Un médecin dans la Cité : le Docteur Velasco et El Anfiteatro Anatómico Español
p. 219-229
Texte intégral
1Lors de la rédaction de ma thèse, l’un des points essentiels étant l'étude de l'émergence du Naturalisme en Espagne, dans les années 1880, il fut nécessaire tout d'abord de relire les romans de Zola, la critique qui en avait été faite en Espagne à partir de 1876 et surtout Le Roman expérimental. L'idée centrale de Zola était d'appliquer "la méthode expérimentale [...] au roman et au drame"1 parce que l'écrivain "ayant à étudier l'homme, nous croyons ne pas pouvoir nous dispenser de tenir compte des vérités physiologiques nouvelles [...] puisque le roman est devenu une enquête générale sur la nature et sur l’homme"2. L'idée de Zola était que le roman devait s'emparer de la science pour la faire entrer dans la littérature. Les romans de Zola non seulement offraient de nouvelles techniques, de nouveaux concepts, comme celui de "document humain", mais introduisaient un nouveau personnage : le médecin.
2Dans les romans de Benito Pérez Galdós (1843-1920), le médecin joue un rôle tout à fait déterminant. Il est, tout d'abord, la transcription littéraire de son propre médecin, Manuel Tolosa Latour ; qui presque toujours signe ses lettres à Galdós du nom que celui-ci lui avait donné dans ses romans, Augusto Miquis. Il faut rappeler ses campagnes pour défendre la femme et l'enfant par l'introduction systématique de la vaccination antidiphtérique. Il s'occupait aussi de théâtre, était marié à une actrice et publia des nouvelles Niñerίas (Enfantillages) en 1889 avec un prologue de Galdós dans lequel ce dernier écrit qu’il vit "dans un flirt constant" avec la médecine sans parvenir à être "un véritable fiancé"3.
3Le personnage de Miquis dans les romans de Galdós est non seulement la transposition d'une expérience personnelle – dans les Archives de la Casa Museo Pérezs Galdós de Las Palmas de la Grande Canarie se trouvent 66 lettres écrites par Tolosa Latour entre 1883 et 1904 – mais aussi la projection d'un idéal de médecin sachant intervenir dans la vie de ses patients, prévoir et tirer les conséquences du drame décrit dans le roman, comme le docteur Pascal dans l'oeuvre de Zola, et bien d’autre médecins dans les romans contemporains, tant espagnols qu'étrangers. Pourtant, toutes les histoires littéraires sur cette période de la littérature romanesque espagnole, aussi bien espagnoles que françaises ou américaines, tendent toutes à prouver qu'il n'y a pas eu de "naturalisme espagnol", que tous les romans dits "naturalistes" espagnols sont le pur produit d'un mimétisme induit par l'influence de la culture française, dominante à cette époque-là.
4Le Naturalisme est une des conséquences du Positivisme et, en Espagne, de la réception rapide, presque brutale du Positivisme. Je fus donc amenée à étudier cette réception en Espagne, et comme l'arme du Positivisme était la Science, à étudier le développement des Sciences en Espagne, en particulier celui de la Médecine à travers différents journaux de Médecine. C'est ainsi que je découvris ce journal, rarement cité à l'époque, El Anfiteatro Anatómico Español, créé par le Dr. Velasco le 1er février 1873. Il devenait alors possible de démontrer que le "médecin" n'était pas un produit d’importation littéraire française, mais qu'il était une réalité sociale par le rôle qu'il avait cherché à assumer dans la nouvelle société qui se constituait après la Révolution de 1868.
5Pour comprendre son rôle dans cette "nouvelle société" en formation, il est nécessaire de brosser en quelques lignes le panorama historique de l'époque. En 1868 a lieu la Révolution dite de 1868, qu’on appelle aussi La Glorieuse ou La Setembrina parce qu'elle avait eu lieu en Septembre, qui chasse les Bourbons d'Espagne et ouvre une période de troubles politiques et sociaux. Trois périodes se succèdent : celle des Cortes Constituantes, celle du Roi Amédée I de Savoie, premier roi constitutionnel d'Espagne qui démissionne en février 1873 et enfin celle de la Première République espagnole, proclamée le 11 février 1873 et "suspendue" par l'armée le 2 janvier 1874. C'est donc une époque de profonds changements. La recherche d'un roi pour remplacer la dynastie déchue de ses droits est à l'origine de la guerre franco-prussienne de 1870. La révolution de 1868 mettait fin à l'absolutisme d'Isabelle II, digne fille de Ferdinand VII. Un seul fait pour caractériser l'absolutisme obscurantiste des dernières années de son règne : parler de Darwin et des théories de l'évolution équivalait à une incarcération, comme le raconte un médecin de l'époque, le Dr. Simarro4. La fin de l’absolutisme, les décrets sur la liberté de l'enseignement qui voient fleurir un grand nombre d'Universités libres, permettent enfin la diffusion des nouvelles idées scientifiques concernant l’évolution5. L'agitation politique qui secoue l'Espagne de 1868 à 1874 n’était guère favorable à des débats scientifiques : en effet le Gouvernement espagnol doit faire face à trois "guerres" : celle de Cuba de 1869 à 1879, à la troisième guerre carliste dans le nord de l'Espagne de 1872 à 1876 et enfin au soulèvement cantonaliste de 1873 dans la région levantine6. Ce qui explique que l’oeuvre de Darwin ne soit traduite qu'en 1877. Pourtant, en 1873, en dépit de ces circonstances ou peut-être à cause de ces circonstances historiques très agitées, se crée sous l'impulsion du Dr. Velasco et d'autres encore El Anfiteatro Anatómico Español. Il voit le jour deux semaines avant la proclamation de la Première République espagnole.
6Lorsqu'il crée ce nouvel organe de la presse médicale, le Dr. Velasco énonce une idée nouvelle pour l'époque et qui distingue sa revue bimensuelle des autres revues médicales : "La Médecine embrasse tous les problèmes qui touchent à l'homme, à sa famille, à la société [...]. Les problèmes qui incombent à la Médecine, au médecin, quant à l’homme, sont si nombreux que notre pauvre imagination reste anéantie devant une telle perspective"7. Le médecin devient responsable de l'homme mais aussi de la société dans laquelle celui-ci évolue, ce qui explique les deux dimensions qu'adopte le journal : une conscience politique face à la situation intérieure et extérieure, et il ne faut pas donc s'étonner de voir s'affirmer un profond sentiment national, voire nationaliste – en effet la Première République n'avait pas été reconnue par les puissances étrangères – d'une part, et de l'autre, une préoccupation croissante pour les problèmes de l'éducation comme remède aux maux nationaux.
7Si le premier éditorial de la rubrique professionnelle insiste sur la nécessité pour l'Espagne de participer au mouvement général en vue du "progrès" et du "perfectionnement des sciences", dans le double but "de réclamer pour notre patrie le poste élevé qu'elle a conquis" avec honneur dans le passé et de rappeler tout ce que les autres nations, qui méprisent aujourd’hui l'Espagne, ont appris d'elle8, l’éditorial de la seconde page, aussi du Dr. Velasco insiste sur la nécessité "d’élever la médecine nationale à une hauteur qui la rende visible aux yeux du monde entier9. D'une manière insistante, lancinante parfois, le thème nationaliste est repris car il fonctionne sur les trois dimensions du temps : la revendication d'un passé glorieux où l'Espagne était la maîtresse des Arts et des Sciences, la conscience d'un présent humiliant et l'espoir dans le futur.
8Le deuxième numéro coïncide avec un événement national qui lui donne l'occasion de rendre ses buts plus perceptibles : en effet il sort le 13 février 1873, deux jours après la proclamation de la Première République. Et le journal commence par des "Félicitations" : "EL ANFITEATRO ANATÓMICO ESPAÑOL félicite l'humanité toute entière, et en particulier la nation espagnole d'avoir proclamé la République sans effusion de sang ni les horreurs qui, dans des cas semblables, ont affligé les autres peuples du monde. Nous croyons que ce remarquable et grandiose événement contribuera au progrès des sciences, de l'industrie, des arts et des lettres dans notre patrie"10. Le Dr. Velasco était connu pour ses opinions républicaines11 et l’on comprend fort bien que la République ait étc pour lui un gage de futur, non seulement pour assurer le développement de la Médecine et des Sciences naturelles, mais aussi celui de toutes les autres formes de la culture nationale. Cette vision globale est tout à fait dans la lignée de la pensée libérale et romantique, telle qu'on peut la trouver vers 1835 et telle qu'elle perdure en 1868, mais aussi dans la lignée de la pensée encyclopédique, héritière des Lumières, très caractéristique par son volontarisme de la médecine européenne de cette époque.
9La prise de position du journal face à l'histoire nationale apparaît clairement lors de la fin de la guerre carliste en 1876 – il fallut une armée de 80000 hommes pour venir à bout des armée carlistes-. A la joie de la paix enfin retrouvée, s’oppose la triste réalité : la lutte entre deux idées, "l'une vieille traditionnelle [...], l’autre, plus moderne, plus ancrée dans l'esprit démocratique de la société actuelle" et pour quel "fruit ? Une hécatombe de cadavres, un épuisement encore plus grand de notre énergie déjà énervée"12. Par ailleurs, l'expérience du soulèvement "cantonaliste", quand la flotte espagnole rebelle arbore la bannière de Barberousse et nargue les navires militaires anglais et allemands qui croisent dans la Méditerranée frôlant l'incident diplomatique et donc une intervention étrangère, lui fait voir et exprimer clairement le danger qui guette l'Espagne : "Notre pays semble condamné à une funeste fin ; les discordes civiles y ont tellement pris racine que nous ne vivons que pour nous déchirer [...]. Quel sera le résultat final d'une aussi désastreuse folie ? Si celle-ci ne cède pas, surviendra sans aucun doute notre destruction totale et notre dépouille avariée sera dévorée par d'autres nations ; il en a toujours été ainsi auparavant, de cette façon les peuples les plus puissants se sont mis eux-mêmes les chaînes de l'esclavage et telle est la loi fatale qui ne manquera pas de se produire dans le futur"13. Le discours n'a plus rien de médical et si les images employées le sont c’est pour montrer que la Nation est un corps vivant qu’on ne peut épuiser impunément, sous peine de détruire son autonomie.
10En 1879, un an avant que ne disparaisse le journal absorbé par un autre organe de la presse médicale, la Restauration étant désormais solidement établie et sans rêve démocratique, sans futur donc, le journal se tourne alors vers le passé de l'Espagne, ce qui est une occasion pour le Dr. Velasco de rappeler son dessein initial, défendre la "science" et le "mérite des Espagnols"14. Deux articles sont consacrés à Michel Servet, grand savant, "martyr" et victime de l’intolérance15.
11Le Gouvernement provisoire de la Révolution avait décrété dès octobre 1868 la "liberté de l'enseignement", ce qui donna lieu à la création d'une multitude d’Ecoles et d'Universités Libres. C'est un phénomène assez curieux et peu d’études ont été réalisées sur ce sujet, sauf pour la Faculté de Médecine de l'Université Libre de Cordoue16. Le programme de cette création est similaire à celui du Dr. Velasco, car le discours d'inauguration justifie la création de cette Université Libre en affirmant "[...] qu'elle répond à l’une de ces pensées gigantesques propres aux nobles aspirations d'un siècle enthousiaste et regénérateur qui, en marchant rapidement vers le bel idéal du perfectionnement humain, prétend reconstruire l'édifice social sur la solide et impérissable base de la science […]"17. La grande oeuvre du Dr. Velasco et de ses collaborateurs est la fondation en 1875 d'une "Escuela práctica Libre de Medicina y Cirujía". Il est certain que cette création répond à son vœu le plus profond de renouveler les conditions de l'apprentissage et de l'exercice de la médecine pour mettre l'Espagne à la hauteur des autres nations. Le projet ne touche pas seulement la médecine : "L'éducation et le savoir sont la véritable, l’unique base capable de faire de bons citoyens". La notion de "citoyen" introduit le registre de concepts décidément politiques, mais elle est aussi une nouvelle dénomination de l'homme, non plus considéré en tant qu'individu mais comme membre faisant partie d'une collectivité. Toujours dans la perspective libérale idéaliste du XIXe siècle, l’auteur écrit : "Il n'y a rien à craindre de l'homme cultivé, et surtout de celui qui reçoit une éducation soignée ; grâce à tout cela, je crois fermement que l'unique moyen d'éviter les conflits sociaux, de détruire le terrible fléau de la guerre est d’éduquer, d'instruire correctement tout le monde, sans différence de classes". La notion de citoyen n’est pas simplement une définition politique : le citoyen est celui qui travaille et les instruments de destruction doivent être remplacés par "le livre" et "la charrue". L'auteur de l'article va plus loin en affirmant que l'on ne devrait pas récompenser les "chimistes" qui ont inventé des moyens de destruction qui "tuent plus d'hommes que la peste la plus dévastatrice" – il fait allusion à l'invention de la dynamite en 1867 –. Pour le "perfectionnement, la multiplication, l'éducation et la culture de l'homme dans toutes les sphères sociales" seuls le "travail, la culture, les sciences et la moralité" sont les outils nécessaires et "les digues contre lesquelles s'écraseront l’hypocrisie, l'ignorance et autres vices qui avilissent et dégradent l'homme"18. Discours constructeur et aussi discours moralisateur, dont nous retrouvons des traces dans la littérature naturaliste, en particulier dans La Desheredada de Benito Pérez Galdós19. Allant plus loin, l'auteur de l'article affirme que l'éducation doit être "gratuite" et "obligatoire" en insistant particulièrement sur l'Instruction Primaire sans oublier les émoluments des maîtres. En Espagne, jusque dans les années de la Seconde République (1931) existait un proverbe : "Etre plus pauvre qu'un maître d'école".
12Dans ce programme de réforme nationale ne pouvait manquer un chapitre relatif aux femmes.
13Le Dr. Velasco évoque tout d'abord ce problème d'un point de vue médical. Sa conception n'a rien de nouveau, la femme est "l'ange tuélaire du foyer domestique", reprenant l'expression de Maria Pilar Sinués de Marco dont les romans à l'époque avaient créé le prototype littéraire à des fins éducatives et édifiantes. Chez le Dr. Velasco l'expression "ange du foyer" possède une autre signification. Tout d'abord, dans cet article il insiste sur la nécessité de connaître mieux l’anatomie et la pathologie féminines dont dépend l'ensemble du genre humain et il ajoute : "[...] après Dieu, personne ne mérite plus le droit à l'estime universelle"20. Comment ne pas penser au tableau de Courbet L'Origine du monde. Le Dr. Velasco avait publié en 1852 un Atlas de partos (Atlas des accouchements). Pour celui-ci, le problème de la "femme" se décompose en deux volets : l'un est scientifique et invite à une connaissance approfondie de "l'appareil reproducteur", c'est-à-dire à créer un nouveau chapitre de la Médecine, la Gynécologie. En 1875 se crée à Madrid la "Sociedad Ginecologica Española". Cette préoccupation pour la femme et la nécessité ressentie de différencier les branches ou spécialités de la Médecine rappellent cruellement les morts par fièvre puerpérale, contre lesquelles avait lutté le Dr. Semmelweis à Vienne et Budapest vers 1865 et le taux absolumant effarant de la mortalité infantile – à Ténérife en 1920, elle était de 55 % –. En 1882 le taux des décès à Madrid était supérieur au taux de naissance – il ne change pas avant les années 20 – et la croissance de la ville ne s'explique que par l'exode rural de provinces pauvres. On comprend mieux ainsi que le chapitre de la femme entre dans un plan général de rénovation et de régénérescence de la nation que s'était fixé idéalement le Dr. Velasco en 1873, mais il s'agit d'une regénérescence qui, partant d'une idée, – à la différence de nombre d'écrivains, même médecins de la Génération de 98 – vise d'abord à déterminer les conditions de sa réalisation : une Médecine consciente et moderne dans ses concepts et ses instruments de travail, une connaissance pratique qui prenne en compte les découvertes de la physiologie contemporaine.
14Le deuxième volet concerne "la femme morale et sociale". Derrière ces concepts, le Dr. Velasco met en cause l’imaginaire de son époque et désire donner à la femme un rôle dans sa famille, en dehors du premier qui est de mettre des enfants au monde et d'essayer de les allaiter-, rôle que lui dénient la pauvreté générale de la société espagnole et les conditions de l'urbanisme. Le but poursuivi est de redonner à la famille sa fonction première, comme élément de cohésion de l'individu et de la société, par le respect mutuel des personnes qui la composent. Il ne faut pourtant pas se laisser abuser par cette vision que donne le Dr. Valesco ni par les mots : ce qui se profile derrière cette volonté de réhabilitation de la femme et de la famille est la lutte contre la syphilis et l'union libre, prônée par les anarchistes. La politique suggérée dans cet article ne verra ses premières réalisations et ses premiers succès que dans les années 20 avec le développement de la prévention, des théories de l'eugénisme et le changement des mentalités.
15Dans ce plan de régénération de l'Espagne, il était impossible de ne pas évoquer le problème de la prostitution. Comme nous avons déjà eu l'occasion d’en parler lors d'un Congrès sur la prostitution à Arc-et-Senans en 1991, nous ne ferons que rappeler ce qui fait l'originalité du journal et de ses rédacteurs.
16En premier lieu, on ne parle pas de prostitution, mais "d'hygiène sociale" : "L’hygiène étudie les maladies sociales afin de les éviter et celles-ci sont intimement fondues dans les sciences morales et politiques. Tombent donc sous sa juridiction ces fléaux maudits que l'on connaît sous le nom de prostitution, vagabondage21, luxe, mendicité, guerre [...] et en les étudiant et en en connaissant l'étiologie, elle (l'hygiène) prend des mesures, propose des moyens pour les atténuer ou les extirper"22. Au lieu de parler de vices, l'auteur parle de plaies sociales. Au lieu de blâmer, il donne des solutions : "Instruction et Travail". Plus encore : "Mais ne donnez pas à leurs mains du travail sans éclairer leur intelligence ; ne leur tendez pas quelques pauvres miettes de pain, sans apporter à leur cœur la consolation qui donne du courage, la foi qui sublime"23. C’est vrai que cela ressemble à du romantisme social, sorti tout droit d'Eugène Sue ou de Victor Hugo. La littérature "naturaliste", Galdós en particulier dans La Desheredada, allait utiliser tous ces thèmes pour démontrer comment la prostitution découle, certes, des conditions misérables de la société espagnole – Miquis, le médecin dans La Desheredada recommande à Isidora d'aller à Paris et d'y être tant qu'à faire, une courtisane de haut vol-, mais aussi comment elle dépend de l'imaginaire social, conséquence du manque d'éducation et d'instruction, et comment le travail, la régularité d'un atelier de travail, rééquilibrent le corps et l'esprit24.
17Le rôle des médecins, dans les années décisives de 1874 à 1877, années qui suivent la Révolution et permettent l'irruption des nouveaux courants européens d'idées – Positivisme, néo-kantisme, néo-hégélianisme etc... – a été déterminant. Non seulement par la création de journaux, non seulement par leurs interventions et commentaires de la politique, non seulement par la création de "La Escuela Libre de Medicina y Cirujía" et du "Museo Antropolôgico", mais aussi par leur participation aux grands débats philosophiques et scientifiques – comme le débat sur l'évolution –, et littéraires – comme celui sur le réalisme en 1875 – organisés par l'Athénée de Madrid. Signalons toutefois que le Dr. Velasco n'était pas seul et qu'autour de lui se formait une pléiade de jeunes médecins qui feront parler d'eux plus tard à la fois par leurs positions politiques et leurs découvertes scientifiques, tels le Dr. Simarro qui au besoin se fait aussi critique littéraire25, le chimiste José Rodriguez Carracido, l'un des esprits les plus indépendants et créatifs de l'époque. En outre dans les écrits qui s'étalent entre 1874 et 1877, on perçoit comment l'idéalisme philosophique fait place à une conception plus matérialiste et déterministe de la vie et de l'homme26. Toutefois, comme le souligne Thomas F. Glick dans son article sur "La reception del Darwinismo en Espana en dimensión comparativa", les théories de l'évolution ont été tout de suite admises comme "un fait normal dans les cercles scientifiques espagnols", mais ces théories ne pénètrent pas dans "l’ensemble de la classe dirigeante et orthodoxe"27. A la fin du siècle, les idées évolutionnistes seront récupérées par les partis ouvriers et les partis de gauche. En 1909, pour le centenaire de la naissance de Darwin, un "groupe d'étudiants de la Faculté de Médecine (de Valence), secondés par la Presse radicale blascoibañiste"28 organise une cérémonie avec des discours en l'honneur de Darwin, hommage où se mêlent étroitement les idées scientifiques nouvelles et les idées démocratiques29. En Espagne, les premières années de la Restauration avaient vu l'arrivée des philosophies modernes, en particulier du Positivisme, mais la réaction politique qui suivit très rapidement le retour de la monarchie des Bourbons, les attentats contre le Roi Alphonse XII, l'absorption du journal du Dr. Velasco par un autre, de tendance plus traditionaliste et la disparition de son fondateur, font que les médecins quittent la lice politique. On les retrouve à la fin du siècle, ceux-là même qui avaient été partie prenante et les principaux intervenants lors du débat sur l'évolution, au moment où la Science et ses théories deviennent pour la classe ouvrière des armes dans leur lutte30. Entre temps, la littérature "naturaliste" avait fait siennes bien des thèses positivistes.
18Le mérite du Dr. Velasco et de ses collaborateurs est d'avoir mis au premier plan de leurs préoccupations l'Espagne. "L'Espagne comme problème" sera un thème politique, certes, mais bien plus un thème littéraire qui inspirera la Génération fin de siècle que l'on appelle la Génération de 98 dont les principaux représentants sont Miguel de Unamuno, Pío Baroja qui était médecin aussi mais exerça fort peu, Azorín, Ramiro de Maeztu, pour ne citer que les plus connus. Il a surtout été le premier à pratiquer ce que l'on a appelé le "donquichottisme" de la science, c'est-à-dire l'idée d'une régénération et d’une régénérescence de la nation par "l'effort constant, rédempteur de la science et de la technique"31. Curieusement, la Médecine en Espagne a créé les fondements d'une inspiration et d'une réflexion littéraire plus que scientifique, ce qui est peut-être le propre des pays en voie de développement, comme l'était l'Espagne à cette époque. Dans les années qui précèdent la Deuxième République (1931), nombreux seront les médecins – comme le Dr. Juarros – qui utiliseront les moyens littéraires – les nouvelles en particulier – pour divulguer des idées dans le but de participer à une régénération de l'Espagne : la Médecine utilise la Littérature – surtout au travers des collections de grande diffusion – pour réaliser son but premier : soigner l'Homme dans sa Société, en tentant de transformer et l'Homme et la Société.
Notes de bas de page
1 Emile Zola : Le Roman expérimental, Paris, Garnier Flammarion, 1971, p. 69.
2 Ibid., p. 85.
3 "Por eso vivo en continua flirtation con la Medicina, incapaz de ser verdadero novio suyo" in Manuel Tolosa Latour : Niñerías, Madrid, 1889, Tipografía de Manuel Ginés Hernández, Impresor de la Real Casa, prologue de B. Pérez Galdós, p. VIII.
4 Voir note 25.
5 Voir José Rodríguez Carracido : Estudios histórico-críticos de la ciencia española, Barcelona, 1988, Editorial Alta Fulla "Mundo Científico", p. 273-277 : La doctrina de la evolución en la Universidad de Santiago. (Un revuerdo de mi vida estudianlil).
6 Voir Friedrich Engels : Los bakuninistas en acción. Moscou, Ediciones en Lenguas Extranjeras, sd., (1954). L'article d'Engels est daté du 31 octobre, 2 et 5 novembre 1873.
7 El Anfiteatro Anatómico Español, no 46, 15-XII-1874, p. 265-266 ? Désormais nous citerons ce journal sous la forme abrégée de A.A.E.
8 A.A.E., no 1, p. 1a-b.
9 A.A.E., no 1, p. 2a.
10 A.A.E., no 2, p. 17a.
11 Ce qui n'a rien d'étonnant, car le Dr. Velasco avait beaucoup voyagé et réalisé en 1854 neuf voyages en France, Italie, Grande-Bretagne, Allemagne, Autriche, Hollande et Belgique. La médecine espagnole, quoi qu'en dise le Dr. Velasco n'était pas si médiocre ; d'Espagne était parti Orfila, le créateur de la Toxicologie moderne, Pedro Mata (1818-1878), exilé politique en 1837 s'en va en France, apprend la Médecine légale et publie à son retour, en 1843 le premier Traité de Médecine Légale. C'est lui aussi qui introduit dans les procès criminels les premières expertises médicales, dès 1865. Il sera le premier gouverneur républicain de Madrid lors de la proclamation de la Première République et fonde au moins deux générations de médecins, dont le dernier, Pedro Mata, dans les années 20 est srutout connu comme écrivain et auteur de romans érotiques ou de pathologie sexuelle comme Irresponsables (1921). Signalons aussi que 1874 est l'année où Santiago Romón y Cajal, prix Nobel en 1905, commence sa carrière de médecin en partant pour Cuba soigner les soldats espagnols qui luttent contre les indépendantistes. Voir José M. López Pineiro, Thomas F. Glick, Victor Navarro Brotóns, Eugenio Portela Marco : Diccionario histórico de la ciencia moderna, Madrid, 1983, Ediciones Península, T. 1, p. 417-420.
12 A.A.E., no 77, 31-03-1876, p. 81. L'article est signé par le Dr. Ángel Pulido Fernandez, collaborateur dès 1873 du Dr. Velasco et qui occupe la fonction, dans le journal, de "directeur littéraire". Le Dr. Pulido jouera par la suite un grand rôle dans la politique sanitaire espagnole. En 1902, alors ministre de la Santé Publique, il sera le premier à introduire l'obligation de la gymnastique à l'armée.
13 A.A.E., no 77, 31-03-1876, p. 82a.
14 A.A.E., no 155, 30-06-1879, 140b.
15 A.A.E., no 155, 30-06-1879, p. 140c-141a, no 170, 15-02-1880, p. 36a-37.
16 Ángel Fernández Dueñas : La Facultad de Medicina de la Universidad Libre de Córdoba y su época (1870-1874), Cordoue, 1983, Colección de Estudios Cordobeses, Publicaciones de la Excma. Diputación Provincial, 415 pages.
17 Ibid., p. 112.
18 A.A.R., no 3, 28-02-1873, p. 29a-b.
19 C'est effectivement une leçon que l'on peut tirer de Le Desheredada (1881) et aussi de La Prohibido (Le fruit défendu. 1885). La période "naturaliste" chez Galdós et chez ses contemporains s'érrête en 1885-1886. Dans Ángel Guerra (1891), le rapport au travail, à la multiplication de l'espèce humaine et même à la culture a changé. Non pas que Galdós les nie, mais il semble que pour lui ce ne soient plus les seules approches possibles de l'homme du XIXe siècle. On est réellement sorti de l'ère naturaliste et volontariste.
20 A.A.R., no 49, 31-01-1875, p. 302a.
21 Voir à ce sujet Jean-Claude Beaune : Le Vagabond et la machine : Essai sur l'automatisme ambulatoire. Médecine, Technique et Société 1880-1910. Editions du Champ Vallon, Collection Milieux, 1983.
22 A.A.E., no 79, 30-04-1876, p. 114a.
23 A.A.E., no 84, 15-07-1876, p. 227.
24 Voir Claire-Nicolle Robin : Le Naturalisme dans "La Desheredada" de Benito Pérez Galdós, Les Belles Lettres, 1976, Annales de l'Université de Besançon.
25 Antonio de Hoyos y Vinent : Un caso clínico, Hispania, Biblioteca Lamarada, Madrid, 1917, prologue du Dr. Luis Simarro.
26 A.A.E., no 167, 31-XII-1879, p. 294c-295b.
27 Thomas F. Glick : "La Recepción del Darwinismo en Espana en dimensión comparativa", in Aslepio (Archivo Iberomericano e Historia de la Medicina y Antropología Médica), Madrid, 1969, Instituo "Amaldo de Vilanova" de Historia de la Madicina, CSIC, Vol. XXI, p. 207-214, p. 212.
28 "Blascoibañiste" ou "blasquiste" désigne la presse de tendance radicale créée par Blasco Ibáñez.
29 Voir Diego Nunez Ruiz : La Mentalidad positiva en España : desarrollo y crisis, Madrid, 1975, Tucar Ediciones, p. 182.
30 A cet égard, il y aurait tout un travail à faire sur les feuilletons ouvriers de la fin du siècle pour apprécier la place qu'y tiennent le médecin, la médecine et la science en général.
31 Augustín Albarracín : Santiago Ramόn y Cajal. Introducción de Pedro Laín Entralgo, Madrid, 1982, Editorial Labor, p. 260b.
Auteur
Université de Franche-Comté
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