la peur d'être pris d'un de ces coups lancinants – qui me fixent sur place, ou me tordent, m'obligent à lever la jambe comme un rémouleur".
28Son ataxie devient vite invalidante, voire dangereuse : "Forces perdues. Sur le boulevard Saint-Germain, une voiture m'arrive dessus. Marionnette détraquée".
29Progressivement, Daudet est atteint de tremblements. Son écriture se modifie : "Par moments, impossibilité d'écrire, tellement la main tremble".
30Edmond de Goncourt en est le triste témoin le 12 décembre 1889 : "La main tremblotante de Daudet ne peut qu'avec la plus grande peine écrire la dédicace de mon exemplaire de La Lutte pour la vie. Il s'écrie : "Ah ! les mains comme les jambes !...".
31Par ailleurs, Madame de Nittis rapporte à Edmond de Goncourt, qu'au cours d'un dîner du mercredi 5 avril 1882 au cours duquel elle se trouvait à côté de Daudet : "Elle avait été au bord du mal de mer, par suite du remuement continuel d'une jambe de l'auteur émotionné sur une planche du parquet, un peu disjointe et qui passait sous sa chaise".
• La perte de la sensibilité profonde
32Caractérisée par une perte de la sensibilité des muscles, des os et des articulations, elle entraîne une perte du sens de la position des membres. Il en fait part à Edmond de Goncourt dès le 31 mai 1886 quand il compare ses mains à "des feuilles sèches". Le 4 août 1887, il lui décrit ses troubles avec une extrême précision : "mes jambes, tenez, quand je suis assis comme je suis là, je ne les sens plus, et dans mon lit, je ne sais pas où elles sont". Il décrit cette perte de sensibilité comme une "Sensation de la jambe qui échappe, glisse sans vie" et "Parfois je perds le sentiment d'une partie de mon être – tout le bas ; mes jambes s'embrouillent...".
Le traitement
33La fréquence et l’intensité des douleurs de Daudet justifiaient logiquement l'emploi d'antalgiques et d'analgésiques. Il va user du chloral, de la morphine et de l'antipyrine, d'apparition plus récente dans la pharmacopée. C'est un "appel aux anesthésiques comme un cri au secours". Il en savoure les résultats comme le "bercement divin des nuits de morphine" ou comme ces "vingt minutes délicieuses, celles qui coupent mes deux prises de chloral". Il use de ces produits pour rapidement en abuser.
34Comment pouvait-il faire autrement ? L’accoutumance inexorable diminue l'efficacité des drogues. Il devient dépendant de la morphine dès 1887 : "impossible de m’en déshabituer". C'est l'escalade. De deux piqûres de morphine par jour, il en arrive à des injections itératives, qui le laissent parfois dans un état second, comme enivré : "Toute cette fin de journée un peu roulante et comme absinthée" avec ces réveils "aux sensations émoussées, comme au lendemain de lourds excès". En 1891, Edmond de Goncourt nous renseigne sur sa consommation : "le malheureux, pendant les deux heures qu'il passe chez moi, se fait trois piqûres de morphine" en lui avouant, la même année s'être fait "coup sur coup cinq piqûres de morphine".
Le pronostic de la maladie
35Malgré le mal, malgré le peu d'effet de ses traitements, Daudet conserve ses facultés intellectuelles. Comme il le dit lui-même, "l'intelligence toujours debout". Il prend conscience de la gravité de son affection avant même que son diagnostic exact n'en soit posé : "Je suis fichu !" dit-il à Edmond de Goncourt le 20 novembre 1879. Il est conforté dans son opinion, quelques années plus tard, au détours d'une longue conversation avec Charcot : "C'est bien ce que je pensais. J'en ai pour la vie".
36A l'occasion de ses crises à Lamalou les Bains, station que Raimbaud surnomme "la station des tabétiques", il côtoie nombre de malades à des stades évolutifs différents de la maladie. Il peut en étudier la marche implacable comme le consigne fidèlement Edmond de Goncourt : "il vous dit qu'à Lamalou, il a étudié la progression de son mal sur les autres et qu'il lui arrivera ceci l'année prochaine, cela l'autre année".
37Dans cette station, il a aussi sous les yeux les différents tableaux insupportables de la déchéance physique à laquelle il est voué : "Voir manger mes voisins m'était odieux ; les bouches sans dents, les gencives malades, la pioche des cure-dents dans les molaires creuses".
Les idées suicidaires
38Cette condition de souffrance perpétuelle, le constat de sa dégradation physique, la fatigue, le manque de sommeil : "Dormettes de cinq minutes, angoissées de cauchemars en glissades", allaient l'amener à penser à la mort. S'il nous parle de ses "Songes de suicide" c'est surtout à Edmond de Goncourt qu'il se confie : Dès 1884 "il laisse échapper tristement que, depuis quelque temps, il éprouve de telles souffrances que maintenant, quand il va à un enterrement, il envie presque le repos, l’insensibilité de celui qu'on met en terre". Le lundi 10 août 1885, après une nuit de calvaire, il exprime clairement son désir : "il lui vient l'idée d'en finir, malgré lui, il calcule le nombre de gouttes d'opium qu'il faut pour cela, et ça lui fait un peu peur d'être hanté par cette tentation". Il confirme son intention le 7 octobre 1888 : "Non, je n'ai pas peur de la mort, mais j'ai peur de la paralysie et surtout de n'avoir plus la force de me suicider.
39Il n'allait jamais passer à l'acte.
Son témoignage
40Il voulait laisser un témoignage sur le vécu de la douleur qu'il connaît si bien :
41Μαθήματα παθηματα
42Littéralement souffrances-connaissances sont d’ailleurs les mots placés en titre du premier chapitre de sa "Doulou". Très tôt, comme nous le dit Edmond de Goncourt : "Daudet est tenté de l’idée de tirer un bouquin de ses maux, est tourmenté d’écrire quelque chose sur la souffrance étudiée sur lui-même". Il en a déjà trouvé l’épigraphe "Dictante dolore" (sous la dictée de la douleur) et il se met au travail : "je prends de temps en temps ces notes avec la pointe d'un clou et quelques gouttes de mon sang". Mais la rédaction de ces mots est pénible, leur formulation difficile à trouver : "à quoi ça sert, les mots, pour tout ce qu'il y a de vraiment senti en douleur (comme en passion) ? Ils arrivent quand c'est fini, apaisé. Ils parlent de souvenir, impuissants ou menteurs". Et comme il l'explique "La torture... pas de mots pour rendre ça, il faut des cris".
43Aussi, afin d’essayer d'oublier, cherche-t-il à s'évader dans la rédaction d'autres ouvrages, et il s’en justifie le 13 juin 1889 : "Voyez-vous, mon cher Goncourt, il y a des jours où je suis tout à mon livre de La Douleur, et il y a cinq ans que j'y travaille... Mais il est des jours où la douleur est tellement violente que ce serait comme un blasphème d'en faire la peinture... Et alors, je cherche à travailler dans le gai, à m’égayer ironiquement avec Tartarin".
44C'est ainsi que son livre sur la Douleur ne devait jamais paraître de son vivant. C'est sa femme Julia, en 1930, trente-trois ans après sa mort, qui publiera ces pages sous le titre de La Doulou : "la Doulou", la douleur en provençal. La douleur qui avait accompagné Alphonse Daudet pendant vingt ans de sa vie et qui devait lui faire dire le 14 juin 1885 : "il y a des moments où j’appelle la mort comme une délivrance !"
45La Délivrance survient brutalement le 16 décembre 1897.
Bibliographie
Bibliographie
Daudet, La Doulou suivi d'extraits du Journal d'Edmond de Goncourt. L’Ecole des Lettres – L'Ecole des Loisirs – Paris 1997.
Auteur
Dijon
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