Le médecin dans la littérature fantastique
p. 197-218
Texte intégral
1La littérature fantastique du dix-neuvième siècle commence avec la première grande oeuvre romantique liée au surnaturel : avec Frankenstein de Mary Shelley (1818). Le héros éponyme, s’il a abusivement été appelé docteur n’est pourtant pas un médecin. Étudiant en chimie, Frankenstein n’en laisse pas moins dans l’imaginaire fantastique la trace d’un praticien de la chose médicale. Créer un être vivant gigantesque par assemblage de tissus morts reste l’oeuvre d’un fabuleux manipulateur des forces de la vie et de la matière.
2C’est sous la statue imposante de Frankenstein que se tiendront dès lors les médecins de la littérature fantastique. Magicien-créateur, expert en sorcellerie, le docteur en médecine possède les traits du héros romantique : le sombre charisme, la malédiction, l’ambivalence bien/mal. Personnage positif et négatif, le médecin ayant partie liée avec le surnaturel résume dans sa personne les attentes et les déceptions du siècle face à la science.
3Plus que l’analyse ponctuelle d’une oeuvre choisie, nous nous proposons de faire dans les pages qui suivent une nomenclature des types de médecins présents dans la littérature fantastique de 1818 à 1897.
Quels médecins retenir ?
4Définir la littérature fantastique n’est pas notre propos. Les théoriciens s’opposent et s’opposeront toujours – car ainsi le veut leur statut de théoricien – sur les définitions et sur les textes qui entrent dans le champ du fantastique. Pour Charles Nodier1, l’Odyssée était un texte fantastique, pour Roger Caillois2 c’est un texte merveilleux... Bien sûr nous prenons ici des extrêmes, mais le flou théorique n'est pas le moindre des attraits de ce type de littérature. Parfois jeu sur l'ambiguïté, parfois jeu sur les normes réalistes, parfois jeu sur les attentes du lecteur, le fantastique est une catégorie de textes aux limites floues et incertaines.
5Nous retiendrons ici une définition du fantastique que nous voulons la plus simpliste possible. Nous regarderons les oeuvres dans lesquelles le monde romanesque prétend copier le monde rationnel du dix-neuvième siècle, et dans lesquelles survient un événement hors norme, irrationnel, relevant de l’impossible. Nous garderons ainsi dans notre corpus le fameux docteur Antékirtt qui apparaît dans l’oeuvre de Jules Verne (Mathias Sandorf) parce qu’il soigne par hypnose. Nous excluons en revanche de notre corpus les prêtres-médecins de Martin Balmont (La Conquête du Thorland) puisque l'univers auquel ils appartiennent est celui du conte de fée. Là, point de lois naturelles et de monde rationnel : tout est étrange, et seule la magie régit l'univers décrit.
6Sera fantastique un texte qui présentera l’impossible réalisé dans le monde rationnel que nous connaissons !
Le médecin génère le surnaturel
7Le premier type de médecin qui attire notre regard est le médecin, parfois bienfaiteur de l’humanité, qui use de forces obscures ou inconnues pour réaliser l’irréalisable. Si ses intentions sont bonnes, les résultats de ses travaux ne répondent pas toujours à ses attentes.
1) Le médecin tragique : Frankenstein3
8Invoquons le sombre Frankenstein pour éclairer cette première figure de médecin. Ce jeune Suisse lit d’abord les alchimistes et les sorciers. Il conçoit rapidement la possibilité de créer la vie : un être supérieur pourrait rationnellement être construit en formant son corps de tissus pris çà et là, dans les cimetières et dans les hôpitaux. L'électricité donnerait alors le souffle de la vie à la créature. La méthode employée pour créer cet être, bien que sommairement décrite, relève d’un savant mélange de science et de surnaturel4. L’avant propos du roman rappelle la relation existant entre le phénomène surnaturel et l’évolution des sciences5, comme le notait déjà la critique du dix-neuvième siècle6. La naissance du monstre produit cependant les effets habituels de l’apparition surnaturelle : le dégoût et la peur7. Le médecin produit donc rationnellement l'irrationnel.
9Frankenstein illustre une première catégorie de savants qui découvre de nouvelles lois naturelles, qui conduit la science dans des directions inexplorées et qui déchaîne sur l’humain des forces incontrôlables.
10Médecin thaumaturge, Frankenstein joue sur les forces naturelles, pervertit involontairement la nature et met en péril l’humanité.
2) Le médecin magicien : Edison
11L'ingénieur Edison (L'Eve future de Villiers de L'Isle-Adam) offre une figure du scientifique proche de Frankenstein, mais moins tragique.
12Ce qui rapproche de prime abord ces deux personnages est le fait qu'ils ne sont pas médecins ! Étudiant en chimie, Frankenstein pratique la construction de corps vivants comme Edison, électricien, assemble les chairs métalliques de son Eve. Edison se compare cependant lui-même à un médecin en déclarant à Lord Ewald : "dites bien tout au médecin qui se propose d'atténuer votre tristesse"8. Edison, en donnant sa création à son ami, le soignera de son mal. Thérapeute et créateur de la vie, l'électricien entre donc doublement dans notre propos.
13Edison, par une complète connaissance des lois naturelles, parvient à créer l'être parfait. Le grand intérêt du roman, dans le panorama de notre littérature, reste le savant mélange effectué entre mythologie et science. Si Frankenstein fabrique son monstre en jouant exclusivement sur des disciplines scientifiques, et s'il ne se réfère qu'au savoir technique – même si celui-ci est un peu dépassé, comme les textes alchimiques-, Edison joue sur la magie et la technologie. Il est le savant reconnu par tous, mais ses inventions le rapprochent du sorcier et non du scientifique. La force surnaturelle des créations de l'électricien n'est comparable qu'aux pouvoirs des dieux et des enchanteurs.
14Nous passerons rapidement sur les références à la mythologie gréco-latine, que nous avons déjà relevées dans un de nos ouvrages9. Les références au livre VI de l’Enéide sont nombreuses. L'atelier d'Edison est une partie des Enfers, et le périple accompli par Ewald est un voyage au pays des morts... Nous noterons ici uniquement les références claires au statut magique du créateur. Edison est ainsi comparé à un magicien10, ses activités sont associées à celles des médecins des civilisations disparues11, le texte parle de "prodige et aussi d'occulte péril"12 lorsque parle l'Eve future.
15Magicien oeuvrant aussi pour le bien de l'humanité, Edison utilise une science magique qui prend ses sources dans les siècles passés : Hadaly, sa création, est en "ce verre trempé, dur comme le métal, – dont j'ai, je crois, retrouvé la formule, perdue sous l'empereur Néron"13. Son objectif est de réformer la conduite humaine : "grâce <à l'électricité>, plus d'autocraties, de canons, de monitors, de dynamites ni d'armées !"14.
16Entre magie et science, Edison veut le bien de l'homme en général sans se préoccuper de l'individu en particulier. Affichant un mépris souverain pour ses subalternes15, il ne cherche que la réussite totale et la radicale transformation du monde. Il use donc d'un savoir dépassant les cadres du monde connu, échoue dans une certaine mesure (la mort d'Hadaly) mais ne connaît pas la déchéance de Frankenstein : sa création surnaturelle ne cause pas sa perte et ne met pas en péril l'humanité.
3) Le médecin vengeur : Antékirtt
17Mathias Sandorf nous offre une autre vision du médecin thaumaturge. Sous la plume de Jules Verne, le docteur devient puissant dans les arts occultes, il domine les humains par ses pouvoirs psychiques et il use du surnaturel pour faire triompher les justes. Une des différences qu'il manifeste avec Frankenstein réside dans sa gestion des forces surnaturelles. Si Frankenstein ne maîtrise pas sa créature – et donc ne maîtrise pas les effets issus de ses expériences médicales – le docteur Antékirtt use toujours à bon escient de ses facultés paranormales. S'il ne fait pas appel à l'hypnose ou aux forces magnétiques pour le bien de l'humanité, il les utilise pour vaincre les "méchants" ! La mort peut conclure le déchaînement des forces surnaturelles, mais uniquement la mort des corrompus et des coupables.
18A deux reprises dans Mathias Sandorf, le docteur Antékirtt use de pouvoirs magnétiques pour subjuguer ses "patients". Les deux fois sont en jeu la vie et la mort d'un homme, et toujours le projet d'Antékirtt est de faire triompher la justice.
19La première utilisation du magnétisme par le médecin a pour but de sauver le jeune Bathory.
"Pierre, après avoir rouvert un instant les yeux, était tombé dans une prostration complète, aussi insensible qu'au moment où le docteur l'avait laissé pour mort dans la maison de Raguse. A ce moment, le docteur venait de produire un de ces effets physiologiques dans lesquels la volonté joue un si grand rôle, et dont les phénomènes ne sont plus mis en doute. Doué d'une singulière puissance de suggestion, il avait pu, sans s'aider de la lumière du magnésium ni même d’un point métallique brillant, rien que par la pénétration de son regard, provoquer chez le jeune mourant un état hypnotique, et substituer sa volonté à la sienne"16.
20La seconde utilisation massive des pouvoirs hypnotiques du médecin se trouve au chapitre II de la quatrième partie. Pour obtenir des renseignements du fourbe Carpena, Antékirtt décide de le faire échapper de prison. Entre les mains du docteur, il avouera bien le nom de ses complices... Par une habile mise en scène – en prétextant une expérience scientifique sur le magnétisme-, Antékirtt parvient à hypnotiser le malfaiteur, et à le faire s'évader. Sous la domination du savant, le coupable est donc amené devant ses anciennes victimes pour avouer ses crimes.
"Il est à craindre que la garde des prisonniers, dit Antékirtt au directeur de la prison, ne devienne de plus en plus difficile (...) parce que l'étude des phénomènes magnétiques a fait de grands progrès, parce que ses procédés peuvent être appliqués par tout le monde, enfin parce que les effets de suggestion deviennent de plus en plus fréquents et qu'ils ne tendent à rien de moins qu'à substituer une personnalité à une autre. (...) si un prisonnier peut s'évader inconsciemment sous l'influence d'une volonté étrangère, un gardien, soumis à la même influence, peut le laisser fuir non moins inconsciemment"17.
21Et plus loin, Antékirtt avoue :
"J'ai voulu que Carpena tombât du haut de ces roches, et il est tombé !... J'ai voulu qu'il dormît, et il dort !... Quand je voudrai qu'il se réveille, il se réveillera !..."18
22Pour sauver la vie de ses patients ou faire triompher la vérité, Antékirtt use donc du surnaturel, d'un pouvoir qu'il exerce sur les esprits plus faibles. Il a appris l'utilisation de forces inhabituelles pour triompher des malfaiteurs. On se souviendra que cette incursion du paranormal dans l'oeuvre de Jules Verne avait provoqué une importante discussion entre l'auteur et son éditeur, P.-J. Hetzel, qui refusait toute forme de surnaturel dans les ouvrages qu'il publiait. Verne avait donc volontairement limité les pouvoirs de son héros. Dans la pièce de théâtre qu'il tirera, avec l'aide de Busnach, de son roman, il supprimera toute dimension paranormale. Antékirtt reste un prodigieux médecin capable de soigner des hommes à demi-mourants, mais il restera dans la sphère de la médecine traditionnelle.
23Antékirtt utilise donc des forces du surnaturel, dans le roman, mais en maîtrisant toujours les effets produits, en cherchant toujours la justice et le bien.
4) Le médecin fou : Moreau19
24La dernière vision du médecin créateur du surnaturel qui s'offre à nous dans la littérature fantastique est celle du praticien qui use de son savoir pour son profit personnel. Recherchant d'abord un surcroît de connaissance pour l'humanité, le médecin tombe rapidement dans la folie et le mal.
25Moreau (L'Ile du dr. Moreau de H.G. Wells) pratique une chirurgie toute personnelle et transforme, par opérations successives, des animaux en hommes. Sa finalité est de faire progresser l'esprit scientifique et l'étude de la nature. Différentes expériences, sur lesquelles nous passerons du fait de leur caractère effrayant20, conduisent les animaux à une semblance humaine, à une forme de pensée rudimentaire et à une vie sociale limitée. Le médecin organise la société de son île à son profit, son objectif étant de rester maître de ses créatures. Au terme de ses expériences de vivisection "humanisante"21, Moreau peuple son île de monstres auxquels il apprend une Loi22. L'ensemble de ses créatures doit apprendre et répéter la litanie suivante :
"- Ne pas marcher à quatre pattes. C'est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?
- Ne pas laper pour boire. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?
- Ne pas manger de chair ni poisson. C'est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?
- Ne pas griffer l'écorce des arbres. C'est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ?
- Ne pas chasser les autres Hommes. C'est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? (...)
- A lui, la maison de souffrance.
- A lui, la main qui crée.
- A lui, la main qui blesse.
- A lui, la main qui guérit. (...)
- A lui, l’éclair qui tue.
- A lui, la mer profonde (...)
- A lui, les étoiles du ciel."23
Et le narrateur déclare alors : "Une idée horrible me vint à l'esprit, que Moreau, après avoir animalisé ces hommes24, avait infecté leurs cerveaux rabougris avec une sorte de déification de lui-même"25.
26Les réactions du narrateur face aux expériences du médecin sont évidemment le dégoût, et la peur26. Nous sommes là dans un cas habituel de rejet du surnaturel par le narrateur. Lorsque Moreau mourra, victime de l'une de ces créations, les animaux retourneront lentement à leur état premier...
27Moreau incarne donc le médecin victime de sa propre folie, qui use à son profit de ses découvertes fantastiques et qui, en proie à une passion scientifique jamais apaisée, confond son ambition personnelle et le bien de l'humanité.
28Ces quatre figures de médecin (Frankenstein, Edison, Antékirtt, Moreau) appartiennent à la première catégorie des médecins de la littérature fantastique : ils provoquent, par leurs recherches scientifiques, le déchaînement du surnaturel, ou ils usent de sciences occultes pour arriver à leurs fins. Recherchant un bien personnel ou un bien universel, ils sont les moteurs de l'apparition étrange, les créateurs du paranormal.
Le médecin constate et explique le surnaturel
29Autre grande catégorie de médecins : le praticien qui constate l'apparition du phénomène surnaturel dans la sphère du réel, qui tente de le comprendre et qui l'explique rationnellement ou irrationnellement. Ce médecin n'use que rarement de pouvoirs paranormaux : il est seulement spectateur de l'événement étrange.
1) Le médecin qui explique rationnellement le surnaturel : le docteur Parent
30Le Horla de Maupassant nous offre la vision d'un médecin qui tente d’expliquer les phénomènes paranormaux par les lois de la physique et de la nature. En apparence, ce médecin ne diffère pas des docteurs Antékirtt, Frankenstein, Moreau et Edison. Tous affirment la possibilité scientifique des expériences qu'ils mènent. La particularité du docteur Parent est de ne pas être le véritable instigateur du surnaturel. Les médecins susnommés provoquent par leur action les manifestations de l'étrange. Parent ne fait que théoriser sur des phénomènes extérieurs à sa personne. Certes il hypnotise la cousine du narrateur, mais là n'est pas la véritable manifestation de l'anormal. Parent, en prouvant la réalité scientifique du magnétisme, prouve indirectement la possibilité technique de "curiosités". De là le narrateur déduit la réalité de la créature invisible qui l'oppresse.
31Antékirtt et Parent usent tous deux de l'hypnotisme. Antékirtt hypnotise ses victimes pour arriver à ses fins, Parent pour prouver l'avancée de la science et la réalité des pouvoirs psychiques.
32Ainsi dans le texte suivant, le docteur Parent explique-t-il l'invisibilité. L'hypnotisme est pour lui une démonstration de l'explicabilité scientifique de ce qui est considéré comme surnaturel.
"Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus importants secrets de la nature, je veux dire, un des plus importants secrets sur cette terre ; car elle en a certes d'autrement importants, là-bas, dans les étoiles. Depuis que l'homme pense, depuis qu'il sait dire et écrire sa pensée, il se sent frôlé par un mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, et il tâche de suppléer, par l'effort de son intelligence, à l'impuissance de ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l'état rudimentaire, cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes banalement effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au surnaturel (...) depuis un peu plus d'un siècle, on semble pressentir quelque chose de nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie inattendue"27.
33Parent, par son savoir scientifique et par une expérience paranormale, prouve la possible existence de l'être mystérieux qui vit aux dépens du narrateur. Ce dernier ne sera que plus réceptif au numéro de La Revue du monde scientifique qui affirmera l'existence d'une colonie d'êtres invisibles au Mexique28. Parce que le médecin a prouvé la possibilité du mystérieux inconnu, à la fois par sa science et par une expérience, le narrateur trouve une explication à la présence de son visiteur29.
34Parent n'use donc pas du surnaturel à la manière d'Antékirtt, comme d’une faculté puissante dont l'utilisation amène une touche d'étrangeté dans l'attitude du médecin, mais pour étayer un discours sur l'irrationnel "explicable", justifiable scientifiquement. La séance d'occultisme est le moment de vindication de l'étrange. Par l'évolution du savoir médical, l'impossible devient possible. Le médecin n'est pas créateur du surnaturel, il n’en est que le témoin.
2) Le médecin qui explique irrationnellement le surnaturel : le docteur Van Helsing
35De la même façon, le docteur Van Helsing (Dracula de Bram Stoker) pratique l'hypnotisme, mais ce n'est pas là le véritable moment d’apparition du surnaturel dans le roman. Van Helsing affirme la possibilité d'existence des vampires en s’appuyant sur la science et la non science, sur le savoir et la croyance. Si Parent inclut les êtres invisibles dans le champ de la réalité du fait des progrès des connaissances humaines, du fait que la science peut expliquer aujourd'hui ce qui était mystérieux hier, Van Helsing justifie le surnaturel par l'appel à la mythologie et à la magie. Certes son discours revêt les formes de la raison et de l'expérience, mais il repose sur la croyance dans les forces obscures et lumineuses du mal et du bien.
36Ainsi le docteur affirme-t-il l'existence des vampires en faisant appel à un savant mélange de faits concrets, de résultats scientifiques et de superstition. Il commence par déclarer à Mina que la venue d'un mort-vivant à Londres est possible : "J'ai dévoré l'étrange journal de votre mari. Dormez sans la moindre crainte : aussi étrange, aussi terrible qu'il puisse vous sembler, il est l'expression de la réalité"30.
37Van Helsing se lance alors dans la démonstration rationnelle et irrationnelle de la possibilité d’existence des vampires :
"Ne croyez-vous pas qu'il existe des forces que vous ne pouvez pas comprendre – ce qui n'exclut pas leur existence ? (...) Des choses, d'ailleurs, il en existe, anciennes ou modernes, qui ne risquent pas d'être surprises par les yeux humains (...) A qui la faute, sinon à notre science qui désire tout expliquer ? Et si elle est incapable d’expliquer, elle prétend qu'il n'est rien à expliquer. (...) Je crois que vous ne voulez rien entendre de la transmutation des corps, n'est-ce pas ? Ni des corps astraux ? Ni de la lecture des pensées ! Et l'hypnotisme ? Toujours pas ?
- Ah si ! Charcot a fort bien prouvé le phénomène ! (...)
- Laissez-moi vous dire, mon ami, que l'étude de l'électricité a rendu, aujourd'hui, possibles des phénomènes que les chercheurs eux-mêmes auraient jugés sacrilèges et qui, dans les temps anciens, auraient d'ailleurs mené les responsables au bûcher sous l'inculpation de sorcellerie. La vie a toujours compté des mystères. Pourquoi Mathusalem a-t-il vécu neuf cents ans, le vieux Parr cent soixante-cinq alors que le sang de quatre hommes vigoureux n'a pu prolonger l'existence de Lucy d'un seul jour ?"31
38Van Helsing poursuit son raisonnement en mêlant témoignage biblique – donc croyance – et science. Le traducteur du roman de Stoker en français, Jacques Finné, note que l'anglais de Van Helsing est "truffé d'allusions bibliques"32 et qu'il renonce à rendre dans notre langue ces allusions ! Van Helsing explique donc la réalité du surnaturel par une double référence : scientifique et mythologique.
39Van Helsing et Parent sont donc des médecins assez différents des personnages précédemment étudiés. Ils sont les témoins des apparitions surnaturelles et tentent de les comprendre en fonction de leur savoir. Leur position référentielle – ils sont les tenants du savoir – les amène à authentifier les manifestations de l’étrange soit par l’appel à la science, soit par l'appel à la croyance. S'ils utilisent une forme mineure de surnaturel (l'hypnotisme) pour vaincre le mal ou pour démontrer les progrès de la science33, ils n’en sont pas les créateurs. Ils constatent et expliquent l’étrange, mais ne le produisent pas.
40Deux grands types de médecins se distinguent donc dans notre corpus : le docteur qui provoque le surnaturel, et celui qui ne fait que le constater et l'expliquer, rationnellement ou irrationnellement.
41Indépendamment de cette opposition, les caractères du médecin dans la littérature fantastique sont fortement symboliques des attentes du siècle face à la science en général. Le docteur en médecine est l'héritier de tout l'imaginaire des auteurs romantiques et il est le vecteur des aspirations bourgeoises face aux nouveaux savoirs du dix-neuvième siècle.
Le médecin comme héros romantique
42Les traits des médecins décrits précédemment sont ceux des héros romantiques qui apparaissent au théâtre ou en littérature.
43Faut-il s'en étonner, dans la mesure où la littérature fantastique est d'abord une création romantique ?34 Les grands auteurs en seront, au dix-neuvième siècle, les auteurs romantiques : Mérimée, Dumas, Nodier, Gautier, Sand, Musset, Verne, Stoker35. Le docteur en médecine est l’incarnation du Héros, du surhomme maudit.
44Les traits communs entre les grands personnages du Romantisme au théâtre ou en littérature (nouvelles, romans, romans-feuilletons) et les médecins sont nombreux. Il arrive en effet que le héros soit lui-même le médecin...
1) L’émotion romantique et la nature
45Rappelons quelques phrases de Frankenstein :
"(...) je découvrais plus distinctement les monts du Jura, et le sommet éclatant du mont Blanc. Je pleurais comme un enfant. Chères montagnes ! Mon lac merveilleux ! Quel accueil réservez-vous à votre voyageur ? Vos cimes sont limpides ; le ciel et l'onde sont bleus et calmes. Est-ce là un présage de paix ou ironie devant mon malheur ? (...) Mon pays, mon pays bien aimé ! Qui donc, si ce n'est celui qui y est né, pourrait dire la joie qui m'envahit en revoyant tes torrents, tes montagnes et par dessus tout ton lac délicieux ?
Tout en observant la tempête, si belle et pourtant si terrible, j'errais toujours d'un pas rapide. Cette majestueuse guerre dans le ciel élevait mon âme. Je joignis les mains et m'exclamai à haute voix : William, cher ange, ce sont là tes funérailles et les lamentations sur ta mort !"36.
46Le héros médecin est sensible au déchaînement des forces de l'univers qui l'entoure. L'omniprésence du thème de la Nature est remarquable dans le discours des personnages. Cette nature, qui régit le monde depuis toujours et dont les lois sont en cours d'élaboration par les scientifiques, incarne les limites du savoir médical. Frankenstein, Moreau, Parent, Antékirtt, Van Helsing bousculent les règles rationnelles établies historiquement pour s'approcher toujours davantage des véritables potentialités des forces naturelles. Ils tentent de montrer par leurs études la faisabilité de phénomènes encore incompréhensibles, en déchaînant et en maîtrisant la puissance de la vie et du monde. Ils cherchent toujours à dominer ou à libérer la Nature. Frankenstein veut dépasser la mort en explorant les limites de la chirurgie et de l'électricité ; Antékirtt puise dans les forces de l'esprit humain pour trouver la vérité ; Moreau recrée des formes humaines à partir de la vie animale ; Parent et Van Helsing démontrent les mystères encore inexpliqués de la terre.
47Le médecin incarne l'homme qui recherche une communion plus profonde avec les lois de l'univers, une compréhension et une sensation plus intense de la Nature domestiquée et déchaînée.
2) La malédiction romantique
48Le médecin garde aussi du Romantisme le sombre malheur du héros. Si Hernani est banni de la cour d'Espagne pour la révolte de son père contre le roi, si Gérolstein (Les Mystères de Paris de Sue) erre dans Paris à la recherche de la Rédemption pour avoir tenté un parricide, si Rio Santo (Les Mystères de Londres de Féval) complote une révolution pour se venger de l'oppression anglaise, si Monte-Cristo poursuit sans relâche les ennemis qui l'ont trahi, le médecin du fantastique connaît aussi une forme de malédiction.
49Frankenstein n'apporte à sa famille que mort et destruction : son frère, une jeune servante, son père, sa femme, son ami Clerval meurent des conséquences de ses expériences. Son monstre tue ses proches pour lui faire comprendre l'horreur de la solitude.
50Antékirtt ne cherche que la punition des hommes qui jadis le trahirent et causèrent la mort de sa fille. Son nom, proche d'Antéchrist, et proche bien sûr de Monte-Cristo37, fait de lui le héros rejeté par les hommes, tel qu'il apparaît sous la plume de la plupart des Romantiques.
51Edison, isolé dans une place forte, s'isole du monde pour suivre ses expériences loin des foules qui l'admirent et le craignent.
52Alors que nous pénétrons dans le laboratoire du savant, le rappel de ses échecs passés et du refus des Américains de procéder à certaines expérimentations hasardeuses, associé à l'étrange découverte sur sa table de travail d’un membre tronqué, amène le narrateur à ces commentaires :
"le souvenir de tentatives analogues, maintes fois rénovées, eût constitué, disons-nous, dans l'esprit d'un visiteur, une impression suffisante pour légitimer le soupçon de quelque fatal essai d'une découverte nouvelle"38.
53Ainsi l'électricien vit-il dans un château isolé, pour fuir le regard des autres.
54Moreau a fui lui aussi la société pour pratiquer en toute quiétude ses monstrueuses expériences...
55Le médecin est donc exclu du monde social par sa propre volonté ou par l'action de ses ennemis.
3) La double personnalité romantique
56Autre trait du médecin qui reprend un caractère habituel du héros romantique : une schizophrénie plus ou moins déclarée, ou un jeu sur plusieurs personnalités. Hemani était duc et bandit, Gérolstein était prince mais se déguisait en ouvrier, "Monte-Cristo" n'était qu’un nom d'emprunt, tout comme "Rio Santo". Dominant la haute société et la pègre, le personnage romantique possède des faces cachées dont il joue pour arriver à son but. Le médecin n'échappe pas à cette règle : Antékirtt est le pseudonyme de Sandorf, et le docteur Jekyll illustre bien la double identité que peut avoir le médecin. Frankenstein est pour les uns un jeune homme étudiant la chimie, mais il est dans les faits un expérimentateur secret de forces qui le dépassent. Sa personnalité sociale – qu'il montre à ses parents, amis et professeurs – n'est pas la plus importante...
57Le médecin possède aussi son double, noir ou lumineux, bon ou mauvais, ennemi et ami. Van Helsing s'oppose à Dracula, Moreau à Prendick, Edison à Ewald. S'il n'est pas lui-même l'enjeu d'un changement de personnalité, le médecin intervient dans ce dédoublement : c'est le cas de Parent qui justifie la présence de l'être invisible au côté du narrateur du Horla. Et c'est aussi le cas du médecin de la nouvelle de Mérimée Lokis, qui soigne le comte Szémioth, mi-homme, mi-ours39.
4) La toute puissance romantique et l'échec
58Enfin le médecin de la littérature fantastique possède la surpuissance du héros romantique. Charismatique, détenteur du savoir absolu, initié aux secrets de la nature, le docteur fascine et subjugue son entourage. Edison, Van Helsing, Antékirtt, Moreau font taire toute objection de la part de leurs amis ou patients. Leur pouvoir de fascination les place hors de l'humanité. Ils sont des surhommes, tels que les a définis Umberto Eco40. C'est la science, la science révolutionnaire du dix-neuvième siècle, qui leur donne cet ascendant sur l'humain, et c'est parfois dans l'Orient mystérieux qu'ils ont acquis le pouvoir de dominer les foules.
59Et la non maîtrise de leur pouvoir les mène parfois à la destruction ou à la disparition. Nous distinguerons deux types de fins romantiques, pour deux types de héros. Le médecin peut d'abord mourir du fait de l'utilisation irraisonnée de son pouvoir. Frankenstein, Moreau, Jekyll sont les artisans de leur chute, comme Rio Santo mourait à la suite de l'avortement de sa révolution. Le personnage incarne le mal ou le dé-chaîne, et il connaît la fin qu'il mérite. Le médecin peut ensuite disparaître dans une sorte d'univers atemporel, lorsque sa tâche est terminée. Gérolstein, son expiation accomplie dans l'honneur, et Monte-Cristo, sa vengeance réalisée dans la justice – et non dans le mal, comme Santo – retournent dans les lieux qui les ont vus naître (le Gérolstein ou l'Orient) et disparaissent du monde. Ainsi en va-t-il pour certains médecins. Antékirtt entre dans une forme de repos éternel : refusant de reprendre sa vie antérieure – la vie de Mathias Sandorf – il reste gouverner son île d’Antékirtta. Dans L'Eve future, le terme qui termine le roman est signifiant dans cette optique : Edison, seul dans son manoir, entre dans le "silence"...
60Le docteur en médecine est investi des caractères du héros romantique. Surpuissant, en relation avec la Nature, mystérieux, il est, avec le vampire, le motif de la littérature fantastique le plus novateur du siècle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si lors des derniers triomphes du Romantisme en Europe, en cette année 1897 qui voit paraître Cyrano de Bergerac, Stoker associe vampire et médecin dans Dracula. Les deux motifs sont ainsi réunis, en opposition et en union.
61Nous tenterons, pour terminer cette rapide typologie des médecins de la littérature fantastique, de pister quelques explications possibles à la liaison du surnaturel et du médecin. Le praticien et le chercheur en médecine incarnent l'homme de science, et plus généralement le monde technologique à venir. Il est donc magnifié parce qu'il transforme l'univers, mais il est aussi craint parce qu'il révolutionne le savoir humain.
Le scientifique face aux attentes du siècle
62Le dix-neuvième siècle voit triompher en Europe l’esprit scientifique : un témoignage parmi d'autres de cette introduction de la science et de la technologie dans la vie quotidienne est la création des collections populaires de romans-feuilletons. Le but recherché par les éditeurs est de satisfaire un goût du public pour les lettres, mais aussi pour les sciences. Les numéros des magazines contiennent des feuilletons et des articles géographiques, historiques, scientifiques. Écoutons Pierre-Jules Hetzel, qui note la naissance de l'intérêt scientifique des lecteurs :
"Il n’est pas <d'ouvrages>, parmi les productions contemporaines, qui répondent mieux <que ceux de Jules Verne> aux besoins généreux qui poussent la société moderne à connaître enfin les merveilles de cet univers où s'agitent ses destinées. (...) Quand on voit le public empressé courir aux conférences qui se sont ouvertes sur mille points de la France, quand on voit qu'à côté des critiques d’art et de théâtre, il a fallu faire place dans nos journaux aux comptes rendus de l'Académie des Sciences, il faut bien se dire que l'art pour l'art ne suffit plus à notre époque, et que l'heure est venue où la science a sa place faite dans le domaine de la littérature"41.
63Dans cet engouement populaire pour les technologies nouvelles, Pitre-Chevalier fonde le Musée des Familles, lecture du soir (1850), Bry publie les Veillées littéraires illustrées (1849) et Barba le Panthéon populaire illustré (1850), Hetzel crée la Bibliothèque d'éducation et de récréation (1862)...
64L'époque est à la transformation totale de la société par les inventions nouvelles. Saint-Simon avait ouvert la voie, au début du siècle, en prônant une industrialisation sociale qui conduirait à l'Age d'or de l'humanité, et Auguste Comte avait réorganisé l'histoire en faisant de l'époque technologique la fin de l'évolution humaine. Mais plus qu'un siècle de théories scientifiques, le dix-neuvième siècle fut un siècle de mise en pratique de techniques nouvelles : les découvertes frappent de plein fouet les habitudes et modifient la place de l'homme dans le monde. Un texte important qui rend compte de ces modifications est Les Cinq cents millions de la Bégum (Jules Verne, 1879) où nous voyons deux savants construire des villes opposées, mais intégrant les nouvelles données de la science42. Les modes d'habitation, l'hygiène, les façons de travailler et même de penser sont radicalement changées et l'individu fait table rase de ses coutumes et de son passé. La modernité est dans le changement, dans l'accession à un âge de bonheur pour tous, bonheur permis par les sciences.
65De grands progrès médicaux sont réalisés au dix-neuvième siècle. La pratique médicale se transforme radicalement dès les premières années du siècle : en 1815, Laennec invente le stéthoscope, et propose de généraliser l'auscultation des malades. Corvisart, médecin de Napoléon, développe le principe de "percussion" : l'étude des bruits rendus par les organes lorsqu'on les frappe avec les doigts. Poiseuille met au point l’hémano-mètre (1819) pour mesurer la tension artérielle. Les thermomètres à mercure en verre sont l'oeuvre d’Allbutt, en 1867. En 1887, Waller réalise le premier électrocardiogramme, et Röntgen découvre les rayons X en 1895.
66Quelques dates permettront encore d'illustrer les progrès de l'endoscopie : 1826, première endoscopie de la vessie ; 1829, première laryngoscopie ; 1842, première gastroscopie ; 1878, première cystoscopie électrique ; 1897, première trachéobronchoscopie. Le corps devient observable et analysable.
67Le dix-neuvième siècle voit aussi fleurir de grandes études sur les microbes : 1882, découverte du bacille de la tuberculose ; 1883, découverte du vibrion du choléra ; 1878, première définition de la notion de microbe ; 1892, dépistage du premier virus ; 1880, identification du parasite vecteur du paludisme ; et à partir de 1885, mise au point de vaccins et de sérums (1890). La médecine prolongeait la vie humaine, et s'attaquait aux maux de l’humanité.
68Rappelons aussi que la technique s'était donné pour but la multiplication des échanges et des productions, donc du mode de vie au quotidien. La machine à vapeur permettait l'apparition de la charrue à vapeur (1834) (l'agriculture s'enrichira encore des machines à traire en 1862, du fil barbelé en 1874 et du pulvérisateur à sulfate de cuivre en 1884) mais aussi et surtout de la locomotive (1802). Les perforatrices mécaniques de Germain Sommeiller permettent de creuser des tunnels (1861) et les inventions de Mac Adam (1815) facilitent les transports. La science pourvoit aussi aux besoins d'une demande de construction rapide : en 1824, Louis-Joseph Vicat lance l'idée d'éléments préfabriqués en ciment, cette idée est reprise l'année suivante par l'anglais Aspdin et en 1855 l'architecte François Coignet édifie le premier immeuble de béton. Cette même année, Joseph-Louis Lambot présente à l'exposition universelle sa "barque en ciment armé" et remporte un véritable succès. L'industrie enfin n'est pas en reste : presse hydraulique en 1796, scie circulaire en 1799, machine à fraiser en 1818, rouleau compresseur en 1859 naissent des progrès de la technologie.
69Le dix-neuvième siècle tente aussi une compréhension des forces qui régissent l'univers, et c’est dans cette optique que se comprennent les études entreprises par les savants de l’époque. Pierre Simon Laplace propose une mécanique de l’espace qui rend compte de la formation et du fonctionnement du système solaire, Le Verrier et Adams démontrent mathématiquement, après l'étude de l'orbite curieuse d'Uranus, qu'un corps attire la planète à lui, et qu'il existe donc une huitième planète dans le système solaire (1846). On se passionne dès lors pour ces sphères, célestes et inaccessibles mais que la logique scientifique peut explorer. Fontenelle croyait aux extraterrestres, Arago à l'habitabilité du soleil... les tentatives pour connaître ou pour communiquer avec les créatures de l'espace se multiplient. Gauss propose de tracer des symboles géométriques dans les plaines de Russie pour attirer l'attention des Sélénites, Cros en 1869, et plus tard Schmoll tentent d'envoyer des signaux lumineux vers les habitants de la lune.
70Le début du dix-neuvième marque encore le triomphe de la vapeur avec Fulton (1803), qui lance le premier "Steam boat" sur la Loire d'abord, puis sur l'Hudson et avec Stephenson (1814) qui équipe la mine d'une machine à vapeur tirant les wagonnets... Les modifications de la vie quotidienne sont manifestes : rapidité de la distribution du courrier, qui, aux États-Unis, remplace les essais infructueux du Pony Express ; rapidité – relative – du transport maritime, construction systématique du chemin de fer, avec polémique ardente, toujours aux États-Unis, entre les constructeurs, l'État donnant la propriété des terrains longeant la voie aux compagnies constructrices. Les applications de cette nouvelle technologie n’ont semble-t-il pas de limite et Souvestre parle avec défi d’un "allaitement à la vapeur"... aucun domaine ne restant en dehors de son influence.
71De même l'électricité va donner lieu à de nouvelles créations tant dans le domaine technique que littéraire : la machine extraordinaire... et son étrangeté même exprime les attentes du dix-neuvième siècle face à cette force révolutionnaire. Tout avait commencé en 1796, lorsque le physicien italien Alessandro Volta découvrit qu'en intercalant un papier humide entre deux plaques de zinc et d'argent, on générait entre elles une force électrique. En 1799, il construit par empilement de disques de cuivre un appareil (la pile volta) qui inaugure le début de l'électrocinétique. Suivent d'importantes découvertes : Davy observe que la déconnexion d'une pile par ouverture brusque du circuit où circule le courant entraîne la formation d'étincelles. Il produit le premier arc électrique en 1813 et démontre ses qualités lumineuses. En 1821, Thomas Seebeck crée la pile thermoélectrique, Arago découvre la possibilité d'aimantation du fer en le plaçant au centre d’une bobine de forme hélicoïdale alimentée en courant. Suivent les lois de l'électrodynamique (Laplace, Faraday, Ampère), de l'induction (Faraday), de la réversibilité des machines électriques (Lenz 1833)... Le physicien Peter Barlow invente en 1822 le premier moteur à courant continu, puis Pixii construit en 1832 la première génératrice à courant continu, à la suite de Joseph Henry et de Salvator dal Negro qui avaient mis au point la technique du moteur à balancier (1831). En 1834, enfin, un pas décisif est fait en matière de machine électrique : Moritz Hermann von Jacobi obtient du Tzar une subvention de 60 000 francs-or pour remplacer les machines à vapeur importées d'Angleterre par des moteurs électriques. La machine de Jacobi fut capable de propulser sur la Néva une chaloupe à roues à aubes. Mais le prix du zinc consommé dans les piles excéda de beaucoup le prix du charbon nécessaire au fonctionnement d'une machine à vapeur... et Jacobi lui-même abandonna 1 idée. Il faudra attendre plus de trente ans pour que se développe une application industrielle de l'électricité : Zénobe Gramme créa la première génératrice capable de fournir un courant de forte intensité en 1872, il fallut attendre 1882 et 1884 pour que le courant à haute tension puisse être transporté et 1905 pour voir apparaître la première turbine. L'électricité était prometteuse mais son utilisation pratique était limitée. C'est dans ces circonstances – d'espoir, mais aussi de défiance – que Maupassant, Shelley, Verne et Villiers de L'Isle-Adam écrivent leurs textes.
72Le scientifique devient l'égal de Prométhée : il apporte à l'homme la connaissance, mais la transformation radicale du monde qu'il provoque entraîne pour lui, mais aussi pour l'humanité tout entière, de cruelles blessures. Rappelons l'analyse de Gérard Klein qui, si elle regarde essentiellement le début du vingtième siècle, n'en reste pas moins valable pour le dix-neuvième :
"De même que Darwin.étend en somme les lois du marché – la concurrence – à l'ensemble de la vie, que Freud découvre dans le champ de la conscience, jusque là présumé autonome, l’exercice de forces impersonnelles et implacables suscitées par la répression de la société, qu'Einstein relativise la situation de l’observateur, c'est-à-dire le déréalise en le sommant d'abdiquer son privilège, de même que Bergson et après lui le personnalisme proposent une resucée tardive des valeurs libérales bourgeoises, individualistes et positives, la science et l'Histoire actuelles renvoient volontiers à l'individu une image insignifiante par rapport à lui-même, où il est perdu dans l'immensité soudain perçue de l’espace (astronomie), du temps (cosmologie et paléontologie), où quelque chose "parle", se signifie au travers de lui sans qu'il y ait de part consciente (génétique, linguistique, psychanalyse), bref où il se découvre comme "agi" par le truchement de sciences synthétiques et peut-être illusoires comme la sociologie et l'Histoire"43.
73L'homme, d'abord admiratif devant le savant, découvre les dangers d'une science qui aurait pour finalité la seule recherche scientifique. La littérature fantastique rend compte de cet état d'esprit, entre positivisme et anti-positivisme, entre passion pour les sciences et rejet des transformations qu'elles génèrent.
74Comme le scientifique, le médecin est admiré et craint... La différence entre docteur en médecine et savant en général vient bien sûr du fait que le médecin est un personnage du quotidien, alors que le savant se fait plus rare ! Pour l'homme du dix-neuvième siècle, il est plus fréquent d'avoir recours à un docteur qu’à un électricien... La grande fréquence du médecin dans la littérature fantastique vient bien sûr de là.
75Le médecin dans la littérature fantastique est l’héritier du courant romantique. Il est le Héros, le surhomme qui fait plier devant lui les hommes et la nature même. Il séduit, fascine, subjugue. Le médecin donne la norme du monde. Il dit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, il explore les lois qui régissent l'univers. Il est donc par définition en avance sur le reste des mortels : il découvre ce que les autres ne savent pas encore, il explique les phénomènes réputés impossibles.
76Le médecin, parce qu'il est le garant de la réalité, parce qu'il peut expliquer les phénomènes du réel, est amené, dans la littérature fantastique, à utiliser de manière pseudo-rationnelle des forces inconnues, aux limites du savoir humain. Ainsi Frankenstein et Edison créent-ils la vie... Qu'il utilise lui-même les forces qu'il découvre, qu'il soit le moteur de l'apparition surnaturelle, ou qu'il en soit seulement le témoin, le médecin est le représentant du savoir moderne, entre normalité et étrangeté.
77Le fantastique offre alors un intérêt particulier dans l'étude des relations entre médecine et littérature. Les auteurs de textes liés au surnaturel furent parmi les premiers à mettre en évidence la nécessité d'une éthique scientifique. Le médecin peut détruire le monde tel qu'il est par le non-respect des règles élémentaires de la civilisation : respect de la vie humaine et respect de la Nature. En 1818 déjà, Shelley, en associant Frankenstein à Prométhée, indiquait les avantages d'une science médicale poussée, et les dangers d'une application maladroite des techniques découvertes. Les auteurs suivants reprendront ce thème d'une médecine thaumaturgique et parfois néfaste. Lorsque le dix-neuvième siècle impose donc la figure du médecin comme personnage important de la société, la littérature fantastique insiste sur la nécessité de surveiller les découvertes et les expériences des scientifiques. Elle demande une déontologie médicale.
Notes de bas de page
1 Du fantastique en littérature, 1830.
2 Anthologie du fantastique, NRF, Paris, 1965.
3 Le docteur Jekyll (L'Etrange Cas du Docteur Jekyll et de Mister Hide, de Stevenson) illustrerait aussi notre propos.
4 "Pourtant, quand je considérais chaque jour les progrès de la science et de la mécanique, j'arrivais à espérer que mes essais actuels poseraient au moins les bases du succès à venir ; je ne regardais d'ailleurs pas l'immensité et la complexité de mon projet comme la preuve qu'il fût impraticable. C'est dans ces sentiments que je me mis à créer un être humain" (Frankenstein, Garnier-Flammarion, Paris, 1979, p. 115). Les références premières du médecin restent cependant les occultistes et alchimistes Paracelse, Albert le Grand et Agrippa.
5 "Le docteur Darwin, et quelques auteurs allemands d'ouvrages de physiologie, ont émis l'opinion que le fait essentiel de ce roman n'est pas impossible" (ibidem, p. 333).
6 Walter Scott, dans son article sur Hoffmann, parle de Frankenstein : "le prodige, bien que le postulat sur lequel il est fondé soit au plus haut point extravagant, n'est pas utilisé pour produire un simple effet de surprise, mais est destiné à donner lieu à une succession d'événements et de raisonnements en eux-mêmes justes et vraisemblables. En ce sens, donc, Frankenstein ressemble aux Voyages de Gulliver, qui présupposent l'existence des inventions les plus extravagantes afin d'en dégager un raisonnement philosophique et une vérité morale" (in Florent Montaclair, Evénement et fantastique. Les Belles Lettres, Paris, 1997, p. 14).
7 "Qui concevra les horreurs de mon travail secret" (op. cit., p. 116). "Je tressaillis et m'éveillai dans l'horreur" (op. cit., p. 120).
8 Eve Future, Garnier-Flammarion, Paris, 1992, p. 205.
9 Florent Montaclair, Utilisation pédagogique du roman vernien au collège, "Voyage au centre de la terre", roman, film, pièce de théâtre. Centre Unesco de Besançon, Association Française des Presses d'Université, Besançon, 1998.
10 "On eût dit qu’un elfe invisible, caché dans l'air, répondait à un magicien" dit le texte lorsque Edison parle avec sa créature (op. cit., p. 116. Hadaly est aussi comparée à une elfe de métal, p. 177) ; Ewald appelle Edison "monsieur l'enchanteur” (p. 195), "cher magicien" (p. 217), "sorcier d'Edison" (p233), et "mon cher enchanteur” (p. 238) ; le laboratoire de l'électricien est "le royaume de la féerie" (p. 227).
11 Voir la très longue discussion du chapitre "Retrospectivité", où mécaniciens, mages, "conditionneurs de merveilles", physiciens, mathématiciens, architectes sont mis sur un pied d'égalité (op. cit., p. 122-123).
12 Op. cit., p. 213.
13 Op. cit., p. 220.
14 Op. cit., p. 240.
15 "Il ne se soucie que du but grandiose ; les détails ne méritent à ses yeux que le regard dont le philosophe honore toujours trop, de pures contingences" (Op. cit., p. 118). Une de expériences d'Edison rate : "En quelques secondes plusieurs centaines de victimes furent projetées de tous côtés, pêle-mêle, écrasées, carbonisées, broyées, hommes, femmes et enfants, y compris les deux mécaniciens et les chauffeurs dont il fut impossible de retrouver trace dans la campagne. Stupides maladroits ! murmura simplement le physicien" (Op. cit., p. 119).
16 Mathias Sandorf, Hachette, Paris, 1979, p. 238.
17 Ibidem, p. 358.
18 Ibid., p. 366.
19 Nous aurions pu prendre comme exemple de ce type de scientifiques Herbert West (Herbert West réanimateur, de H.P. Lovecraft), mais la nouvelle de 1921 dans laquelle apparaît ce personnage nous aurait fait sortir de notre cadre temporel. Sur ce texte, voir notre article : "L'Influence de Frankenstein sur Herbert West", in L'Intertextualité, Les Belles Lettres, Paris, 1998.
20 C'est un des problèmes de la littérature fantastique : résumer les textes et en rendre le contenu hors de son contexte amène le lecteur soit à l'écoeurement, soit au rire. Un texte fantastique est un texte d'ambiance, et le passage surnaturel n'en est que l'acmé. Sortir ce moment de son environnement lui fait perdre toute valeur.
21 En remodelant le corps et l'esprit des animaux, à vif, Moreau les transforme en bipèdes humanoïdes, doués de la parole.
22 Voir le chapitre 7 : l'enseignement de la Loi.
23 Ile du Dr. Moreau, Folio Junior, Gallimard, 1989, p. 82-83.
24 Le narrateur n’a encore pas compris que Moreau transforme des animaux en hommes, il croit encore que le médecin abrutit des hommes pour en faire des animaux.
25 Op. cit., p. 82-83.
26 "Je souhaite ne plus voir jamais de semblable chair vivante. De tous les abjects.." dit le narrateur en parlant des créations de Moreau avant d'être interrompu en début de phrase (op. cit., p. 95). Ailleurs, les monstres sont des "répugnants bipèdes" (p. 99), des "estropiés les plus horribles qu'il soit possible de concevoir" (p. 83).. "Je vis, avec un frisson de dégoût, qu'il n'avait figure ni d'homme ni de bête" (p. 84) dit encore le héros. Sa fuite devant les créatures de Moreau (chapitre 5) prouve la peur qu'il éprouve.
27 Le Horla, Gallimard, Paris, 1986, p. 36-37.
28 op. cit., p. 49.
29 Il viendrait du Mexique par bateau.
30 Dracula, Presses Pocket, Paris, 1992, p. 249.
31 Ibidem, p. 256.
32 Ibid., p. 493.
33 Rappelons qu'au dix-neuvième siècle, l'hypnotisme était considéré comme une science : Sainte-Beuve, entre autres personnalités du monde des lettres, mais aussi Charcot et Mesmer, et plus généralement tous les partisans du "décadentisme" y croyaient. Sur la question, voir l'ouvrage collectif Fins de siècles, Presses Universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 1996.
34 Nous ne revenons pas sur ce qui fait l'objet de plusieurs de nos articles et de nos ouvrages. Voir en particulier'' La Fantaisie chez Jules Verne", in La Fantaisie, Presses de Rouen, Rouen, 1995 ; Evénement et fantastique, Les Belles Lettres, Paris, 1997 ; "Une critique post-formaliste du fantastique", in La Critique, Les Belles Lettres, Paris, 1998.
35 Sur les raisons qui nous font désigner Bram Stoker par le terme "romantique", voir notre ouvrage Le Vampire au théâtre et en littérature, du mythe oriental au motif romantique. Centre UNESCO de Besançon, Association Française des Presses d'Université, Besançon, 1997.
36 Op. cit., p. 141.
37 Jules Verne appelle ce roman : son Monte-Cristo..
38 Op. cit., p. 119.
39 Sur cette nouvelle, voir notre ouvrage Le Vampire au théâtre et en littérature, op. cit.,
40 Du Surhomme à Superman, Grasset, Paris, 1985.
41 Introduction aux Aventures du Capitaine Hatteras.
42 Sur la question, voir nos articles : "Libéralisme et industrie chez Jules Verne", in Hommage à Albert Dérozier, Annales de Besançon, Les Belles Lettres, 1994 ; et "Cité usine contre cité jardin", in Cités ou citadelles, Les Cahiers du Crehu, Les Belles Lettres, 1996.
43 G. Klein, "Entre fantastique et anticipation", in Lovecraft, cahier de l'Herne, 1969, p. 61.
Auteur
Université de Franche-Comté
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